La colonie de la Géorgie. — Wesley accepte d’y être pasteur. — Les motifs qui le déterminent. — Benjamin Ingham. — Charles Delamotte. — Le voyage. — Austérités. — Réglementation du temps. — Les Moraves : leur conduite dans le danger. — Arrivée en Géorgie. — Savannah. — Relation avec Spangenberg. — Une communauté morave. — Wesley amené à renoncer à l’évangélisation des Indiens. — Évangélisation des colons. — Aptitudes polyglottes. — Petites sociétés. — Popularité et succès. — Instruction des enfants. — Ritualisme exagéré. — Opposition. — Départ de Ch. Wesley et de B. Ingham. — Relations avec miss Hopkey. — L’opposition grandit. — Départ de Wesley.
Le 9 juin 1732, le roi George II avait accordé une charte pour la fondation d’une nouvelle colonie américaine, qui, en son honneur, devait porter le nom de Géorgie. Cette colonie, située entre la Caroline du Sud et la Floride, fut fondée par un philanthrope, Oglethorpe, ancien aide de camp du prince Eugène. Cet homme de bien, ému du sort d’une foule d’hommes qui remplissaient les prisons du royaume comme débiteurs insolvables, obtint du parlement qu’il leur fût permis d’aller coloniser cette terre nouvelle, dont lui-même fut nommé gouverneur. Un premier convoi d’émigrants partit vers la fin de 1732, sous le commandement d’Oglethorpe lui-même, avec un ministre anglican pour chapelain. La nouvelle colonie attira bientôt d’autres émigrants. Des protestants allemands persécutés par l’archevêque de Salzbourg s’y réfugièrent ; une compagnie de Moraves suivit leur exemple, et des presbytériens écossais s’y établirent aussi.
A cette colonie naissante, il fallait des pasteurs, qui non seulement prêchassent aux colons, mais fussent également prêts à évangéliser les Indiens et les esclaves noirs. C’était le désir d’Oglethorpe, qui, ayant entendu parler de Wesley, lui demanda de se charger de cette mission. Cette ouverture lui parut providentielle, et il promit d’accepter si sa mère y donnait son approbation. Celle-ci, toujours à la hauteur de tous les dévouements, s’écria : « Eussé-je vingt fils, je me réjouirais de les consacrer tous à une pareille œuvre, fallût-il consentir à ne les revoir jamais. »
Au moment de s’embarquer, Wesley rendait compte à un ami dans les termes suivants des raisons qui l’engageaient à aller en Géorgie :
« Mon principal motif est l’espoir de sauver mon âme. J’espère apprendre la vraie signification de l’Évangile de Christ en le prêchant aux païens. Ils n’ont ni explications arbitraires pour se débarrasser des textes, ni vaine philosophie pour les corrompre, ni commentateurs sensuels et ambitieux pour leur adoucir les vérités désagréables. Ils n’ont ni parti ni intérêt à ménager, et peuvent donc recevoir l’Évangile dans sa simplicité. Comme de petits enfants, ils sont humbles, désireux d’apprendre la volonté de Dieu et empressés à la faire.
J’espère, avec la grâce de Dieu, lorsque je serai débarrassé de tant de tentations qui m’entourent ici, élever ma conduite à la hauteur de mes croyances. Je pourrai, sans crainte d’offenser personne, me contenter pour nourriture des fruits de la terre et d’eau. Une hutte indienne n’offre pas la tentation de satisfaire des goûts de luxe et de bonne chère.
J’espère, une fois que j’aurai quitté le sol anglais, avec la qualité de prédicateur envoyé par Dieu, ne jamais prononcer une parole qui ne soit en accord avec cette qualité.
J’ai été dès ma jeunesse un grand pécheur et je suis encore rempli de désirs insensés ; mais je suis assuré que, si je suis bien converti moi-même, Dieu se servira de moi pour fortifier mes frères et pour prêcher son nom aux gentilsa. »
a – Œuvres, t. XII, p. 38.
Si Wesley se faisait des illusions sur les païens, il ne s’en faisait guère, on le voit, sur lui-même. Il sentait le besoin d’arriver à une piété plus vivante ; mais il faisait toujours fausse route quant aux moyens d’y parvenir.
Le 14 octobre 1735, les deux frères Wesley s’embarquaient à Gravesend pour l’Amérique, accompagnés de deux excellents collaborateurs.
Benjamin Ingham, âgé de vingt-trois ans, était l’un des étudiants méthodistes d’Oxford. Wesley, connaissant son dévouement, lui avait écrit : « Jeûnez et priez ; puis faites-moi savoir si vous êtes disposé à venir avec moi chez les Indiens. » Ingham avait suivi le conseil de son ami, et, sans même prendre le temps de consulter sa famille, il était accouru pour s’embarquer avec lui. Ce voyage devait avoir sur sa vie la plus grande influence ; il le mit en rapport avec les Moraves, qui l’employèrent plus tard comme évangéliste dans le Yorkshire, où son ministère porta les plus beaux fruits.
Charles Delamotte, dont le nom indique une origine française, était un jeune homme de vingt-et-un ans, fils d’un magistrat du Middlesex. Il s’était pris d’une si vive affection pour Wesley qu’il voulut le suivre en Géorgie, en qualité de serviteur. Il s’associa à son œuvre avec un entier dévouement. De retour en Angleterre, il s’unit lui aussi aux frères moraves.
Les Moraves, qui allaient exercer une si salutaire influence sur ces jeunes hommes, étaient au nombre de vingt-six sur le navire. Ils s’en allaient en Géorgie rejoindre leurs frères qui les y avaient devancés et trouver une terre où ils pussent servir Dieu en liberté. Un de leurs évêques, David Nitschmann, les accompagnait. C’était un vieillard d’une soixantaine d’années, à la fois grave et aimable. Wesley et ses amis entrèrent en relation immédiate avec ces excellents chrétiens, qui leur offraient un type de christianisme supérieur à tout ce qu’ils avaient connu jusqu’alors.
A peine installés sur le vaisseau, ils voulurent s’astreindre à une réglementation rigoureuse de leur temps. « Convaincus, écrit Wesley dans son journal, que le renoncement à soi-même pratiqué dans les plus petites choses peut nous être utile, avec la bénédiction de Dieu, nous avons complètement renoncé à l’usage de la viande et du vin, pour nous contenter d’une nourriture végétale, composée surtout de riz et de biscuitb. » Quelques jours plus tard, ils s’imposèrent la suppression totale du repas du soir. Une nuit, Wesley ayant été obligé de coucher par terre, à la suite d’un orage qui avait trempé son lit, trouva qu’un pareil régime n’a rien qu’un homme en santé ne puisse supporter et se décida à coucher désormais sur le plancher. Regrettables erreurs d’âmes éprises de sainteté et qui la cherchent encore dans les pratiques ascétiques !
b – Œuvres, t. I, p. 17.
Sur pied avant quatre heures du matin, ils consacraient une heure aux exercices de la piété privée. De cinq à sept heures, ils étudiaient ensemble la Bible, à la lumière des écrits des Pères de l’Église. A huit heures, à la suite d’un frugal déjeuner, ils présidaient un culte public auquel étaient invités tous les passagers. De neuf heures à midi, Wesley étudiait l’allemand, son frère composait des sermons, Delamotte faisait du grec, et Ingham donnait quelques leçons à des enfants. A midi, ils s’entretenaient intimement de leurs expériences et de leurs travaux. L’après-dîner était consacré à de modestes essais d’évangélisation parmi les passagers, avec lesquels les jeunes missionnaires s’entretenaient ou faisaient de pieuses lectures. Les prières du soir avaient lieu à quatre heures. De nouvelles lectures et de nouveaux entretiens remplissaient la soirée, et, lorsqu’enfin ils allaient se livrer à un repos mérité après une journée si bien remplie, « ni le mugissement des vagues, dit Wesley, ni le mouvement du navire ne réussissaient à les priver du sommeil réparateur que Dieu leur accordait. »
La traversée fut longue et pénible ; à diverses reprises, la tempête menaça d’engloutir le navire. Dans ces heures de péril, l’angoisse était générale, et Wesley n’y échappait pas ; il se sentait effrayé à la pensée de la mort, et il rougissait de son effroi. L’attitude calme et sereine des Moraves contrastait d’une manière frappante avec celle des autres passagers et excita son étonnement. Dès la première heure du voyage, il avait reconnu chez eux une profonde piété ; il les avait vus toujours humbles, disposés à rendre aux autres passagers les services les plus humiliants et prêts à supporter patiemment toutes les injures. Mais leur attitude en face de la mort le surprit bien davantage. Un jour, les Allemands venaient de commencer leur service, lorsqu’une tempête éclata soudain ; les vagues, se précipitant avec violence sur le navire, l’inondèrent et mirent en pièces la grande voile. Un cri de détresse s’échappa de bien des poitrines. Les Moraves seuls ne parurent pas émus, et ils n’interrompirent pas même le chant du psaume qu’ils avaient commencé. Wesley demanda ensuite à l’un d’eux : « N’étiez-vous donc pas effrayés ? » Il répondit : « Grâce à Dieu, non. — Mais vos femmes et vos enfants n’avaient-ils pas peur ? — Non, reprit-il simplement, nos femmes et nos enfants n’ont pas peur de mourir. » Wesley sentait qu’il n’en était pas encore là.
Le 6 février 1736, vers huit heures du matin, le vaisseau toucha le rivage américain. Comme Christophe Colomb, en mettant le pied sur le sol du nouveau monde, Wesley tomba à genoux. De même que le grand explorateur du xve siècle ignorait l’importance de sa découverte, le grand missionnaire du xviiie siècle ne se doutait guère de la grandeur de l’œuvre que ses disciples devaient accomplir sur cette terre qu’il venait de fouler pour la première fois.
Savannah, la capitale de la nouvelle colonie, ne comptait alors qu’une quarantaine de maisons, toutes construites sur le même modèle. Il n’existait encore dans la colonie que six autres villes en formation. A part les terres en culture autour de ces localités, tout le reste du pays se composait de forêts et de prairies, habitées par les Indiens. C’est dans cette colonie que Wesley vécut du 5 février 1736 au 2 décembre 1737.
Le lendemain de son arrivée, il fit la connaissance du pasteur morave Spangenberg. Plein de confiance pour tout ce qui portait le cachet de cette communauté qu’il avait appris à vénérer, il lui demanda des directions sur l’œuvre missionnaire qu’il allait entreprendre. « Mon frère, lui dit le Morave, avant toutes choses, je vous poserai une ou deux questions. Possédez-vous en vous-même le témoignage de Dieu ? L’Esprit de Dieu rend-il témoignage à votre esprit que vous êtes enfant de Dieu ? » Plus habitué à enseigner qu’à être enseigné, Wesley fut tout interdit par ces questions si directes. S’apercevant de son embarras, son interlocuteur poursuivit : « Connaissez-vous Jésus-Christ ? — Je sais, répondit Wesley, qu’il est le Sauveur du monde. — C’est vrai, mais savez-vous qu’il vous a sauvé ? — J’espère qu’il est mort pour me sauver. » Spangenberg ajouta une dernière question : « Vous connaissez-vous vous-même ? » Wesley répondit par une timide affirmation, mais il ajoute dans son journal : « Je crains bien que ce ne fussent là que de vaines paroles. » Le pasteur morave lui raconta alors sa propre vie et sa conversion, et ce récit impressionna vivement le jeune missionnaire et lui fit mieux comprendre qu’il lui manquait encore quelque chosec.
c – Œuvres, t. I, p. 23.
Ces impressions se fortifièrent dans les relations que Wesley entretint d’une manière suivie avec ces bons Moraves. Il logea quelque temps avec Delamotte sous leur toit, et put admirer la pureté de leur conduite. « Ils étaient, dit-il, toujours occupés, toujours joyeux et de bonne humeur dans leurs relations entre eux ; ils avaient renoncé à toute colère, à toute querelle, à toute aigreur, à toutes mauvaises paroles ; ils marchaient d’une manière digne de leur vocation, en quelque lieu qu’ils se trouvassent, et honoraient l’Évangile de notre Seigneur par toute leur conduite. » Ses préjugés ecclésiastiques, si fortement enracinés, se fondaient insensiblement au contact de la simplicité tout évangélique de ces chrétiens. Il assista un jour à l’une de leurs réunions d’Église dans laquelle, après plusieurs heures passées en conférences et en prières, on procéda à l’élection et à la consécration d’un évêque. L’agrégé d’Oxford fut frappé de la simplicité solennelle de ce service, qui contrastait tant avec le cérémonial usité en pareille occasion par l’Église anglicane. « La grande simplicité et la solennité de cette scène, raconte-t-il, me transportèrent à dix-sept siècles en arrière, au milieu de l’une de ces assemblées où présidait Paul le faiseur de tentes ou Pierre le pêcheur, sans un grand apparat, mais avec une démonstration d’esprit et de puissance. »
Wesley s’était promis de donner une attention toute particulière à l’évangélisation des Indiens. Il s’empressa donc de se mettre en relation avec eux ; mais de nombreuses difficultés vinrent s’opposer à ses projets. Il apprit par expérience que le voisinage d’un établissement civilisé offre un formidable obstacle à la conversion des païens. D’autre part, il ne s’appartenait pas complètement, et le gouverneur s’opposa toujours à ce qu’il s’éloignât de la colonie pour suivre les Peaux-Rouges dans leurs campements. Il s’efforça toutefois de leur faire quelque bien, espérant que les circonstances lui permettraient un jour de se consacrer tout entier à cette œuvre. Les colons réclamaient d’ailleurs des soins pastoraux assidus, et les missionnaires durent surtout s’occuper d’eux.
Le journal de Wesley nous montre avec quelle ardeur il se voua à cette œuvre. A Savannah comme à Oxford, ce fut surtout vers les petits que se tourna le plus volontiers son activité ; les indigents, les malades, les enfants étaient les objets de ses soins. Il se préoccupa aussi vivement des esclaves noirs assez nombreux, dès cette époque, en Amérique, et s’efforça de leur faire quelque bien. Les aptitudes spéciales qu’il avait toujours eues pour l’étude des langues lui furent utiles au milieu de ces émigrants accourus de toutes les parties du globe. Ses récentes études de l’allemand lui permirent de donner, dans cette langue, quelques méditations familières à de pauvres émigrants privés de tout culte. Sur la demande instante de quelques Français de Savannah, il présida également des services religieux dans leur langue. Quelques Vaudois du Piémont réclamèrent de lui un culte italien, qu’il consentit aussi à essayer. Enfin, nouvelle preuve de ses aptitudes polyglottes et de son zèle missionnaire, il se mit à l’étude de l’espagnol, dans le dessein de converser avec des Juifs d’Espagne, « dont quelques-uns, dit-il, semblent plus rapprochés de l’esprit qui était en Christ que ne le sont plusieurs de ceux qui l’appellent leur Seigneur. »
Comme à Oxford, Wesley travailla à grouper les quelques âmes pieuses qu’il rencontrait en « petites sociétés, qui doivent, dit-il, se réunir une ou deux fois par semaine, afin que les membres se reprennent, s’instruisent et s’exhortent réciproquement. » Ces petites réunions, qui jouèrent plus tard un rôle si important dans l’organisation dont il fut l’auteur, naquirent des besoins de son œuvre missionnaire.
Outre l’influence qu’il exerçait sur ce petit cercle qui se formait ainsi autour de lui, il en possédait une autre plus étendue, quoique moins profonde, sur une grande partie de la population de la colonie. La pureté de son caractère fit encore plus que la puissance de ses talents pour lui gagner la confiance, et même la popularité. La foule se pressait à ses prédications, et l’action de sa parole était grande sur elle.
Il se plaignit une fois, du haut de la chaire, de l’inconvenance qu’il y avait à venir à l’église avec de fastueuses toilettes, comme à une fête mondaine ; à partir de ce jour, ses auditeurs lui enlevèrent ce sujet de plainte et ne parurent plus au culte que dans la mise la plus modeste. Un soir, l’une des familles de la meilleure société de la ville s’avisa de donner un bal à l’heure même d’un service présidé par Wesley ; la concurrence était redoutable, mais l’influence du pasteur l’emporta sur les séductions du bal, qui fut désert, tandis que l’église était pleine.
Les services religieux étaient très multipliés. Il y en avait un le dimanche, à cinq heures du matin, un autre à midi, un troisième à trois heures, et le soir enfin Wesley réunissait chez lui ceux qui voulaient terminer la journée par des exercices pieux. Le mercredi soir, il tenait un service religieux complet, et tous les autres soirs un culte plus court. Cette surabondance de services était exagérée, et ce fut bientôt l’un des griefs des colons contre leur ministre.
Les jeunes missionnaires donnaient un soin tout particulier à l’instruction des enfants. Delamotte dirigeait à Savannah une école qui comptait de trente à quarante élèves, auxquels Wesley faisait deux fois par semaine une instruction religieuse. Plusieurs de ces enfants montraient de bonnes dispositions et purent être admis à la Sainte-Cène. A côté de ses leçons orales, Wesley ne craignait pas à l’occasion de leur en donner d’autres, qui revêtaient parfois une forme un peu excentrique. Ayant appris, par exemple, que les enfants qui avaient des souliers traitaient avec mépris ceux qui n’en avaient pas, il vint un jour à l’école pieds nus, ce qui naturellement étonna fort les enfants et, dit-on, les corrigea de leurs sottes prétentions. Un pareil acte, que le climat de la Géorgie rendait inoffensif au point de vue de l’hygiène, parut sans doute inconvenant aux paroissiens de Wesley ; mais de telles appréciations de sa conduite avaient peu de prise sur lui.
Ce qui était plus grave que ces exubérances de zèle qui le portaient parfois à braver l’opinion, c’étaient son ritualisme et son rigorisme extrêmes. Il était toujours partisan résolu du système de la haute Église, qu’il voulut appliquer dans toute sa sévérité à l’Église qu’il avait mission de fonder dans la nouvelle colonie.
Sous prétexte de remettre en vigueur les anciennes règles disciplinaires, il refusait de baptiser autrement que par immersion et ne reconnaissait pas la validité du baptême administré par un pasteur n’ayant pas reçu l’ordination épiscopale. Il repoussait de la table sainte, pour la même raison, ceux dont le baptême ne lui paraissait pas valable.
[Ce fut notamment le cas pour Bolzius, pasteur de la communauté des Salzbourgeois établis dans la colonie. Wesley refusa la communion à ce digne chrétien, parce que, d’après lui, il n’avait pas reçu le baptême canonique. Plus tard, il devait juger sévèrement cet acte et s’écrier : « Peut-on pousser plus loin le bigotisme ecclésiastique ? Depuis lors, ajoutait-il, combien de fois on m’a appliqué le même traitement ! »]
Il prêchait le devoir de la confession et de la pénitence et, selon l’antique coutume, ajoutait de l’eau au vin eucharistique. En un mot, il tentait, un siècle avant Pusey, de faire de l’anglicanisme ce que les puseyites de nos jours en ont fait.
Ces innovations firent scandale dans la colonie, où il y avait un certain nombre de presbytériens et de dissidents, qui n’entendaient pas se soumettre à un système que leurs pères avaient combattu en Angleterre. Les anglicans eux-mêmes n’étaient pas en général favorables à ce retour vers le passé. Les jeunes missionnaires étaient à peine arrivés depuis quelques mois que la faveur des premiers jours fit place à l’opposition la plus vive. On affectait de voir en eux des catholiques déguisés. Quelques imprudences de parole et de conduite et une certaine raideur de caractère dans leurs rapports avec les colons achevèrent de déchaîner contre eux une violente tempête. Charles Wesley, qui s’était établi comme pasteur à Frédérica, fut le premier découragé et s’embarqua pour l’Angleterre. Benjamin Ingham, voyant l’impossibilité d’entreprendre l’évangélisation des Indiens, partit également. Quant à John Wesley, après avoir plus longtemps tenu tête à l’opposition, il dut à son tour quitter la colonie à la suite d’un incident dont voici le récit sommaire.
Une jeune personne, miss Hopkey, nièce du principal magistrat de Savannah, avait attiré l’attention de Wesley par ses qualités, et il avait eu la pensée de la demander en mariage. Les choses paraissaient déjà fort avancées lorsque tout fut rompu. De quel côté vint la rupture ? Est-ce que ce fut, comme l’affirme un de ses biographesd, Wesley lui-même qui, sur l’avis des Moraves, en vint à penser que cette jeune fille n’était pas la femme qui lui convenait ? Est-ce que ce fut, comme d’autres l’affirmente, la jeune personne qui d’elle-même renonça à unir sa vie à celle d’un homme connu pour son austérité ? Nous ne saurions le dire ; ce qui est probable, c’est que la rupture se fit des deux côtés à la fois, et ce qui est certain, c’est que miss Hopkey s’en consola en épousant, à quelques jours de distance, un M. Williamson, tandis que Wesley porta longtemps le deuil de cette affection brisée. « Ce fut le 4 mars (1737), écrivait-il dans son journal, que Dieu me demanda de m’arracher l’œil droit ; je pris la résolution de le faire avec sa grâce. Mais, comme je tardais à consommer le sacrifice, mon amie fit, le 12 mars, ce que j’hésitais à fairef. » Quarante-neuf ans plus tard, le souvenir de cet incident de sa jeunesse lui revenait à l’esprit et il mettait dans son journal la note suivante : « Je me rappelle que, lorsque je lus dans l’église de Savannah ces paroles : « Fils de l’homme, voici, je vais t’ôter le désir de tes yeux par une plaie, » je fus transpercé comme par une épée et je ne pus ajouter un seul mot. Mais notre consolation est que Celui qui a fait le cœur peut aussi le guérirg. »
d – Moore, Life of Wesley, vol. I, p. 312.
e – C’est l’opinion de Whitehead et de Southey, dans leurs Vies de Wesley.
f – M. Tyerman (Life of Wesley, t. I, p, 148) emprunte ce passage à la partie inédite du journal de Wesley.
g – Œuvres, t. XIII, p. 125.
Cette affaire, dans laquelle il s’était conduit fort honorablement, sinon avec toute la prudence désirable, fut pour Wesley la source de grands ennuis. Elle lui valut l’inimitié de deux hommes qui étaient en situation de lui nuire ; l’un était le magistrat Causton, oncle de la jeune fille, et l’autre Williamson, le prétendant agréé par elle, d’ailleurs aussi peu recommandables l’un que l’autre. Tous ceux que le rigorisme ecclésiastique de Wesley ou son zèle ardent avaient indisposés se rangèrent derrière eux. Un procès en diffamation fut intenté au pasteur, auquel on réclamait 25 000 francs de dommages-intérêts, pour le tort qu’il avait fait à la réputation de Mme Williamson, en l’excluant de la table sainte. Wesley reconnut le fait, tout en déclarant que cette exclusion avait eu pour cause unique le refus de la jeune femme de se soumettre aux règles disciplinaires de l’Église. Il se refusait d’ailleurs à reconnaître à un jury laïque le droit de prononcer en pareilles matières. Le tribunal n’en dressa pas moins contre lui un acte d’accusation en règle, où ses innovations dans la discipline et le rituel étaient dénoncées comme intolérables. Mais il s’en tint là, et, sans avoir entendu la défense de l’accusé, s’ajourna indéfiniment.
En présence de la surexcitation des esprits, Wesley eut la sagesse de comprendre que son œuvre était finie en Géorgie et qu’il devait retourner en Angleterre. Ce fut presque en fugitif qu’il quitta ce pays, où il avait reçu un accueil enthousiaste, deux ans auparavant.
Ainsi se terminait par un humiliant échec cette campagne missionnaire, entreprise sous de si favorables auspices. Cette épreuve, qui montrait à Wesley la stérilité de son ritualisme, était nécessaire pour renverser l’édifice péniblement élevé de sa religion formaliste. Mais de ces ruines allait sortir un édifice bâti sur un autre plan et avec de meilleurs matériaux et capable de résister aux orages.