Distinction qui sépare le Juif du Gentil. — Villes et villages Juifs. — Aspect des villes. — La porte de la cité. — Places de marché. — Associations. — Caractère Juif. — Aspect d’une ville pendant la nuit. — Fenêtres. — Pensées du peuple sur la reproduction des objets par la main de l’artiste. — Idées du Rabbin Gamaliel. — Règles de police. — Le sanhédrin local. — Pavage des rues. — Architecture. — La route des toits. — Cour intérieure. — Ameublement. — Vie de famille. — Rites religieux. — Fêtes de famille. — Le sabbat. — La position de la femme. — Privation de postérité. — Parents et enfants. — Respect pour le vieillard. — Sentiments de vénération pour les parents anéanti par la tradition.
On peut affirmer que les signes distinctifs qui partageaient l’humanité en deux camps bien tranchés, les Juifs et les Gentils, frappaient les regards de tout observateur, non seulement dans le domaine religieux, mais encore dans la vie sociale. Quelque rapprochées que fussent les villes des païens et celles d’Israël, quelque fréquentes et intimes que fussent les relations entre elles, nul ne pouvait pénétrer dans une ville ou un village Israélites sans se sentir transporté, pour ainsi parler, dans un monde nouveau. L’aspect des rues, les édifices, l’ordonnance des habitations, les règlements municipaux et religieux, les manières, les usages du peuple, par-dessus tout, la vie de famille établissaient un contraste marqué entre la Gentilité et la nation élue. Une conviction naissait alors dans l’esprit. Ici, la religion n’est pas l’affirmation d’un simple credo, ni l’ensemble de quelques observances. Elle pénètre toutes les relations de l’homme avec ses semblables, elle dirige ses pas dans toutes les périodes de l’existence.
Représentons-nous une ville ou un village réellement Juifs. Il y en avait beaucoup. Dans tous les temps, la Palestine en avait eu un nombre bien plus considérable qu’on n’eût pu l’attendre de la grandeur du pays, ou du fait qu’une partie considérable de ses habitants se vouaient à l’agriculture. A l’époque même où les armées de Josué prenaient possession de cette contrée, elle comptait à peu près six cents villes. Nous pouvons nous en former une idée, par l’importance des cités lévitiques, qui devaient avoir une circonférence d’environ deux mille coudées et une population moyenne de deux à trois mille personnes. Mais le nombre des villes et des villages aussi bien que celui de leurs habitants s’accrut singulièrement dans les temps qui suivirent cette période. Josèphe nous dit, par exemple (Vita 43), que de son temps, on comptait au moins 240 villes dans la seule Galilée. Ce progrès était dû, sans aucun doute, au développement rapide de la population. On pouvait l’attribuer aussi à la passion de bâtir, qui formait l’un des traits du caractère d’Hérode, et de sa famille, passion à laquelle tant de forteresses, de palais, de temples et de villes durent leur origine. A l’exemple du Nouveau-Testament, Josèphe et les Rabbins nous présentent, pour désigner une cité, trois noms que l’on peut rendre par les termes de village, de commune et de ville. Ce qui distingue celles-ci, c’est qu’elles sont entourées de murailles. Il y en a de deux classes, celles qui étaient fortifiées déjà au temps de Josué, et celles qui ne remontaient qu’à une époque plus récente. On donne à une commune le nom de « grande » quand elle a une synagogue, et celui de petite, lorsqu’elle en est privée. Ceci dépend du simple fait que dix hommes au moins, nombre suffisant pour le culte d’une synagogue (appelée Batlanin) y ont leur résidence.
[De Betal : cesser — ainsi que l’explique le glossaire de Baba B. : 82 a, « des hommes sans reproche qui abandonnent leurs travaux pour se donner entièrement à l’œuvre de la synagogue ». Une telle réunion avait droit à une part des revenus des synagogues.]
On ne pouvait célébrer les services religieux, si le nombre des hommes avait été moindre que celui-ci. Les villages étaient dépourvus de synagogues. On pensait que leurs habitants se rendaient au marché de la commune la plus voisine, le lundi et le jeudi de chaque semaine. On célébrait alors le service religieux à leur intention et le Sanhédrin local tenait aussi une séance à cause d’eux (Megill 1 : 1-3). Une loi assez curieuse déclarait (Cheth 110) qu’un, homme ne pouvait pas obliger sa femme à le suivre, s’il se transportait d’un village dans une ville ou réciproquement de celle-ci dans celui-là. La première de ces prescriptions avait pour motif que dans une ville la population vivait resserrée dans un espace plus étroit, et que les maisons y étaient plus rapprochées les unes des autres. De là un manque d’air frais et pur, aussi bien qu’une privation des jardins dont on pouvait avoir la jouissance, quand on résidait dans un bourg. D’un autre côté, une femme pouvait refuser d’échanger l’habitation de la ville pour celle du village, parce que, dans les villes, on pouvait se procurer tout ce qui était nécessaire à l’existence, et que les habitants des environs affluaient de toutes parts dans ses rues et sur ses marchés, pour y porter leurs denrées.
Lorsqu’un voyageur s’approchait d’une des anciennes cités fortifiées de la Palestine, il rencontrait une muraille peu élevée, protégée par un fossé. Après l’avoir franchi, il atteignait les murs de la ville proprement dite. Pour y pénétrer, on passait par une porte massive, souvent revêtue de fer, et fortifiée par des barres épaisses et de solides verrous. Au-dessus de la porte s’élevait la tour du garde. Après l’avoir dépassée, on se trouvait dans un espace vide, ombragé ou abrité, où s’asseyaient « les anciens ». Ici, de graves citoyens discutaient les affaires publiques, recueillaient les nouvelles du jour, ou terminaient des transactions importantes. De larges squares, vers lesquels convergeaient diverses rues, formaient le théâtre animé des relations et des affaires. Les populations de la campagne stationnaient sur ces places, ou les traversaient, annonçant à haute voix les produits de leurs champs, de leur verger ou de leur laiterie, qu’ils mettaient en vente. Les commerçants ou les colporteurs étrangers y exposaient leurs marchandises. Ils attiraient les passants en leur vantant les nouvelles modes de Rome ou d’Alexandrie, les avantages des inventions les plus récentes du luxe de l’Orient, les produits artistiques du joaillier ou du dessinateur de Jérusalem. Cependant la foule oisive ou affairée passait devant eux en causant, marchandait les objets exposés sur les tables, échangeait de fines plaisanteries. Tout à coup, elle s’ouvre respectueusement pour faire place à un Pharisien. La conversation s’arrête, parce qu’un Essénien ou un sectaire politique ou religieux vient d’apparaître. Des malédictions murmurées à voix basse accueillent l’approche clandestine du publicain, dont les regards toujours mobiles se portent de tous les côtés. Il lui importe, en effet, que rien n’échappe aux mailles serrées du filet du receveur des taxes.
Les rues ont toutes des noms particuliers. Elles les empruntent, le plus souvent, au commerce ou à la corporation des marchands qui y a établi ses magasins. Un corps de métier est toujours réuni dans un quartier spécial, ou dans une synagogue particulière. A Alexandrie, les hommes qui avaient un commerce différent s’asseyaient, dans la synagogue, sur les rangs de l’association à laquelle ils appartenaient. C’est ainsi que saint Paul pouvait facilement rencontrer Aquilas et Priscille. Les ouvriers occupés dans les magasins se tenaient hors de la boutique, et, dans les heures de repos, ils échangeaient des salutations ou des railleries avec les passants. Tous les Israélites étaient frères, en effet, et il y avait comme une sorte de franc-maçonnerie dans leur manière même de saluer, qui renfermait, soit une reconnaissance du Dieu d’Israël, soit un souhait fraternel de paix et de bonheur. Faciles à s’irriter, vifs, pleins d’imagination et de malice, grands amateurs de paraboles, de sentences énergiques, de distinctions subtiles, de maximes spirituelles et piquantes, ils sont pleins de respect pour Dieu et pour les hommes, remplis de vénération en présence des vieillards, d’enthousiasme pour la science et les dons supérieurs de l’intelligence. D’une sensibilité extrême, ferventes, remplies de préjugés, toutes ces personnalités aux passions violentes et bientôt calmées, composent la foule qui circule sur ces places.
Entendez-vous la voix de ce Rabbin qui donne son enseignement dans un angle retiré, sous l’ombrage des grands arbres ? La science n’a pas défendu encore, chez les Juifs, de profaner les mystères en en répandant la connaissance devant la foule « illettrée ». Un jour, c’est la présence du Maître divin, qui tient ses disciples enchaînés à Lui par un charme mystérieux. Les auditeurs oublient les exigences de la faim, la fuite du temps, jusqu’à ce que le jour qui s’achève et les étoiles qui apparaissent dans le ciel bleu rappellent à plus d’un les promesses faites à leur père Abraham et accomplies à cette heure dans un Être plus grand que le patriarche vénéré.
Derrière la ville, lorsque tombe l’ombre du soir, voyez la foule de ceux qui, privés de citernes dans leurs demeures, se réunissent autour de la source ou de la fontaine dont ils aiment le doux murmure. Le garde est déjà monté sur le sommet de la tour, au-dessus de la porte de la ville, et les veilleurs de nuit vont parcourir les rues en patrouilles serrées. L’obscurité n’est pas complète, parce qu’il est d’usage de garder une lampe qui brûle toute la nuit dans la maison, et les fenêtres (à la différence de celles des habitations modernes de l’Orient) ouvrent principalement sur la rue ou sur la route. Celles-ci, plus larges, portent le nom de Tyriennes ; les plus petites sont appelées Egyptiennes. Elles ne sont pas garnies de vitres, mais de grilles ou de treillis. Dans les maisons riches, l’encadrement de la fenêtre se courbe avec art, recouvert de magnifiques incrustations. Le bois ordinairement employé est le sycomore commun, quelquefois l’olivier ou le cèdre, et dans les palais, le bois de santal venu de l’Inde. L’entablement, légèrement incurvé, est garni d’ornements plus ou moins curieux. Il est seulement interdit de représenter un objet qui existe dans le ciel ou sur la terre. Le sentiment, sur ce point, était tellement unanime, que la tentative faite par Pilate pour introduire, pendant la nuit, dans Jérusalem, les effigies de César, qui étaient placées au sommet des étendards, provoqua un tumulte effroyable, dans lequel les Juifs se montrèrent prêts à mourir pour leur foi (Josephe. Ant. XVIII : 3, 1). Le palais d’Hérode Antipas, à Tibériade, fut de même brûlé par la foule, parce qu’il était décoré d’images d’animaux (Josephe. Vit. 12).
Ces opinions excessives furent cependant abandonnées peu à peu, grâce surtout à l’influence du Rabbin Gamaliel, le maître de St Paul, Plus tolérant que les autres docteurs il ne craignait pas d’entrer dans une maison de bains publics, bien qu’elle fût ornée d’une statue de Vénus. « C’est la statue disait-il, qui a été dressée pour embellir la demeure, et non la maison de bains bâtie en l’honneur de la statue ». Ce raisonnement nous fait souvenir que Gamaliel connaissait quelque peu le Christianisme. La déclaration de son petit-fils : « une idole n’est rien, lorsque son culte a été désavoué par les païens » (Ab. Sar. 52) nous rappelle d’une manière plus précise encore l’enseignement de St Paul. Nous arrivons ainsi jusqu’à la doctrine orthodoxe moderne. Celle-ci permet de représenter des plantes, des animaux, etc. mais elle interdit les images du soleil, de la lune et des étoiles, si ce n’est pour l’étude de l’astronomie. Avec quelques hésitations, elle permet même les images des hommes ou des anges, pourvu que l’effigie soit creusée dans la pierre ou le métal, et n’apparaisse pas en relief.
On sait que les villes et les villages étaient soumis à des magistrats sévères. Les représentants de Rome étaient surtout des hommes de guerre, des agents du fisc ou des émissaires politiques. Il nous est dit que le général Romain Gabinius, environ un demi-siècle avant Jésus-Christ divisa la Palestine, au point de vue judiciaire, en cinq districts dont chacun avait à sa tête un Conseil (Josephe Ant. XII, 5, 4). Cette organisation fut maintenue peu de temps, et, pendant sa durée, il paraît que ces conseils étaient composés de Juifs. Dans chaque ville, siégeait un Sanhédrin de 23 membres, si elle comprenait au moins cent vingt hommes, ou de 3 membres, si la population était inférieure à ce chiffre.
[Le nom de Sanhédrin ou Sunedrion dérive sans aucun doute du grec, quoique les Rabbins aient essayé de le paraphraser ainsi « Sin » (Sinaï) « haderim » « ceux qui répètent ou exposent la loi. » Quelquefois ils en font remonter l’étymologie à la signification suivante : « ceux qui ont en haine de faire acception des personnes dans le jugement. ». Le nom de Sanhédrin étant censé composé des équivalents Hébreux des mots soulignés. On a récemment tenté de montrer que le Sanhédrin de trois membres n’était pas une cour régulière mais seulement une commission d’arbitres choisis par les parties elles-mêmes. (V. Schürer. Neutest. Zeitgesch. p. 403.) Mais l’argumentation ne paraît pas s’appliquer à tous les cas.]
Ces Sanhédristes étaient nommés directement par l’autorité supérieure ou grand Sanhédrin, « le Conseil » de Jérusalem, qui se composait de 71 membres. Il est difficile de fixer exactement jusqu’où s’étendait le pouvoir de ces cours de justice dans les affaires criminelles. C’est certainement aux sanhédrins inférieurs que se rapportent les passages suivants : « Celui qui dira à son frère Raca, mérite d’être condamné par le Sanhédrin. » (Matthieu 5.22) « Ils vous livreront aux tribunaux, et vous fouetteront dans leurs synagogues. » (Matthieu 10.17 ; Marc 13.9) Naturellement, toutes les affaires ecclésiastiques, et pour ainsi parler, les causes strictement juives, et les questions spécialement religieuses, étaient de leur compétence. Il y avait aussi dans chaque place ce que nous pourrions appeler des autorités municipales, sous la présidence d’un maire. Ces institutions fréquemment mentionnées dans l’Écriture avaient, dans la société Juive, de profondes racines. C’est peut-être de ces dernières que nous parle Luc 7.3 : « Le centurion députa à Jésus quelques anciens des Juifs pour le prier de venir guérir son serviteur. » Les règles de police et de salubrité étaient singulièrement strictes. A Césarée, par exemple, il existait un système régulier de drainage qui conduisait les immondices jusque dans la mer. Il était analogue probablement à celui de nos villes modernes, mais plus parfait encore (Josèphe, Ant. 9, 6). Il en était, de même, dans les bâtiments du Temple à Jérusalem. Dans chaque ville, et dans tous les villages on faisait exécuter les règles de salubrité avec la plus grande rigueur. Les lois exigeaient que les cimetières, les tanneries, les métiers qui pouvaient être préjudiciables à la santé publique fussent placés en dehors de la ville, à la distance d’au moins cinquante coudéesa. On devait se garder aussi d’établir les boutiques de boulangers et de teinturiers, aussi bien que les étables, sous le toit d’une habitation ordinaire. Dans l’érection des maisons nul ne pouvait dépasser la ligne fixée pour la façade. Les rues étaient plus larges, en général, que celles des cités modernes de l’Orient. La nature du sol, et la situation de plusieurs villes bâties sur des collines (du moins en Judée) offraient bien entendu des avantages au point de vue hygiénique. Cette circonstance rendait aussi le pavage des rues moins nécessaire. Nous savons, cependant, que certaines villes étaient pavées, Jérusalem, par exemple, de pierres blanches (Jos. Ant. XX : 9, 7). Afin d’éviter toute cause de discussion, défense était faite aux habitants d’ouvrir des fenêtres donnant sur la cour de leurs voisins. Il était interdit également de placer l’entrée principale d’un magasin dans une cour commune à deux ou trois habitations.
a – Voyez ces règles et d’autres semblables, surtout dans la Mishnah. (Baba B., I et II passim.)
Ces indications sommaires peuvent nous aider à nous figurer d’une manière plus exacte la vie de la cité Juive. Regardez cette rue d’une ville de Judée ou de Galilée. Les habitations diffèrent d’élégance ou de hauteur. Ici, c’est la maison du pauvre qui n’occupe guère que 8 ou 10 mètres carrés. Là, s’élève la demeure somptueuse du riche, haute quelquefois de deux ou trois étages, embellie de rangées de colonnes et d’ornements d’architecture. Nous voici en face d’une habitation de la classe supérieure, quoiqu’elle n’appartienne pas cependant à un patricien. Elle est bâtie de briques, de pierres non taillées ou polies au moyen du ciseau ; mais on n’a pas employé le marbre, et elle n’est pas ornée de sculptures. Ses murailles ne sont point peintes de couleurs délicates, telles que le vermillon. Elles sont blanchies simplement, ou revêtues d’une couleur plus modeste. Un escalier large, quelquefois somptueux, conduit directement du dehors au toit plat qui la domine, et dont le sol incliné très légèrement permet à l’eau de la pluie de s’écouler par des tuyaux dans la citerne qui se trouve au bas de la maison. La terrasse pavée de briques ou de pierres, est entourée d’une balustrade qui, selon la loi Juive, doit avoir au moins deux coudées de haut et être assez forte pour soutenir le poids d’une personne. Des règles de police conçues dans le même esprit de sollicitude défendaient d’avoir des puits ou des fosses ouvertes, des échelles insuffisantes, des escaliers en mauvais état, ou même des chiens dangereux autour des maisons. De la terrasse d’une habitation à une autre devait exister une voie régulière de communication, appelée par les Rabbins « la voie des toits. » (Baba Mes., 88 b) C’est ainsi qu’une personne pouvait s’échapper en passant d’un toit à un autre, jusqu’à ce qu’en arrivant à la dernière maison elle descendît par les escaliers qui conduisaient au bas de la demeure, sans être entrée dans aucune d’elles. C’est à cette « route des toits » que le Seigneur faisait allusion quand il donnait à ses disciples (Matthieu 24.17 ; Marc 13.15 ; Luc 17.31) les avertissements qui se rapportaient au dernier siège de Jérusalem. « Que celui qui sera au haut de la maison n’y descende point et n’y entre point, pour s’arrêter à emporter quoi que ce soit. » Pour les relations habituelles, la terrasse supérieure était la place la plus fraîche, la mieux aérée, la plus tranquille.
Naturellement, elle était utilisée quelquefois pour les besoins de la vie domestique. Mais on s’y retirait de préférence pour la prière ou pour se livrer au recueillement. Ici, on veillait, on attendait, on observait la venue d’un ami, ou d’un ennemi, l’approche de la tempête s’amassant dans le ciel. Ici, c’était le cas, pour le prêtre, placé sur le sommet du temple, avant le sacrifice du matin, on observait attentivement le moment où la flamme dorée de l’aube s’élevait à l’horizon. De ce point il était facile de soutenir un combat dangereux avec un assaillant placé dans la rue. Certainement, c’était le lieu le plus favorable aux secrets et l’on peut ajouter que c’était du haut de ces terrasses qu’il était facile de les divulguer (Matthieu 10.27 ; Luc 12.3). On construisait généralement la chambre de l’étranger sur le toit, afin que, sans être troublé par l’agitation de la famille, l’hôte pût entrer ou sortir de la demeure. Le jour de la fête des Tabernacles on y élevait les abris de feuillage dans lesquels Israël habitait pendant les heures consacrées au souvenir du pèlerinage du désert. Là était « la chambre haute » et la famille s’y réunissait pour la conversation. Parfois, elle choisissait la cour située au-dessous et plantée d’arbres qui répandaient une ombre agréable. Quand on était assis dans la galerie couverte qui l’entourait, et sur laquelle ouvraient tous les appartements, le bruit de l’eau s’épanchant doucement venait caresser l’oreille de son murmure argentin.
La chambre de l’hôte, à laquelle on pouvait parvenir du dehors sans passer dans l’intérieur, nous fait souvenir d’Elisée et de la Sunamite. Elle nous rappelle le dernier souper de la Pâque. Rien n’était plus facile pour le Seigneur et pour ses disciples que de s’y rendre et de la quitter sans entrer en contact avec ceux qui étaient dans la demeure. La galerie qui entoure la cour au-dessus du toit, ne retrace-t-elle pas aussi à notre pensée une scène d’une grande solennité ? Considérez ces hommes qui portent un jour un « malade atteint de paralysie ». Ils ne peuvent « s’approcher de Jésus à cause de la foule ». Ils se décident alors à « découvrir le toit de la maison où se trouvait le Sauveur et le descendent à travers les tuiles avec sa couche devant lui. » (Marc 2.4 ; Luc 5.19)
On trouve un fait significatif analogue, ou plutôt formant avec celui-ci un contraste éclatant, dans un récit qui nous est fait par les Rabbins (Mœd. K 23, a). Un jour ; nous dit-on, la bière sur laquelle était couché un maître célèbre ne pouvait passer par la porte, ils le portèrent et le descendirent du toit, non pour le ramener à une vie nouvelle, mais pour l’ensevelir.
Il y avait aussi un escalier qui conduisait de la terrasse supérieure dans la cour, et dans la maison. La porte principale donnait accès à une cour intérieure, quelquefois commune à plusieurs familles. Un portier ouvrait à ceux qui frappaient lorsqu’ils avaient fait connaître leur nom ainsi que Rhode à Pierre, dans cette nuit mémorable où il fut miraculeusement tiré de sa prison (Actes 12.13-14). Le Seigneur fait allusion à cet usage bien connu de la vie domestique lorsqu’il dit : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui, et je souperai avec lui et lui avec moi. » (Apocalypse 3.20)
Après avoir traversé la cour intérieure, et les galeries, on arrivait aux divers appartements destinés à la famille. C’étaient la salle de réception, et les chambres à coucher, dont les plus retirées étaient occupées par les femmes. C’étaient enfin les salles intérieures, où l’on se tenait surtout pendant l’hiver. Les meubles ressemblaient à ceux qui sont encore en usage aujourd’hui. Tables, lits, chaises, chandeliers, lampes, variaient de beauté et de prix, selon le rang et la richesse de la famille. Parmi les articles de luxe, on remarquait de riches coussins pour la tête ou les bras ; des ornements et quelquefois même des peintures. Les portes, en bois de pin, tournaient sur des gonds, et se fermaient au moyen de verrous de bois qui pouvaient être tirés du dehors par une clef. Les salles à manger, généralement spacieuses, servaient parfois à des réunions.
Nous avons décrit l’aspect des villes et la distribution des appartements d’une habitation de la Palestine. Mais nulle description ne peut nous donner une idée réelle d’un intérieur Juif. Tout ici était marqué d’un cachet particulier, A l’entrée de la vie, le rite de la circoncision séparait l’enfant d’Israël de toutes les nations qui l’entouraient, et le consacrait à Dieu. Les prières privées le matin et le soir, la vie de chaque jour sanctifiée, et la religion de la famille, donnaient au foyer domestique un caractère tranché. Avant chaque repas, les Israélites se soumettaient à des ablutions et à des oraisons prescrites par le rituel. Après le repas ils rendaient grâce. Il y avait en outre des fêtes spéciales de famille. Le retour du sabbat sanctifiait la semaine du travail. On saluait le lever du jour sacré par des chants, comme on salue la venue d’un jeune fiancé. Heures précieuses, journée du saint repos et de pure joie pour chaque famille. Le rabbinisme, il est vrai, remplit chacune de ces heures bénies de rites minutieux et de cérémonies purement extérieures. Il le dépouilla de son caractère divin, et en fit un insupportable fardeau. Par une série infinie de préceptes il s’attacha à déterminer ce qui constituait une œuvre faite avec effort et ce qui à ses yeux procurait de la joie. Néanmoins, l’idée fondamentale subsista comme une colonne brisée qui montre la place où s’élevait un palais autrefois splendide, et quelles en étaient les nobles proportions. Quand le chef de la famille revenait de la synagogue à son logis, à l’aube du Sabbat, il le retrouvait orné comme pour une fête. La lampe sabbatique jetait dans la maison sa brillante clarté. La table était couverte de tous les biens que pouvaient offrir les ressources du logis. Dès le début, il bénissait chaque enfant, en prononçant sur lui la bénédiction d’Israël. Puis quand le soir venait, la lumière du sabbat, en s’éteignant, établissait une séparation solennelle, entre les heures consacrées et la semaine du labeur. C’était encore au nom du Seigneur que l’on reprenait le travail de chaque jour. Les étrangers, les pauvres, les veuves, les orphelins, n’étaient pas oubliés. On pourvoyait largement à leurs besoins, ils participaient eux aussi à ces cérémonies pieuses qui n’étaient pas considérées comme un fardeau, mais comme un privilège, et c’était avec beaucoup de délicatesse, que les secours leur étaient distribués. Tout le peuple d’Israël était un peuple de frères. Tous pouvaient se dire citoyens de Jérusalem. Ceux qui ont étudié de près la vie Juive, ses ordonnances, ses usages ne l’ignorent point.
[Que le lecteur veuille se rappeler que ce ne sont ici que des esquisses. Nous réservons une étude complète de tous ces sujets pour une œuvre plus considérable que celle que comporte le plan de cet ouvrage.]
Tout cela ne nous fournit encore qu’un faible crayon de la vie religieuse, plutôt que de la vie de famille. Disons, en premier lieu, que le nom même donné à la femme dans la langue Hébraïque, lors de sa création (Genèse 12.23) la désignait comme la compagne de son époux, comme son égale (Ischah, une femme, de Isch, un homme). Etudiez les relations qui existaient entre l’homme et la femme, les parents et les enfants, les personnes jeunes et les vieillards, et vous reconnaîtrez la différence immense qui sépare le Judaïsme des religions païennes. La désignation même sous laquelle Dieu se présentait à son peuple, en s’appelant son Père, devait donner une force spéciale au lien qui unissait les parents terrestres à leurs descendants. Elle lui communiquait un caractère sacré.
Qui peut ignorer que la destination d’Israël, considéré comme nation, était de donner naissance au Messie ? Il y avait dès lors, pour chaque famille, un. intérêt profond à ce qu’aucune des lumières d’Israël ne vînt à s’éteindre par l’absence d’un héritier. De là cette conséquence singulière. On appliquait à ceux qui mouraient sans enfants des paroles comme celles de Jérémie (Jérémie 22.10) « pleurez celui qui fut emmené, car il ne reviendra plus ». Quant à celui qui en était privé, il était, disait-on, semblable à un mort. Les écrits des Rabbins sont pleins d’expressions proverbiales se rapportant aux relations des parents avec les enfants. Aussi bien, la lecture du Nouveau-Testament nous rappelle que ceux qui l’ont écrit étaient Juifs. Lorsque, dans un élan passionné, l’apôtre décrit la sécurité du chrétien, et dit : (Romains 8.33) « Qui accusera les élus de Dieu ? Dieu est celui qui les justifie » nous pouvons supposer que la parole suivante : « Un père pourrait-il porter témoignage contre son enfant ? » ( Abod. S. : 3) était bien familière à l’apôtre. La question analogue : « Un père peut-il haïr son propre fils ? » rappelle à notre esprit la consolation que l’Epître aux Hébreux donne à ceux qui sont dans la souffrance (Hébreux 12.7) « Si vous endurez le châtiment, Dieu vous traite comme ses enfants, car quel est l’enfant que le père ne châtie pas ? »
Aucun crime n’était plus sévèrement puni qu’une violation du cinquième précepte du Décalogue. Le Talmud, avec sa minutie habituelle, entre ici dans les détails les plus circonstanciés. Il établit pour règle qu’ « un fils est obligé de nourrir son père, de lui donner à boire, de l’habiller, de le protéger, de le conduire dans la maison. de le guider au dehors, de laver son visage, ses mains et ses pieds. » A ce précepte, la Gemara de Jérusalem ajoute que le fils est aussi obligé de mendier pour son père. Il est vrai, les Rabbins accordaient ici un privilège au parent spirituel. Les devoirs étaient plus sacrés quand ils se rapportaient à celui qui nous enseigne la loi, que lorsqu’ils concernaient le véritable père de l’Israélite.
Les parents, à leur tour, veillaient avec beaucoup de soin sur leurs enfants. Ceux-ci leur témoignaient leur reconnaissance en supportant leurs faiblesses, en se soumettant aux épreuves auxquelles les caprices du vieillard et ses infirmités venaient les assujettir. L’opinion publique était fixée sur ce point. La négligence à remplir ces devoirs, le défaut de considération et d’affection pour les auteurs de ses jours auraient éveillé, chez tout Israélite, un sentiment d’horreur pour le fils indigne. Quant aux crimes envers les parents, que la loi de Dieu punissait des châtiments les plus sévères, ils semblent heureusement avoir été presque inconnus, parmi les fils de Jacob. Les préceptes des Rabbins traçaient nettement les devoirs des pères et la limite de leurs pouvoirs. Un fils qui pouvait gagner sa vie était considéré comme affranchi de leur autorité, et bien qu’une fille demeurât soumise à la puissance paternelle jusqu’au mariage, elle ne pouvait pas, lorsqu’elle était parvenue à l’âge nubile, être donnée à un époux sans son consentement, librement exprimé. Il était permis à un père de châtier son enfant, mais seulement tant qu’il était jeune, et jamais jusqu’à détruire en lui le sentiment de la dignité personnelle. Frapper un enfant déjà grand, était interdit sous peine d’excommunication, et l’injonction apostolique : (Éphésiens 6.4) « Pères n’exaspérez pas vos enfants, mais élevez-les en les corrigeant et les avertissant selon le Seigneur » trouve un écho, presque littéral dans le Talmud (Moed. K. 17, a). A proprement parler, la loi Juive limitait le devoir absolu du pèreb de nourrir, de vêtir et de loger son enfant à la 6e année. Après cet âge, celui-ci pouvait être exhorté à remplir ce devoir d’affection paternelle, mais non légalement contraint de le faire (Chethub, 49 b, 63 b). Dans le cas de séparation du père et de la mère, cette dernière était chargée des filles, et le père des garçons. Cependant les derniers aussi pouvaient être confiés à la mère, si le juge croyait qu’il fut de l’intérêt des enfants d’en agir ainsi.
b – Une mère était affranchie de cette obligation légale.
Quelques détails sur le respect dû au vieillard termineront convenablement cette rapide esquisse de la vie Juive au foyer domestique. Bien que l’on puisse mettre en doute son exactitude exégétique, elle était belle la pensée des docteurs lorsqu’ils enseignaient ce qui suit : De même, disaient-ils, que les tables brisées de la loi étaient conservées dans l’arche, ainsi l’âge avancé devait être vénéré et chéri, alors même que l’esprit du vieillard ou sa mémoire eussent été détériorés par la main du temps. Et certes, lorsque les Rabbins recommandaient de respecter le vieillard qui ignorait la loi ou qui appartenait au peuple des Gentils, ils poussaient la condescendance jusqu’à ses limites extrêmes. Toutefois, les opinions différaient sur ce point. On lisait bien ces paroles dans le Pentateuque (Lévitique 19.32) : « Lève-toi devant les cheveux blancs, et honore la personne du vieillard et aie la crainte de ton Dieu » ; mais on l’appliquait exclusivement aux savants qui, seuls, pouvaient être regardés comme des hommes mûris par l’âge. Le Rabbin José comparait les jeunes hommes instruits dans cette auguste science, à ceux qui mangent des grappes vertes, et qui boivent du vin nouveau. Mais le Rabbin Jehudah enseignait « qu’il ne fallait pas regarder à la cruche, mais à ce qu’elle contenait. Il y a des vaisseaux neufs pleins de vin vieux, et de vieilles outres qui ne contiennent pas même du vin nouveau. » (Ab. IV : 20) Dans Deutéronome 13.1-2 ; 18.21-22, le Livre sacré invitait le peuple à éprouver le prophète en examinant quels étaient les miracles qu’il pouvait accomplir. C’est de cette parole que les Juifs faisaient une fausse application, quand ils demandaient à Jésus quel signe il leur montrait, pour confirmer son autorité divine (Jean 2.18 ; 6.30), tandis que, dans Deutéronome 17.10, le Livre saint disait simplement : « agis suivant le point de droit qu’ils t’auront exposé dans le lieu choisi par l’Éternel. » On demandait en conséquence : Quelle est la différence entre un homme âgé et un prophète ? La réponse était précise : Un prophète est semblable à un ambassadeur auquel vous ajoutez foi à cause des lettres royales qui l’accréditent auprès de son souverain. Mais un ancien est un homme, dont vous acceptez la parole, sans réclamer de semblables attestations. Montrez aux vieillards des marques extérieures de respect. Levez-vous en leur présence, évitez d’occuper leur siège, répondez-leur avec modestie, donnez-leur enfin les places les plus éminentes dans toutes les fêtes. Voilà les devoirs que l’Éternel impose partout aux personnes plus jeunes.
Après avoir montré la rigueur avec laquelle le Rabbinisme veillait à l’observation des devoirs mutuels imposés aux parents et aux enfants, il est instructif de remarquer comment la tradition, dans son adoration de la lettre, anéantissait, en réalité, l’esprit de la loi divine. Un exemple suffira, d’autant mieux que celui que nous choisissons aura le double avantage d’illustrer une allusion du Nouveau-Testament, qui offre quelque difficulté, et de mettre sous nos yeux le caractère réel du traditionalisme. Aucun commandement ne pouvait être plus en harmonie avec l’esprit et, tout ensemble, avec la parole de la loi, que le suivant « que celui qui maudira son père ou sa mère meure de mort. » Cependant nous voyons que Jésus-Christ accuse, d’une manière précise, la tradition de le « violer » (Matthieu 15.4-6). La citation suivante empruntée à la Mishnah (Sanh. VII : 8) met en pleine lumière la justice de cette accusation : « Celui qui maudit son père ou sa mère n’est pas coupable, si ce n’est lorsqu’il les maudit en mentionnant d’une manière expresse le nom de Jéhovah. » Dans tous les autres cas, le sage les absout ! Et ce n’est pas là un exemple unique de la manière dont les Rabbins avaient perverti l’enseignement de la loi. En réalité le système moral de la synagogue laisse dans l’esprit la même impression de tristesse que son enseignement doctrinal. On ne rencontre partout que des observances minutieuses imposées au fidèle, chaînes habiles et savantes forgées par de subtils casuistes, et dont on ne peut donner une description plus fidèle qu’en employant les paroles du Sauveur : « Vous avez anéanti le commandement de Dieu par votre tradition. »
[C’est ainsi que les douze traités qui forment la dernière partie de la Mishnah s’occupent de la question de la pureté et de la souillure légales. Rien de plus explicite, par exemple, que les ordonnances qui se rapportent au lavement ou plutôt à l’arrosement des mains. L’immersion des mains n’était obligatoire que lorsqu’on devait consommer des aliments saints. Les vases nécessaires pour cette opération, l’eau convenable, la personne qui doit la répandre, tout est déterminé avec précision. La négligence de l’ablution des mains, avant le repas, était mise au nombre des transgressions que le Sanhédrin punissait de l’excommunication. (Berachoth, fol. 46, col. 2.) Celui qui saisit le pain avec des mains souillées a commis un péché aussi grand que s’il s’était abandonné à l’impureté. (Sota fol. 4, col. 2.) Trois péchés, disait le R. Abhu, amènent la pauvreté sur la tête d’un homme. L’un d’entre eux consiste à tenir en petite estime le lavement des mains. (Sabbath. fol. 62, col. 2.) Celui qui néglige cette sainte pratique sera enlevé du monde. Si l’école d’Hillel admettait que l’on pouvait prier en tout temps on déclarait cependant que celui qui prie avec des mains souillées est digne de mort. (Sohar. sur Deut., fol. 101, col. 411.) Le mode de l’ablution était soigneusement déterminé. Dans le lavement des mains avant le repas, disait le R. Chva, fils de Ase, il faut tenir les mains dirigées vers le ciel. Après le repas il faut les incliner vers le sol. (Sota. fol. 4, col. 2.) De grands exemples donnaient une autorité toute spéciale à ces décisions. Lorsque le R. Akiba gémissait dans la prison, le geôlier lui apporta, un jour, un peu moins d’eau qu’où n’avait l’habitude de lui en donner pour son repas. Le Rabbi en réclama une plus grande quantité pour qu’il lui fût possible de faire l’ablution des mains, avant de prendre sa nourriture. « Eh ! quoi, répondit celui-ci saisi d’étonnement, tu n’as pas assez d’eau pour apaiser ta soif et tu veux employer la faible mesure qui t’est donnée pour le laver les mains ? » — « Comment me conduire autrement dans une situation si difficile ? répondit le Rabbi. Ne vaut-il pas mieux que je meure de soif, plutôt que de violer un commandement dont la mort spirituelle (c. d. la perte de la vie éternelle) est l’inévitable conséquence ? » (Eruben, fol. 21, col. 2.) (V. Schürer, N. z. 432, s. — Sur le Sabbat c. p. Note VI à la fin du volume.) (G.R.)]
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