« Mon Seigneur et mon Dieu ! »
(Jean 20.28)
Moïse, du pied des pyramides, – Esaïe, du haut de la montagne de Sion, – regardaient vers toi sans te connaitre, et t’acclamaient sans le savoir. L’avenir, dans ta direction, blanchissait d’espérance, comme le point du ciel où s’annonce, après la nuit, l’aube. Et depuis ton apparition, au-dessus de l’horizon des âges, Lumière du monde ! les générations successives chantent, l’une près l’autre, ta splendeur. Sur les lèvres de l’humanité rayonne le sourire de l’Eglise.
Avec saint Pierre sur le Chemin de Césarée, avec saint Paul sur le chemin de Damas, avec tes confesseurs et tes martyrs sur le Chemin de croix, d’innombrables initiés, jour après jour, apaisés, purifiés, inspirés, transfigurés, glorifiés par ton Esprit, évoquent ton souvenir sacré, confessent ta présence perpétuelle, proclament ta victoire finale de Sauveur et de Roi.
Dans l’élan passionné d’une gratitude sans limites à ton égard, ô Rédempteur ! les uns murmurent, prosternés : « Le Christ était Dieu. » Par là, ils entendent protester, avec raison, contre l’assertion profane et dépourvue d’âme : « Jésus n’était qu’un homme pareil à nous ! » Cependant, ils se trompent si, par cette formule, ils se figurent énoncer une vérité de philosophie spéculative, car notre intelligence reste incapable d’expliquer le mystère en recourant au Mystère !
D’autres encore, dans l’élan passionné d’une reconnaissance ineffable à ton égard, ô Révélateur ! s’absorbent dans la contemplation de ta beauté sans tache et de ta pureté parfaite ; ils pleurent de joie devant la manifestation de l’humanité vraie en ta personne ; et; redoutant que la sainte Face du « Fils de l’homme » vienne à s’évanouir dans les brumes de la métaphysique, ils s’écrient : « Le Christ n’était pas Dieu … Gloire au « Serviteur de l’Eternel ! »
O Jésus-Christ, mon Frère aîné, mon Ami suprême, mon Libérateur immortel ! qui suis-je pour prendre parti dans les séculaires disputes qui déchirèrent si longtemps l’Eglise, et qui, aujourd’hui encore, divisent la chrétienté ? Je rougis de ma faiblesse et de mon ignorance, je pleure sur mon indignité, je confesse mon péché, devant toi ; je m’avoue disqualifié, quand il s’agit de prononcer doctement sur la nature intime et l’essence cachée de ta personnalité. Je refuse de m’enrôler, dans l’un ou l’autre des camps opposés qui dissertent « pour » ou « contre » ton éternelle déité … Les deux formules contraires : « Jésus est Dieu » - « Jésus n’est pas Dieu », sont également introuvables dans nos livres sacrés.
Alors, je m’agenouille, et je répète simplement, ardemment, avec l’apôtre Thomas : « Mon Seigneur, et mon Dieu ! » Oui, je saisis en toi le seul Esprit que je puisse aimer et invoquer ; je contemple en toi le seul Dieu que je puisse adorer. Tu es, pour mon âme, l’image du Père, le reflet du Père, le verbe du Père, la Parole incarnée, le Fils. Je n’aurais plus de Dieu, si Dieu n’était pas à ta ressemblance …
« Je crois, Seigneur ! aide-moi dans mon incrédulité. »
« Seigneur ! tu sais toutes choses, tu sais que je t’aime. »
« Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. »
« Certitude, certitude. Sentiment. Joie. Paix. Dieu de Jésus-Christ. »
MON SEIGNEUR ET MON DIEU !
Amen.
* * *
Il n’est pas surprenant que des chrétiens, également sincères, puissent diverger dans leur manière d’interpréter le Christ ; car les auteurs sacrés nous ont légué plusieurs images du Révélateur. Elles voisinent et semblent, parfois, se confondre ; mais un peu d’attention permet de les distinguer.
1. – Combien le Messie juif, par exemple, reste éloigné de notre mentalité ! Pour discerner le relief de sa déconcertante silhouette, il faut l’éclairer avec le projecteur de l’Apocalypse. Ce Christ israélite annonce un Royaume de Dieu qui descendra du ciel pour abolir l’ordre présent ; lui-même a pour mission de hâter cette catastrophe nécessaire. Tombé aux mains de ses ennemis, il prédit qu’ils n’auront pas le dernier mot, car il « reviendra sur les nuées » et prendra sa revanche. Les élus ne perdront rien pour attendre ; l’avènement final du Messie les arrachera, pour toujours, à la tyrannie de Satan, maître provisoire de l’humanité.
Pareille vision du monde semble incompatible avec tout espoir de le transformer par le dedans ; l’existence actuelle est un temps d’épreuve et de tentation ; les puissances diaboliques rôdent ; les cas de possession démoniaque se multiplient. Le message évangélique s’adresse aux pauvres, aux malades, aux affligés, aux pécheurs, et à tous ceux qui pensent assez profondément pour désespérer du bonheur ici-bas ; car l’homme est voué, sur la terre, à l’échec et à la mort. Cet évangile est comparable à un arbre qui inclinerait sa ramure vers le gouffre de notre destinée mystérieuse ; heureux les noyés qui saisissent les branches ; ils seront soulevés vers le ciel, quand elles se redresseront. La Bonne Nouvelle, ainsi comprise, a son centre de gravité dans l’au-delà ; elle s’adresse aux inspirations infinies de l’homme et le traite en créature immortelle.
Ce Christ extraordinaire, qui apparaît presque pessimiste, révolutionnaire et farouche, appartient réellement au texte des évangiles, comme les dessins aperçus, par transparence, dans l’épaisseur d’un papier. Sans doute, on peut se demander si une pareille image du Christ est absolument conforme au modèle. Les disciples ont-ils toujours compris la véritable originalité du Messie ? Puisque celui-ci continuait, souvent, à employer le langage de son milieu, ses auditeurs n’ont-ils pas attaché aux vieux mots les anciennes idées que Jésus, au contraire, venait transformer ? Il est, d’ailleurs, possible que le Christ, même en renouvelant la notion du Messie, ait gardé plusieurs éléments de la conception courante ; alors, sur certains points particuliers, les artistes primitifs qui nous conservèrent le portrait de Jésus, dans les évangiles, auraient parfois rendu exactement les traits authentiques d’une figure qui les subjugua. Dans ce cas, ne soyez pas surpris que notre Maître ait souvent employé le vocabulaire de ses coreligionnaires, et qu’il ait pensé avec une mentalité qui était celle de son époque, par exemple en géographie, en astronomie. Sommes-nous scandalisés d’apprendre qu’il était de sexe masculin et de race israélite ? Au contraire, plus on insiste sur les liens étroits de Jésus avec son milieu, et plus apparaîtra prodigieuse, dans l’histoire, la répercussion universelle de son message. Cette influence rayonnante nous oblige à détourner notre attention d’un langage étrange, pour la reporter sur la personnalité elle-même du Sauveur, sur le caractère et l’âme de Celui qui employa des instruments imparfaits avec une maîtrise et une autorité surnaturelles.
2. – « Voici l’Homme ». – Dans les évangiles resplendit, aussi, un Christ qui nous fascine, avant tout, par son caractère moral. Il prêche un Royaume de Dieu qui est une réalité spirituelle dans les cœurs, et une réalité sociale dans le monde. Ce message rayonne dans les deux mots où se condense l’Oraison dominicale : « Notre Père » ; formule qui peut s’écrire, tantôt : « Notre Père », tantôt : « Notre Père ».
Dans le premier cas, c’est la notion de paternité qui domine. Le Sauveur propose l’idéal suivant : Vis filialement ! Il faut atteindre à la « liberté glorieuse des fils dé Dieu », – selon le mot de saint Paul, – devenir une personnalité spirituelle, parvenir à l’individualisme évangélique, s’affranchir de la mode et du qu’en-dira-t-on, des conventions, et, parfois des traditions. Il faut entonner l’hymne du salut par la foi humble, totale, et enthousiaste, au pardon de Dieu. L’enfant du Père est un prince royal qui entre en possession, dès ici-bas, par la nouvelle naissance, de la vie éternelle. En langage des Béatitudes, pareil credo s’exprime ainsi : « Heureux les effacés, les affligés, les affamés de justice, et ceux dont le cœur n’est pas double, mais simple, pur, d’une transparente limpidité. »
Quant à la formule : « Notre Père », elle signifie : Vis fraternellement ! C’est l’appel à l’esprit de solidarité, de coopération volontaire, de service réfléchi, de ministère. La personnalité, formée à l’image du Sauveur aspire à communiquer et à communier, à partager sa propre certitude, à répandre ses convictions et sa paix, à distribuer ses privilèges moraux et matériels. « Je veux que nous soyons ! », tel est le principe de la Morale, déclarait un philosophe ; c’est bien l’idéal évangélique. Or, en langage des Béatitudes, pareil programme s’exprime ainsi : « Heureux les débonnaires, les miséricordieux, les pacificateurs ! »
L’enseignement de Jésus apporte donc lumière et bonheur. – Sois libre ! Sois un fils … Sois bon ! Sois un frère. – Voilà le Sommaire de la Loi. « Aime Dieu, aime ton prochain ». En résumé : Prie le Père ! et Aide les autres !… Quelle joie !
Et cependant, direz-vous, l’Oraison dominicale se termine par une vision d’épreuve, de tentation, de souffrance. – Oui, sans doute ; on nous montre l’ennemi, pour que nous prenions sa mesure et cession de le redouter. Ne craignons plus. le Mal ou le Malin ; leur pouvoir est brisé ; la muraille de la Fatalité est percée d’une brèche. Ecoutons la dernière cloche du carillon des Béatitudes : « Heureux les persécutés pour la bonne cause ! » Bref, dans la compagnie du chantre des évangiles, tout Vendredi-saint prépare un dimanche de Pâques.
Ce Christ-là, celui du Notre Père, et des Béatitudes, et des Paraboles, loin de nous déconcerter, nous révèle nous-mêmes à nous-mêmes, pour ainsi dire, tant il semble s’identifier avec notre moi le plus profond, tant il affirme sa parenté avec notre âme, tant il incarne la Raison, le Devoir, la Conscience, enfin cet ensemble de grandeurs secrètes qui marquent la présence en nous de l’Esprit, et constituent l’essence de notre être.
Ce Christ nous apparaît, précisément comme celui qui veut rendre l’humanité possible en chacun de nous, humaniser chaque individu. Songez à la magnifique formule : « Se comporter humainement ». Cela signifie que, seul, un être compatissant et généreux se montre conforme à sa véritable nature qui nous vient d’En-haut, Il faut que le caractère du Christ se multiplie à d’innombrables exemplaires. Il ne s’agit pas, ici, de « tirage limité », comme pour une image d’art, qu’un petit nombre de collectionneurs se réservent le privilège de posséder ; ils vont même jusqu’à exiger qu’on brise une planche gravée, pour empêcher qu’on ne multiplie les exemplaires du chef-d’œuvre. Au contraire, le salut moral consiste, pour les êtres humains, à laisser revivre en eux l’esprit du Sauveur, c’est-à-dire de l’Inspirateur, du Transfigurateur.
Prenons au sérieux la fameuse parole que Pilate proféra sans en soupçonner la portée, quand il montra Jésus en déclarant : « Voici l’Homme ! » Le Christ a rendu possible l’amour pour l’humanité, parce que nous contemplons celle-ci, désormais, en celui qui réalisa l’idéal humain. Un pathétique « enthousiasme de l’humanité », caractérise les chrétiens. Tout vrai disciple du Messie parle de l’humanité avec espérance et respect. De même que celui qui aime sa patrie n’est pas tenté de la trahir, de même celui qui aime le Christ n’est pas tenté de rabaisser, de calomnier, d’insulter la nature humaine, en lui-même ou dans son prochain.
3. – Le « Fils de Dieu ». — Enfin, les évangiles sont pleins d’une clarté diffuse, pareille à celle qui pénètre un brouillard tout pétri de soleil caché. Dans les évangiles, nous sentons, si nous ne le voyons pas, le Christ spirituel, universel, éternel, le « Fils du Père ». Il remplit de sa gloire l’évangile de saint Jean ; mais il est couronné de la même auréole dans les autres évangiles ; là aussi, quelle phosphorescence mystérieuse l’enveloppe ! Nous avons entendu le Galiléen affirmer son titre de Messie ; or, le sentiment d’une dignité pareille reposait sur une expérience ineffable, la conscience de sa communion unique avec le Père. Voilà pourquoi, avec une majesté suprême, une souveraine solennité, il osait réclamer une entière consécration à sa propre personne. Dans le bref évangile de Marc, retentissent des paroles étranges, comparables à ces éclairs de chaleur qui, par les nuits d’été, creusent d’immenses baies dans le ciel immense : « Il sauvera sa vie, celui qui l’aura perdue à cause de moi … Qui aura honte de moi, j’aurai honte de lui, au dernier jour … Je suis venu donner ma vie en rançon pour un grand nombre … Quiconque offrira un verre d’eau froide à l’un de mes disciples, en mon nom, celui-là ne perdra point sa récompense … Nul ne quittera parents ou enfants, maisons ou terres à cause de moi, sans recevoir la vie éternelle. »
Quel est le personnage, dans l’histoire de l’Eglise, fût-il apôtre, saint, ou martyr, qui aurait pu s’approprier un langage pareil, ou s’appliquer de telles paroles ? Celui qui oserait s’y risquer, dans le présent ou dans l’avenir, s’effondrerait comme le berger David sous l’armure du roi ; ou plutôt, accusé de délire on de cynisme, il serait annihilé sous le poids écrasant du ridicule et de l’odieux.