— Pour la sixième et dernière fois, nous nous retrouvons autour de ce sujet si vaste et si précis, si compliqué et si simple, si commun et pourtant si particulier : Le couple.
Monsieur Ray, vous nous avez montré les conditions dans lesquelles un foyer, qui veut être heureux, est appelé à se fonder. — Puis, vous nous avez dit ce qu’est, à la lumière du Christ, un foyer chrétien. — De là, nous nous sommes intéressés aux enfants nés dans ce foyer et à l’éducation qu’il convient de leur donner. Enfin, nous avons cherché le remède aux difficultés que rencontre tout foyer. Le titre que vous nous avez donné pour ce dernier entretien pourrait étonner : Un amour éternel ! Voulez-vous nous expliquer la signification que vous donnez à ces mots ?
— Je comprends fort bien que ce titre vous apparaisse un peu hyperbolique. N’allez surtout pas croire que j’en use à mon gré, dans le désir de mettre des couleurs vives à ce dernier paysage. J’ai essayé, au cours de nos entretiens, d’éviter tout langage facile. Nous ne sommes pas là pour nous payer de mots. On ne saurait parler du mariage autrement que dans une volonté de stricte vérité…
— … Une vérité que vous avez sans cesse confrontée avec les données de l’Ecriture Sainte. Or, justement, l’Ecriture dit que le mariage est une réalité passagère. Pour citer le texte exact, il est dit dans l’Evangile selon saint Matthieu, au chapitre 22, qu’à la résurrection on ne se mariera plus. C’est donc que le mariage est une réalité de la terre. Même voulu par Dieu, il n’a rien d’éternel.
— Merci de le relever. En effet, l’amour physique des époux est une réalité passagère, qui reste liée aux conditions de vie d’ici-bas. Cette unité de la chair prend fin avec la mort de l’un des deux époux. Nous pouvons en tirer deux conséquences qui sont en même temps deux enseignements.
Premièrement : les époux dont le seul lien serait — outre le travail, l’argent, leur intérêt pour une cause ou un art — la sensualité dûment partagée, n’ont en fait rien de commun qui survive à leur destinée terrestre. Il suffit que l’un d’eux meure pour qu’aussitôt toute communion soit interrompue. Il faut plaindre de tels époux, mais aussi les avertir. Leur amour — s’il est tissé de ces seules réalités-là — est un amour précaire, fragile, à la merci de la mort, compagne combien tenace et fidèle. Une maladie, un accident et, en un instant, tout ce qu’ils croyaient tenir durablement leur est arraché des mains. Le survivant se trouve devant le vide, devant ce mur de silence et d’épouvante qu’est la rigidité d’un corps sans vie. Je ne sais rien de plus éprouvant, de plus épouvantable que cette réalité-là. Et je comprends fort bien ceux qui — ignorants du Christ et de ce que la foi en Jésus-Christ apporte — font part du décès d’un conjoint en annonçant sa “perte irréparable”. Ils ont raison. Sur leur terrain d’ignorance et d’incrédulité, la perte qu’ils ont faite est littéralement irréparable. Ils s’étaient peut-être juré un amour éternel. Leur intention était bonne. La mort ne leur a pas demandé leur avis et encore moins leur consentement. C’est pourquoi, je ne parlerai jamais d’un mariage éternel. Ce sont deux mots qui ne vont pas ensemble. A les mettre côte à côte, on commettrait un non-sens, sinon une escroquerie. Aussi bien n’ai-je pas dit : mariage éternel, mais amour éternel.
— Voilà qui éclaire déjà un peu le sens de votre titre et nous oriente dans une tout autre direction. Mais, avant de nous y engager, nous diriez-vous quel était votre deuxième enseignement ?
— Parlant du mariage, Jésus a montré que les époux formaient une seule chair. Cependant, leur âme, leur esprit et leur corps restent une identité personnelle que le mariage ne supprime pas. Leur chair seule devient une. Je ne veux pas disserter ici longuement sur la nature même de la chair. Disons, pour rester dans la simplicité, que la chair, c’est l’homme à l’état naturel, c’est l’homme non encore régénéré par le Saint-Esprit.
L’unité de la chair est terrestre, passagère. La mort vient la rompre. Le divorce, lui, ne la rompt pas. Le divorce crée un fossé entre les époux. Ce fossé peut paraître un abîme qu’on ne franchira apparemment plus jamais. Mais le divorce de fait ou de droit, que ce soit par incompatibilité d’humeur (comme on dit aujourd’hui), que ce soit par suite d’adultère ou pour de tout autres raisons encore, ce divorce n’est pas la mort de la chair. Qu’ils le veuillent ou non, les époux devenus une seule chair par le mariage, restent une seule chair jusqu’à ce que la mort les sépare. Aussi, dans son enseignement sur le mariage, Jésus-Christ a-t-il admis la séparation, le divorce, comme un signe de la dureté de nos cœurs. Or, nous en avons fait un droit au remariage. D’où sa parole apparemment sévère : “Celui qui épouse un ou une divorcée commet un adultère” (Matthieu 5.27-32 ; Marc 10.1-12).
Je sais qu’en rappelant ces vérités élémentaires, je choque ou bouleverse, car nous sommes dans un monde où la vérité biblique a été singulièrement ignorée ou déformée par ceux qui l’accommodent au goût du jour. Innombrables sont les époux divorcés et remariés. Ils ont cru sincèrement qu’ils avaient cette liberté. Loin de moi la pensée de les juger ou de vouloir porter ombrage à la situation dans laquelle ils se trouvent maintenant. Mais les désobéissances des hommes, plus souvent encore leur ignorance, ne changent rien à la vérité de la Parole de Dieu. Parce que le mariage unit pour la vie et jusqu’à ce que la mort nous sépare, le remariage après divorce est considéré par l’Ecriture comme un adultère.
— Alors quelle était votre intention en nous parlant d’un amour éternel ?
— De rappeler d’abord que l’amour humain même le plus vrai, le plus fondé, le plus tenace, le plus passionné, le plus réussi, le plus accompli, n’est pas nécessairement durable. Il n’y a qu’un seul amour éternel ; celui de Dieu pour nous. Mais cet amour-là, l’homme ne le connaît point à moins que Christ ne le lui révèle, mieux encore ne vienne le réaliser en lui. Cette nécessité d’une communion personnelle avec Christ, voilà ce que, dans ce dernier entretien, j’aimerais une fois encore mettre en évidence.
Un exemple m’y aidera. Vous connaissez la saveur des fruits. Quel que soit celui dans lequel on mord, chacun de ces fruits, qu’il soit orange, pomme, ou poire, est l’incarnation, autrement dit encore, la récapitulation de tout le monde ambiant dans lequel il a mûri. Dans le fruit, il y a toute la vie de la terre, sève, eau, substances qui l’ont nourri. Mais il y a aussi toute la vie du ciel : vent, pluie, lumière, chaleur dont il est un condensé. Quelqu’un pourrait être le plus grand des hommes de science, connaître à fond le secret de toutes les substances, savoir analyser chimiquement toutes les richesses de la terre et de l’air ; il n’en demeure pas moins que cet homme, en dépit de toute sa science, mourra de faim ici-bas s’il n’a pas à portée de main, récapitulation de toutes les substances, le fruit ou le blé que Dieu crée et donne.
De même on peut savoir ce qu’est l’amour, l’analyser en chacun de ses éléments, l’enseigner à d’autres ; il n’en reste pas moins qu’en dépit de toute notre connaissance, de nos bonnes intentions, de nos désirs, de nos efforts même, notre amour est sans lendemain, frappé de mort, s’il ne peut se nourrir du pain dans lequel Dieu a tout récapitulé pour nous, ce pain vivant venu du ciel et né sur la terre dans une chair semblable à la nôtre : Jésus-Christ.
On peut savoir que Dieu est amour. On peut le croire de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute notre pensée. Mais pour que cet amour soit vivant en nous, pour qu’il devienne la source de notre unité conjugale, il faut que les époux connaissent personnellement Jésus-Christ, je dirai même se nourrissent de Jésus-Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes, seul porteur de l’amour éternel.
En Jésus-Christ, Dieu a mis à notre portée la plénitude de ce qu’il veut nous donner. Dieu est amour et veut nous donner son amour. C’est pourquoi les époux qui ont accueilli Jésus-Christ dans leur vie, qui ont appris de lui à s’aimer, alors — mais alors seulement — connaissent par Jésus-Christ un amour plus fort que la mort, un amour éternel.
— Il est éternel parce qu’il a sa source non plus en l’homme, mais en Christ.
— C’est pourquoi Jésus a usé d’une parabole dans laquelle il se donnait comme le cep et nous désignait sous le nom de sarments. C’est pourquoi aussi il dit que le fruit né du sarment attaché au cep est d’abord l’amour. Christ seul nous révèle cet amour et nous le communique.
— Si cet amour est destiné à l’éternité, quelle forme doit-il avoir ici-bas ?
— A dire vrai, il a les mêmes formes que l’amour passager dont nous parlions tout à l’heure. Car les époux chrétiens restent aussi unis par la chair et ne méprisent point l’unité physique de l’amour. Cependant, à cause du Christ, de sa vie communiquée par l’Esprit Saint, de ses enseignements, de l’obéissance à laquelle il nous appelle, c’est le contenu qui en est changé. A cause du Christ, l’amour des époux devient une préparation au royaume de Dieu. Quand la Bible nous parle du royaume, elle nous dit que la vie de ce royaume se résume dans une seule loi : l’amour. Jésus, venu de ce royaume pour le révéler et nous y conduire, en était l’incarnation. Au milieu de nous, il était et il reste l’amour fait chair. Nous ne saurions être un jour participants de ce royaume, si nous ne nous préparons pas à y entrer. Comment des êtres remplis de haine, d’orgueil, de suffisance, d’avarice, d’égoïsme, de cupidité, d’envie, de jalousie et de méchanceté, qui ont passé leur vie à se disputer, à se critiquer, à se faire du mal — ces êtres que nous sommes par nature — pourraient-ils prétendre entrer un jour dans ce royaume dont la seule loi serait l’amour ? Ils ne pourraient y subsister.
— C’est pourquoi le Seigneur a dit : “Si vous ne naissez de nouveau, vous ne pouvez entrer dans le royaume de Dieu” (Jean 3.7).
— Oui, il faut avoir passé par la conversion, c’est-à-dire nous être détournés de nous-mêmes et nous être tournés sérieusement vers le Christ Sauveur. Alors il nous communique la vie nouvelle qu’il offre par le Saint-Esprit. Ainsi commence et se développe en nous la vie du royaume et son premier fruit éternel : l’amour. “Il faut que vous naissiez de nouveau”. Dieu veut que dans notre cœur, source de la vie, vienne s’enraciner une autre forme de vie, une autre nature que celle que nous ont transmise nos parents. C’est la nature même de Christ, c’est la substance de l’amour qui doit venir supplanter notre nature première. Et cela s’opère en nous dès l’instant où nous acceptons de nous convertir à lui. Cette vie nouvelle doit ensuite se développer et communiquer sa volonté à notre nature tout entière.
Le Créateur y a magnifiquement pourvu. Dans le royaume de Dieu, nous serons tous ensemble à toujours réunis. La seule loi qui nous régira sera celle d’un amour parfait. Dans cette attente, notre vie terrestre est l’occasion et le lieu de cette croissance dans l’amour. Et il est merveilleux de découvrir comment le Créateur a voulu nous en faciliter l’apprentissage. Il a voulu d’abord que nous apprenions à nous aimer à deux : c’est le couple ; puis, à trois, quatre, cinq, six, sept, c’est la famille ; à dix, douze et au-delà, c’est la communauté, c’est l’Eglise, l’ensemble des familles qui s’aiment en Jésus-Christ. Ainsi, par la foi et dans l’espérance du royaume à venir, sommes-nous devenus étrangers et voyageurs sur la terre, attendant la manifestation de notre vraie patrie.
Nous ne méprisons rien de ce qui nous est donné ici-bas. Nous ne faisons pas fi des joies de cette vie. Au contraire, dans la reconnaissance, nous acceptons cette vie telle qu’elle est, sachant que toutes choses concourent à notre bien, à cet apprentissage de l’amour éternel qui, par Jésus-Christ, a trouvé place dans nos vies.
— C’est un long apprentissage.
— Il est long parce que nous avons beaucoup à apprendre. Mais il est court parce qu’en fait tout cela passe vite. Il n’y a aucune comparaison entre ce temps très limité — quatre-vingts ans pour les plus robustes — et la vie éternelle dans le royaume qui vient.
— Dites-nous un dernier mot du chemin qu’il faut suivre.
— Jésus est ce chemin. Il nous l’a lui-même enseigné. Encore faut-il préciser que ce chemin se découvre jour après jour à la lumière de la parole biblique.
L’amour éternel, c’est une marche dans l’obéissance à Jésus-Christ, une marche dans l’obéissance à sa Parole lue et pratiquée chaque jour. Et c’est par cette dernière mention que j’aimerais terminer notre entretien.
La Sainte Ecriture est ce moyen que Dieu a choisi pour parler à l’homme et lui faire découvrir le sens de toutes choses. La Bible est un livre unique au monde. Par elle, Dieu fait connaître à l’homme qui il est, pourquoi il a été créé et ce que le Créateur voulait en l’appelant à la vie. Mais la Bible, c’est aussi le livre dans lequel l’homme découvre qui est Dieu et quels sont les desseins de Dieu à son égard. La Bible, c’est encore cette Parole que le Dieu vivant adresse personnellement à l’homme de tous les temps, à l’homme d’aujourd’hui comme à celui d’hier. Quand j’ouvre la Bible, je n’y trouve pas seulement une histoire passée ; j’y entends, dans le présent, cette Parole que Dieu adressait aux hommes d’autrefois. Quand je lis la Bible — pour prendre une image bien connue — j’entends la voix de mon Maître. Oui, c’est avec lui que j’entre en conversation, en communion ; et tout ce qu’il me dit m’enseigne à aimer. Quand, à cette écoute de la Parole, est jointe la vie de prière, puis la vie communautaire dans une constante recherche de la charité vécue, alors se prépare en nous et entre nous la vie du royaume auquel Dieu nous destine et que l’amour d’ici-bas préfigurait.
Il y a des siècles, quelqu’un disait : “Qui nous fera voir le bonheur” ? La réponse est venue, claire, décisive, incomparable. En venant au monde, Christ a éclairé toute créature. “Le soleil levant nous a visités d’En-Haut.” Depuis lors, tout ce que les hommes connaissent et accomplissent, loin de ternir l’éclat de cette lumière, ne fait qu’en souligner la glorieuse présence, quand ils disent l’ignorer. Combien plus encore à l’heure où en témoigne leur amour renouvelé. Et c’est là leur vraie destinée. L’aimer, Lui, et à cause de l’amour qu’il a pour nous, mari, femme, célibataire, parents, enfants, nous aimer. Car Dieu est amour et veut réaliser, accomplir en nous un amour éternel.