3 – Impeccabilité de Jésus, son absence de péché.
Ce qui frappe tout d’abord, quand on considère la vie de Jésus, c’est sa parfaite innocence et sa vie immaculée au sein d’un monde rempli de péchés et de souillures. Lui, et lui seul, a conservé la pureté sans tache de l’enfant à travers l’âge de la jeunesse et de la virilité. Aussi la colombe et l’agneau sont-ils ses symboles vivants !
Sans doute, il a été tenté comme nous ; mais il n’a jamais succombé à la tentation4. Son état d’innocence n’était d’abord que l’innocence relative d’Adam avant la chute : de là, la nécessité de l’épreuve et de la tentation, et la possibilité de tomber. S’il avait été doué, dès le début, de l’impossibilité absolue de pécher, il n’aurait pu être un homme véritable, et par conséquent notre modèle : sa sainteté ne serait point un bien vraiment acquis par lui et inhérent à sa personne, mais un don accidentel, extérieur, et sa tentation ne nous offrirait qu’un spectacle illusoire. En sa qualité d’homme véritable, il fallait que le Christ pût agir librement, et fût moralement responsable ; or, la liberté suppose le pouvoir de choisir entre le bien et le mal, et la possibilité de désobéir aussi bien que d’obéir aux commandements de Dieu. Mais ici se montre déjà la différence fondamentale qui sépare le premier Adam du second. Le premier perdit son innocence par l’abus de sa liberté ; et par son propre fait de désobéissance, il tomba dans la triste nécessité du péché ; tandis que le second fut et resta innocent au milieu des pécheurs et en dépit de toutes les tentations. C’est ainsi que l’impeccabilité relative du Christ devint de plus en plus absolue par son propre fait moral et par l’usage normal qu’il fit de la liberté, au moyen de sa parfaite obéissance, active et passive, envers Dieu. En d’autres termes, la possibilité primitive de ne pas pécher5, qui renferme aussi celle du péché, mais qui exclut sa réalité, devint en lui cette impossibilité de pécher6, qui ne le peut pas parce qu’elle ne le veut point. C’est là le plus haut degré de la liberté : car alors elle est identique avec la nécessité morale, ou avec notre propre détermination absolue et immuable pour le bien. C’est là la liberté de Dieu et des saints au ciel, avec cette différence que les saints parviennent à cet état par l’affranchissement et la rédemption du péché et de la mort, tandis que le Christ l’a acquise par son propre mérite10.
4 – Comparez avec l’histoire de la tentation au désert, Matthieu 4 ; Luc 4, les passages correspondants, Hébreux 4.15 : Tenté comme nous en toutes choses, excepté le péché ; et Hébreux 5.8 : Quoiqu’il fût Fils de Dieu, il a appris, des choses qu’il a souffertes, l’obéissance.
5 – C’est le posse non peccare de la scolastique, ou l’impeccabilitas minor. A cela correspond le posse non mori, ou l’immortalitas minor, c’est-à-dire l’immortalité relative ou conditionnelle d’Adam dans le paradis, qui dépendait de son épreuve, et qui fut perdue par la chute.
6 – Le non posse peccare, ou l’impossibilitas major. A cela tient étroitement le non posse mori, ou l’immortalitas major, l’immortalité absolue de l’état de ressuscité, qu’on ne peut jamais perdre.
10 – M. le DrJos. Berg, professeur au Séminaire théologique de New-Brunswick, dans un bienveillant compte rendu qu’il a fait de mon traité sur le caractère moral de Jésus, — Evangelical Quarterly, 1861, p, 289, — se prononce contre cette opinion, de la peccabilité de l’homme Jésus, qu’il croit inconciliable avec sa sainteté absolue. La peccabilité n’est que la possibilité du péché, telle qu’elle était en Adam dans l’état d’innocence, et elle n’implique en aucune manière, chez le Christ, la réalité du péché, soit héréditaire, soit positif. Le langage du texte est, je l’espère, suffisamment à l’abri d’une telle supposition. L’ange, il est vrai, nomma le Christ, à partir du moment de sa conception, le saint (Luc 1.25) ; mais Adam n’était-il pas aussi saint, quoique soumis à la possibilité de la chute, subject to fall, comme s’exprime la grande confession de Westminster, quest. 17 ? D’ailleurs cette sainteté primitive ne saurait exclure l’idée du développement, de la croissance physique et morale de l’enfant Christ ; car le même évangéliste l’affirme expressément (Luc 4.40-52 ; comp. Hébreux 5.8). Nier la possibilité du péché en Christ, c’est détruire la réalité de sa nature humaine, et faire de l’histoire de la tentation un fantôme gnostique et une simple apparence. C’est précisément parce que le Christ a été réellement et véritablement tenté, non pas seulement par le démon au désert, mais pendant toute sa vie (Luc 12.28 ; Hébreux 4.15), et qu’il a opposé à la tentation, sous toutes ses formes, une résistance victorieuse, qu’il est devenu tout ensemble notre Sauveur et notre Modèle (Hébreux 5.7-9).
C’est en vain que nous chercherions dans toute la vie de Jésus, telle qu’elle nous est racontée, une tache, une ombre, même la plus légère, à son caractère moral. Il ne vécut jamais sur la terre un homme plus pur que lui. Jamais il ne fit de tort à personne ; jamais il ne nuisit à aucun homme ; jamais il ne prononça un mot inconvenant, et n’accomplit une mauvaise action. On trouve partout en lui une élévation constante au-dessus des choses, des opinions, des joies et des souffrances de ce monde, et un détachement absolu de toute richesse et de toute pompe, de toute gloire et de toute jouissance humaine. « On ne peut rapprocher de Jésus, pas même par la pensée la plus éloignée, un vice quelconque ayant un nom chez les hommes. La malice la plus raffinée chercherait en vain la plus légère trace d’égoïsme dans les mobiles de ses actions ; la sensualité recule honteuse devant sa pureté céleste ; le mensonge est contraint de laisser sans souillure celui qui est la vérité même, la vérité incarnée ; son infaillible équité nous fait oublier l’injustice ; l’idée même de l’avarice et de la cupidité s’évanouit devant sa bonté et son amour ; tandis que celle de l’ambition disparaît en face de sa sagesse divine et de son entier renoncement7. »
7 – Pierre Bayne, The testimony of Christ to christianity. Boston, 862 p. 105.
La seule accusation contre son affranchissement complet de toute passion humaine, que les récits évangéliques semblent autoriser au premier abord, est cet apparent éclat d’indignation qu’il déploya en chassant du temple les profanes vendeurs. Mais l’impression même de ce fait prouve à elle seule que loin d’être le résultat d’un mouvement passionné, ce fut bien plutôt l’acte judiciaire d’un réformateur religieux, poussé par un zèle juste et saint, à défendre et à protéger l’honneur du Maître du temple. Cet acte, qui faisait éclater, au lieu d’une faiblesse passionnée, sa dignité et sa majesté, réduisit au silence ces malfaiteurs, en dépit de leur nombre et de leur supériorité physique, les contraignit à accepter sans murmure un châtiment bien mérité, et les remplit d’une sainte frayeur en présence d’un pouvoir surhumain. Quant au récit du figuier stérile maudit par le Sauveur, il est encore plus difficile de s’en faire un argument. Cette malédiction est évidemment une action symbolique destinée à représenter l’épouvantable condamnation du judaïsme impénitent, au jour de la ruine de Jérusalem. Bien plus : nous affirmons que l’on ne peut comprendre le vrai sens de ces deux faits, si l’on n’admet la présence de Dieu en Christ ; car alors il est le Seigneur du temple et le Maître de la création.
D’ailleurs, l’innocence du Sauveur ne se fonde pas seulement, d’une manière négative, sur l’absence de fautes quelconques dans ses paroles ou dans ses actions, et sur son affranchissement absolu de tout égoïsme et de tout attachement terrestre : elle découle encore, d’une manière positive, du témoignage unanime de Jean-Baptiste et des Apôtres, d’une manière positive, du témoignage unanime de Jean-Baptiste et des Apôtres, qui s’inclinent avec une vénération sans bornes devant la majesté de son caractère, et le déclarent juste et saint, sans péché11. C’est aussi ce que confessent ses ennemis. Le juge païen Pilate et sa femme ne représentent que le droit romain et la justice, quand ils tremblent de crainte, et qu’ils se lavent les mains pour se purifier du sang innocent. A son tour le centenier, tout grossier qu’il est, fait cependant cet aveu, au pied de la croix et au nom des spectateurs : « Vraiment cet homme était le Fils de Dieu ? » Judas lui-même, témoin immédiat de sa vie publique et privée, s’écrie, dans son désespoir : « j’ai péché en trahissant le sang innocent !8 » La nature enfin, dans sa mystérieuse sympathie, apporte aussi son témoignage ; et le ciel, avec ses ténèbres, et la terre, avec ses tremblements, s’unissent à leur insu, pour rendre hommage à la pureté divine de leur Seigneur expirant !
11 – Voy. Actes 3.14 ; 1 Pierre.1.19 ; 2.22 ; 3.18 ; 2 Corinthiens 5.21 ; 1 Jean 2.29 ; 3.5, 7 ; Hébreux 4.15 ; 7.26>. Quand on considère la supériorité infinie de la morale apostolique sur celle des anciens Grecs, il est vraiment absurde de vouloir affaiblir la puissance de cet unanime témoignage en citant le jugement de Xénophon sur Socrate, comme essaient de le faire Strauss, dans sa Dogmatique chrétienne, vol. 2, p. 192, et Hase aussi, jusqu’à un certain point, dans sa Vie de Jésus, p. 61. « Personne, dit Xénophon, n’a jamais vu ou entendu Socrate faire ou dire quelque chose d’impie ou d’impur Mémoires, 1, 11. En tout cas, il n’y a là qu’un jugement négatif sur la conduite extérieure de Socrate, et rien sur l’état de son cœur. Et puis c’est une chose très différente d’avancer qu’un homme fut affranchi de péché et d’erreur, ou de montrer dans sa vie réelle un caractère sans tache qui ne s’est jamais démenti. L’homme le plus pur, qui voudrait inventer un tel caractère, y mêlerait inévitablement quelque traits d’imperfection humaine, ou bien il exagérerait son portrait, qu’il placerait ainsi en dehors de la condition et de la sphère vraiment humaines. Mais l’image que les Evangiles nous tracent du Christ fait sur nous l’impression d’une personne pleine de vérité, d’une originalité parfaite, d’une souveraine réalité, dont la pureté immaculée se reflète dans chaque trait, dans chaque situation, dans chaque tentation.
A cela, l’on objecte que les Evangélistes n’ont pas été peut-être parfaitement éclairés sur ce point, ou qu’ils se sont mépris sur le caractère du Christ. Ce raisonnement n’a aucune valeur : car, outre leur témoignage, nous savons que Jésus-Christ lui-même était pleinement convaincu de son affranchissement complet de tout péché et de toute injustice ; de sorte que nous sommes obligés de choisir entre son entière pureté morale ou son hypocrisie absolue, hypocrisies que nous serions contraints de proclamer le plus grand des prodiges et la plus grande monstruosité morale dont on ait jamais entendu parler.
En outre, ce fait même, que le Christ est expressément venu dans le but de racheter les pécheurs et de les sauver, implique à lui seul la conscience qu’il avait d’être personnellement sans péché, et de n’avoir pas besoin de rédemption. Voilà l’impression que sa vie et que sa conduite font sur nous ; il est impossible de le méconnaître.
Il ne montre nulle part le plus léger souci de son propre salut, et il sait que rien ne peut troubler son union avec son Père céleste. Tandis que, d’une voix si sérieuse et si impressive, il appelle les âmes à la repentance, il n’a besoin pour lui-même ni de conversion ni de régénération ; il lui suffit de déployer d’un pas régulier et harmonique, toutes ses forces morales. Tandis que, dans la cinquième demande de la prière modèle, il exhorte tous les croyants à solliciter chaque jour le pardon de leurs péchés, il n’invoque jamais Dieu pour lui demander grâce ou pardon, si ce n’est en faveur d’autrui ; et, seul parmi tous les enfants des hommes, au lieu d’implorer miséricorde, il s’attribue la puissance de pardonner. S’il parle, enfin, librement avec les pécheurs, c’est toujours avec la sympathie et l’intérêt d’un Sauveur des hommes.
Telle a toujours été sa conduite : c’est là un fait acquis à l’histoire, un fait qu’on ne saurait controuver, de quelque manière qu’on l’explique. Mais, pour en finir avec tous les doutes, citons, cette grave et courageuse apostrophe à ses ennemis les plus acharnés : « Quel est celui d’entre vous qui peut m’accuser d’un péché ! » Cette question, à laquelle, personne encore n’a répondu, fait de lui une exception d’autant plus éclatante qu’elle est unique, et le place en dehors du péché, cette dette commune du genre humain. Dans la bouche d’un autre homme, cette demande suffirait à trahir une profondeur d’hypocrisie extraordinaire, ou un fond d’illusion propre bien voisine de la folie ; il n’en faudrait pas davantage pour détruire le fondement de toute piété humaine ; mais, sur les lèvres de Jésus, nous l’accueillons, au contraire, instinctivement, comme une victorieuse défense de Celui qui était si au-dessus d’une accusation semblable, que dis-je ? au-dessus même de la possibilité d’un pareil soupçon !
Admettre que le Christ a été pécheur, et s’est senti tel, quoiqu’il ait affirmé le contraire, et qu’il ait fait sur ses amis et sur ses ennemis l’impression d’un être parfaitement pur, serait la plus colossale fourberie qu’on puisse imaginer. Si Jésus a été pécheur, il a eu, comme tous les autres, la conscience de ses péchés : dès lors il n’était qu’un hypocrite consommé quand il montrait dans son caractère une beauté si divine, et conservait sans altération l’apparence d’une harmonie et d’un charme célestes, pendant que son esprit s’égarait, dans les ténèbres de sa duplicité, et que son cœur se corrompait dans les mensonges de la vertu ! Une pareille hypocrisie, si féconde en saints résultats, constituerait la plus prodigieuse énormité dont le monde ait jamais ouï parler12 !
12 – Dans ses deux ouvrages destructifs sur la Vie de Jésus, comme dans sa Dogmatique en lutte avec la science moderne, et aussi dans un écrit qui complète la vie de Jésus, intitulé Le Christ de la foi et le Jésus de l’histoire, critique de la vie de Jésus, de Schleiermacher, 1865, Strauss nie l’anamartésie de Jésus, parce qu’elle est une supposition mortelle pour toute étude historique. Son unique raison, en dernière instance, n’est autre que la présupposition philosophique, à priori, que l’anamartésie est impossible, ou, en d’autres termes, l’opinion panthéistique que ie péché est inséparable de toute existence finie. L’unique preuve exégétique qu’il fait valoir est cette parole du Christ au jeune homme riche qui l’avait interrogé en lui disant : mon bon maître, et au-quel Jésus répond tout d’abord : Nul n’est bon, si ce n’est Dieu seul (Matthieu 19.17). Jésus, remarque-t-il, repousse expressément l’épithète de bon, qui n’appartient d’après lui qu’à Dieu. — Mais le Christ répond ici à une question précédente et à la fausse conception de l’idée de bon qu’elle contenait. Il ne repousse pas l’épithète de bon, comme telle, mais seulement au sens superficiel du jeune homme riche qui s’en faisait une trop facile, une trop commode idée, et qui ne voyait en Lui qu’un rabbi distingué et un homme bon, excellent, mais qui n’était pas un avec Dieu. Jésus ne dit pas : Je ne suis pas bon, mais : aucun homme n’est bon, en lui-même, par lui-même, pour ne pas dire, en présence de Dieu. En d’autres termes, il ne repousse pas tant le titre de bon maître, que l’esprit et la disposition intérieure d’après lesquels on ne voit en lui qu’un exemplaire de sagesse et de moralité mondaines. En ce sens cette parole contient une indirecte prétention à une bonté surhumaine. Tout au plus pourrait-on dire que Jésus repousse la bonté au sens absolu où saint Jacques nous dit de Dieu qu’il ne peut être tenté (Jacques 1.1), puisqu’en sa qualité de vrai homme il se développa et s’accomplit progressivement à travers les tentations et les luttes, mais toutefois sans péché. En aucun cas, on ne peut admettre qu’il ait contredit son propre témoignage sur son innocence. Lisez, sur ce point, les commentaires, notamment d’Olshausen, de Meyer et de Lange. — Le baptême de Jésus par Jean n’implique pas nécessairement une confession de péché. Car, comme le remarque Keim fort justement, « il y avait au Jourdain, même d’après Josèphe, non pas seulement des aveux de péché, mais des vœux sacrés de justice (Keim, le Christ historique : trois discours, 2e édit., p, 109). Le baptême de Jean n’était pas exclusivement un baptême de repentance : il en était un aussi de consécration pour le royaume messianique si imminent. N’oublions pas enfin que le baptême de Jésus, comme sa passion et comme sa mort, a une valeur substitutive.
M. F. Pécaut met aussi en question, dans son livre le Christ et la conscience, l’anamartésie de Jésus. Comme preuves d’imperfection morale, il indique les faits suivants : la conduite de Jésus envers sa mère, à l’âge de douze ans ; — le blâme qu’il inflige à sa mère aux noces de Cana ; — l’expulsion des vendeurs et des changeurs hors du temple ; — le figuier stérile maudit ; — la destruction d’un troupeau d’animaux immondes ; — ses attaques amères contre les pharisiens ; — et le refus de l’épithète de bon dans un entretien avec le jeune homme riche. Toutes ces difficultés sont faciles à résoudre quand on consulte attentivement le texte. Mais M. Pécaut, étrangement inconséquent, accorde lui-même, en un passage très éloquent, que le caractère moral du Christ s’élève, sans comparaison aucune, bien au-dessus de celui de quelque grand homme que ce soit de l’antiquité, et qu’il fut complètement pénétré de Dieu. Comment peut-on, en bonne logique reconnaître en Jésus une telle bonté, et cependant mettre en doute sa véracité, quand il prétend être tout a fait affranchi du péché et égal à Dieu ? La sincérité, la véracité, l’honnêteté sont les fondements sur lesquels repose un caractère bon, et sans eux il ne peut être question d’aucune moralité.
Voyez, sur ces objections de M. Pécaut, les remarques du DrVan Oosterzée, dans son écrit sur le Christ, p. 166.
Il est donc tout à fait incontestable, soit que nous examinions la mission du Christ et la conduite qu’il sut y approprier, soit que nous apprécions ses déclarations formelles, qu’il se sentait et se savait affranchi de tout péché et de toute dette. La seule explication raisonnable de ce fait, c’est que le Christ ne fut pas pécheur. Voilà la conclusion adoptée par les plus grands théologiens, par ceux même qui ne prétendent pas à la réputation d’orthodoxie13. Mais cet aveu en amène un second : le Christ n’a pas différé de tous les hommes par le degré seulement : il s’en distingue encore et surtout par sa qualité. Nous repoussons, de la façon la plus formelle, l’opinion panthéiste de la nécessité du péché, et nous soutenons, au contraire, que la nature humaine peut ne pas pécher : nous croyons qu’avant, la chute cette nature était de fait, sans péché, et qu’un jour elle le redeviendra par la rédemption du Christ ; mais il est tout aussi vrai de dire que son état actuel n’est pas l’état d’innocence, ni ne l’a jamais été pour personne depuis la chute, excepté pour un seul : Jésus-Christ ; aussi, ne peut-on pas expliquer l’impeccabilité du Sauveur, autrement qu’en admettant que Dieu habitait en lui d’une manière extraordinaire, par une présence telle qu’elle n’a jamais eu lieu en un être humain quel qu’il soit, ni avant lui, ni après lui.
13 – C’est reconnu par Schleiermacher, le plus grand génie théologique depuis Calvin, dans son livre : la Foi chrétienne, 3e édit., 1836. 2 vol., p. 78 : « Le Christ était distinct de tous les autres hommes par son anamartésie essentielle et par sa perfection absolue, proposition qu’il a établie et développée énergiquement non seulement dans sa Dogmatique, mais aussi dans beaucoup de ses sermons. — Charles Hase accorde aussi, dans sa Vie de Jésus, 4e édit., 1854, p. 60, que le Christ était sans péché. — Nous en disons autant du professeur Keim, de Zurich, dans la seconde édition de ses traités christologiques, et surtout dans le discours sur le même sujet que j’ai entendu de lui à l’assemblée de la Société des prédicateurs suisses, tenue à Frauenfeld, au mois d’août 1865. Un tel aveu est de la plus grande importance, et doit pousser tout examinateur loyal et sérieux, par une nécessité logique, à reconnaître enfin la divinité du Christ.
La Bible, la conscience et l’expérience de la vie s’unissent chaque jour pour attester le fait universel du péché. De quelque manière que nous l’expliquions, il est le mystère obscur et profond de notre existence, la pierre d’achoppement de notre raison, le problème de tous les problèmes, la source impure de toute misère et de toute douleur. La littérature de tous les peuples et de toutes les époques est remplie de plaintes sur ce fait, le plus terrible et le plus inexorable de tous les faits. Les philosophes, les historiens et les poètes païens affirment sa réalité dans les termes les plus énergiques. « Les mauvaises passions, dit Plutarque, sont innées à notre nature, et ne nous viennent pas du dehors ; et si nous n’avions recours à une sévère discipline, l’homme s’apprivoiserait moins aisément que l’animal le plus sauvage. » Les vers bien connus du poète romain. : Video meliora proboque, deteriora sequor, — nitimur in vetitum semper, cupimusque negata9, ont été souvent cités comme une confirmation éclatante, ajoutée par la conscience et par l’expérience païennes au tableau que saint Paul a tracé de ce conflit moral qui déchiré tout cœur d’homme (Romains 8). Sénèque, Tacite, Perse, Juvénal, nous ont laissé, sur l’état des mœurs à l’époque du Christ et des apôtres, les plus tristes peintures, qui s’accordent de point en point avec la sombre description du même écrivain sacré dans le premier chapitre aux Romains. « Tout est plein de crimes et de vices, dit Sénèque ; ils marchent en public tête haute ; l’impiété règne dans tous les cœurs, et l’innocence n’est pas seulement rare : elle n’est plus. » Marc-Aurèle, ce philosophe stoïcien couronné, ce persécuteur des chrétiens, se plaint que « la fidélité, l’honneur, l’honnêteté et la vérité aient abandonné le monde pour se réfugier dans le ciel. » Si tel est le témoignage de la sagesse païenne, que ne dirons-nous pas, nous chrétiens, chez qui la conscience du péché et de la culpabilité se développe à mesure que s’accroît la connaissance de la sainteté de Dieu et l’expérience de sa grâce miséricordieuse ? Le monde chrétien tout entier, les Grecs, les Latins et les Protestants sont unanimes pour reconnaître la doctrine scripturaire de la corruption universelle de notre nature, depuis la chute du premier homme. Il n’est personne qui n’ait à se reprocher bien des défauts, et bien des folies, et la conscience du péché devient d’autant plus profonde que nous nous connaissons mieux nous-mêmes, et que nous faisons des progrès dans la vertu et dans, la piété. Il n’est pas de saint qui n’ait dû passer par la nouvelle naissance d’en haut, par une conversion réelle du péché à là sainteté ; pas un, qui ne sente chaque jour la nécessité de la repentance et de la grâce divine. Ce sont précisément les plus grands et les meilleurs d’entre eux, saint Paul et saint Augustin, par exemple, qui ont soutenu les combats les plus violents, et qui ont expérimenté la révolution la plus radicale ; aussi leur système théologique, reflet de leurs expériences religieuses, repose-t-il tout entier sur l’antithèse profondément sentie du péché et de la grâce. Le Christ seul a réalisé une exception unique et absolue à cette règle universelle. Il pense comme un homme ; il sent comme un homme ; il parle, il agit, il souffre, il meurt comme un homme ; entouré de péchés de toute part, il en a le plus vif sentiment, mais il éprouve aussi la compassion la plus profonde pour les pécheurs. Il commence son ministère, public en s’écriant : « Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche » (Matthieu 4.17) ; mais il reste à l’abri des souillures du monde. Il ne comparaît jamais devant Dieu, il ne verse jamais une larme de repentance, ni en Gethsémané, ni sur le Golgotha ; il ne regrette jamais une seule de ses pensées, une seule de ses paroles, un seul de ses actes ; sans besoin du pardon divin, il ne l’implore jamais ; il ne prend aucun soin du salut de son âme, et, armé de cette question : Qui de vous m’accusera de péché ? il se présente, le front haut devant tous ses ennemis présents ou à venir, tant il est absolument assuré de son entière pureté, devant Dieu et devant les hommes. Et, par contre, il vit au sein d’une lumière sereine, dans la communion avec son Père céleste ; il pardonne les péchés en son propre nom ; il souffre, il meurt, victime sans tache, pour l’humanité pécheresse, et se proclame, en face de la mort, le juge futur du monde !
9 – Je vois le bien, je l’aime et je fais le mal, — Nous essayons toujours d’obtenir ce qui nous a été défendu, et convoitons ce qui nous a été refusé Ovide C.R.