Déjà le lendemain, au petit jour, des coups de trompe retentissent du côté de la baie. Etrange et lugubre sonnerie. Réveillé en sursaut, John bondit vers l’étroite fenêtre de sa chambre. Il écarquille les yeux et croit distinguer, dans la lumière encore diffuse, des forts contingents de soldats dévalant la colline d’en face et scandant à pleine voix leur cri de guerre. C’est inquiétant !
— Mais, mais… réalise Paton, ces hommes en armes se dirigent vers la station. Pas de doute, il faut déguerpir.
Le missionnaire court vers la chambre de ses amis et tambourine à leur porte en criant :
— Abraham ! Matthieu ! Vite, debout.
Et, sans attendre de réponse, il entrouvre la porte puis, d’un trait, ordonne :
— Allez, ouste, pas de temps à perdre !
Fuyons vers la forêt si nous voulons sauver notre peau. Faites vite et emportez le plus précieux.
Les deux amis ont compris et ne demandent pas d’explication. Deux ou trois minutes à peine et les voilà dehors avec leur baluchon. John ferme à clé la porte de cette station qu’il ne reverra plus, et les trois hommes s’enfoncent dans la forêt sans échanger une parole, talonnés par des clameurs sinistres qui se rapprochent. Il était temps !
Où vont-ils au juste ? Au village de Nowar, un Tannésien « presque chrétien » qui s’est montré jusqu’ici bien disposé à l’égard de Paton. A plusieurs reprises, il a manifesté un certain intérêt pour l’Evangile et témoigné quelque affection aux missionnaires. Le village de Nowar est le seul où les fuyards sont sûrs d’être bien accueillis.
On est en 1862. L’île tout entière est embrasée par un immense conflit dont Missi est, bien malgré lui, le responsable. Les uns ont pris parti pour lui ; les autres, les plus acharnés et — hélas ! — les plus nombreux, réclament sa mort à tout prix et au plus tôt. Il est l’indésirable qui attire le malheur sur Tanna et qu’il faut abattre sans retard. Cette « guerre sainte » n’est que le prétexte pour rallumer les vieilles querelles tribales… Les hommes n’oublient pas si vite.
Au village de Nowar, grande effervescence. Missi et ses amis trouvent là une population terrifiée. Les femmes hurlent, courant comme des folles en serrant fort leur bébé dans leurs bras nus. Les hommes, armés de lances, vont et viennent, fébriles, jetant de temps à autre un regard effrayé vers l’armée qui s’avance en direction du village.
Paton, qui vient de rejoindre Nowar, est sans doute le seul à garder son sang-froid. Il conseille au chef d’abattre des arbres pour obstruer les chemins qui mènent au village. Ainsi, il sera plus aisé de soutenir le siège et donc possible de tenir en échec un adversaire plus nombreux et mieux armé.
Debout, John voit la horde du chef Miaki se répandre lentement dans la clairière. Son armée vient de piller la station. Furieuse de ne pas y avoir trouvé Missi, elle revient bien décidée à en finir avec lui et à l’envoyer dans l’autre monde séance tenante.
Au centre du village, un petit groupe d’hommes reste calme cependant. Le chef Nowar, blessé, s’est allongé sur un canot renversé. Il garde le silence. Puis, se tournant lentement vers Missi, il lui dit :
— Missi ! prie ton Dieu.
— Oui, je veux bien. Il est notre seul espoir, répond l’Écossais réjoui par cette demande. Dieu seul peut intervenir et arrêter ces hommes de sang. Humainement, nous ne pouvons rien contre l’armée de Miaki ; nous sommes perdus.
— Je sais bien que si ton Dieu n’envoie pas la délivrance, nous sommes tous morts. Ils nous massacreront tous à cause de toi, parce que nous t’avons accueilli.
Ces derniers mots bouleversent Paton. Est-il possible que des familles entières périssent à cause de lui ? Ne devrait-il pas aller au devant de Miaki pour se rendre, afin d’empêcher l’effusion de sang ? Paton se jette à genoux au milieu de ses amis qui l’imitent. Dieu est bien leur seule ressource. Ils le prient avec intensité, comme l’on prie lorsque la mort vous guette, car il n’y a plus d’espoir maintenant. L’ennemi est là, à quelque trois cents mètres, et tellement supérieur en nombre ! Ce n’est qu’une question de minutes.
Paton ne regarde pas. Il supplie Celui qui peut délivrer ses amis. Il plaide pour eux… lorsque, soudain, une lourde main se pose sur son épaule.
— Missi, Dieu a exaucé…
— Que dis-tu, Nowar ? interroge Paton qui se relève brusquement.
— Regarde. Ils se sont tous arrêtés.
En effet, un homme bâti en athlète — un messager sans doute — va et vient dans les rangs ennemis, donnant des ordres avec de grands gestes. Les guerriers se sont tus et l’on n’entend que la voix de celui qui cherche à les convaincre.
Que se passe-t-il ?
Nowar et ses amis assistent à une chose inouie. L’armée de Miaki, immobilisée quelques instants, fait subitement demi-tour, s’éloigne promptement du village, se dirigeant vers la côte pour disparaître bientôt derrière les arbres de la forêt.
Pourquoi cette volte-face ? Mystère ! Les yeux mouillés, Nowar regarde Paton.
— Missi, Dieu a exaucé. C’est un miracle.
— Tu as raison. C’est même un grand miracle. Notre Dieu est merveilleux.
— Je reconnais que ton Dieu est plus fort que tous les dieux de Tanna réunis.
Emus et émerveillés, ces hommes se jettent à genoux pour dire un grand merci au Tout-Puissant qui sauve et protège les siens. « Il ne sommeille ni ne dort, celui qui garde… son peuple. »
Paton et Nowar ne se font pas d’illusion : il ne s’agit ici que d’une trêve. La délivrance est momentanée ; Miaki reviendra lorsque le danger sera passé. En effet, Paton devait apprendre plus tard la raison de cette retraite providentielle. Attaqué par une tribu de l’intérieur favorable à Missi, Miaki avait été contraint de battre en retraite pour protéger son campement. Hélas ! Cette tribu devait payer cher son entreprise. Elle fut massacrée et pillée peu de jours après. Un nouveau sujet de tristesse pour le valeureux missionnaire.
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Le soir même, Nowar s’approche de Paton, l’air soucieux.
— Missi, tu dois partir. Si tu restes au village, nous serons tous massacrés. Je te conseille de rejoindre au plus tôt ton ami Matthieson qui habite au nord de l’île.
— C’est bon, répond tranquillement le missionnaire. Mais comment y arriver ?
Paton se rend compte qu’il ne peut rester une heure de plus dans ce lieu hospitalier sur lequel il fait peser, par sa présence, une lourde menace. Il aime trop cette population pour accepter qu’elle soit décimée à cause de lui. Mais que faire ? Tous les chemins lui sont interdits. La jungle ! Il ne la connaît pas assez pour s’y aventurer ; d’ailleurs, il risquerait tôt ou tard de tomber entre les mains d’une tribu ennemie. Par la côte ? C’est dangereux car les soldats de Miaki sont là, qui veillent. Par la mer ? Il n’y songe même pas.
Il en est là de ses réflexions lorsqu’il voit apparaître Famaingo, un homme de fière allure et de haute taille qu’il connaît bien. C’est le gendre de Nowar, favorable à Missi et qui connaît La jungle comme sa poche. Il habite à mi-chemin de la station des Matthieson.
— C’est Dieu qui t’envoie…, lui dit Paton en lui serrant la main.
— Comment ça ?
— Eh bien, oui ! Tu seras mon guide. Tu m’indiqueras la route pour me rendre chez les Matthieson… Maintenant, je n’ai plus rien à t’offrir mais tu as confiance en moi… Je te récompenserai dès que le bateau de la mission viendra nous ravitailler.
Famaingo ne répond pas car il sait tout ce que représente pour lui une telle mission.
— Mais si tu viens avec nous, nous serons tous tués. Je n’ai que sept hommes et ta présence nous mettra en danger, tous.
— Je le sais. Mais songe que si je reste ici, tout le village, avec Nowar ton beau-père, périra massacré par Miaki. Il faut éviter cela, à tout prix. Tu dois m’emmener avec toi.
Famaingo se fait tirer l’oreille mais Paton ne capitule pas : il sait qu’il tient en cet homme sa dernière chance de salut. Au bout d’un moment…
— J’accepte… mais à tes risques et périls. Je ne t’assure rien. Tu n’as qu’à me suivre jusqu’où tu pourras. Tiens-toi le plus près possible de moi pour qu’on te confonde avec mes hommes.
— C’est bon ! acquiesce Paton. Je ferai comme tu l’entendras.
Le lendemain, à la tombée de la nuit, Missi et ses compagnons arrivent sains et saufs chez Matthieson qui les croyait tous morts depuis longtemps.