La prémisse supposée par le système matérialiste est qu’il n’y a dans l’univers et par conséquent dans le moi, qu’une substance, la matière ; et la méthode issue de cette présupposition ontologique, et que nous nommons positiviste, se résume en ce que toute connaissance ne peut dériver chez le moi que de l’affection pure et simple des sens, de l’expérience sensible, de la sensation. « L’organe observé et l’organe observateur étant dans ce cas identiques, écrit Auguste Comte, comment l’observation pourrait-elle avoir lieu ? »
L’empirisme de Bacon, auquel on doit le renouvellement de la méthode scientifique, ne s’opposait qu’à la méthode idéaliste et aprioristique, appliquée aux sciences naturelles, qui ne relèvent que de l’observation des faits sensibles. L’empirisme sensualiste que nous appelons positivisme n’est que l’exagération extrême, ou si l’on veut le travestissement de cette méthode légitime.
Le fondateur reconnu de l’empirisme sensualiste fut Locke, dont la devise fut : Nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu. L’esprit était, selon lui, comme une chambre obscure et vide, ou comme un miroir sur lequel tombent les images du monde extérieur, sans qu’il y apporte son concours. Toutefois le sensualisme de Locke n’était pas encore parfaitement conséquent à lui-même ; car l’expérience qu’il institue comme moyen universel de connaissance, se différencie elle-même en sensation, qui est l’aperception des choses extérieures par le moyen des sens, et en réflexion, qui est l’aperception des opérations intérieures de l’âme. Toute connaissance n’avait donc pas son origine dans l’expérience sensible. L’empirisme de Locke ne tenait encore que d’un sensualisme mitigé.
Ce fut à Condillac à réduire à l’unité les deux sources de connaissances comprises dans l’expérience, selon le système de Locke, et à faire disparaître par conséquent l’incohérence résultant de la juxtaposition de deux procédés étrangers l’un à l’autre à l’origine de nos connaissances. Selon Condillac, la sensation suffit à nous les procurer toutes, et la réflexion, qui dans le système précédent intervenait comme aperception des opérations intérieures du moi, est ramenée elle-même à la sensation ; tous les faits dits spirituels, entre autres la combinaison des idées et la volonté, ne sont considérés par Condillac que comme des sensations modifiées ; et on sait comment il chercha à illustrer cette thèse en nous représentant une statue, organisée à l’intérieur comme l’homme, et chez laquelle chaque sens s’éveillant à son tour, remplirait l’âme des impressions qu’il reçoit.
Ici encore, une dernière réserve était faite en faveur du spiritualisme ; la statue humaine n’avait pas dit son dernier mot ; la matérialité de l’âme n’était pas encore affirmée ; l’existence de Dieu n’était pas encore positivement niée ; il était réservé à Helvétius de tirer ces dernières conséquences.
On aurait du penser un moment que le positivisme de ce siècle, héritier du sensualisme du siècle passé, observerait une attitude plus réservée à l’égard des parties de l’être situées en dehors de l’horizon de nos facultés d’observation, et qu’Auguste Comte avait reléguées dans le domaine de l’inconnaissable. Le positivisme afficha d’abord la prétention difficile, il est vrai, à soutenir longtemps, de se comporter en indifférent à l’égard de ces domaines inaccessibles à nos sens, et nous lui aurions su gré de cette retenue ; nous l’aurions même, jusqu’à un certain point, approuvée et reconnue conforme aux prémisses énoncées plus haut. Si c’est par la foi seulement que les choses supersensibles sont vues, comment trouver mauvais que ceux qui n’en appellent qu’à l’opération sensible comme moyen de connaissance, se déclarent incompétents à l’égard de tout objet de l’ordre supersensible, n’ayant ni le droit de l’affirmer, ni non plus celui d’y opposer des négations qui se trouveraient être des affirmations en sens inverse !
Mais non ! les vérités spirituelles et éternelles sont si grandes et si fortes qu’elles ne sauraient rester dans les dédains de l’homme. Elles veulent être adorées ou rejetées avec colère ; et la neutralité à leur égard ne sera jamais qu’apparente.
Ce qui était à prévoir est donc arrivé : le disciple le plus important de Auguste Comte, M. Littré retrancha résolument de l’univers des êtres l’objet inconnaissable que le maître avait déclaré seulement hors de notre portée, et il passa ainsi, en forçant sa propre méthode et les prémisses de l’école, du doute ou de l’ignorance à la négation. Toute supposition d’une cause première et de causes finales sera donc désormais interdite à quiconque veut renoncer à « juxtaposer des incompatibilités. »
On a souvent cité la hiérarchie des trois états de la raison humaine, dressée par le chef de l’école positiviste :
« La loi fondamentale de l’intelligence humaine consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances passe successivement par trois états théoriques différents : l’état théologique ou fictif, l’état métaphysique ou abstrait ; l’état scientifique ou positif. En d’autres termes, l’esprit humain par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher dont le caractère est essentiellement différent, et même radicalement opposé : d’abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique, et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies ou de systèmes généraux de conception sur l’ensemble des phénomènes, qui s’excluent mutuellement. La première est le point de départ nécessaire de l’intelligence humaine, la troisième, son état fixé ou définitif ; la seconde est uniquement destinée à servir de transition.
« Dans l’état théologique, l’esprit humain dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et continue d’agents surnaturels, plus ou moins nombreux, dont l’intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l’univers.
Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l’application consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante.
Enfin dans l’état positif, l’esprit humain reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers et à connaître les causes intimes des phénomènes pour s’attacher uniquement à découvrir par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L’explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n’est plus que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelquefois généraux, dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombree. »
e – Cours (le philosophie positive).
On le voit par cette citation : Littré était fondé après tout à retrancher, au nom du positivisme bien compris et conséquent, le fait inconnaissable du nombre des possibles, puisque les trois méthodes pratiquées tour à tour pour procurer à l’homme les diverses connaissances utiles et nécessaires à son être, s’excluent réciproquement.
Nous constatons que nous nous sommes assez bien rencontré avec l’auteur dans la détermination de ces trois méthodes elles-mêmes ; à cette différence près que nous sommes renvoyés du sommet de l’échelle auquel nous aspirions, jusqu’à son dernier degré. Comme théologiens toutefois, nous ne sommes encore de la part du positivisme, que les objets d’un dédain transcendant, tandis que la métaphysique, on le sent à chaque ligne, est immolée à la haine. Il y a rivalité de voisins entre la philosophie positiviste et la philosophie idéaliste. Je trouve des témoignages non équivoques de cette rivalité dans l’ouvrage récent de M. Vacherot : Le nouveau spiritualisme. Nous y lisons entre autres : « Littré lui-même, si antipathique à toute spéculation métaphysique, n’était point indifférent aux dogmes religieux… Il n’était impitoyable que pour la métaphysique » (page 217). M. Vacherot, de son côté, en sa qualité de philosophe spiritualiste, n’est rien moins que clément à ses adversaires d’en bas : « C’est d’un guide que l’esprit humain a besoin, non d’un geôlier. Le positivisme est une philosophie de myopes » (page 170).
Nous avons annoncé l’intention de chercher la réfutation de la méthode empirique-sensualiste ou positiviste non point en dehors de l’homme, mais dans le jeu constaté de ses propres facultés. Indépendamment en effet des considérations morales et religieuses qui s’opposent aux conclusions de la méthode et par conséquent la repoussent elle-même, et à ne consulter que l’observation psychologique même élémentaire, mais consciencieuse et impartiale, le positivisme est déjà réfuté par le fait de l’existence et de la conscience du moi et par la présence de ses facultés, dont la sensation à elle seule ne suffit pas à rendre compte.
Je dis d’abord que le positivisme se heurte à ce fait d’expérience immédiate : l’identité du moi et la conscience inhérente au moi de cette identité. Car si ce que nous appelons l’esprit n’est qu’un composé de substances étendues et divisibles à l’infini, on demande comment il pourrait résulter des combinaisons quelconques de ces molécules ou atomes, un fait simple et identique à lui-même comme le moi et la conscience du moi.
Mais supposé même que le moi se fût formé à un moment donné par la résultante de ces combinaisons, on expliquerait moins encore l’identité persistante de cette substance à travers les mutations incessantes des molécules dont il serait composé, et la conscience persistante de cette identité qui se traduit dans le phénomène de la mémoire. Comment en effet les sensations successives et variables perçues par le moi une fois formé, ne seraient-elles pas emportées avec la cause qui les a produites ? Comment expliquer que la conscience passée du moi ne soit pas modifiée au fur et à mesure du mouvement incessant de la substance corporelle qui en serait le seul récipient ? On dira que le souvenir s’efface en effet avec les années, et dans la mesure où la sensation causée par l’objet s’éloigne de son origine. Mais ce fait qui est fréquent n’est point constant, et les exceptions qu’il subit suffisent à détruire ce moyen de défense. Chacun sait que la mémoire des vieillards laisse souvent échapper les objets récents, pour conserver seulement, mais avec une extrême ténacité, les impressions anciennes.
Ces données fondamentales de toute expérience suffisent déjà à nous attester la présence chez moi d’un agent différent de l’organe sensitif, auquel doivent être attribués ces premiers effets que nous venons de signaler comme dépassant évidemment les limites de la sensation. Mais notre démonstration ne pourra qu’être confirmée, si de la considération du moi en lui-même, nous passons à ses facultés essentielles et permanentes. Ici encore, les effets nous paraîtront dépasser de toutes parts la sensation, cette cause unique qu’on prétend leur assigner et qui est censée en rendre suffisamment compte.
Afin de ne pas être suspects de produire des témoignages intéressés, commençons par interroger l’enfant. Jusqu’à ce qu’il connaisse, et pour qu’il apprenne à connaître le moindre objet, à se rendre compte du moindre des rapports, jugez de la multitude d’opérations diverses qui seront nécessaires ; avant toute expérience acquise, combien de comparaisons, de combinaisons d’actes intellectuels et volitifs, de préparatifs même inconscients, ne sont pas supposés par le résultat le plus élémentaire de l’éducation et n’y sont pas renfermés !
Nous affirmons que même la connaissance sensible la plus élémentaire appelle chez le plus petit enfant le concours d’autres agents que l’organe sensitif, et que sans ce concours, il ne serait jamais arrivé aux connaissances qu’il possède ; que du moins il nous est impossible de concevoir comment il y serait arrivé.
L’œil a perçu une couleur, mais cette première perception n’a produit d’abord chez le sujet qu’un effet physique immédiat et brut ; cette sensation allait disparaître avec sa cause par suite du mouvement de la substance organique qui l’avait reçue. Ainsi elle restait tout ensemble inerte et passagère, si un autre agent, que nous désignons provisoirement par X, déjà présent et actif, quoique peut-être encore inconscient de lui-même, n’était intervenu aussitôt, s’emparant de cette perception sensible pour comparer, interpréter, combiner, fixer dans le souvenir, et au besoin même compléter et rectifier les données du sens, les convertir en idées, en notions, en jugements. En effet le sens de la vue a perçu l’objet double ; l’aperception est unique ; le sens a perçu l’objet renversé ; à l’agent X de redresser cette image ; le sens a perçu tous les objets sur le même plan ; l’agent X intervient, il s’aide d’expériences multipliées sans doute, mais que lui-même institue et dont seul aussi il est capable de tirer des conclusions utiles, puisqu’elles dépassent chaque sensation particulière et ne résultent que de leur comparaison ; et le voilà qui tour à tour unifie ou différencie les objets de la perception, les replace à distance, donne le relief à ces plans.
L’empirisme sensualiste ne nous a pas encore expliqué comment il se fait que la connaissance utile qui aurait dû être l’effet immédiat de la sensation unique ou particulière, se trouve être à divers égards la contrepartie de la sensation, à moins que celle-ci, ce qui serait très spécialement surnaturel, n’eût pris soin de se rectifier et de se corriger elle-même.
On dira que tous les faits qui viennent d’être énumérés se passent chez l’animal comme chez l’homme ; et que si l’animal, par un moyen ou par un autre, parvient à rectifier lui aussi la perception sensible, cette analogie ne peut que compromettre la cause de l’esprit chez l’homme lui-même.
Nous répondrions d’abord que nous ne sommes point de l’avis de Descartes, qui tenait l’animal pour une simple machine ; nous ne faisons point de difficulté d’admettre chez lui un autre agent que l’organe sensitif, et c’est à cet agent que nous rapportons l’instinct, première formation de l’intelligence. Il est constant ensuite que, comparée à ce qui se passe chez l’homme le moins développé, l’interprétation de la sensation reste à l’état rudimentaire chez l’animal le plus intelligent, et dans les cas même où la sensation est le plus vive et le plus forte. Quoi qu’il en soit, voici une faculté propre à l’homme et distinctive de sa nature, qui sépare le type même le plus dégradé de l’espèce humaine, du type de l’animalité même le plus parfait ; une faculté dont l’existence suffirait à elle seule à réduire à néant la thèse que l’homme ne possède que la sensation, et que toutes ses connaissances sont exclusivement d’origine sensible : c’est le langage.
Prenons, pour mieux établir cette proposition, le fait à son degré élémentaire : la dénomination d’objets sensibles. Le nom d’un objet de cet ordre est un signe conventionnel, qui rassemble sous sa juridiction une série plus ou moins considérable de traits, lesquels, sans ce secours, allaient se perdre en sortant de l’intelligence, tandis que l’organe que je continue à appeler X, va former de tous ces traits une synthèse plus ou moins rigoureuse, qui, aussitôt confiée à la mémoire du sujet, lui sera rendue au premier appel. Or c’est là, disons-nous, une opération qui dépasse de toutes parts les limites de la sensation, et dont l’animal lui-même, quoique plus précoce que l’homme, reste et restera à jamais incapable ; et c’est le transformisme lui-même qui, en formulant la loi d’adaptation, nous a enseigné que l’empêchement au langage résidant dans la conformation physique de l’animal, eût promptement cédé devant un besoin supérieur de la nature, s’il eût existé. Si donc l’animal est resté aloge, c’est que les conditions essentielles du langage lui font défaut, que l’animal qui peut avoir des notions du non-moi, ne possède pas la conscience de l’identité du moi, et que restant ainsi livré à la pluralité, il ne sait reconnaître que les unités que lui fait percevoir sa sensation immédiate. Quant aux unités suprasensibles, celles-là même qui sont formées dans l’enceinte de l’ordre sensible par des rapports transcendants à la sensation, elles lui échappent et ne sont saisissables pour l’homme lui-même qu’à la suite d’une éducation dont la durée est proportionnée au nombre et à la nature de ces rapports.
Le mot cep est le signe représentatif d’un certain nombre d’éléments perçus par des sensations multiples et successives, dont mon intelligence fait rapidement la synthèse énoncée par le substantif cep. J’ai perçu des feuilles, des sarments, une souche, mais de tout cela ne résultait point encore l’idée unique du cep.
L’on me dira que la sensation causée en moi par le cep, étant unique et simultanée, il n’est pas nécessaire de supposer, pour rendre raison de la notion que j’en ai, une synthèse d’un autre ordre que la sensation dont je parle, ni supérieure à elle. Je le nie, puisque décomposant à volonté la sensation que cause en moi l’objet que je nomme cep, j’y discerne de nouvelles unités distinctes, comme celles qui se nomment sarments, feuilles, souche, à chacune desquelles j’attache un signe distinct ; que, dans ces unités elles-mêmes, poursuivant mon travail de décomposition, j’en aperçois de toujours plus particulières, auxquelles je renonce à attacher des noms propres, et que je réunis, malgré les sensations diverses qu’elles me causent, sous les rubriques sarments, feuilles, souche, pour remonter de là, à mon gré, à l’unité supérieure du cep.
Nous pouvons constater ici déjà que la synthèse qui s’opère en moi dans chaque fait de dénomination, des différents éléments de l’objet perçus par mon sens, est d’autant plus éloignée et détachée de la sensation que les rapports entre ces éléments sont plus généraux, et qu’à mesure que nous nous élèverons des noms concrets aux abstraits, notre thèse deviendra de moins en moins contestable.
Le mot vigne signifie une synthèse plus étendue de mes sensations que le mot cep, et le rôle de la sensation immédiate paraîtra d’autant plus insuffisant dans ce cas supérieur au premier, que les perceptions reçues des divers éléments de la chose paraîtront moins solidaires les uns des autres. En prononçant le mot vigne, j’éveille dans mon esprit et dans celui d’autrui l’idée d’une collectivité de ceps plantés dans un certain sol qui est lui-même délimité par des bornes ou des murs. Or, en admettant même que la sensation du cep eût été unique et simultanée, celle de la vigne se décompose en un certain nombre d’éléments répondant à des objets manifestement hétérogènes, bien que juxtaposés les uns aux autres ; et la réduction de tous ces éléments dissemblables à l’unité que j’appelle vigne, ne peut être que le résultat d’une opération spécifiquement distincte de la première, et consistant à réunir toutes ces données sensibles jusqu’alors juxtaposées, sous la norme d’une idée supérieure à toutes, puisqu’elle est étrangère à chacune d’elles.
Mais si la dénomination d’un objet sensible suppose en moi l’opération d’une faculté suprasensible, le sens me fournira moins encore à lui seul les moyens de remonter successivement de la notion de l’être particulier et concret à celle des rapports qui existent entre ces différents êtres particuliers, aux notions de l’espèce, du genre, ou du règne dans lesquels cet individu se classe, et qui sont les résultats de généralisations toujours plus vastes opérées dans des séries quelconques d’êtres particuliers. En d’autres termes, si la dénomination d’un objet particulier dépasse déjà les pouvoirs de l’organe sensitif, nous affirmerons à plus forte raison cet écart en ce qui concerne la définition de tout objet ; car, à la différence de ceux qui disent que définir n’est que montrer, nous tenons que la définition consiste à rapporter un objet à l’unité plus générale, et par conséquent suprasensible, dont il fait partie.
Or la dénomination et la définition d’objets sont des opérations constantes de l’intelligence humaine ; et nous constatons que chacune d’elles suppose une série indéfinie d’opérations, préparatoires et subalternes, soit d’analyse, soit de synthèse, dont je ne puis même arrêter le nombre, tant est rapide leur succession, et qui s’ajoutent à la sensation, pour produire toute connaissance. Nous disons que l’éclosion du langage chez tout individu humain, est le prodige toujours renouvelé de cette autre substance de l’homme, agissant sans doute par le médium de la nature sensible, mais non contenue en elle, non donnée par l’expérience sensible, la dépassant au contraire de toutes parts, et au défaut de laquelle la conscience du moi et le fonctionnement des facultés humaines les plus élémentaires se résolvent en impossibilités pures et simples.
A ce degré déjà de notre démonstration, nous croyons avoir le droit de dire que la méthode que nous avons qualifiée de monistique-positiviste, est condamnée par l’observation impartiale des faits.
Mais la connaissance des faits particuliers ne fournit à l’homme, nous l’avons dit, que les éléments indispensables de toute science. Une fois les faits connus, il reste à les mettre en rapport les uns avec les autres, à découvrir dans leur succession ininterrompue un certain ordre ; à rapporter les antécédents aux conséquents comme les effets à leurs causes ; à formuler des lois. A propos de chaque fait qui traverse le champ de mon expérience, la faculté quelconque qui s’appelle en moi la pensée, se pose une double question : celle du comment et celle du pourquoi ; elle applique invinciblement et constamment aux données de l’expérience ces deux catégories qui se distinguent d’ailleurs sans s’exclure : celles de la cause efficiente et de la cause finale.
C’est même là un caractère commun à tous les âges de l’homme, et l’enfant, moins peut-être encore que l’homme fait ou que le savant, ne se contente de la connaissance du quoi ; du fait particulier et isolé. Ce sera à l’expérience de la vie à lui apprendre qu’il y a des faits dont la cause première aussi bien que la raison finale nous échappent ; qu’il y a même des faits dont il serait superflu de rechercher la raison, parce qu’ils sont sans raison.
Mais précisément les deux catégories susnommées, celles de la cause efficiente et de la cause finale, dont tout exercice de la pensée dénonce la présence au dedans de moi, dépassent l’une comme l’autre la portée de la sensation, qui ne saurait percevoir que la juxtaposition dans l’espace et la succession dans le temps ; et nous pouvons ajouter que le positivisme, toutes les fois qu’il s’oublie à parler de lois et à rechercher des causes efficientes et des enchaînements de faits particuliers, avoue l’inconséquence de sa méthode.
« La science positive, remarque avec raison M. de Pressenséf, précisément parce qu’elle est une vraie science, s’élève du particulier au général, et après avoir constaté l’enchaînement des faits, en dégage des lois qui portent sur l’avenir. Partant de la relation de l’antécédent et du conséquent, elle admet que les mêmes conditions de l’existence amèneront toujours dans l’avenir les mêmes effets. C’est le postulat même de la science positive. Fort bien, mais ce passage du particulier au général, du fait présent au fait à venir, ne saurait être tranché par la simple observation de l’objet : celle-ci ne nous permet ni de prévoir, ni de généraliser. Elle ne nous donne qu’une succession de phénomènes. Pour faire de l’un la condition de l’autre, pour en conclure qu’en se répétant, les mêmes antécédents produiront les mêmes conséquents, pour statuer une loi, il faut autre chose que l’observation ; il faut une prédisposition de l’esprit ; il faut un élément d’a priorig. Tout n’est pas dans l’objet perçu ; le sujet est actif dans la perception. Nous voilà élevés par la science positive elle-même au-dessus de la sensation. »
f – Origines. Problème de la connaissance.
g – L’auteur emploie le terme a priori dans un sens plus étendu que nous dans ce livre ; mais peu importe ici.
C’est en vain, comme M. de Pressensé l’a fort bien démontréh, que les modernes psychologues anglais, Stuart Mill et Herbert Spencer, ont appelé au secours de la doctrine positiviste, l’un, la théorie de l’association des idées, l’autre, celle de l’évolution. Ils n’ont fait qu’imiter les savants et les philosophes de tous les temps, qui en supposant la chose même qui est en question, ont commis une pétition de principe.
h – Origines, p. 37 et sq.
Selon Stuart Mill, les associations d’idées d’où dérivent nos connaissances, peuvent se ramener à trois cas : 1° Le rapprochement des idées semblables qui se fait dans la mémoire. 2° La successivité ou la simultanéité des épreuves de deux idées, qui les excitent à s’éveiller l’une l’autre. 3° La répétition de la concomitance des idées qui tend à les solidariser définitivement les unes avec les autres dans notre esprit.
Selon Herbert Spencer, cette association d’idées fixée de plus en plus par la répétition de la sensation, tend à devenir un fait héréditaire, et elle va s’ajouter comme telle, après un certain nombre de générations, au capital acquis de la famille et de la race.
« Mais, dit avec raison à ce sujet M. de Pressensé, le temps ne fait rien à l’affaire, » et ce qui, à un instant donné, est inconcevable en soi, ne saurait être rendu possible ou réel par l’accumulation même des siècles. Or, ce qui est inconcevable en soi, c’est que le plus sorte du moins, l’idée de causalité, de la perception simple de la succession ; une totalité, d’unités juxtaposées ; ce qui est inconcevable encore, c’est que des associations permanentes d’idées soient perçues par le moi, sans qu’il y ait un moi.
Mais j’ajoute que si la sensation à elle seule est insuffisante pour formuler des lois, la sensation et la raison elle-même réunies, ne suffisent pas davantage pour établir des fins ou causes finales des choses ; car la finalité dans l’univers ne saurait être objet ni de sensation, ni de raisonnement pur, mais de foi ; et comme tel elle ressortit au sens intime, dont le rôle s’annonce ici déjà à côté de celui du sens et de la raison pure.
Enfin, dans l’absence même d’une cause constatée, ou d’un effet, d’une fin constatés, ma raison observant certains faits qui, selon toutes les analogies de mon expérience antérieure, devraient avoir telle cause ou devraient causer tel effet, ma raison, dis-je, attribue par hypothèse ces effets supposés à ces causes ou ces causes supposées à ces effets, remplissant ainsi plus évidemment encore l’intervalle laissé vide par la sensation. Ma raison, en quête d’un ordre ou d’un enchaînement quelconque dans la succession des faits que la sensation lui a fournis, et privée de par la sensation, d’une ou de plusieurs des données qui lui seraient indispensables pour parfaire le cycle qu’elle pressent ou auquel elle aspire, crée et construit de son chef le fait qui lui est refusé par l’expérience.
Nous venons de constater dans les opérations les plus élémentaires du moi le concours des trois facultés que nous avons énumérées au début comme génératrices de toute connaissance, et des trois organes auxquels ces facultés sont afférentes : le sens dans la perception de la partie phénoménale des faits présentés à mon expérience ; la raison opérant l’analyse et la synthèse des éléments de chaque fait particulier, puis reportant ces faits particuliers dans la série des causes et des effets ; appliquant, en d’autres termes, les deux catégories de l’unité ou de la substance et de la causalité ou de la loi aux données premières de l’expérience sensible ; le sens intime enfin, le νοῦς s’employant tour à tour à rapporter les faits et les effets à leurs causes finales.
Que dis-je ? l’hypothèse dont nous venons de marquer la place dans les opérations élémentaires de l’intelligence, et dont le rôle est si fréquent et si indispensable dans le cours ordinaire de la vie intelligente et consciente, est elle-même une anticipation faite par la raison sur le domaine de la foi, un emprunt de la raison à la foi ; car le fait admis hypothétiquement, étant absent de la sensation, n’est admis par la raison que sur la supposition d’un certain ordre présidant à la succession des faits, non logiquement nécessaire en soi, et attesté au sujet seulement par la croyance au principe de l’ordre universel.
Voilà donc les catégories de l’unité, de la causalité, de la finalité appliquées constamment dans la formation de nos connaissances aux données de l’expérience sensible, pour toutes les opérations qui s’appellent analyse, synthèse, hypothèse, et qui servent à me procurer la réponse au Quoi, au Comment, au Pourquoi, au Peut-être, à tous leurs degrés : toutes catégories dépassant absolument la portée de la sensation.
Nous poussons plus loin encore et affirmons hardiment qu’à raisonner avec une rigueur absolue, le concours des trois facultés est nécessaire dans chacun des cas que nous venons de supposer ; car il y a au fond de toute opération consciente et volontaire du moi, à l’origine de toute connaissance, un acte ou du moins un état de foi sans lequel les éléments mêmes de toute aperception sensible, de même que les constructions les plus assurées de ma raison chancelleraient et s’évanouiraient devant moi ; c’est l’affirmation immédiate de la véracité de mes facultés, de la correspondance entre le non-moi et ces facultés ; la foi au moi lui-même.
La réfutation la plus décisive de la méthode positiviste qui prétend être seule à même de fonder la certitude, a toujours été le scepticisme. A l’école qui ne voulait reconnaître d’autre critère de certitude que l’évidence sensible s’attachant aux données de l’expérience sensible, l’inévitable et impitoyable logique a répondu en rejetant dans le néant les faits dits positifs à la suite des faits idéels ou suprasensibles, en sorte qu’on peut dire que le positivisme a été mesuré de la mesure qu’il avait appliquée aux autres.
Et c’était logique autant que juste. Que sont les objets perçus par les sens ? des phénomènes dont rien ne nous garantit la conformité aux réalités essentielles, à la chose en soi, et qu’on pourra juger également propres à nous manifester ces essences ou à les masquer devant nous de pures apparences… et qui sait même (je parle selon la raison pure) s’ils ne sont pas là pour nous dissimuler l’inanité de toute chose en soi !
Que sont ces sensations, même élaborées par la raison en la forme que nous avons décrite, que sont, rigoureusement parlant, les notions issues de nos perceptions sensibles ? des représentations du moi. Et rien, ni dans l’ordre sensible ni même dans l’ordre rationnel, ne m’assure ni ne me démontre que l’image du non-moi qui m’est traduite par mes sens aidés même de ma raison, soit autre chose qu’une modification du moi. Mais si le moi n’est lui-même que la résultante d’une série de sensations, il ne tardera pas à s’évanouir à son tour, nonobstant le Cogito ergo sum, avec le non-moi. Et c’est ainsi que, dans le siècle passé, Locke a préparé David Hume, comme dans le nôtre, Auguste Comte a engendré M. Taine.
Hume a eu raison de tirer de l’empirisme de Locke redevenu conséquent avec lui-même, la conclusion que la catégorie de la causalité était importée, ensuite d’une illusion de notre esprit, dans la succession des choses particulières ; mais encore faudrait-il rendre compte de la présence dans notre esprit d’une catégorie si étrangère à la nature réelle des choses.
Vraiment, l’on flatterait le positivisme en l’appelant une doctrine de mort, car la mort est encore quelque chose ; c’est doctrine de néant qu’il faudrait dire ; et sur le gouffre qui venait d’engloutir le non-moi et le moi, il ne restait plus qu’à lancer un ultime et funèbre feu d’artifice.
M. Taine s’est chargé de ce dernier soin, et poussant aux dernières limites la rigueur des conséquences, il est arrivé à cette révélation terrifiante, le dernier mot de la méthode positiviste, que tous les êtres physiques et moraux ne sont, à commencer par le moi lui-même, que des apparences : « Une infinité de fusées, toutes de même espèce, qui, à divers degrés de complication et de hauteur, s’élancent et redescendent incessamment et éternellement dans la noirceur du vide » — que « chaque être physique et moral n’est qu’une ligne d’événements dont rien ne dure que la forme » — et qu’« on peut se représenter la nature comme une grande aurore boréalei ».
i – Taine, De l’intelligence, Introduction.
Dans le domaine de la théologie, la méthode que j’ai appelée positiviste est préconisée aujourd’hui, sous prétexte d’opposition à la fausse métaphysique, par M. Ritschl, qui en a fait la théorie, entre autres, dans l’opuscule intitulé : Theologie und Metaphysik.
Selon cet auteurj « on ne connaît complètement une chose que dans ses qualités, c’est-à-dire dans ses effets sur notre faculté d’aperception et sur d’autres choses. Les apparitions qui sont perçues dans un espace limité, dans une situation ou une série toujours la même, et dont les modifications se produisent dans des limites et un ordre déterminés, se présentent à notre conception dans l’unité de la chose, d’après l’analogie de l’âme pensante qui, dans l’échange de ses sensations correspondantes, se sent et se souvient d’elle-même comme d’une unité permanente. » (p. 47.)
j – Voir mes articles intitulés : Ritschl et sa théorie de la connaissance, dans la Revue de théologie et de philosophie, 1881, 3e et 4e cahiers.
Ainsi la catégorie de l’unité que je rapporte à toute cause externe de mes sensations, n’est en réalité que le reflet de la conscience que l’âme a de son identité, transportée par elle dans la chose extérieure à elle, et n’a par conséquent pas de réalité en dehors du moi. Il en est de même des catégories de la causalité et de la finalité.
« L’impression que la chose perçue est une dans l’échange de ses caractères, naît de la continuité du sentiment du moi, en dedans de la séria de nos sensations excitées par la chose. De plus, la conception de la chose comme cause et comme but d’elle-même, provient de la certitude que je suis cause et but dans les effets causés par moi. » (p. 36.)
La catégorie de la substance que je prête aux choses particulières n’est elle-même que le résultat d’une opération subjective et par conséquent illusoire de mon esprit ; elle est le produit d’une série de souvenirs qui en se succédant et se postposant les uns aux autres, déposent en moi une image commune, à laquelle j’attribue faussement une réalité transcendante aux apparitions qui ont passé successivement dans le plan de mon observation. (p. 32.)
Les deux catégories de l’espace et du temps, pas plus que celles de cause, de substance et d’unité, n’existent dans la chose en soi, et elles sont pour notre esprit des combinaisons diverses de l’image immédiate de la chose et de l’image du souvenir que nous replaçons derrière et avant l’image changeante, issue de l’aperception immédiate.
Nous ne nous chargerons pas d’accorder ces prémisses logiques et psychologiques qui tendent directement au positivisme et au scepticisme philosophique, avec l’ensemble d’un système théologique qu’on prétend déduire de la révélation historique de Dieu en Jésus-Christ ; car il semble que ce dernier instrument de connaissance doive être soumis aux mêmes critères de certitude que tout autre phénomène. Mais si les catégories de l’unité, de la substance et de la causalité sont de pures illusions de notre esprit transportées dans l’observation des choses, si la chose en soi est inaccessible à nos facultés, n’étant connaissable pour nous que dans ses relations à nos sens, c’est-à-dire dans ses qualités tactiles, visuelles et gustuelles, nous demandons si la révélation historique de Dieu en Jésus-Christ, même transmise à l’individu, comme le veut l’auteur, par les organes visibles de l’Eglise, a droit à plus de créance de ma part que tout autre objet de connaissance sensible.
Nous sommes donc porté à admettre que l’empirisme de M. Ritschl n’est qu’une pièce rapportée dans son système théologique ; mais nous ne saurions pour cela être blâmé de notre côté, d’assigner ici à cette méthode considérée et jugée en elle-même, sa place tout indiquée à côté de l’associationisme et du phénoménisme contemporains.