Mélange des données « a priori » et « a posteriori » dans les deux ordres de preuves. — Les deux méthodes ont leur racine dans la nature des choses et dans celle de l’esprit humain. — La révélation doit aussi être invoquée en preuve de l’existence de Dieu.
Je rappellerai, en terminant ce rapide exposé, une observation qui s’est fait jour à diverses reprises et qui a de l’intérêt et de la valeur. La distinction commune entre arguments a priori et a posteriori est loin d’être aussi absolue qu’on se le figure généralement. Les deux ordres d’investigation et de démonstration se font secrètement de mutuels emprunts. Ainsi, l’argument a priori est sensé s’appuyer simplement sur une notion pure puisée dans la conscience ou dans la raison ; et il a cependant besoin, pour assurer sa base, d’établir tout au moins l’universalité et la constance de cette notion, c’est-à-dire de consulter l’expérience ou le témoignage dont il paraît et croit se passer. De plus, il existe toujours à quelque degré des données de l’observation dans son idée-principe. On l’a fait remarquer mille fois chez Augustin et chez Anselme, chez Descartes et chez Platon. En thèse générale, les éléments des deux ordres se mêlent dans cet argument qui semble et qui veut ne reposer que sur un seul.
Il en est de même dans les arguments a posteriori. Les éléments a priori s’y cachent et en forment le nerf et le lien. D’abord, ces arguments supposent l’idée native de Dieu, idée qu’ils ont pour but moins de faire surgir dans les esprits, où elle est déjà, que de protéger contre les doutes qu’élève de loin en loin la science. Ensuite, pour arriver à l’induction suprême recélée dans les faits que leur fournit l’observation, ils s’appuient sur des principes instinctifs, tels que celui de causalité (arg. cosmologique), celui de finalité (arg. téléologique), celui de justice rétributive (arg. moral). De leurs trois termes fondamentaux et générateurs : notion générale de la Divinité, principes rationnels, faits internes ou externes, un seul, le dernier, est réellement a posteriori.
Nous l’avons dit ailleursa, les deux ordres d’investigation et de démonstration ont l’un et l’autre leurs racines dans la nature des choses et dans la constitution de l’esprit humain, et, comme ils s’entrelacent dès les premiers actes de l’intelligence, ils doivent s’unir constamment pour être sûrs et vraiment productifs. C’est une des misères de la science de rompre en des sens divers le jeu harmonique de nos facultés, et le rapport normal de nos moyens de connaissance et de certitude. Dans la grande question religieuse, tenons nos âmes ouvertes à la double révélation de la nature et de la conscience ; ne nous livrons pas à ces engouements qui les sacrifiant alternativement l’une à l’autre, aboutiraient à les discréditer l’une et l’autre. Ne nous rendons esclaves ni des tendances idéalistes et mystiques, devant lesquelles s’incline depuis quelque temps le sceptre de l’opinion, ni des tendances positivistes qui menacent de le lui enlever. Ce sont des extrêmes, par conséquent des écarts. L’exclusivisme unitaire, ce leurre éternel de la science, est aussi son piège et son écueil. Objectivisme du xviiie siècle, subjectivisme du xixe, excès inverses dont nous ne saurions trop nous garder. Les voix du dedans et celles du dehors nous annoncent Dieu, et nous devons être attentifs aux unes comme aux autres.
a – Introd. à la Dogm., chapitre III.
N’oublions pas le fait que nous avons eu occasion d’exposer et que personne ne conteste d’ailleurs, savoir qu’à l’éveil même de la pensée les données a priori et les données a posteriori s’appellent, s’unissent, se fécondent réciproquement ; accord primitif, ordre normal ; auquel la science ne saurait trop regarder et se conformer, surtout dans le problème théologique qui, embrassant l’ensemble des choses, veut qu’on fasse converger toutes les lignes de la démonstration. Aujourd’hui on a peu à faire avec l’athéisme et le déisme du xviiie siècle, quoiqu’ils aient encore bien des partisans. Le débat est entre le théisme d’un côté, de l’autre le panthéisme et le naturalisme. Or, ces deux derniers systèmes ou points de vue ont décidément contre eux la conscience sérieusement écoutée et l’observation bien conduite. Ils dérivent de cette disposition d’esprit qui, préférant la construction logique à l’attestation positive, se préoccupant de la conception des faits plus que des faits eux-mêmes, expose à mettre ce qu’elle imagine à la place de ce qui est. Les objections auxquelles le théisme est en butte se réduisent finalement à des incompréhensibilités ou à des énantiophaniesb que l’incompréhensibilité rend inévitables ; et il a pour lui ces grands témoignages du dedans et du dehors où s’est toujours appuyée et s’appuiera toujours la foi religieuse.
b – Mot qui en grec signifie, apparition sous une autre forme, et par dérivation une contradiction apparente (ThéoTEX)
Il ne faut pas s’étonner que toutes les preuves de l’existence de Dieu aient été attaquées. Qu’est-ce qui n’a pas été contesté par la raison spéculative ? Elle a révoqué en doute et l’existence des corps et l’existence des esprits, et l’individualité personnelle de l’homme ; elle a nié tantôt le monde visible, tantôt le monde invisible, comme elle a nié Dieu ; elle s’est niée elle-même. A force de creuser sous les fondements de la connaissance et de la croyance, en voulant pénétrer par delà les premiers principes eux-mêmes, elle a tout mis en question, jusqu’à ces données intuitives qui constituent les lois de notre nature et les sources mêmes de la science et de la vie. Du reste les vérités premières triomphent toujours des théories où elles sont méconnues. Toujours on a vu la foi religieuse renaître des excès mêmes du scepticisme ; tantôt appuyée sur le sentiment qui rendait à l’argumentation son autorité, tantôt appuyée sur l’argumentation qui rendait au sentiment son énergie. Ces palingénésies qui marquent l’histoire de l’Eglise et du monde, se sont reproduites sous nos yeux. Nous avons vu tomber l’athéisme naturaliste enfanté par la philosophie de la sensation ; nous voyons déchoir l’athéisme humanitaire sorti de la philosophie de l’absolu. L’homme peut couvrir un instant par le bruit de ses sophismes la voix de la conscience et de la nature ; il ne saurait l’étouffer. L’idée de Dieu se dégage tôt ou tard des systèmes et des égarements momentanés qui la voilent, par cela même qu’elle est une de ces notions premières, lois fondamentales de notre constitution intellectuelle et morale. Mais si c’est là ce qui la fait impérissable, c’est là aussi sans doute une des causes de ce qu’y laisse à désirer l’emploi des procédés logiques. Rien n’est plus difficile à démontrer que l’évidence, dit un adage vulgaire ; rien ne l’est plus en particulier que ces vérités qui reposent moins sur l’argumentation que sur la foi (ainsi la liberté morale, l’identité permanente de notre être, la réalité des corps vis-à-vis de l’empirisme). Ajoutons que les croyances religieuses ne tiennent pas à l’intelligence seule ; elles sont une affaire de sentiment, d’intuition autant et plus que de raisonnement ; elles ont leur racine dans ces tendances supérieures de notre être qui nous élèvent au-dessus de ce monde périssable ; tout ce qui est grand, saint et pur les éveille ou les développe en nous, tandis que les inclinations terrestres, charnelles, égoïstes les altèrent et les éteignent peu à peu, ou les transforment en pures entités idéales.
A côté de ces causes générales, une cause spéciale trop peu remarquée et qu’il peut être bon de rappeler ici, agit largement dans les régions de la science. De l’impossibilité de concevoir Dieu, d’embrasser l’ensemble de ses attributs, de ses plans et de ses œuvres, résultent des difficultés et des énantiophanies sans nombre, d’où des semences infinies de scepticisme chez ces esprits qui veulent comprendre pour croire. Le mystère enfante ainsi le doute, qui trouve de faciles armes de défense et d’attaque dans les antinomies où il a sa première origine. Et pourtant le mystère est là nécessairement. Dieu sera toujours pour l’homme l’Être incompréhensible. Aussi faut-il distinguer la question de son existence de celle de son essence et s’y porter encore avec toutes les puissances et les aspirations de notre âme, et non avec la seule réflexion logique. L’homme par ses deux natures appartenant à la terre et au ciel, il peut finir par perdre de vue le ciel, à force de concentrer ses pensées et ses affections sur la terre. L’idolâtrie et l’incrédulité sont sorties des mauvaises dispositions du cœurc, (Romains 1.20 ; Éphésiens 2.18 ; Psaumes 14.1 ; 10.4). Avec un cœur pur la présence de Dieu nous serait en quelque sorte sensible (Matthieu 5.7). La vérité et la sainteté marchent main à main : l’erreur produit le péché et le péché à son tour produit l’erreur et l’aveuglement (Éphésiens 4.18). Si le désordre moral n’a pu anéantir dans l’humanité l’idée de Dieu, il y a presque entièrement effacé la connaissance de Dieu en détruisant la communion des âmes avec le Saint des saints. La raison et la conscience peuvent nous redonner quelque chose de cette connaissance salutaire, mais la révélation seule peut nous la rendre pure et certaine. C’est donc là que nous devons la chercher surtout.
c – V. Introd. à la Dogm. Origine du polythéisme.
Il y a plus. La révélation, où se puise la vraie et ferme notion de Dieu, peut aussi être invoquée en preuve de son existence. Elle ouvre à cet égard une source de lumière et de certitude, qu’il faut au moins indiquer. Il est bien clair que la question de l’existence de Dieu, qui semble devenir le problème des problèmes pour la science, n’existe pas pour le disciple de la Bible. Celui qui croit au Christ a le témoignage de Dieu en lui-même (1 Jean 5.10), il a vu le Père (Jean 14.9). Mais nous voulons dire davantage. La révélation fournit, pour le dogme fondamental de la religion comme pour tous les autres, un argument de fait que nous aurions tort de négliger dans le trouble actuel. Quand vous vous rencontrerez devant ces hommes si nombreux aujourd’hui qui nient ou qui doutent que Dieu soit, et que les voies rationnelles de conviction n’aboutiront point, essayez de la voie chrétienne. Vis-à-vis du scepticisme idéaliste et du négativisme naturaliste, vis-à-vis de toutes ces opinions qui se détachent de Dieu par l’impossibilité de le concevoir en lui-même ou de l’apercevoir dans ses œuvres, et pour lesquelles l’ordre universel des choses est muet, appelez-en à l’ordre surnaturel qu’attestent les Ecritures. Là où la lumière de la conscience et de la nature se voile, faites intervenir celle de la révélation. Exposez cette série de dispensations prophétiques et miraculeuses où se montre le doigt de Dieu, ou, si vous le préférez, choisissez parmi ces faits divins ceux dont la constatation vous paraîtra plus facile et plus sûre. Vous le pouvez, vous le devez, dès que vous croyez. C’est, il est vrai, heurter de front l’esprit du temps. Mais ne vous laissez pas arrêter par les préventions. La révélation chrétienne a ses preuves spéciales, morales, métaphysiques, historiques, qui peuvent se légitimer pour d’autres comme elles se sont légitimées pour vous ; montrez qu’elles survivent à la critique qui s’est figuré les ruiner sans retour. Si vous y réussissez, tout est accompli ; vous avez fondé la théodicée en fondant le christianisme. Dieu est apparu : le Dieu personnel, comme dit la science, le Dieu vivant, comme dit la Bible. Nous n’usons pas sous ce rapport de tous nos avantages. La position assurée, elle peut servir à l’attaque aussi bien qu’à la défense.
Du reste, je dois me borner à cette indication et passer à une autre face de l’enseignement ou du témoignage sacré. Si la Bible nous révèle Dieu, c’est à elle que nous devons demander et ce qu’il est en lui-même et ce qu’il est envers nous. Mais avant d’exposer la notion biblique de Dieu, il importe d’examiner rapidement les théories panthéistes qui prétendent la dépasser.