Il est des pays dont la civilisation est si ancienne qu’elle se perd dans la nuit des temps, et dont l’esprit, conservateur à l’excès, nous offre une garantie du caractère archaïque et autochtone de leurs traditions religieuses. Ce sont, à l’extrême Orient, la Chine, et plus près de nous l’Egypte. Commençons par la première, la plus éloignée de nous sous tous les rapports.
Singulier peuple que les Chinois ! Ils sont nés philosophes, mais dans un tout autre sens que les sages de la race aryenne. La philosophie de haut essor, qui aime à pénétrer le mystère et à sonder les questions universelles, n’est pas dans leur nature ; ils se contentent de cette philosophie bourgeoise qui prend le monde tel qu’il est et le temps comme il vient, prête à se résigner ou à se plier aux circonstances. Le « Céleste empire » est peut-être de tous le moins céleste. Pas d’élan, pas de poésie, pas d’utopies généreuses ni d’ambitions fécondes dans ce pays du mandarinat et de la politesse obséquieuse, où tout est réglé par l’étiquette, où la tyrannie des formules a détrôné la loi morale, où la vénération des ancêtres est presque l’unique dévotion, où les coutumes séculaires remplacent les dogmes religieux, et où s’amoncellent les millions d’individus comme autant d’exemplaires de la même copie officielle.
Raisonnant pour raisonner, prisant les discussions à la manière d’un tournoi intellectuel, les Chinois sont doués d’un bon sens vulgaire allié à beaucoup de finesse. Leur esprit est souple, adroit, délié, aisément retors, plus ingénieux que vaste, plus subtil que profond. Les sages, parmi eux, sont en grand honneur ; on les estime presque à l’égal des princes ; mais le sage, à leurs yeux, est avant tout l’homme rangé, qui sait comment il faut se conduire : leur sagesse est essentiellement pratique, un peu banale et utilitaire.
La civilisation chinoise fait penser à ces enfants prodiges qui, sachant à peine parler, raisonnent déjà comme de grandes personnes et n’excitent pas moins la pitié que l’admiration, parce que leur développement, trop précoce pour être harmonieux, n’arrive jamais à l’épanouissement complet. Mélange de sénilité et de puérilité, elle est à la fois rudimentaire et raffinée ; on dirait qu’elle a été figée dans sa fleur, pour avoir voulu agir en adulte dès ses premiers bégaiements. Ainsi la langue, fixée trop tôt par l’écriture, n’a jamais dépassé la phase élémentaire du monosyllabisme.
« Pour connaître la Chine, il n’est nécessaire que d’étudier la vie et l’œuvre de Confuciusg. » En effet, ce qu’elle a produit de mieux dans sa longue existence, est encore ce philosophe célèbre, qui faisait école parmi les « fils du Ciel » au sixième siècle avant notre ère. On a beaucoup admiré la morale de ce sage, et, à vrai dire, elle est d’une grande pureté. Un de ses disciples, Tsheng-Tseu, la résume en ces mots : « Elle consiste uniquement à avoir la droiture du cœur et à aimer son prochain comme soi-même. » C’est bien cela ; on en jugera par quelques sentences :
g – Les grande » religions, par le Dr C. M. Grant, traduit par C. de Faye, p. 89. Genève, Eggimann, 1895.
« Il n’y a, disait-il, que les hommes souverainement parfaits qui puissent être capables d’effacer les dernières traces du vice dans le cœur des hommes. Agir envers les autres comme nous voudrions qu’on agît envers nous-mêmes, c’est ce qu’on peut appeler la doctrine de l’humanité ; il n’y a rien au delà. »
Rien au delà ? Voici qui va préciser sa pensée :
Quelqu’un lui demanda :
— Que doit-on penser de celui qui rend bienfaits pour injures ? Le philosophe dit :
— Si l’on agit ainsi, avec quoi payera-t-on les bienfaits eux-mêmes ? Il faut payer par l’équité la haine et les injures, et les bienfaits par des bienfaitsh.
h – Le Lun-Yu, liv. II, chap. XIV, 36.
Jésus dira plus tard : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent. » Ce rapprochement donne la mesure de la doctrine du philosophe chinois. Ses maximes sont belles, dignes d’un sage qui avait appris à se dompter lui-même et à ne pas transiger avec le devoir ; mais sa vertu est plus raisonnable que sublime ; elle s’abstient résolument du mal plutôt qu’elle ne saisit fortement le bien. La bonté qu’il recommande ne dépassant guère l’horizon de la sociabilité et de la bienveillance, ne s’élève jamais jusqu’à la charité chrétienne, qui met sa joie dans le sacrifice et ne se possède que pour se mieux donner.
Le grand philosophe du Céleste empire a montré un tact sûr, de la rectitude et de la pénétration, et surtout un caractère loyal et honnête ; mais il n’a rien innové et n’a point prétendu au rôle de réformateur. Son originalité consiste en ce qu’il a réuni en un foyer lumineux les meilleurs enseignements de la tradition et donné aux doctrines généralement reçues la consécration du vrai, en les ramenant à leurs éléments les plus simples, tels qu’ils sont inscrits au fond de la conscience humaine. Il a eu le talent d’élaguer les excroissances et de remettre au jour les principes éternels de la sagesse. Mais sa doctrine révèle moins une grande âme qu’un esprit supérieur ; elle est correcte, savante, méthodique ; et cette morale, qui, au point de vue formel, a tant d’analogie avec celle de l’Evangile, on la compare involontairement à un herbier : c’est une collection de sentences bien frappées, plutôt qu’une impulsion vitale ; elle manque de sève, elle manque de flamme, ou du moins c’est une flamme qui éclaire et ne réchauffe pas. Confucius reste Chinois malgré son génie. C’est l’inspiration, c’est le souffle divin qui fait défaut ; la morale sans la religion n’est pas une vie de l’âme.
Dieu, en effet, et cette lacune est significative, Dieu est absent de son système. Non qu’il soit athée comme le Bouddha ; il croit à une cause première, il nomme quelquefois le Ciel, mais d’une manière accidentelle et évasive. Il parle de l’Etre suprême comme on parlerait d’un étranger, et non comme d’un être toujours présent et toujours actif. Confucius est le vrai père de la morale indépendante. A quoi bon se préoccuper de l’invisible, de l’inconnu ? Le monde à venir, Dieu, l’éternité, il est séant d’y croire, puisque ainsi faisaient les anciens, mais sur toutes ces questions le sage se tient dans une prudente réserve : « Ayez du respect pour les dieux, disait-il à ses disciples, mais évitez de vous occuper d’eux trop souvent. » En d’autres termes : « Ils sont sacrés… n’y touchez pas ! » Ce sentiment de retenue est, au fond, moins religieux que profane, puisqu’il oblige l’âme à replier ses ailes.
Dès lors, faut-il s’étonner qu’une semblable philosophie, dépourvue de tout principe régénérateur, soit restée absolument stérile ? Loin de rajeunir la société, elle a contribué plus que rien autre à l’envieillir, à la river dans le cercueil de l’ordre établi, et les Chinois se sont plus que jamais enlisés dans l’état de marasme où nous les voyons encore, et qui n’explique, hélas ! que trop bien la déchéance actuelle du Céleste empire.
Terre mystérieuse du sphinx et des hiéroglyphes, nos savants modernes lui ont enfin arraché son secret. Le sphinx a parlé, et l’histoire ancienne du pays des Pharaons s’est enrichie de documents nouveaux, aussi remarquables par leur précision que par leur abondance. Lorsque les enfants de Jacob se fixèrent en Egypte, ils durent être fort surpris de l’idolâtrie grossière qui s’y étalait, et ils ont dû tenir en médiocre estime, malgré son grand renom de sagesse, un peuple qui adorait des animaux de toute sorte, l’ibis, l’épervier, le chat, le serpent, le bélier, le bœuf, le crocodile, sans compter le Nil et les astres.
Cependant, le fond valait peut-être mieux que la surface : derrière ce polythéisme effréné se dissimulait parfois une religion plus pure, plus spirituelle. Moïse, élevé « dans toute la science des Egyptiens, » initié à tous les mystères de leur culte, aura pu entendre de la bouche des prêtres l’énoncé de doctrines d’une rare élévation. Il aura lu des textes sacrés où il est dit du Dieu suprême « qu’il est le seul générateur dans le ciel et sur la terre, et qu’il n’est point engendré… Qu’il est le seul Dieu vivant en vérité, Celui qui s’engendre lui-même, Celui qui existe depuis le commencement,… qui a tout fait et n’a pas été faiti. » Définition magistrale, que la plupart des philosophes modernes n’eussent point désavouée.
i – Fr. Lenormant, ouv. cité, tome I, p. 522.
Malheureusement, la portée de ces doctrines était doublement restreinte. D’un côté, leur valeur était purement locale, chaque province, chaque ville exaltant le plus possible son dieu principal, sans exclure les divinités étrangères. D’autre part, l’influence pratique de ces hautes conceptions était à peu près nulle, les prêtres se réservant pour eux seuls la connaissance des mystères sacrés. Et ce fait nous autorise déjà à nous méfier de l’apparente spiritualité de leurs croyances. Toutes les fois qu’un système religieux établit une distinction tranchée entre les initiés et les profanes, c’est un fâcheux symptôme, qui semble indiquer un divorce au sein du dogme lui-même.
D’où vient, en effet, le polythéisme écœurant qui règne sur les bords du Nil ? De ce que le Dieu suprême y est conçu, non comme une réalité vivante et concrète, mais comme une abstraction insaisissable. Sous prétexte de le glorifier, on le volatilise ; à force de l’élever, on le perd de vue, et il finit par s’évanouir en fumée. A Thèbes, on l’appelait Ammon, ou Amoun, ce qui signifie l’irrévélé, le caché, l’indéterminé, la notion la plus impersonnelle et la plus vague possible. La métaphysique égyptienne paie son tribut à l’infirmité de la raison humaine. Elle a échoué sur le même écueil qui sera fatal à tant de philosophes : partant de l’idée que toute détermination est incompatible avec l’infini, ils ne désigneront Dieu qu’en accumulant les épithètes négatives, l’insondable, l’immuable, l’indéfinissable, et ainsi de suite. Ce procédé d’élimination, qui prétend sauvegarder « l’absoluité » de Dieu en le dépouillant de tout caractère, en le privant de liberté et de vie, va évidemment à fin contraire de son but et a pour dernier mot l’athéisme pur et simple. Si Dieu est impersonnel, l’homme est plus grand que lui, et il est fondé à dire : « C’est moi qui suis Dieu ! »
En Egypte, les choses n’en vinrent pas jusque-là, mais le résultat ne fut guère meilleur. Le peuple a besoin d’une religion positive, il n’a que faire d’une divinité inconsciente et introuvable ; à une fausse transcendance il opposera une immanence non moins fausse ; il se forgera des idoles à défaut du vrai Dieu, et puisque la caste sacerdotale ne sait pas offrir à son adoration l’Esprit vivant, c’est la matière vivante, c’est le bœuf et le crocodile qui deviendront les objets de son culte.
Le profond sérieux de la dévotion égyptienne, joint à sa répugnante vulgarité, produit sur l’âme un effet étrange. On a l’impression d’une tragique bassesse, comme à la vue d’un roi mendiant son pain.
« Si vous entrez dans un temple, dit Clément d’Alexandrie, un prêtre s’avance d’un air grave, en chantant un hymne, puis soulève un peu le voile… Que voyez-vous alors ? Le dieu des Egyptiens paraît !… C’est une bête sauvage se vautrant sur un tapis de pourpre. »
Il y a quelque trente ans, grâce peut-être à l’enthousiasme provoqué au début par le spectacle d’une civilisation surgissant de la tombe après des milliers d’années, l’antique religion des bords du Nil ne laissait pas d’avoir ses admirateurs, qui y découvraient çà et là de superbes échappées et se plaisaient à deviner un fond monothéiste à travers l’enchevêtrement de ses symboles. Aujourd’hui, l’appréciation des savants paraît moins favorable. A mesure qu’on saisit mieux les arcanes de cette mythologie si compliquée dans le détail et si monotone dans sa diversité même, on y cherche en vain l’inspiration féconde qui, en donnant la vie et l’unité à l’amas incohérent des légendes et des rites, eût entraîné les esprits vers un idéal supérieur et poussé la nation dans la voie du progrès.
L’Egypte, dit Maspéro, connut autant de dieux uniques qu’elle avait de grandes cités et même de temples importants : elle n’accepta jamais le dieu unique, Dieuj.
j – Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique. Les origines : Egypte et Chaldée. Paris, Hachette et Cie 1895, p. 152.
Nous reparlerons des Egyptiens à propos de la croyance à la vie future, et leur piété se révélera alors sous ses meilleurs aspects ; mais c’est là aussi, par une conséquence naturelle, que nous verrons leurs aspirations d’autant moins assouvies qu’elles seront plus ardentes et profondes.
En face du Delta et sur l’autre bord de la Méditerranée, a vécu le peuple le plus distingué et le plus justement célèbre de l’antiquité. Les Grecs ont soutenu de bonne heure des relations avec les riverains du Nil et leur ont fait des emprunts dont on retrouve les traces dans leur mythologie et dans leurs mystères. Mais, quelle différence entre ces Européens et ces Africains, entre ces descendants de Japhet et ces fils de Cham ! A bien des égards, les premiers sont l’inverse de ceux-ci et semblent en avoir pris le contre-pied dans leur manière de penser et d’agir, tant il est vrai que la nature s’est plu à diversifier ses dons. Les Grecs ont le génie trop individuel pour aimer la routine et s’incliner servilement devant le fait accompli ; ils ont soif de mieux et sont épris d’idéal : c’est le peuple progressiste par excellence.
Loin de nous apparaître dès l’origine dans un état de civilisation avancée, ils nous offrent toutes les phases d’un développement régulier et harmonique. Au berceau de leur histoire, nous les surprenons ayant les grâces naïves de l’enfance et donnant libre essor aux fantaisies d’une imagination richement douée. A l’époque des grandes luttes pour l’indépendance, nous admirons leur jeunesse enthousiaste et héroïque, après quoi ils immortalisent leur âge mûr par la production d’un nombre infini de chefs-d’œuvre ; puis, par une transition trop rapide, nous assistons mélancoliquement à leur déclin graduel.
Aussi n’est-ce pas à des dates très reculées qu’il faut chercher parmi eux les inspirations les plus sublimes en fait de religion et de morale. Hésiode et Homère nous montrent le polythéisme enfantin sous sa double forme naturiste et anthropomorphique ; les dieux sont à la fois les phénomènes de l’univers divinisés et de grands héros idéalisés. Mais le second élément, l’humanisme, l’emporte peu à peu et se corrige lui-même ; la Divinité devient plus personnelle et plus une : elle se rapproche en même temps de l’absolu et de l’homme. Dans la période assez tardive où leur caractère se forme, où leur raison s’épanouit, la pensée des Hellènes a des intuitions d’une vérité et d’une ampleur d’autant plus remarquables qu’ils ont pour qualités dominantes la pondération et la mesure.
Il y aurait à relever de nobles sentences déjà dans les œuvres de leurs poètes tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide ; dans Sophocle surtout, le second en date, mais le premier sous le rapport de la perfection classique et de la beauté morale. Le Dieu d’Eschyle est encore enchaîné au fatum ; c’est le destin, l’inexorable nécessité qui gouverne le monde, et la liberté humaine n’est qu’une illusion. Cependant, l’admirable tragédie de Prométhée mérite une mention à part, parce qu’elle semble annoncer une ère nouvelle, où l’idée de la justice va enfin triompher des caprices de l’Olympe et inspirer les décrets de l’aveugle Némésis. Chez Euripide, l’action dissolvante de l’analyse se fait déjà sentir, et sa divinité suprême est plus ou moins voilée par le doute philosophique. Au contraire, le Dieu de Sophocle est vivant, actif, personnel ; la piété nationale arrive à sa plus haute expression et éclôt dans toute sa fleur. Plus humain qu’Eschyle, plus divin qu’Euripide, Sophocle est le vrai précurseur de Racine.
Toutefois, la pensée religieuse des Grecs n’atteint l’apogée de son développement que dans le champ de la spéculation pure. Tournons-nous vers les philosophes et là, sous une forme plus réfléchie, nous verrons les résultats du long travail d’épuration que le polythéisme ancien avait subi dans les esprits. Le sage Socrate eut l’immense mérite de préparer les voies à Platon, mais il n’a rien systématisé lui-même : sa gloire impérissable est d’avoir revendiqué au prix de sa vie les droits de la conscience individuelle.
Avec Aristote, la réaction de la raison contre la théologie courante devient excessive et dépasse le but. Ce savant dialecticien, honoré au moyen âge plus qu’un Père de l’Eglise, et qui a rendu tant de services à la logique et aux sciences exactes, ne s’est pas élevé dans ses conceptions religieuses au-dessus d’un déisme solennel sans grande portée pratique. On a souvent surfait sa valeur à ce point de vue. Son Dieu est un philosophe qui n’a plus rien de la nature humaine. Dans son impassibilité absolue, il est sans cesse occupé à se penser lui-même, et il est incapable d’aucune autre activité. Premier moteur de l’univers, il a produit le monde sans le savoir et sans le vouloir ; il n’a rien à faire avec les hommes, dont il ignore jusqu’à l’existence, et, tout entier à lui-même, il n’entend ni n’exauce les prières. La théologie d’Aristote porte l’empreinte de son vaste et puissant esprit ; elle est d’une imposante architecture. Mais si elle a, comme construction métaphysique, certains éléments de grandeur qui peuvent séduire la raison, elle est trop nue et trop froide dans sa majesté sereine pour offrir un aliment à la vie spirituelle et pour répondre aux besoins de la conscience.
L’âme religieuse de Platon a le regard autrement sûr et pénétrant. Il y a, je le sais, d’étranges disparates dans ses œuvres. Sur plus d’un point, notamment sur les questions sociales, il a les préjugés de son époque et l’on retrouve encore chez lui le païen. Mais cet homme de génie, ce philosophe-poète, n’en est pas moins celui de tous les sages de la Grèce qui a entrevu de plus près l’éternelle vérité. Qu’on relise ses Dialogues, en particulier le Banquet, Phédon, l’Apologie de Socrate, la République ! On y trouvera des perles comme celles-ci :
« Les dieux ont bien plus égard à l’âme qu’aux processions et aux sacrifices. — Dieu est l’auteur de tout bien, mais il n’est l’auteur d’aucun mal. — Il n’y a point de mal pour l’homme de bien, ni pendant sa vie, ni après sa mort, et les dieux ne l’abandonnent jamais. — L’injustice est le plus grand des maux pour celui qui la commet, il vaut mieux mourir que de désobéir à Dieu. — Ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est la contemplation de la beauté éternelle, non engendrée et non périssable… Que penserions-nous d’un mortel à qui il serait donné de voir face à face, dans sa beauté absolue, la beauté divine ! »
En entendant ces déclarations, auxquelles il serait facile d’en ajouter d’autres, n’est-on pas frappé de leur accent évangélique ? Ne semblent-elles pas un écho distinct de la vérité révélée ? Elles lui sont tellement conformes, qu’on trouverait aisément des textes bibliques correspondant à chacune d’elles. Comment refuser à celui qui les a écrites une haute intelligence des choses spirituelles ? Sa fameuse description du « juste mis en croix, » qui, traité comme le dernier des malfaiteurs, persévère dans le bien malgré tout, montrant que sa vertu n’est pas moins désintéressée que vaillante, ne semble-t-elle pas une image en quelque sorte prophétique du martyre subi quatre siècles plus tard par Jésus de Nazareth ? Aussi la plupart des Pères de l’Eglise, nourris à l’école des classiques, ont-ils vu dans Platon un témoin anticipé du Fils de l’homme, un croyant revêtu d’une mission analogue à celle des prophètes en Israël. « Il conduit, dit Clément d’Alexandrie dans ses Stromates, il conduit les païens à Jésus-Christ comme la loi les Juifs. »
On a quelquefois exploité ce rapprochement entre les idées platoniciennes et les principes chrétiens dans un sens hostile à la révélation biblique. Un auteur contemporain, parlant des Perses, n’a pas craint de hasarder ce jugement téméraire :
Par leur culte de la pureté, ils ont devancé le christianisme qui leur est d’ailleurs redevable de tant de choses : sans Zoroastre et sans Platon comment l’Evangile serait-il sorti de Moïse ?
Or, malgré les sublimes clartés qu’il a entrevues, la doctrine religieuse de Platon est encore inférieure à celle de Moïse lui-même. D’abord, par accommodation peut-être, le sage grec n’a pas rompu formellement avec le polythéisme : il parle encore des dieux au pluriel. Puis, son Dieu suprême n’est pas l’être infini qui peut dire : Je suis. Il est doublement limité. Il est vrai qu’il façonne le monde avec intelligence et veut le bonheur des mortels. C’est un artiste qui se complaît dans son œuvre ; mais il ne l’est pas même à la manière du poète, qui tire tout de son génie, et le fond et la forme, et les matériaux sur lesquels il travaille, et l’idéal qu’il cherche à réaliser. Ce n’est guère qu’un architecte, obligé de s’approprier des matériaux déjà existants et de les coordonner d’après un plan imposé d’avance. Le Dieu de Platon n’est pas le Créateur : il a au-dessous de lui la matière, éternelle comme lui, et au-dessus de lui les idées, types permanents de la beauté et modèles inévitables auxquels il doit se conformer pour faire bien. Système irrationnel s’il en fut, qui imagine trois « entités » (essences) coéternelles et superposées : à la base, la matière passive ; au faîte, un idéal abstrait, et au centre Dieu lui-même, qui s’ingénie à rapprocher les extrêmes sans jamais y parvenir. En tout cas, la doctrine de Platon n’est pas une religion populaire. Si elle a tracé un large et lumineux sillon dans l’histoire de la pensée, elle n’a pas rendu le vrai Dieu aux âmes qui ont faim et soif de justice.
De Platon à Zoroastre, la transition est plus naturelle qu’il ne semble. Si leurs deux peuples ont longtemps pris les armes pour se combattre, c’était la querelle des « frères ennemis. » Les Perses, non moins que les Grecs, étaient issus de Japhet ; ils appartenaient à cette race d’élite dont le caractère le plus saillant est la force d’extension, ainsi que l’indique déjà le nom de ce patriarche ; Japhet signifie en hébreu : il s’étendra. Le sentiment de la dignité personnelle, la confiance en soi-même, l’esprit inventif, entreprenant, résolu ; l’audace de la pensée et de l’action, le besoin de tout voir, de tout connaître, de tout posséder ; la largeur des vues et la variété des aptitudes, la puissance d’expansion dans tous les domaines : tels ont été dès l’origine les principaux traits de la physionomie des tribus japhétites.
Les Hellènes, venus d’Orient sous le nom de fils de Javan ou Ioniens (c’est-à-dire les juvenes, les jeunes), y avaient laissé leurs aînés, la grande famille des Aryas (c’est-à-dire les hommes forts ou vénérables), laquelle allait bientôt se diviser en deux branches hostiles : les Iraniens ou Perses, et les Indous.
La doctrine religieuse dont Zoroastre fut le réformateur se distingue par sa haute spiritualité. A ne considérer que les lignes fondamentales, c’est, de toutes les religions antiques, celle qui a le plus de rapports avec la religion d’Israël. Les anciens Perses, à la différence des autres peuples de l’Asie, n’étaient pas idolâtres ; ils avaient en horreur toute représentation matérielle de la divinité. Le feu seul, par sa nature intangible et éthérée, leur paraissait un symbole assez pur pour être sacré.
« L’usage des Perses, dit Hérodote, n’est pas d’élever aux dieux des statues, des temples, des autels ; ils traitent au contraire d’insensés ceux qui le font ; c’est, à mon avis, parce qu’ils ne croient pas, comme les Grecs, que les dieux aient une forme humaine. »
Ils n’adoraient qu’un Dieu suprême, Ormazdk ou Ahoura-Mazda, Dieu personnel et libre, Esprit vivant et sage, source de tout bien, créateur des cieux et de la terre. Il est lui-même incréé et éternel ; il n’a pas eu de commencement et n’aura pas de fin.
k – Avec MM. Darmesteter, Ph. Berger, Tiele, nous disons Ormazd (et non Ormuzd), ce mot n’étant que la forme contractée de Ahoura-Mazda.
Le Zend-Avesta, livre sacré du mazdéisme ou religion de Mazda, renferme, surtout dans ses parties les plus anciennes, des invocations et des hymnes d’une grande beauté, qui rappellent les effusions lyriques des prophètes ou des Psaumes. On en jugera par cet hymne du Yasna :
« Je t’invoque, Ormazd, tout-puissant, omniscient, pur au-dessus de tout, dont la pensée n’est que le bien même, source de toutes joies, qui me donnes ce que j’ai, qui alimentes toutes choses, et par-dessus tout plongé dans une gloire inexprimable.
Qui créa les voies du soleil et des étoiles ?… Qui prête aux vents leur rapidité ? Qui créa les bonnes lumières et les ténèbres ?… Qui créa l’aurore, le soir et la nuit ? Qui créa Armaiti (la terre), la grande, abondante en fleuves ? Qui soutient le fils et l’élève quand le père meurt ? sinon toi, Ormazd ! Toi-même, la pureté, saint entre tous, Esprit universel, toi, substance de tous les vivants !
Je loue le Créateur Ormazd, le rayonnant, très bon et très grand, très parfait et très fort, très sage et très beau, qui se couvre d’un vêtement orné d’étoiles, chez lequel on ne trouve de fin nulle part. »
Un peuple qui, en plein paganisme, a pu rendre à Dieu un culte si spirituel et chanter de pareils cantiques en son honneur, n’était pas un peuple ordinaire. Il y a dans sa religion un tel amour du divin sans mélange, un besoin si ardent de pureté et de lumière, un tel pressentiment de la vérité qu’on demeure saisi de respect et d’admiration. Le mazdéisme constitue peut-être l’effort le plus sérieux et le plus puissant que l’esprit humain ait jamais tenté pour résoudre le divin problème. L’effort, sans doute, n’a pas abouti : le système est venu se heurter contre le fait du mal, cette pierre d’achoppement de toutes les philosophies. Mais le grand mérite de la doctrine de l’Avesta est précisément de n’avoir pas été ni voulu être une philosophie. Elle n’est pas née d’une préoccupation intellectuelle, du désir de concilier les antithèses, mais des meilleures aspirations d’une âme qui se sent créée à l’image de Dieu ; et c’est là ce qui fait sa valeur religieuse. Plutôt que de sacrifier une donnée quelconque du problème aux exigences de la raison, qui veut l’unité à tout prix, nous verrons qu’elle lui a laissé tout son mystère : elle a maintenu haut et ferme, au risque de l’exagérer jusqu’au dualisme, la dualité irréductible du bien et du mal.
Quant à l’idée de Dieu, seul objet de notre examen à cette heure, la religion de Zoroastre est celle des religions païennes (peut-on même l’appeler païenne ?) qui a le mieux réussi à s’affranchir des liens de la matière. Aux yeux du réformateur persan, la matière n’est pas éternelle ; loin d’être une émanation de la substance divine, elle a été tirée du néant par la Parole de vie ; l’idée de création est nettement articulée, de sorte qu’on ne peut méconnaître de nombreux traits de ressemblance entre Ahoura-Mazda et le Dieu d’Israël. Peut-on aller plus loin, les placer au même niveau ? Au dire de certains philologues, Ahoura serait l’équivalent du sanscrit Asoura, dérivé de la racine as (être), et signifierait « celui qui est, » l’Etre absolu, aussi bien que Jéhova.
Il faudrait alors avouer que nous avons là un débris d’une tradition monothéiste plus ancienne, dont Zoroastre lui-même n’a pas compris la haute portée. Chose curieuse, le nom de son Dieu condamne tout son système. Ahriman, le dieu du mal, étant éternel comme le Dieu bon, n’a pas été créé ; il existe par lui-même non moins que son adversaire, et il a autant de droits que lui à s’appeler Ahoura, « celui qui est. » Mais il est contradictoire de supposer simultanément l’existence de deux absolus, de deux êtres éternels, et le vice radical du mazdéisme eût sauté aux yeux de son fondateur s’il s’était douté du sens originel de Ahoura. Ce mol eût été pour lui une révélation, en lui apprenant que l’Etre parfait seul a le droit de se dire « celui qui est, » et l’antiquité païenne compterait au moins une religion franchement monothéiste.
Seulement cette assimilation du Dieu de l’Avesta au Dieu de Moïse ne nous paraît pas prouvée. D’après Max Muller, la racine as signifiant plutôt respirer qu’être, Ahoura n’aurait pas le sens absolu de Jéhova. Tout esprit, spiritus, est un être qui respire, et cette notion n’exclut point l’existence d’autres êtres semblables. La preuve en est que, chez les Indous, Asoura est employé au pluriel pour désigner les mauvais esprits : les Asourus, ce sont les démons.
Quoi qu’il en soit, il serait intéressant de savoir à quelle époque remonte une religion de si grand caractère ; ou du moins à quelle date elle fut fixée dans la formule que nous lui connaissons. Malheureusement, il règne encore sur ce point une étonnante incertitude. Les uns font vivre le réformateur persan tout au plus huit siècles avant Jésus-Christ, tandis que d’autres ont parlé de trois mille ans avant notre ère. La marge étant de plus de vingt siècles, le champ est ouvert à toutes les hypothèses. M. Darmesteter, qui a publié en notre langue la première traduction complète du Zend-Avesta, avec commentaires explicatifs (1893), a signalé dans ce document de nombreuses traces de l’influence grecque, et placé sa rédaction définitive après la mort d’Alexandre le Grand ou plus tard encore. Ce résultat, d’ailleurs, n’empêche nullement que le fond essentiel des idées ne remonte à une très haute antiquité, aux origines mêmes de la race iranienne. La religion de ce peuple a trop de points de contact avec celle des Védas, pour qu’il soit permis d’en douter.
Dans l’opinion de savants autorisés, tels que Max Muller, Haug, Oppert, F. Lenormant, la réforme religieuse de Zoroastre serait même antérieure au schisme des Aryas, et c’est elle qui aurait provoqué leur séparation en deux branches rivales, dont l’une, aïeule des Perses, serait demeurée maîtresse de la Bactriane et de l’Iran, pendant que l’autre, refoulée vers l’orient et le midi, aurait envahi la vallée de l’indus et le bassin du Gange, et plus tard donné naissance à la civilisation indoue.
Entre les Perses primitifs et les ancêtres des Indous, il existe une profonde divergence d’idées et de sentiments, ce qui explique leur antagonisme et leur séparation. On dirait un divorce pour cause d’incompatibilité d’humeur. Autant les premiers creusent l’abîme entre le bien et le mal, au point de mettre le dualisme à la base de leurs conceptions religieuses, autant les seconds affirment l’unité absolue de toutes les existences. Ils confondent tout, le ciel et la terre, Dieu et le monde, l’homme et la nature, le physique et le moral : c’est le panthéisme poussé à ses dernières limites. Mieux doués que les Grecs eux-mêmes en fait d’imagination créatrice, ils ne sont ni artistes ni philosophes comme eux, parce que le sens de la mesure et de la proportion leur manque totalement. Ils n’ont aucune idée de cet art sobre et sévère qui vise avant tout à la pureté des lignes, à la correction du dessin ; leur goût se complaît dans l’énorme, l’incommensurable, et se perd dans la multiplicité des détails. Leurs vastes compositions en vers sont tout imprégnées de poésie suave, mais cette suavité est accompagnée de je ne sais quelle langueur maladive qui vous pénètre et vous glace en vous charmant ; et si, de toutes parts, ce ne sont que couleurs chatoyantes et parfums enivrants, on a l’impression que dans ce pays le serpent est toujours caché sous les fleurs.
Ce n’est pas à dire que le sentiment religieux fasse défaut aux Indous. Au contraire, ils pèchent plutôt par excès, par manque d’équilibre. Telle est leur poésie, telle est leur religion. Ils paraissent affolés de métaphysique et de mysticisme ; c’est une exubérance qui tient du délire. Aussi, quelle différence entre le commencement et la fin ! Quelle élévation et quelle décadence ! Quelle candeur enthousiaste au début, et quelle noire désespérance au terme ! A l’inverse des Grecs, dont la religion s’est à la longue épurée, dégagée des langes de la mythologie, celle des Indous s’égare de plus en plus et se dégrade sans retour. On a l’âme navrée en voyant cette noble race, si riche de cœur et d’esprit, languir depuis trois ou quatre mille ans dans l’oppression intellectuelle et morale, pour avoir perdu la foi naïve de son enfance, pour s’être laissé confisquer sa religion par les brahmanes. Le soleil, au dire des Indous, accomplit sa course en trois pas : l’aurore, le plein midi, le soir. Leur histoire aussi compte trois grandes étapes, la période védique, la période brahmanique et la période bouddhique ; mais ce sont trois pas vers la mort. Le développement de leurs croyances a eu trois saisons : le printemps, l’été… et l’hiver ; on y cherche en vain la saison des fruits. Telles de ravissantes campagnes, dont la floraison promettait d’abondantes récoltes, et dont le soleil ardent des tropiques
A fait avant l’automne un aride désert.
Les hymnes les plus anciens des Védas ont environ cinq mille ans de date, peut-être davantage. Ils nous reportent à une époque patriarcale, où le sentiment religieux était encore dans sa fraîcheur, plein de sève et de vie, où chaque père de famille était prêtre à son foyer, offrait avec ferveur les libations sacrées et faisait monter vers le ciel la flamme propice, qui symbolisait à ses yeux et même réalisait la présence de la Divinité. La religion de ce temps-là n’était pas le monothéisme pur, qui met l’accent sur la transcendance. La personnification des forces de la nature s’y donnait libre carrière ; mais on avait encore le sentiment de l’unité divine, comme le montre cette déclaration d’un poète védique : « Ce qui est un, les sages le nomment de diverses manières : on l’appelle Indra, Mitra, Varouna, Agni. » On adorait donc, dans les phénomènes matériels, les diverses manifestations de la puissance divine, de l’Esprit invisible qui pénètre toutes choses. Ces quatre noms de dieux, en effet, expriment tous à peu près la même idée : c’est la lumière céleste sous des aspects différents. Indra est le Dieu suprême, le Dieu du ciel, de l’air azuré, de la foudre, le Roi du monde ; c’est le Jupiter védique. Mitra, c’est le soleil en tant que bienfaisant ; le mot signifie ami. Varouna est le firmament étoile (grec ouranos), le plus redouté des dieux, parce qu’il est le dieu de la nuit et que les peuples enfants ont une crainte superstitieuse des ténèbres. Agni, en revanche, est le dieu qu’on aime, parce qu’il dissipe l’obscurité dans les demeures ; c’est le feu (agni, latin ignis). Ce qu’était Mitra dans le ciel, Agni le fut sur la terre ; c’est la divinité venue ici-bas pour éclairer les humains et leur prodiguer ses bienfaits ; il est par excellence le protecteur de la maison.
On le voit, s’il y a un fond monothéiste incontestable, il est menacé de disparaître ; l’immanence de Dieu dans la nature est fortement accusée, la tendance panthéiste est déjà là, prête à tout envahir.
Dans la période brahmanique, la religion indoue subit une transformation extraordinaire, on peut dire désastreuse : les germes malsains arrivent à maturité en étouffant les autres. Un premier mal fut l’établissement d’un clergé à part. Les brahmanes, ou religieux, qui étaient d’abord au même rang que les guerriers et ne formaient pas une classe distincte, eurent l’habileté de s’emparer du pouvoir spirituel en s’appuyant sur la superstition populaire, et de se constituer en sacerdoce ayant des privilèges exclusifs. La séparation absolue des quatre castes (brahmanes, guerriers, agriculteurs et aborigènes vaincus lors de la conquête), ajouta encore un cachet indélébile à cette nouvelle organisation : la société devint une théocratie gouvernée par les brahmanes, et où tout fut minutieusement réglé.
Mais il fallait justifier ces changements par la doctrine religieuse. Alors se produisit une grande évolution du polythéisme indou. Les anciennes divinités furent supplantées par Brahma, qui est tout ensemble la prière et l’être en soi. C’est par la prière qu’on entre en communication avec la divinité ; elle a un pouvoir magique, elle est comme la clef qui ouvre tous les mondes et met les dieux eux-mêmes à la disposition des mortels. Le rite de la prière fut donc élevé au-dessus de tous les dieux, et assimilé à « l’absolu indéterminé, » duquel procèdent toutes les existences et dans le sein duquel elles doivent toutes être résorbées tôt ou tard. C’est ici que le panthéisme trouva son expression la plus achevée, c’est-à-dire la plus écœurante et la plus vide.
« Brahma, disent les Lois de Manou, code sacré de la société brahmanique, Brahma produisit de sa propre substance tout ce qui existe au ciel et sur la terre. A chaque être il assigna dès l’origine ses qualités, ses instincts, sa prédestination invariable… Il créa quatre classes d’hommes, et à chaque classe il assigna ses droits et ses devoirs. De sa bouche il produisit le brahmane ; de son bras le kchatriya ; de sa cuisse le vaïciya ; de son pied le soudra. »
S’il y a une hiérarchie des êtres dans l’espace, il en est une aussi dans le temps. Tous les êtres émanent de Brahma et doivent y retourner ; mais, plus ils sont éloignés de lui, placés bas dans l’échelle, plus il leur faudra de temps, de métamorphoses, de souffrances, pour pouvoir rentrer dans son sein. Un des dogmes fondamentaux du brahmanisme est celui de la transmigration des âmes, dont on ne trouve aucun vestige dans les Védas les plus anciens. La religion primitive des Aryas n’y conduisait en aucune manière, et il est inadmissible que les brahmanes l’aient inventée de toutes pièces. Il est probable que c’est la religion des aborigènes, de race kouschite, ou fils de Cham, qui a déteint peu à peu sur celle des Indous, comme il arrive souvent dans l’histoire : quand le peuple vaincu est plus civilisé que ses vainqueurs, ceux-ci finissent par adopter en partie ses coutumes et surtout ses idées, ses croyances. On sait que les Egyptiens, qui étaient aussi des Chamites, croyaient à la métempsycose. Les brahmanes, de leur côté, trouvaient dans cette doctrine un puissant levier de domination, un moyen de terroriser les consciences.
Mais, dans ce panthéisme absolu, que restait-il encore pour la vie de l’âme ? La piété est illusoire ; on la remplacera par le formalisme en multipliant les rites. Imbus de l’idée qu’ils sont eux-mêmes des émanations de la substance divine, les brahmanes conçoivent la distance qui les sépare de Dieu, son éloignement, comme une notion purement abstraite, et non comme un fait moral ayant ses racines dans le cœur et la volonté. Or, qui dit religion, dit tentative de rapprochement et d’union entre la créature et le Créateur. Si donc vous niez que les deux parties contractantes soient distinctes, si vous posez en principe leur identité, la religion au sens propre du mot n’a plus de raison d’être. Un Indou de génie, plus sage que les autres, sinon mieux inspiré, en fournira la preuve : le panthéisme des brahmanes devait aboutir à l’athéisme du Bouddha. Ce qui a manqué à l’Inde, c’est l’élément moral, c’est un réveil de la conscience.