Après avoir réfuté, dans les cinq livres qui précèdent, ceux qui veulent qu’on adore les dieux en vue des intérêts de la vie temporelle, saint Augustin discute contre ceux qui les adorent pour les avantages de la vie éternelle. C’est à quoi sont consacrés les cinq livres qui suivent. L’objet particulier de celui-ci est de faire voir quelle basse idée se faisait des dieux Varron lui-même, le plus autorisé entre les théologiens du paganisme. Saint Augustin, s’appuyant sur la division que fait cet écrivain de la théologie en trois espèces : la théologie mythique, la théologie naturelle et la théologie civile, démontre que la théologie mythique et la théologie civile ne servent de rien pour la félicité de la vie future.
Je crois avoir assez réfuté, dans les cinq livres précédents, ceux qui pensent qu’on doit honorer d’un culte de latrie[1], lequel n’est dû qu’au seul vrai Dieu, toutes ces fausses divinités, convaincues par la religion chrétienne d’être de vains simulacres, des esprits immondes ou des démons, en un mot, des créatures et non le Créateur. Je n’ignore pas toutefois que ces cinq livres et mille autres ne puissent suffire à satisfaire les esprits opiniâtres. La vanité ne se fait-elle pas un point d’honneur de résister à toutes les forces de la vérité ? et cependant le vice hideux de l’obstination tourne contre les malheureux mêmes qui en sont subjugués. C’est une maladie incurable, non par la faute du médecin, mais par celle du malade. Quant à ceux qui pèsent ce qu’ils ont lu et le méditent sans opiniâtreté, ou du moins sans trop d’attachement à leurs vieilles erreurs, ils jugeront, j’espère, que nous avons plus que suffisamment résolu la question proposée, et que le seul reproche qu’on nous puisse adresser est celui d’une surabondance excessive. Je crois aussi qu’ils se convaincront aisément que cette haine, qu’on excite contre la religion chrétienne à l’occasion des calamités et des bouleversements du monde, passion aveugle ressentie par des ignorants, mais que des hommes très-savants, possédés par une rage impie, ont soin de fomenter contre le témoignage de leur conscience, toute cette haine est l’ouvrage de la légèreté et du dépit, et n’a aucun motif raisonnable.
[1] Nous avons dit plus haut (livre V, ch. 15) que la théologie chrétienne distingue deux sortes de cultes : le culte de dulie (du grec δουλεία), et le culte de latrie (du grec λατρεία). Sans insister sur les différences d’étymologie, nous emprunterons à saint Augustin lui-même (Quæst. in Exod., qu. 94) la définition précise de ces deux cultes : « On doit à Dieu, dit-il, le culte de dulie à titre de Seigneur ; on lui doit celui de latrie à titre de Dieu et à ce titre seul ». – Voyez plus loin le livre X, chap. 1.
Ayant donc à répondre maintenant, selon l’ordre que je me suis prescrit, à ceux qui soutiennent qu’il faut servir les dieux dans l’intérêt de la vie à venir et non pour les biens d’ici-bas, je veux entrer en matière par cet oracle véridique du saint psalmiste : « Heureux celui qui a mis son espérance dans le Seigneur et n’a point arrêté ses regards aux choses vaines et aux trompeuses folies[1] ». Toutefois, au milieu des vanités et des folies du paganisme, ce qu’il y a de plus supportable, c’est la doctrine des philosophes qui ont méprisé les superstitions vulgaires, tandis que la foule se prosternait aux pieds des idoles et, tout en leur attribuant mille indignités, les appelait dieux immortels et leur offrait un culte et des sacrifices. C’est avec ces esprits d’élite qui, sans proclamer hautement leur pensée, l’ont au moins murmurée à mi-voix dans leurs écoles, c’est avec de tels hommes qu’il peut convenir de discuter cette question : faut-il adorer, en vue de la vie future, un seul Dieu, auteur de toutes les créatures spirituelles et corporelles, ou bien cette multitude de dieux qui n’ont été reconnus par les plus excellents et les plus illustres de ces philosophes qu’à titre de divinités secondaires créées par le Dieu suprême et placées de sa propre main dans les régions supérieures de l’univers[2] ?
Quant à ces dieux bien différents sur lesquels je me suis expliqué au quatrième livre[3] et dont l’emploi est restreint aux plus minces objets, qui pourrait être reçu à soutenir qu’ils soient capables de donner la vie éternelle ? En effet, ces hommes si habiles et si ingénieux, qui croient que le monde leur est fort obligé de lui avoir appris ce qu’il faut demander à chaque dieu, de peur que, par une de ces méprises ridicules dont on se divertit à la comédie, on ne soit exposé à demander de l’eau à Bacchus ou du vin aux nymphes[4], voudraient-ils que celui qui s’adresse aux nymphes pour avoir du vin, sur cette réponse : Nous n’avons que de l’eau à donner, adressez-vous à Bacchus, – s’avisât de répliquer : Si vous n’avez pas de vin, donnez-moi la vie éternelle ? – Se peut-il concevoir rien de plus absurde ? et en supposant que les nymphes, au lieu de chercher, en leur qualité de démons, à tromper le malheureux suppliant, eussent envie de rire (car ce sont de grandes rieuses[5]), ne pourraient-elles pas lui répondre : « Tu crois, pauvre homme, que nous disposons de la vie, nous qui ne disposons même pas de la vigne ! » C’est donc le comble de la folie d’attendre la vie éternelle de ces dieux, dont les fonctions sont tellement partagées, pour les objets mêmes de cette vie misérable, et dont la puissance est si restreinte et si limitée qu’on ne saurait demander à l’un ce qui dépend de la fonction de l’autre, sans se charger d’un ridicule digne de la comédie. On rit quand des auteurs donnent sciemment dans ces méprises, mais il y a bien plus sujet de rire, quand des superstitieux y tombent par ignorance. Voilà pourquoi de savants hommes ont écrit des traités où ils déterminent pertinemment à quel dieu ou à quelle déesse il convient de s’adresser pour chaque objet qu’on peut avoir à solliciter : dans quel cas, par exemple, il faut avoir recours à Bacchus, dans quel autre cas aux nymphes ou à Vulcain, et ainsi de tous les autres dont j’ai fait mention au quatrième livre, ou que j’ai cru devoir passer sous silence. Or, si c’est une erreur de demander du vin à Cérès, du pain à Bacchus, de l’eau à Vulcain et du feu aux nymphes, n’est-ce pas une extravagance de demander à aucun de ces dieux la vie éternelle ?
Et en effet, si nous avons établi, en traitant aux livres précédents des royaumes de la terre, que les plus grandes divinités du paganisme ne peuvent pas même disposer des grandeurs d’ici-bas, je demande s’il ne faut pas pousser l’impiété jusqu’à la folie pour croire que cette foule de petits dieux seront capables de disposer à leur gré de la vie éternelle, supérieure, sans aucun doute et sans aucune comparaison, à toutes les grandeurs périssables ? Car, qu’on ne s’imagine pas que leur impuissance à disposer des prospérités de la terre tient à ce que de tels objets sont au-dessous de leur majesté et indignes de leurs soins, non ; si peu de prix qu’on doive attacher aux choses de ce monde, c’est l’indignité de ces dieux qui les a fait paraître incapables d’en être les dispensateurs. Or, si aucun d’eux, comme je l’ai prouvé, ne peut, petit ou grand, donner à un mortel des royaumes mortels comme lui, à combien plus forte raison ne saurait-il donner à ce mortel l’immortalité ?
Il y a plus, et puisque nous avons maintenant affaire à ceux qui adorent les dieux, non pour la vie présente, mais pour la vie future, ils doivent tomber d’accord qu’il ne faut pas du moins les adorer en vue de ces objets particuliers qu’une vaine superstition assigne à chacun d’eux comme son domaine propre ; car ce système d’attributions particulières n’a aucun fondement raisonnable, et je crois l’avoir assez réfuté. Ainsi, alors même que les adorateurs de Juventas jouiraient d’une jeunesse plus florissante, et que les contempteurs de cette déesse mourraient ou se flétriraient avant le temps ; alors même que la Fortune barbue couvrirait d’un duvet agréable les joues de ses pieux serviteurs et refuserait cet ornement à tout autre ou ne lui donnerait qu’une barbe sans agrément, nous aurions toujours raison de dire que le pouvoir de ces divinités est enfermé dans les limites de leurs attributions, et par conséquent qu’on ne doit demander la vie éternelle ni à Juventas, qui ne peut même pas donner de la barbe, ni à la Fortune barbue, incapable aussi de donner cet âge où la barbe vient au menton. Si donc il n’est pas nécessaire de servir ces déesses pour obtenir les avantages dont on leur attribue la disposition (car combien ont adoré Juventas qui ont eu une jeunesse peu vigoureuse, tandis que d’autres, qui ne l’adorent pas, jouissent de la plus grande vigueur ? et combien aussi invoquent la Fortune barbue sans avoir de barbe, ou l’ont si laide qu’ils prêtent à rire à ceux qui l’ont belle sans l’avoir demandée ?), comment croire que le culte de ces dieux, inutile pour obtenir des biens passagers, où ils président uniquement, soit réellement utile pour obtenir la vie éternelle ? Ceux-là mêmes ne l’ont pas osé dire, qui, pour les faire adorer du vulgaire ignorant, ont distribué à chacun son emploi, de peur sans doute, vu leur grand nombre, qu’il n’y en eût quelqu’un d’oisif.
[1] Ps. XXXIX, 5.
[2] Allusion à Platon. Voyez le Timée ; traduction française, pages 131 et suiv.
[3] Chap. 11 et 21.
[4] Voyez plus haut, livre IV, chap. 22.
[5] Allusion à ce vers de Virgile (Egl., III, v. 9) : Et faciles nymphæ risere… Il est douteux que faciles ait ici le sens que lui donne saint Augustin. Voyez Servius ad Æneid., I, 1.
Où trouver, sur cette matière, des recherches plus curieuses, des découvertes plus savantes, des études plus approfondies que dans Marcus Varron, en un mot, un traité mieux divisé, plus soigneusement écrit et plus complet ? Malgré l’infériorité de son style, qui manque un peu d’agrément, il a tant de sens et de solidité, qu’en tout ce qui regarde les sciences profanes, que les païens nomment libérales, il satisfait ceux qui sont avides de choses, autant que Cicéron charme ceux qui sont avides de beau langage. J’en appelle à Cicéron lui-même, qui, dans ses Académiques nous apprend qu’il a discuté la question qui fait le sujet de son ouvrage, avec Varron[1], « l’homme, dit-il, le plus pénétrant du monde et sans aucun doute le plus savant ». Remarquez qu’il ne dit pas le plus éloquent ou le plus disert, parce qu’à cet égard l’infériorité de Varron est grande, mais il dit le plus pénétrant, et ce n’est pas tout : car il ajoute, dans un livre destiné à prouver qu’il faut douter de tout : et sans aucun doute le plus savant, comme si le savoir de Varron était la seule vérité dont il n’y eût pas à douter, et qui pût faire oublier à l’auteur, au moment de discuter le doute académique, qu’il était lui-même académicien.
Dans l’endroit du premier livre où il vante les ouvrages de Varron, il s’adresse ainsi à cet écrivain : « Nous étions errants et comme étrangers dans notre propre pays ; tes livres ont été pour nous comme des hôtes qui nous ont ramenés à la maison et nous ont appris à reconnaître notre nom et notre demeure. Par toi nous avons connu l’âge de notre patrie ; par toi, l’ordre et la suite des temps ; par toi, les lois du culte et les attributions des pontifes ; par toi, la discipline privée et publique ; par toi, la situation des lieux et des empires ; par toi, les noms, les espèces et les fonctions des dieux ; en un mot, les causes de toutes les choses divines et humaines[2] ». Si donc ce personnage si excellent et si rare, dont Térentianus a dit, dans un vers élégant et précis[3], qu’il était savant de tout point ; si ce grand auteur, qui a tant lu qu’on s’étonne qu’il ait eu le temps d’écrire, et qui a plus écrit que personne ait peut-être jamais lu ; si cet habile et savant homme avait entrepris de combattre et de ruiner les institutions dont il traite comme de choses divines, s’il avait voulu soutenir qu’il se trouvait en tout cela plus de superstition que de religion, je ne sais, en vérité, s’il aurait relevé plus qu’il n’a fait de choses ridicules, odieuses et détestables. Mais comme il adorait ces mêmes dieux, comme il croyait à la nécessité de les adorer, jusque-là qu’il avoue dans son livre la crainte qu’il a de les voir périr, moins par une invasion étrangère que par la négligence de ses concitoyens, et déclare expressément n’avoir d’autre but que de les sauver de l’oubli en les mettant sous la sauvegarde de la mémoire des gens de bien (précaution plus utile, en effet, que le dévouement de Métellus pour arracher la statue de Vesta à l’incendie[4], ou que celui d’Énée pour dérober ses dieux pénates à la ruine de Troie), comme il ne laisse pas toutefois de conserver à la postérité des traditions contraires à la piété, et à ce titre également réprouvées par les savants et par les ignorants, que pouvons-nous penser, sinon que cet écrivain, d’ailleurs si habile et si pénétrant, mais que le Saint-Esprit n’avait pas rendu à la liberté, succombait sous le poids de la coutume et des lois de son pays, et toutefois, sous prétexte de rendre la religion plus respectable, ne voulait pas faire ce qu’il y trouvait à blâmer ?
[1] Les quatre livres des Académiques dédiés à Varron sont perdus sauf un fragment du livre premier.
[2] Cicéron, Acad. quæst., lib. I, cap. 3.
[3] Voyez le traité de Térentianus : De metris, section des vers phaleuques.
[4] Voyez plus haut, livre III, ch. 18.
Les Antiquités de Varron[1] forment quarante et un livres : vingt-cinq sur les choses humaines et seize sur les choses divines. Le Traité des choses humaines est divisé en quatre parties, suivant que l’on considère les personnes, les temps, les lieux et les actions. Sur chacun de ces objets il y a six livres ; en tout vingt-quatre, plus un premier livre, qui est une introduction générale. Varron suit le même ordre pour les choses divines : considérant tour à tour les personnes qui sacrifient aux dieux, les temps, les lieux où elles sacrifient et les sacrifices eux-mêmes, il maintient exactement cette distinction subtile et emploie trois livres pour chacun de ces quatre objets ; ce qui fait en tout douze livres. Mais comme il fallait dire aussi à qui sont offerts les sacrifices, car c’est là le point le plus intéressant, il aborde cette matière dans les trois derniers livres, où il parle des dieux. Ajoutez ces trois livres aux douze précédents, et joignez-y encore un livre d’introduction sur les choses divines considérées en général, voilà les seize livres dont j’ai parlé. Dans ce qui regarde les choses divines, sur les trois livres qui traitent des personnes, le premier parle des pontifes ; le second, des augures ; le troisième, des quindécemvirs[2]. Aux trois suivants, qui concernent les lieux, Varron traite premièrement des autels privés ; secondement, des temples ; troisièmement, des lieux sacrés. Viennent ensuite les trois livres sur les temps, c’est-à-dire sur les jours de fêtes publiques, où il parle d’abord des jours fériés, puis des jeux scéniques. Enfin, les trois livres qui concernent les sacrifices traitent successivement des consécrations, des sacrifices domestiques et des sacrifices publics. Tout cela forme une espèce de pompe religieuse où les dieux marchent les derniers à la suite du cortège ; car il reste encore trois livres pour terminer l’ouvrage : l’un sur les dieux certains, l’autre sur les dieux incertains et le dernier sur les dieux principaux et choisis.
[1] Cet ouvrage est perdu, sauf quelques rares et courts fragments, tirés pour la plupart de saint Augustin.
[2] On préposa d’abord deux magistrats nommés duumviri sacroram à la lecture des livres sacrés et à l’interprétation des oracles sibyllins. (Voyez Denys d’Halic., Antiq. lib. IV, cap. 62.) Plus tard on porta le nombre de ces magistrats à dix, decemviri sacrorum. (Voyez Tite-Live, livre VI, chap. 37, 42.) Enfin vers le temps de Sylla, il y eut quinze magistrats nommées quindecemviri sacrorum. Ce sont ceux dont parlent Varron et saint Augustin. (Voyez Servius ad Æneid., lib. VI, v. 73.).
Il résulte déjà très-clairement de ce que nous avons dit, une conséquence qui deviendra plus claire encore par ce qui nous reste à dire : c’est que pour tout homme qui n’est point opiniâtre jusqu’à devenir ennemi de soi-même, il y aurait de l’impudence à s’imaginer que toutes ces belles et savantes divisions de Varron aient quelque pouvoir pour faire espérer la vie éternelle. Qu’est-ce, en effet, que tout cela, sinon des institutions tout humaines ou des inventions des démons ? Et je ne parle pas des démons que les païens appellent bons démons ; je parle de ces esprits immondes et sans contredit malfaisants, qui répandent en secret dans l’esprit des impies des opinions pernicieuses, et quelquefois les confirment ouvertement par leurs prestiges, afin d’égarer les hommes de plus en plus, et de les empêcher de s’unir à la vérité éternelle et immuable. Varron lui-même l’a si bien senti qu’il a placé dans son livre les choses humaines avant les choses divines, donnant pour raison que ce sont les sociétés qui ont commencé à s’établir, et qu’elles ont ensuite établi les cultes. Or, la vraie religion n’est point une institution de quelque cité de la terre ; c’est elle qui forme la Cité céleste, et elle est inspirée par le vrai Dieu, arbitre de la vie éternelle, qui enseigne lui-même la vérité à ses adorateurs.
Varron avoue donc que s’il a placé les choses humaines avant les divines, c’est que celles-ci sont l’ouvrage des hommes, et voici comment il raisonne : « De même, dit-il, que le peintre existe avant son tableau et l’architecte avant son édifice, ainsi les sociétés existent avant les institutions sociales ». Il ajoute qu’il aurait parlé des dieux avant de parler des hommes, s’il avait voulu dans son livre embrasser toute la nature divine ; comme s’il ne traitait que d’une partie de la nature divine et non de cette nature tout entière ! et comme si même une partie de la nature divine ne devait pas être mise avant la nature humaine ! Mais puisque dans les trois livres qui terminent son ouvrage, il classe les dieux d’une façon si exacte en certains, incertains et choisis, ne semble-t-il pas avoir voulu ne rien omettre dans la nature divine ? Que vient-il donc nous dire, que s’il eût embrassé la nature divine tout entière, il eût parlé des dieux avant de parler des hommes ? car enfin, de trois choses l’une : ou il traite de toute la nature divine, ou bien il traite d’une partie, ou enfin ce dont il traite n’est rien de la nature divine. S’il traite de la nature divine tout entière, elle doit sans nul doute avoir sur la nature humaine la priorité ; s’il traite d’une partie de la nature divine, pourquoi la priorité ne lui serait-elle pas acquise également ? Est-ce que toute partie quelconque de la nature divine ne doit pas être mise au-dessus de la nature humaine ? En tout cas, si c’est trop faire pour une partie de la nature divine que de la préférer à la nature humaine tout entière, du moins fallait-il la préférer à ce qui n’est qu’une partie des choses humaines, je veux dire aux institutions des Romains ; car les livres de Varron regardent Rome et non pas toute l’humanité. Et cependant il croit bien faire d’ajourner les choses divines, sous prétexte que le peintre précède son tableau et l’architecte son édifice ; n’est-ce pas avouer nettement que ce qu’il appelle choses divines n’est à ses yeux, comme la peinture et l’architecture, que l’ouvrage des hommes ? Il ne reste donc plus que la troisième hypothèse, savoir, que l’objet de son traité n’est rien de divin, et voilà ce dont il ne serait pas convenu ouvertement, mais ce qu’il a peut-être voulu faire entendre aux esprits éclairés. En effet, il se sert d’une expression équivoque, qui veut dire, dans le sens ordinaire, que l’objet de son traité n’est pas toute la nature divine, mais qui peut signifier aussi que ce n’est rien de vraiment divin. Dans le fait, s’il avait traité de toute la nature divine, le véritable ordre était, il en convient lui-même, de la placer avant la nature humaine ; et comme il est clair d’ailleurs, sinon par le témoignage de Varron, du moins par l’évidence de la vérité, que dans le cas même où il n’aurait voulu traiter que d’une partie de la nature divine, elle devait encore avoir la priorité, il s’ensuit finalement que l’objet dont il traite n’a rien de véritablement divin. Dès lors, il ne faut pas dire que Varron a voulu préférer les choses humaines aux choses divines ; il faut dire qu’il n’a pas voulu préférer des choses fausses à des choses vraies. Car dans ce qu’il écrit touchant les choses humaines, il suit l’ordre des événements, au lieu qu’en traitant des choses divines, qu’a-t-il suivi, sinon des opinions vaines et fantastiques ? Et c’est ce qu’il a voulu finement insinuer, non-seulement par l’ordre qu’il a suivi, mais encore par la raison qu’il en donne. Peut-être, s’il eût suivi cet ordre sans en dire la raison, nierait-on qu’il ait eu aucune intention semblable ; mais, parlant comme il fait, on ne peut lui supposer aucune autre pensée, et il a fait assez voir qu’il a voulu placer les hommes avant les institutions des hommes, et non pas la nature humaine avant la nature des dieux. Ainsi il a reconnu que l’objet de son traité des choses divines n’est pas la vérité qui a son fondement dans la nature, mais la fausseté qui a le sien dans l’erreur. C’est ce qu’il a déclaré ailleurs d’une façon plus formelle encore, comme je l’ai rappelé dans mon quatrième livre[1], quand il dit que s’il avait à fonder un État nouveau, il traiterait des dieux selon les principes de la nature ; mais que, vivant dans un État déjà vieux, il ne pouvait que suivre la coutume.
[1] Au chap. 31.
Que signifie cette division de la théologie ou science des dieux en trois espèces : l’une mythique, l’autre physique, et l’autre civile ? Le nom de théologie fabuleuse conviendrait assez à la première espèce, mais je veux bien l’appeler mythique, du grec μῦθος, qui signifie fable. Appelons aussi la seconde espèce indifféremment physique ou naturelle, puisque l’usage l’autorise[1] ; et, quant à la troisième espèce, à la théologie politique, nommée par Varron civile, il n’y a pas de difficulté. Voici comment il s’explique à cet égard : « On appelle mythique la théologie des poètes, physique, celle des philosophes, et civile, celle des peuples ». – « Or », poursuit-il, « dans la première espèce de théologie, il se rencontre beaucoup de fictions contraires à la dignité et à la nature des dieux immortels, comme, par exemple, la naissance d’une divinité qui sort du cerveau d’une autre divinité, ou de sa cuisse, ou de quelques gouttes de son sang ; ou bien encore un dieu voleur, un dieu adultère, un dieu serviteur de l’homme. Et pour tout dire, on y attribue aux dieux tous les désordres où tombent les hommes et même les hommes les plus infâmes[2] ». Ainsi, quand Varron le peut, quand il l’ose, quand il parle avec la certitude de l’impunité, il s’explique sans détour sur l’injure faite à la divinité par les fables mensongères ; car il ne s’agit pas ici de la théologie naturelle ou de la théologie civile, mais seulement de la théologie mythique, et c’est pourquoi il a cru pouvoir la censurer librement.
Voyons maintenant son opinion sur la théologie naturelle : « La seconde espèce de théologie que j’ai distinguée, dit-il, a donné matière à un grand nombre de livres où les philosophes font des recherches sur les dieux, sur leur nombre, le lieu de leur séjour, leur nature et leurs qualités : sont-ils éternels ou ont-ils commencé ? tirent-ils leur origine du feu, comme le croit Héraclite, ou des nombres, suivant le système de Pythagore, ou des atomes, ainsi qu’Épicure le soutient ? et autres questions semblables, qu’il est plus facile de discuter dans l’intérieur d’une école que dans le forum ». On voit que Varron ne trouve rien à redire dans cette théologie naturelle, propre aux philosophes ; il remarque seulement la diversité de leurs opinions, qui a fait naître tant de sectes opposées, et cependant il bannit la théologie naturelle du forum et la renferme dans les écoles, tandis qu’il n’interdit pas au peuple la première espèce de théologie, qui est toute pleine de mensonges et d’infamies. Ô chastes oreilles du peuple, et surtout du peuple romain ! elles ne peuvent entendre les discussions des philosophes sur les dieux immortels ; mais que les poètes chantent leurs fictions, que des histrions les jouent, que la nature des dieux soit altérée, que leur majesté soit avilie par des récits qui les font tomber au niveau des hommes les plus infâmes, on supporte tout cela ; que dis-je ? on l’écoute avec joie ; et on s’imagine que ces scandales sont agréables aux dieux et contribuent à les rendre favorables !
On me dira peut-être : Sachons distinguer la théologie mythique ou fabuleuse et la théologie physique ou naturelle de la théologie civile, comme fait Varron lui-même, et cherchons ce qu’il pense de celle-ci. Je réponds qu’en effet il y a de bonnes raisons de mettre à part la théologie fabuleuse : c’est qu’elle est fausse, c’est qu’elle est infâme, c’est qu’elle est indigne ; mais séparer la théologie naturelle de la théologie civile, n’est-ce pas avouer que la théologie civile est fausse ? Si, en effet, la théologie civile est conforme à la nature, pourquoi écarter la théologie naturelle ? Si elle ne lui est pas conforme, à quel titre la reconnaître pour vraie ? Et voilà pourquoi Varron a fait passer les choses humaines avant les choses divines ; c’est qu’en traitant de celles-ci, il ne s’est pas conformé à la nature des dieux, mais aux institutions des hommes. Examinons toutefois cette théologie civile : « La troisième espèce de théologie, dit-il, est celle que les citoyens, et surtout les prêtres, doivent connaître et pratiquer. Elle consiste à savoir quels sont les dieux qu’il faut adorer publiquement, et à quelles cérémonies, à quels sacrifices chacun est obligé ». Citons encore ce qu’ajoute Varron : « La première espèce de théologie convient au théâtre, la seconde au monde, la troisième à la cité ». Qui ne voit à laquelle des trois il donne la préférence ? Ce ne peut être qu’à la seconde, qui est celle des philosophes. Elle se rapporte en effet au monde, et, suivant les philosophes, il n’y a rien de plus excellent que le monde. Quant aux deux autres espèces de théologie, celle du théâtre et celle de la cité, on ne sait s’il les distingue ou s’il les confond. En effet, de ce qu’un ordre de choses appartient à la cité, il ne s’ensuit pas qu’il appartienne au monde, quoique la cité soit dans le monde, et il peut arriver que sur de fausses opinions on croie et on adore dans la cité des objets qui ne sont ni dans le monde, ni hors du monde. Je demande en outre où est le théâtre, sinon dans la cité ? et pourquoi on l’a établi, sinon à cause des jeux scéniques ? et à quoi se rapportent les jeux scéniques, sinon aux choses divines, qui ont tant exercé la sagacité de Varron ?
[1] On sait que le latin physicus vient du grec φυσικός, naturel, dont la racine est φύσις, nature.
[2] Comparez le sentiment de Varron sur les diverses espèces de théologie, avec celui du pontife Scévola (plus haut, livre IV, ch. 27).
Ô Marcus Varron ! tu es le plus pénétrant et sans aucun doute le plus savant des hommes, mais tu n’es qu’un homme, tu n’es pas Dieu, et même il t’a manqué d’être élevé par l’Esprit de Dieu à ce degré de lumière et de liberté qui rend capable de connaître et d’annoncer les choses divines ; tu vois clairement qu’il faut séparer ces grands objets d’avec les folies et les mensonges des hommes ; mais tu crains de heurter les fausses opinions du peuple et les superstitions autorisées par la coutume ; et cependant, quand tu examines de près ces vieilles croyances, tu reconnais à chaque page et tu laisses partout éclater combien elles te paraissent contraires à la nature des dieux, même de ces dieux imaginaires tels que se les figure, parmi les éléments du monde, la faiblesse de l’esprit humain. Que fait donc ici le génie de l’homme et même le génie le plus excellent ? À quoi te sert, Varron, toute cette science si variée et si profonde pour sortir de l’inévitable alternative où tu es placé ? tu voudrais adorer les dieux de la nature et tu es contraint d’adorer ceux de la cité ! Tu as rencontré, à la vérité, d’autres dieux, les dieux de la fable, sur lesquels tu décharges librement ta réprobation ; mais tous les coups que tu leur portes retombent sur les dieux de la politique. Tu dis, en effet, que les dieux fabuleux conviennent au théâtre, les dieux naturels au monde et les dieux civils à l’État ; or, le monde n’est-il pas une œuvre divine, tandis que le théâtre et l’État sont des œuvres humaines ; et les dieux dont on rit au théâtre ou à qui l’on consacre des jeux, sont-ils d’autres dieux que ceux qu’on adore dans les temples de l’État et à qui on offre des sacrifices ? Combien il eût été plus sincère et même plus habile de diviser les dieux en deux classes, les dieux naturels et les dieux d’institution humaine, en ajoutant, quant à ceux-ci, que si les poètes et les prêtres n’en parlent pas de la même manière, il y a ce point commun entre eux que ce qu’ils en disent est également faux et par conséquent également agréable aux démons, ennemis de la vérité !
Laissons donc un moment de côté la théologie physique ou naturelle, et dis-moi s’il te semble raisonnable de solliciter et d’attendre la vie éternelle de ces dieux de théâtre et de comédie ? Le vrai Dieu nous garde d’une si monstrueuse et si sacrilège pensée ! Quoi ! nous demanderions la vie éternelle à des dieux qui se plaisent au spectacle de leurs crimes, et qu’on ne peut apaiser que par ces infamies ! Non, personne ne poussera le délire jusqu’à se jeter dans cet abîme d’impiété. La vie éternelle ne peut donc s’obtenir ni par la théologie fabuleuse ni par la théologie civile. L’une, en effet, imagine des fictions honteuses et l’autre les protège ; l’une sème, l’autre moissonne ; l’une souille les choses divines par les crimes qu’elle invente à plaisir, l’autre met au rang des choses divines les jeux où ces crimes sont représentés ; l’une célèbre en vers les fictions abominables des hommes, l’autre les consacre aux dieux mêmes par des fêtes solennelles ; l’une chante les infamies des dieux et l’autre s’y complaît ; l’une les dévoile ou les invente, l’autre les atteste pour vraies, ou, quoique fausses, y prend plaisir ; toutes deux impures, toutes deux détestables, la théologie effrontée du théâtre étale son impudicité, et la théologie élégante de la cité se pare de cet étalage. Encore une fois, ira-t-on demander la vie éternelle à une théologie qui souille cette courte et passagère vie ? ou, tout en avouant que la compagnie des méchants souille la vie temporelle par la contagion de leurs exemples, soutiendra-t-on que la société des démons, à qui l’on fait un culte de leurs propres crimes, n’a rien de contagieux ni de corrupteur ? Si ces crimes sont vrais, que de malice dans les démons ! s’ils sont faux, que de malice dans ceux qui les adorent !
Mais peut-être ceux qui ne sont point versés dans ces matières s’imagineront-ils que c’est seulement dans les poètes et sur le théâtre que la majesté divine est profanée par des fictions et des représentations abominables ou ridicules, et que les mystères où président, non des histrions, mais des prêtres, sont purs de ces turpitudes. Si cela était, on n’eût jamais pensé qu’il fallût faire des infamies du théâtre des cérémonies honorables aux dieux, et jamais les dieux n’eussent demandé de tels honneurs. Ce qui fait qu’on ne rougit point de les honorer ainsi sur la scène, c’est qu’on n’en rougit pas dans les temples. Aussi, quand Varron s’efforce de distinguer la théologie civile de la fabuleuse et de la naturelle, comme une troisième espèce, il donne pourtant assez à entendre qu’elle est plutôt mêlée de l’une et de l’autre que véritablement distincte de toutes deux. Il dit en effet que les fictions des poètes sont indignes de la croyance des peuples, et que les systèmes des philosophes sont au-dessus de leur portée. « Et cependant », ajoute-t-il, « malgré la divergence de la théologie des poètes et de celle des philosophes, on a beaucoup pris à l’une et à l’autre pour composer la théologie civile. C’est pourquoi, en traitant de celle-ci, nous indiquerons ce qu’elle a de commun avec la théologie des poètes, quoiqu’elle doive garder un lien plus intime avec la théologie des philosophes ». La théologie civile n’est donc pas sans rapport avec la théologie des poètes. Il dit ailleurs, j’en conviens, que dans les généalogies des dieux, les peuples ont consulté beaucoup plus les poètes que les philosophes ; mais c’est qu’il parle tantôt de ce qu’on doit faire, et tantôt de ce qu’on fait. Il ajoute que les philosophes ont écrit pour être utiles et les poètes pour être agréables. Par conséquent, ce que les poètes ont écrit, ce que les peuples ne doivent point imiter, ce sont les crimes des dieux, et cependant c’est à quoi les peuples et les dieux prennent plaisir ; car c’est pour faire plaisir et non pour être utiles que les poètes écrivent, de son propre aveu, ce qui ne les empêche pas d’écrire les fictions que les dieux réclament des peuples et que les peuples consacrent aux dieux.
Il est donc vrai que la théologie mythique, cette théologie de théâtre, toute pleine de turpitudes et d’indignités, se ramène à la théologie civile, de sorte que celle des deux qu’on réprouve et qu’on rejette n’est qu’une partie de celle qu’on juge digne d’être cultivée et pratiquée. Et quand je dis une partie, je n’entends pas une partie jointe à l’ensemble par un lien artificiel et comme attachée de force ; j’entends une partie homogène unie à toutes les autres comme le membre d’un même corps. Voyez, en effet, les statues des dieux dans les temples ; que signifient leurs figures, leur âge, leur sexe, leurs ornements, sinon ce qu’en disent les poètes ? Si les poètes ont un Jupiter barbu et un Mercure sans barbe, les pontifes ne les ont-ils pas de même ? Priape a-t-il des formes plus obscènes chez les histrions que chez les prêtres, et n’est-il pas, dans les temples où on adore l’image de sa personne, ce qu’il est sur le théâtre où on rit du spectacle de ses mouvements ? Saturne n’est-il pas vieux et Apollon jeune sur les autels comme sur la scène ? Pourquoi Forculus, qui préside aux portes, et Limentinus, qui préside au seuil, sont-ils mâles, tandis que Cardéa, qui veille sur les gonds, est femelle[1] ? N’est-ce pas dans les livres des choses divines qu’on lit tous ces détails que la gravité des poètes n’a pas jugé dignes de leurs chants ? N’y a-t-il que la Diane des théâtres qui soit armée, et celle des temples est-elle vêtue en simple jeune fille ? Apollon n’est-il joueur de lyre que sur la scène, et à Delphes ne l’est-il plus ? Mais tout cela est encore honnête en comparaison du reste. Car Jupiter lui-même, quelle idée s’en sont faite ceux qui ont placé sa nourrice[2] au Capitole ? n’ont-ils pas de la sorte confirmé le sentiment d’Évhémère[3], qui a soutenu, en historien exact et non en mythologue bavard, que tous les dieux ont été originairement des hommes ? Et de même ceux qui ont donné à Jupiter des dieux pour commensaux et pour parasites, n’ont-ils pas tourné le culte des dieux en bouffonnerie ? Supposez qu’un bouffon s’avise de dire que Jupiter a des parasites à sa table, on croira qu’il veut égayer le public. Eh bien ! c’est Varron qui dit cela, et Varron ne veut pas faire rire aux dépens des dieux, il veut les rendre respectables ; Varron ne parle pas des choses humaines, mais des choses divines, et ce dont il est question ce n’est pas le théâtre et ses jeux, c’est le Capitole et ses droits. Aussi bien la force de la vérité contraint Varron d’avouer que le peuple, ayant donné aux dieux la forme humaine, a été conduit à se persuader qu’ils étaient sensibles aux plaisirs de l’homme.
D’un autre côté, les esprits du mal ne manquaient pas à leur rôle et avaient soin de confirmer par leurs prestiges ces pernicieuses superstitions. C’est ainsi qu’un gardien du temple d’Hercule, étant un jour de loisir et désœuvré, se mit à jouer aux dés tout seul, d’une main pour Hercule et de l’autre pour lui, avec cette condition que s’il gagnait, il se donnerait un souper et une maîtresse aux dépens du temple, et que si la chance tournait du côté d’Hercule, il le régalerait du souper et de la maîtresse à ses dépens. Ce fut Hercule qui gagna, et le gardien, fidèle à sa promesse, lui offrit le souper convenu et la fameuse courtisane Larentina. Or, celle-ci, s’étant endormie dans le temple, se vit en songe entre les bras du dieu, qui lui dit que le premier jeune homme qu’elle rencontrerait en sortant lui payerait la dette d’Hercule. Et en effet elle rencontra un jeune homme fort riche nommé Tarutius qui, après avoir vécu fort longtemps avec elle, mourut en lui laissant tous ses biens. Maîtresse d’une grande fortune, Larentina, pour ne pas être ingrate envers le ciel, institua le peuple romain son héritier ; puis elle disparut, et on trouva son testament, en faveur duquel on lui décerna les honneurs divins[4].
Si les poètes imaginaient de pareilles aventures et si les comédiens les représentaient, on ne manquerait pas de dire qu’elles appartiennent à la théologie mythique et n’ont rien à démêler avec la gravité de la théologie civile. Mais lorsqu’un auteur si célèbre rapporte ces infamies, non comme des fictions de poètes, mais comme la religion des peuples, non comme des bouffonneries de théâtre et de comédiens, mais comme les mystères sacrés du temple ; quand, en un mot, il les rapporte, non à la théologie fabuleuse, mais à la théologie civile, je dis alors que ce n’est pas sans raison que les histrions représentent sur la scène les turpitudes des dieux, mais que c’est sans raison que les prêtres veulent donner aux dieux dans leurs mystères une honnêteté qu’ils n’ont pas. Quels mystères, dira-t-on ? Je parle des mystères de Junon, qui se célèbrent dans son île chérie de Samos, où elle épousa Jupiter ; je parle des mystères de Cérès, cherchant Proserpine enlevée par Pluton ; je parle des mystères de Vénus, où l’on pleure la mort du bel Adonis, son amant, tué par un sanglier ; je parle enfin des mystères de la mère des dieux, où des eunuques, nommés Galles, déplorent dans leur propre infortune celle du charmant Atys, dont la déesse était éprise et qu’elle mutila par jalousie[5]. En vérité, le théâtre a-t-il rien de plus obscène ? et s’il en est ainsi, de quel droit vient-on nous dire que les fictions des poètes conviennent à la scène, et qu’il faut les séparer de la théologie civile qui convient à l’État, comme on sépare ce qui est impur et honteux de ce qui est honnête et pur ? Il faudrait plutôt remercier les comédiens d’avoir épargné la pudeur publique en ne dévoilant pas sur le théâtre toutes les impuretés que cachent les temples. Que penser de bon des mystères qui s’accomplissent dans les ténèbres, quand les spectacles étalés au grand jour sont si détestables ? Au surplus, ce qui se pratique dans l’ombre par le ministère de ces hommes mous et mutilés, nos adversaires le savent mieux que nous ; mais ce qu’ils n’ont pu laisser dans l’ombre, c’est la honteuse corruption de leurs misérables eunuques. Qu’ils persuadent à qui voudra qu’on fait des œuvres saintes avec de tels instruments ; car enfin ils ont mis les eunuques au nombre des institutions qui se rapportent à la sainteté. Pour nous, nous ne savons pas quelles sont les œuvres des mystères, mais nous savons quels en sont les ouvriers ; nous savons aussi ce qui se fait sur la scène, où jamais pourtant eunuque n’a paru, même dans le chœur des courtisanes, bien que les comédiens soient réputés infâmes et que leur profession ne passe pas pour compatible avec l’honnêteté. Que faut-il donc penser de ces mystères où la religion choisit pour ministres des hommes que l’obscénité du théâtre ne peut accueillir ?
[1] Voyez plus haut, livre IV, chap. 9.
[2] La chèvre Amalthée.
[3] Evhémère, de Messine ou de Messène, florissait vers 314 avant Jésus-Christ. Il avait exposé sa théorie de l’origine des dieux dans un ouvrage intitulé Histoire sacrée, dont il ne reste rien, si ce n’est quelques fragments de la traduction latine qu’en avait faite Ennius.
[4] Saint Augustin s’appuie probablement ici sur le passage, aujourd’hui perdu, de Varron (De ling. lat., lib VI, § 23), où il était question des fêtes appelées Larentinalia. Voyez Plutarque, Quæst. Rom., qu. 35 ; et Lactance, Instit., lib. I, cap. 20.
[5] Il s’agit ici des mystères de Cybèle, déesse d’origine phrygienne, dont les prêtres s’appelaient Galles, du nom d’un fleuve de Phrygie, suivant Pline, lib. V, cap. 22. Voyez Ovide, Fastes, liv. IV, vers 364 et suiv. ; et plus bas saint Augustin, livre VII, ch. 25 et 26.
Mais, dit-on, toutes ces fables ont un sens caché et des explications fondées sur la science de la nature, ou, pour prendre leur langage, des explications physiologiques[1]. Comme s’il s’agissait ici de physiologie et non de théologie, de la nature et non de Dieu ! Et sans doute, le vrai Dieu est Dieu par nature et non par opinion, mais il ne s’ensuit pas que toute nature soit Dieu ; car l’homme, la bête, l’arbre, la pierre ont une nature, et Dieu n’est rien de tout cela[2]. À ne parler en ce moment que des mystères de la mère des dieux, si le fond de ce système d’interprétation se réduit à prétendre que la mère des dieux est le symbole de la terre, qu’avons-nous besoin d’une plus longue discussion ? Est-il possible de donner plus ouvertement raison à ceux qui veulent que tous les dieux du paganisme aient été des hommes ? N’est-ce pas dire que les dieux sont fils de la terre, que la terre est la mère des dieux ? Or, dans la vraie théologie, la terre n’est pas la mère de Dieu, elle est son ouvrage. Mais qu’ils interprètent leurs mystères comme il leur plaira, ils auront beau vouloir les ramener à la nature des choses, il ne sera jamais dans la nature que des hommes servent des femmes ; et ce crime, cette maladie, cette honte sera toujours une chose contre nature. Cela est si vrai qu’on arrache avec peine par les tortures aux hommes les plus vicieux l’aveu d’une prostitution dont on fait profession dans les mystères. Et d’ailleurs, si on excuse ces turpitudes, plus détestables encore que celles du théâtre, sous prétexte qu’elles sont des symboles de la nature, pourquoi ne pas excuser également les fictions des poètes ? car on leur a appliqué le même système d’interprétation, et, pour ne parler que de la plus monstrueuse et la plus exécrable de ces fictions, celle de Saturne dévorant ses enfants, n’a-t-on pas soutenu que cela devait s’entendre du temps, qui dévore tout ce qu’il enfante, ou, selon Varron, des semences qui retombent sur la terre d’où elles sont sorties[3] ?
Et cependant on donne à cette théologie le nom de fabuleuse, et malgré les interprétations les plus belles du monde, on la condamne, on la réprouve, on la répudie, et on prétend la séparer, non-seulement de la théologie physique, mais aussi de la théologie civile, de la théologie des cités et des peuples, sous prétexte que ses fictions sont indignes de la nature des dieux. Qu’est-ce à dire, sinon que les habiles et savants hommes qui ont écrit sur ces matières réprouvaient également du fond de leur âme la théologie fabuleuse et la théologie civile ? mais ils osaient dire leur pensée sur la première et n’osaient pas la dire sur l’autre. C’est pourquoi, après avoir livré à la critique la théologie fabuleuse, ils ont laissé voir que la théologie civile lui ressemble parfaitement ; de telle sorte qu’au lieu de préférer celle-ci à celle-là, on les rejetât toutes deux ; et ainsi, sans effrayer ceux qui craignaient de nuire à la théologie civile, on conduisait insensiblement les meilleurs esprits à substituer la théologie des philosophes à toutes les autres. En effet, la théologie civile et la théologie fabuleuse sont également fabuleuses et également civiles ; toutes deux fabuleuses, si l’on regarde avec attention les folies et les obscénités de l’une et de l’autre ; toutes deux civiles, si l’on considère que les jeux scéniques, qui sont du domaine de la théologie fabuleuse, font partie des fêtes des dieux et de la religion de l’État. Comment se fait-il donc qu’on vienne attribuer le pouvoir de donner la vie éternelle à ces dieux convaincus, par leurs statues et par leurs mystères, d’être semblables aux divinités ouvertement répudiées de la fable, et d’en avoir la figure, l’âge, le sexe, le vêtement, les mariages, les générations et les cérémonies : toutes choses qui prouvent que ces dieux ont été des hommes à qui l’on a consacré des fêtes et des mystères par l’instigation des démons, selon les accidents de leur vie et de leur mort, ou du moins que ces esprits immondes n’ont manqué aucune occasion d’insinuer dans les esprits leurs tromperies et leurs erreurs.
[1] Allusion évidente aux stoïciens qui ramenaient la mythologie à leur physiologie, c’est-à-dire à leur théologie générale de la nature.
[2] Pour entendre ici saint Augustin, il faut se souvenir que les stoïciens identifiaient la nature et Dieu : leur physiologie était panthéiste.
[3] Selon Varron, Saturne vient de satus, semences. Voyez De lingua lat., lib. V, § 64. Comp. Cicéron, De nat. deor., lib. II, cap. 25 ; lib. III, cap. 24.
Que dire de ces attributions partagées entre les dieux d’une façon si minutieuse et si mesquine, et dont nous avons déjà tant parlé sans avoir épuisé la matière ? Tout cela n’est-il pas plus propre à exciter les bouffonneries d’un comédien qu’à donner une idée de la majesté divine ? Si quelqu’un s’avisait de donner deux nourrices à un enfant, l’une pour le faire manger et l’autre pour le faire boire, à l’exemple des théologiens qui ont employé deux déesses pour ce double office, Educa et Potina, ne le prendrait-on pas pour un fou qui joue chez lui une espèce de comédie ? On nous dit encore que le nom de Liber vient de ce que, dans l’union des sexes, ce dieu aide les mâles à se délivrer de leur semence, et que le nom de Libéra, déesse qu’on identifie avec Vénus, a une origine analogue, parce qu’on croit que les femelles ont aussi une semence à répandre, et c’est pour cela que dans le temple on offre à Liber les parties sexuelles de l’homme et à Libéra celle de la femme[1]. Ils ajoutent qu’on assigne à Liber les femmes et le vin, parce que c’est Liber qui excite les désirs. De là les incroyables fureurs des bacchanales, et Varron lui-même avoue que les bacchantes ne peuvent faire ce qu’elles font sans avoir l’esprit troublé. Aussi le sénat, devenu plus sage, vit cette fête de mauvais œil et l’abolit[2]. Peut-être en cette rencontre finit-on par reconnaître ce que peuvent les esprits immondes sur les mœurs des hommes, quand on les adore comme des dieux. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’on n’oserait rien faire de pareil sur les théâtres. On y joue, il est vrai, mais on n’y est pas ivre de fureur, encore que ce soit une sorte de fureur de reconnaître pour des divinités des esprits qui se plaisent à de pareils jeux.
Mais de quel droit Varron prétend-il établir une différence entre les hommes religieux et les superstitieux, sous prétexte que ceux-ci redoutent les dieux comme des ennemis, au lieu que ceux-là les honorent comme des pères, persuadés que leur bonté est si grande qu’il leur en coûte moins de pardonner à un coupable que de punir un innocent ? Cette belle distinction n’empêche pas Varron de remarquer qu’on assigne trois dieux à la garde des accouchées, de peur que Sylvain ne vienne les tourmenter la nuit ; pour figurer ces trois dieux, trois hommes font la ronde autour du logis, frappent d’abord le seuil de la porte avec une cognée, le heurtent ensuite avec un pilon, puis enfin le nettoient avec un balai, ces trois emblèmes de l’agriculture ayant pour effet d’empêcher Sylvain d’entrer ; car c’est le fer qui taille et coupe les arbres, c’est le pilon qui tire du blé la farine, et c’est le balai qui sert à amonceler les grains ; et de là tirent leurs noms : la déesse Intercidona, de l’incision faite par la cognée ; Pilumnus, du pilon ; Deverra, du balai ; en tout trois divinités occupées à préserver les accouchées des violences de Sylvain. Ainsi la protection des divinités bienfaisantes ne peut prévaloir contre la brutalité d’un dieu malfaisant qu’à condition d’être trois contre un, et d’opposer à ce dieu âpre, sauvage et inculte comme les bois où il habite, les emblèmes de culture qui lui répugnent et le font fuir. Oh ! l’admirable innocence ! Oh ! la parfaite concorde des dieux ! En vérité sont-ce là les dieux qui protègent les villes ou les jouets ridicules dont le théâtre se divertit ?
Que le dieu Jugatinus préside à l’union des sexes, je le veux bien ; mais il faut conduire l’épousée au toit conjugal, et voici le dieu Domiducus ; il faut l’y installer, voici le dieu Domitius ; et pour la retenir près de son mari, on appelle encore la déesse Manturna. N’est-ce point assez ? épargnez, de grâce, la pudeur humaine ! laissez faire le reste dans le secret, à l’ardeur de la chair et du sang. Pourquoi, quand les paranymphes eux-mêmes se retirent, remplir la chambre nuptiale d’une foule de divinités ? Est-ce pour que l’idée de leur présence rende les époux plus retenus ? non ; c’est pour aider une jeune fille, faible et tremblante, à faire le sacrifice de sa virginité. Voici en effet la déesse Virginiensis qui arrive avec le père Subigus, la mère Préma, la déesse Pertunda, Vénus et Priape[3]. Qu’est-ce à dire ? s’il fallait absolument que les dieux vinssent en aide à la besogne du mari, un seul dieu ne suffisait-il pas, ou même une seule déesse ? n’était-ce pas assez de Vénus, puisque c’est elle dont la puissance est, dit-on, nécessaire pour qu’une femme cesse d’être vierge ? S’il reste aux hommes une pudeur que n’ont pas les dieux, les mariés, à la seule pensée de tous ces dieux et de toutes ces déesses qui viennent les aider à l’ouvrage, n’éprouveront-ils pas une confusion qui diminuera l’ardeur d’un des époux et accroîtra la résistance de l’autre ? D’ailleurs, si la déesse Virginiensis est là pour dénouer la ceinture de l’épousée, le dieu Subigus pour la mettre aux bras du mari, la déesse Préma pour la maîtriser et l’empêcher de se débattre, à quoi bon encore la déesse Pertunda ? Qu’elle rougisse, qu’elle sorte, qu’elle laisse quelque chose à faire au mari ; car il est inconvenant qu’un autre que lui s’acquitte de cet office. Aussi bien, si l’on souffre sa présence, c’est sans doute qu’elle est déesse ; car si elle était divinité mâle, si elle était le dieu Pertundus, le mari alors, pour sauver l’honneur de sa femme, aurait plus de sujet d’appeler au secours contre lui, que les accouchées contre Sylvain. Mais que dire d’une autre divinité, cette fois trop mâle, de Priape, qui reçoit la nouvelle épousée sur ses genoux obscènes et monstrueux, suivant la très-décente et très-pieuse coutume des matrones ? Nos adversaires ont beau jeu après cela d’épuiser les subtilités pour distinguer la théologie civile de la théologie fabuleuse, la cité du théâtre, les temples de la scène, les mystères sacerdotaux des fictions poétiques, comme on distinguerait l’honnêteté de la turpitude, la vérité du mensonge, la gravité du badinage, le sérieux du bouffon, ce qu’on doit rechercher de ce qu’on doit fuir. Nous devinons leur pensée ; ils ne doutent pas au fond de l’âme que la théologie du théâtre et de la fable ne dépende de la théologie civile, et que les fictions des poètes ne soient un miroir fidèle où la théologie civile vient se réfléchir ? Que font-ils donc ? n’osant condamner l’original, ils se donnent carrière à réprouver son image, afin que les lecteurs intelligents détestent à la fois le portrait et l’original. Les dieux, au surplus, trouvent le miroir si fidèle qu’ils se plaisent à s’y regarder, et qui voudra bien les connaître devra étudier à la fois la théologie civile où sont les originaux, et la théologie fabuleuse où sont les copies. C’est pour cela que les dieux ont forcé leurs adorateurs, sous de terribles menaces, à leur dédier les infamies de la théologie fabuleuse, à les solenniser en leur honneur et à les mettre au rang des choses divines ; par où ils ont laissé voir clairement qu’ils ne sont que des esprits impurs, et qu’en faisant d’une théologie livrée au mépris une dépendance et un membre de la théologie respectée, ils ont voulu rendre les pontifes complices des trompeuses fictions des poètes. De savoir maintenant si la théologie païenne comprend encore une troisième partie, c’est une autre question ; il me suffit, je pense, d’avoir montré, en suivant la division de Varron, que la théologie du théâtre et la théologie de la cité sont une seule et même théologie, et puisqu’elles sont toutes deux également honteuses, également absurdes, également pleines d’erreurs et d’indignités, il s’ensuit que toutes les personnes pieuses doivent se garder d’attendre de celle-ci ou de celle-là la vie éternelle.
Enfin, Varron lui-même, dans son dénombrement des dieux, part du moment où l’homme est conçu : il met en tête Janus, et, parcourant la longue suite des divinités qui prennent soin de l’homme jusqu’à la plus extrême vieillesse, il termine cette série par la déesse Nænia, c’est-à-dire par l’hymne qu’on chante aux funérailles des vieillards. Il énumère ensuite d’autres divinités dont l’emploi ne se rapporte pas directement à l’homme, mais aux choses dont il fait usage, comme le vivre, le vêtement et les autres objets nécessaires à la vie ; or, dans la revue scrupuleuse où il marque la fonction propre de chaque dieu et l’objet particulier pour lequel il faut s’adresser à lui, nous ne voyons aucune divinité qui soit indiquée ou nommée comme celle à qui l’on doit demander la vie éternelle, l’unique objet pour lequel nous sommes chrétiens. Il faudrait donc avoir l’esprit singulièrement dépourvu de clairvoyance pour ne pas comprendre que, quand Varron développe et met au grand jour avec tant de soin la théologie civile, quand il fait voir sa ressemblance avec la théologie fabuleuse, et donne enfin assez clairement à entendre que cette théologie, si méprisable et si décriée, est une partie de la théologie civile, son dessein est d’insinuer aux esprits éclairés qu’il faut les rejeter toutes deux et s’en tenir à la théologie naturelle, à la théologie des philosophes, dont nous parlerons ailleurs plus amplement au lieu convenable et avec l’assistance de Dieu.
[1] Cicéron et Plutarque expliquent autrement les noms de Liber et de Libéra. Voyez Cicéron, De nat. deor., lib. II, cap. 24 ; et Plutarque, Quæst. Bom., qu. 104. Voyez aussi Sénèque, De Benef., lib. IV, cap. 8 ; et Arnobe, Contra gent., lib. V, p. 167 et seq.
[2] Voyez Tite-Live, lib. XXXIX, cap. 17,18.
[3] Rapprochez la description de saint Augustin de celle de Tertullien, Adv. Nat., lib. II, cap. 11. Voyez aussi Arnobe, Contr. Gent., lib. IV, p. 124 ; et Lactance, Instit., lib. I, cap. 20.
Mais si Varron n’a pas osé répudier ouvertement la théologie civile, quelque peu différente qu’elle soit de la théologie scénique, cette liberté d’esprit n’a pas manqué à Sénèque, qui florissait au temps des Apôtres, comme l’attestent certains documents[1]. Timide dans sa conduite, ce philosophe ne l’a pas été dans ses écrits. En effet, dans le livre qu’il a publié contre les superstitions[2], il critique la théologie civile avec plus de force et d’étendue que Varron n’avait fait de la théologie fabuleuse. Parlant des statues des dieux : « On fait servir, dit-il, une matière vile et insensible à représenter la majesté inviolable des dieux immortels ; on nous les montre sous la figure d’hommes, de bêtes, de poissons ; on ose même leur donner des corps à double sexe, et ces objets, qui seraient des monstres s’ils étaient animés, on les appelle des dieux ! » Il en vient ensuite à la théologie naturelle, et après avoir rapporté les opinions de quelques philosophes, il se fait l’objection que voici : « Quelqu’un dira : me fera-t-on croire que le ciel et la terre sont des dieux, qu’il y a des dieux au-dessus de la lune et d’autres au-dessous ? Et comment écouter patiemment Platon et Straton le Péripatéticien, l’un qui fait Dieu sans corps, l’autre qui le fait sans âme ? » À quoi Sénèque répond : « Trouvez-vous mieux votre compte dans les institutions de Titius Tatius ou de Romulus ou de Tullus Hostilius ? Titus Tatius a élevé des autels à la déesse Cloacina et Romulus aux dieux Picus et Tibérinus ; Hostilius a divinisé la Peur et la Pâleur, qui ne sont autre chose que de violentes passions de l’homme, celle-là un mouvement de l’âme interdite, celle-ci un mouvement du corps, pas même une maladie, une simple altération du visage ». Aimez-vous mieux, demande Sénèque, croire à de telles divinités, et leur donnerez-vous une place dans le ciel ? Mais il faut voir avec quelle liberté il parle de ces mystères aussi cruels que scandaleux : « L’un, dit-il, se retranche les organes de la virilité ; l’autre se fait aux bras des incisions. Comment craindre la colère d’une divinité quand on se la rend propice par de telles infamies ? Si les dieux veulent un culte de cette espèce, ils n’en méritent aucun. Quel délire, quelle aveugle fureur de s’imaginer qu’on fléchira les dieux par des actes qui répugneraient à la cruauté des hommes ! Les tyrans, dont la férocité traditionnelle a servi de sujet aux tragédies, ont fait déchirer les mamelles de leurs victimes ; ils ne les ont pas obligées de se déchirer de leurs propres mains. On a mutilé des malheureux pour les faire servir aux voluptés des rois ; mais il n’a jamais été commandé à un esclave de se mutiler lui-même. Ces insensés, au contraire, se déchirent le corps au milieu des temples, et leur prière aux dieux, ce sont des blessures et du sang. Examinez à loisir ce qu’ils font et ce qu’ils souffrent, vous verrez des actes si indignes de personnes d’honneur, d’hommes libres, d’esprits sains, que vous croiriez avoir affaire à une folie furieuse, si les fous n’étaient pas en si grand nombre. Leur multitude est la seule caution de leur bon sens ».
Sénèque rappelle ensuite avec le même courage ce qui se passe en plein Capitole, et, en vérité, de pareilles choses, si elles ne sont pas une folie, ne peuvent être qu’une dérision. En effet, dans les mystères d’Égypte, on pleure Osiris perdu, puis on se réjouit de l’avoir retrouvé et sans avoir, après tout, rien retrouvé ni perdu, on fait paraître la même joie et la même douleur que si tout cela était le plus vrai du monde : « Toutefois, dit Sénèque, cette fureur a une durée limitée ; on peut être fou une fois l’an ; mais montez au Capitole, vous rougirez des extravagances qui s’y commettent et de l’audace avec laquelle la folie s’étale en public. L’un montre à Jupiter les dieux qui viennent le saluer, l’autre lui annonce l’heure qu’il est ; celui-ci fait l’office d’huissier, celui-là joue le rôle de parfumeur et agite ses bras comme s’il répandait des essences. Junon et Minerve ont leurs dévotes, qui, sans se tenir près de leurs statues et même sans venir dans leurs temples, ne laissent pas de remuer les doigts à leur intention, en imitant les mouvements des coiffeuses. Il y en a qui tiennent le miroir ; d’autres prient les dieux de s’intéresser à leurs procès et d’assister aux plaidoiries ; tel autre leur présente un placet ou leur explique son affaire. Un ancien comédien en chef, vieillard décrépit, jouait chaque jour ses rôles au Capitole, comme si un acteur abandonné des hommes était encore assez bon pour les dieux. Enfin, il se trouve là toute une troupe d’artisans de toute espèce qui travaille pour les dieux immortels ». Un peu après, Sénèque ajoute encore : « Toutefois, si ces sortes de gens rendent à la divinité des services inutiles, du moins ne lui en rendent-ils pas de honteux. Mais il y a des femmes qui viennent s’asseoir au Capitole, persuadées que Jupiter est amoureux d’elles, et Junon elle-même, fort colérique déesse, à ce qu’assurent les poètes, Junon ne leur fait pas peur[3] ».
Varron ne s’est pas expliqué avec cette liberté ; il n’a eu de courage que pour réprouver la théologie fabuleuse, laissant à Sénèque l’honneur de battre en brèche la théologie civile. À vrai dire pourtant, les temples où se font ces turpitudes sont plus détestables encore que les théâtres, où on se contente de les figurer. C’est pourquoi Sénèque veut que le sage, en matière de théologie civile, se contente de cette adhésion tout extérieure qui n’engage pas les sentiments du cœur. Voici ses propres paroles : « Le sage observera toutes ces pratiques comme ordonnées par les lois et non comme agréables aux dieux ». Et quelques lignes plus bas : « Que dirai-je des alliances que nous formons entre les dieux, où la bienséance même n’est pas observée, puisqu’on y marie le frère avec la sœur ? Nous donnons Bellone à Mars, Vénus à Vulcain, Salacie à Neptune. Nous laissons d’autres divinités dans le célibat, faute sans doute d’un parti sortable ; et cependant les veuves ne manquent pas, comme Populonia, Fulgora, Rumina, qui ne doivent pas, j’en conviens, trouver aisément des maris. Il faudra donc se résigner à adorer cette ignoble troupe de divinités, qu’une longue superstition n’a cessé de grossir ; mais nous n’oublierons pas que si nous leur rendons un culte, c’est pour obéir à la coutume plutôt qu’à la vérité ». Sénèque avoue donc que ni les lois ni la coutume n’avaient rien institué dans la théologie civile qui fût agréable aux dieux ou conforme à la vérité ; mais, bien que la philosophie eût presque affranchi son âme, il ne laissait pas d’honorer ce qu’il censurait, de faire ce qu’il désapprouvait, d’adorer ce qu’il avait en mépris, et cela parce qu’il était membre du sénat romain. La philosophie lui avait appris à ne pas être superstitieux devant la nature, mais les lois et la coutume le tenaient asservi devant la société ; il ne montait pas sur le théâtre, mais il imitait les comédiens dans les temples : d’autant plus coupable qu’il prenait le peuple pour dupe, tandis qu’un comédien divertit les spectateurs et ne les trompe pas.
[1] Que Sénèque ait vécu au temps des Apôtres, ce n’est pas matière à conjecture ; c’est un fait connu et certain, pour saint Augustin comme pour nous. Il est donc probable que les documents dont il est question ici sont les prétendues lettres de Sénèque à saint Paul. Nous voyons, par un autre passage de saint Augustin (Epist., 153, n. 14), qu’il ne doutait pas de l’authenticité de ces lettres, restées suspectes à la critique.
[2] Cet ouvrage de Sénèque, mentionné aussi par Tertullien dans son Apologétique, ch. 12, n’est pas parvenu jusqu’à nous.
[3] Voyez encore dans Sénèque la lettre XCV.
Entre autres superstitions de la théologie civile, ce philosophe condamne les cérémonies des Juifs et surtout leur sabbat, qui lui paraît une pratique inutile, attendu que rester le septième jour sans rien faire, c’est perdre la septième partie de la vie, outre le dommage qui peut en résulter dans les nécessités urgentes. Il n’a osé parler toutefois, ni en bien ni en mal, des chrétiens, déjà grands ennemis des Juifs, soit qu’il eût peur d’avoir à les louer contre la coutume de sa patrie, soit aussi peut-être qu’il ne voulût pas les blâmer contre sa propre inclination. Voici comme il s’exprime touchant les Juifs : « Les coutumes de cette nation détestable se sont propagées avec tant de force qu’elles sont reçues parmi toutes les nations ; les vaincus ont fait la loi aux vainqueurs ». Sénèque s’étonnait, parce qu’il ignorait les voies secrètes de la Providence. Recueillons encore son sentiment sur les institutions religieuses des Hébreux : « Il en est parmi eux, dit-il, qui connaissent la raison de leurs rites sacrés mais la plus grande partie du peuple agit sans savoir ce qu’elle fait ». Mais il est inutile que j’insiste davantage sur ce point, ayant déjà expliqué dans mes livres contre les Manichéens[1], et me proposant d’expliquer encore en son lieu dans le présent ouvrage, comment ces rites sacrés ont été donnés aux Juifs par l’autorité divine, et comment, au jour marqué, la même autorité les a retirés à ce peuple de Dieu qui avait reçu en dépôt la révélation du mystère de la vie éternelle.
[1] Voyez surtout les trente-trois livres Contre Fauste.
Si ce que j’ai dit dans le présent livre ne suffit pas pour prouver que l’on ne doit demander la vie éternelle à aucune des trois théologies appelées par les Grecs mythique, physique et politique, et par les Latins, fabuleuse, naturelle et civile, si on attend encore quelque chose, soit de la théologie fabuleuse, hautement réprouvée par les païens eux-mêmes, soit de la théologie civile, toute semblable à la fabuleuse et plus détestable encore, je prie qu’on ajoute aux considérations précédentes toutes celles que j’ai développées plus haut, singulièrement dans le quatrième livre où j’ai prouvé que Dieu seul peut donner la félicité. Supposez, en effet, que la félicité fût une déesse, pourquoi les hommes adoreraient-ils une autre qu’elle en vue de la vie éternelle ? Mais comme elle est un don de Dieu, et non pas une déesse, quel autre devons-nous invoquer que le Dieu dispensateur de la félicité, nous qui soupirons après la vie éternelle où réside la félicité véritable et parfaite ? Or, il me semble qu’après ce qui a été dit, personne ne peut plus douter de l’impuissance où sont ces dieux honorés par de si grandes infamies, et plus infâmes encore que le culte exigé par eux, de donner à personne la félicité que nous cherchons. Or, qui ne peut donner la félicité, comment donnerait-il la vie éternelle, qui n’est qu’une félicité sans fin ? Vivre dans les peines éternelles avec ces esprits impurs, ce n’est pas vivre, c’est mourir éternellement. Car quelle mort plus cruelle que cette mort où on ne meurt pas ? Mais comme il est de la nature de l’âme, ayant été faite immortelle, de conserver toujours quelque vie, la mort suprême pour elle, c’est d’être séparée de la vie de Dieu dans un supplice éternel. D’où il suit que celui-là seul donne la vie éternelle, c’est-à-dire la vie toujours heureuse, qui donne le véritable bonheur. Concluons que, les dieux de la théologie civile étant convaincus de ne pouvoir nous rendre heureux, il ne faut les adorer ni pour les biens temporels, comme nous l’avons fait voir dans nos cinq premiers livres, ni à plus forte raison pour les biens éternels, comme nous venons de le montrer dans celui-ci. Au surplus, comme la coutume jette dans les âmes de profondes racines, si quelqu’un n’est pas satisfait de ce que j’ai dit précédemment contre la théologie civile, je le prie de lire attentivement le livre que je vais y ajouter, avec l’aide de Dieu.