Nous arrivons maintenant au cœur même de notre sujet. Il est inutile, croyons-nous, d’insister sur l’importance qu’il présente aujourd’hui encore, où le libre arbitre, battu en brèche par les doctrines les plus diverses, risque d’entraîner dans sa chute la notion de la responsabilité avec laquelle on l’a si malheureusement solidarisé. L’importance actuelle du sujet ne nous fera pas perdre de vue que nous traitons une question historique, et nous ferons notre possible pour ne pas interroger Calvin sur des problèmes qui n’étaient pas posés de son temps. Nous nous bornerons donc à reproduire les objections que nous fournissent les Calumniæ cujusdam nebulonis adversus doctrinam J. Calvini, et celles que nous rapporte Calvin lui-même dans ses autres écrits, spécialement dans son De servo arbitrio contre Pighius. On verra qu’elles sont posées de part et d’autre d’une façon relativement très moderne. Les critiques de Pighius et celles de l’auteur des Calumniæ sont celles qu’on rencontre couramment dans nos manuels de morale philosophique.
Les difficultés se présentant d’elles-mêmes, Calvin les a prévues pour la plupart dans la première édition de son Institution (1536), et dans son premier Catéchisme (1537). Mais ceci n’est-il pas la condamnation de la thèse calviniste, et la seule nécessité où s’est trouvé Calvin de voir et de combattre les objections qui naissaient spontanément de ses affirmations, ne montre-t-elle pas que la conciliation entre le déterminisme et la responsabilité ne sera jamais qu’une théorie péniblement échafaudée, à l’usage d’un petit nombre d’initiés et complètement réfractaire au sentiment moral universel ? Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question, et de montrer que la principale difficulté vient bien plus d’une association d’idées injustifiée et d’un préjugé, qui prend sa source dans les imperfections de la langue philosophique, que de la conception calviniste, et qu’au fond Calvin est moins éloigné de la conscience populaire que les philosophes qu’il combat. Sans doute l’existence de ce préjugé est une chose fâcheuse, mais elle ne saurait enlever à la théorie de Calvin le précieux avantage qu’elle a sur celles qui font reposer la responsabilité sur le libre arbitre. Faisant des penchants innés le pivot de la responsabilité, cette théorie enlève à celui qui l’accepte tout moyen d’échapper à la condamnation qu’il est obligé de porter sur lui-même. Il en est tout autrement dans les théories opposées.
D’abord il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, d’établir la réalité du libre arbitre ; en tous cas cela ne peut se faire sans un appareil de discussion extrêmement compliqué. Et qu’on ne dise pas qu’il suffit au commun des hommes d’accepter sur ce point le témoignage de leur conscience psychologique, sans s’embarrasser dans des subtilités philosophiques au-dessus de leur portée. L’observation psychologique réclame des aptitudes que tous n’ont pas reçues au même degré, et donne suivant les individus les résultats les plus discordants. Si l’on admet que la responsabilité dépend de cette hypothèse, on introduit un élément d’incertitude morale et de doute, dont s’empareront ceux chez qui il eût été le plus nécessaire de développer le sentiment de l’obligation et de la responsabilité. Sans doute, une fois l’hypothèse du libre arbitre admise, il semble que rien ne soit plus facile que d’établir la responsabilité ; l’être libre étant la cause première de ses actes, il en doit subir les conséquences. Il se peut que la théorie ne présente pas le flanc à de sérieuses objections, mais la difficulté commence dans le domaine de la pratique, lorsqu’on veut éveiller chez un homme le sentiment de sa culpabilité.
Ou l’on se basera sur la liberté d’indifférence, ou l’on fera appel à l’existence d’une liberté qui apparaît de temps en temps comme une lueur fulgurante dans la nuit et le chaos des penchants innés, des influences du tempérament et du milieu, enfin des directions nouvelles qu’imprimerait au caractère chaque acte libre déjà accompli.
Dans le premier cas, on ne réussira jamais qu’à provoquer une sentiment de la responsabilité extrêmement superficiel. En effet, si l’équilibre parfait est rétabli après chacun de mes actes, si ceux-ci ne gravent pas dans l’âme une empreinte ineffaçable, s’ils n’ont aucune conséquence psychologique, si la liberté demeure toujours aussi grande qu’au premier moment, il est clair que ]a condamnation tombera non sur le moi présent, mais sur un acte passé dont il ne reste plus de trace en lui, et qu’un autre acte peut réparer, au moins subjectivement. J’ai commis autrefois des actes mauvais et j’en rougis. Pour me réhabiliter complètement à mes propres yeux il me suffira de faire une série d’actes bons. Le remords n’a plus de place dans cette conception, car l’honnête homme d’aujourd’hui n’a rien de commun avec le déclassé d’autrefois, puisqu’il ne reste plus rien de ce dernier.
Dans le second cas, il est impossible de jamais savoir si l’on est responsable ou non. Comment faire le départ entre les influences de l’hérédité, du tempérament, du milieu, de l’éducation et l’acte libre ? Souvent on croit avoir agi librement et l’on s’aperçoit bientôt qu’on s’est laissé guider par quelque passion secrète, dont on ne soupçonnait pas l’existence, et dont l’acte qu’on croyait libre nous révèle la présence. La prétendue conscience du libre arbitre ne prouve rien. On croit qu’on est pas déterminé parce qu’on ne sent pas toujours qu’on l’est, ce qui ne prouve nullement qu’on ne le soit pas. Autre chose, en effet, serait de sentir qu’on est pas déterminé et autre chose est de ne pas toujours sentir qu’on l’est, et c’est à quoi semble se réduire la conscience du libre arbitre. Dans ces conditions, comment prouver à un homme qu’il a jamais agi librement dans sa vie ? Comment, par conséquent, lui démontrer qu’il est responsable ? Comment savoir si on l’est soi-même ? L’impossibilité deviendra absolue quand le pécheur, tombé dans l’esclavage du vice, enserré dans ses habitudes mauvaises et déterminé au mal par l’abus de sa liberté (état que reconnaissent possible les philosophes les plus sérieux qui maintiennent le libre arbitre), devra fonder sa responsabilité sur le souvenir plus ou moins certain de la conscience qu’il aurait eue d’avoir fait un acte libre. Si un temps assez long s’est écoulé entre cet acte supposé libre et l’effort de la mémoire affaiblie du pécheur, comment pourra-t-on jamais le convaincre qu’il est responsable ?
A supposer qu’on vienne à bout de ces difficultés pour son compte, et qu’on perçoive intuitivement en soi un acte de liberté, il faudra cependant abandonner à leur scepticisme moral tous ceux qui n’auront pas eu cette bonne fortune. C’est un parti auquel l’Église évangélique ne peut ni ne doit se résigner. Le problème de la responsabilité qui paraît si facile en théorie, grâce à l’hypothèse du libre arbitre, devient presque insoluble dans la pratique ; tout le monde avouera l’existence théorique de la responsabilité, mais parmi ceux qui pensent, les âmes d’élite seules se reconnaîtront responsables. Les autres rejetteront la responsabilité de leurs actes sur la violence de leurs passions, qu’on leur présente à tort comme une circonstance atténuante. Les difficultés que Calvin a eu à résoudre ne placent donc pas sa thèse dans une situation d’infériorité à l’égard des doctrines opposées, par le seul fait de leur existence ou de leur nombre. Dans cette question, la qualité intrinsèque des critiques doit seule entrer en ligne de compte, et c’est elle qu’il reste à apprécier.
De ce que « Dieu ploye, tourne ou tire à son plaisir les réprouvés, » Calvin reconnaît qu’il « y sort bien plus difficiles questionss » que celles qui naissent de l’exégèse. « Difficilis et involuta quæstio », disait-il dans la première édition de son Institution. Voici à quoi se réduit toute l’argumentation des adversaires de Calvin, ses contemporains. Si tout ce qui arrive se fait par la volonté de Dieu et que les péchés mêmes des hommes tournent à sa gloire, comment les pécheurs peuvent-ils être punis, pour avoir agi conformément à la volonté de Dieu ? Et supposé que leurs actes soient répréhensibles en eux-mêmes, comment l’homme en supporterait-il la conséquence, puisque la nécessité lui en est imposé par la providence de Dieu qui est dès lors seule responsable ? « Si Dieu nous punissait parce que nous avons de la barbe, ne nous ferait-il pas tort, puisque c’est lui qui la fait croître et que le fait d’avoir de la barbe ne dépend pas de noust ? »
s – Inst., 1.18.1
t – Calumniæ cujusdam nebulonis, art. 4 et 11. Opp. Calv. vol IX, p. 227 et 280
A cette double critique, Calvin répond en mettant en lumière le critère sur lequel doivent se fonder tous nos jugements moraux, et cela était nécessaire en présence de l’utilitarisme superficiel qui donne à la première des objections proposées au réformateur toute sa force apparente. Il faut apprécier les actes, non d’après leurs résultats heureux ou malheureux, mais dans leur source et leur fin. Si l’acte procède d’une nature mauvaise en soi et que le but, en vue duquel il a été perpétré, soit illégitime, il est mauvais. « Le méchant est incité ou de son avarice, ou d’ambition, ou d’envie, ou de cruauté à faire ce qu’il fait et ne regarde à autre fin. Pourtant selon la racine qui est l’affection du cœur, l’œuvre est qualifiée et à bon droit jugée mauvaiseu. » L’affection du cœur, c’est-à-dire le penchant de la nature, et le but où il prétend, c’est-à-dire l’intention, suffisent à vicier un acte, d’ailleurs conforme extérieurement à la loi morale ou bon dans ses résultats, dès que l’une ou l’autre est mauvaise. Voilà pourquoi Calvin refuse d’accorder aux vertus des hommes irrégénérés un caractère méritoire. Ce qui importe, ce ne sont pas les actes extérieurs, mais les dispositions et les motifs qui leur donnent naissance. « Or, dit-il, en parlant des païens, il est certain que ce sont mauvais arbres, vu qu’il n’y a nulle sanctification, sinon en la communion de Christ. Ils peuvent donc produire de beaux fruits, mais ils n’en peuvent nullement produire de bonsv. »
u – Contre la secte des libertins. Chap. XIV, Opp. Calv., vol VII p. 189.
v – Inst., 3.14.4
D’un autre côté, hâtons-nous de le dire, la légitimité du but ne suffit pas à elle seule à justifier un acte. Pour ne pas être péché, il faut qu’il soit conforme au contenu du commandement, aussi nous faut-il rejeter « l’opinion de ceux qui pensent qu’en tout péché il y ait une malice délibérée, car nous expérimentons plus qu’il ne serait métier, combien nous faillons souvent avec notre bonne intentionw ». Or, puisque tout péché est mortelx, bien qu’il soit plus ou moins odieux, Calvin évite le terrible écueil où se sont heurtés quelques-uns des défenseurs du camp opposé, qui ont osé soutenir que la fin, pourvu qu’elle soit bonne, suffit à rendre un acte légitime, quelle qu’en soit la nature.
w – Inst., 2.2.25
x – Inst., 3.4.28
Cette réserve faite, nous ne pensons pas qu’on puisse sérieusement contester à Calvin l’affirmation d’après laquelle « toute œuvre est qualifiée par l’intention de celui qui la fait. » Si l’on accorde cela, la première objection tombe d’elle-même, car il est évident que si Dieu sait tirer parti du mal que commettent les méchants pour en faire sortir le bien, on ne saurait leur en savoir aucun gré ; il en résulte aussi que leurs actes restent blâmables, parce que le bien, qui en découle se produit malgré leur volonté qui résiste, autant qu’elle le peut à l’ordre établi par Dieu. Si par insouciance ou par méchanceté, j’expose la vie d’un ami à un grave péril, auquel il n’échappe en se couvrant d’honneur que grâce à son intelligence ou à son énergie, mon acte ne sera-t-il pas aussi blâmable que s’il avait produit ses conséquences naturelles ? L’erreur des adversaires de Calvin est de ne pas avoir tenu compte de ce principe élémentaire : « ces phantastiques considèrent mal et perversement la providence de Dieu. Nous disons (affirment-ils)y, que toutes choses dépendent d’icelles comme de leur fondement et pourtant qu’il ne se fait ni larcin, ni paillardise, ni homicide que la volonté de Dieu n’intervienne. Sur cela, ils demandent pourquoi donc sera puni un larron, qui a puni celui que Dieu voulait être châtié par pauvreté ? Pourquoi donc sera puni un meurtrier qui a tué celui auquel Dieu avait fini la vie ? Bref si toutes telles manières de gens servent à la volonté de pieu, pourquoi les punira-t-on ? Mais je nie qu’ils y servent ; car nous ne disons pas que celui qui est mené d’un mauvais cœur, s’adonne à servir Dieu, vu qu’il veut seulement complaire à sa méchante cupidité. Celui-là obtempère à Dieu qui étant enseigné de sa volonté va où elle l’appelle. Or, où est-ce que Dieu nous enseigne sa volonté, sinon en sa parole ? Pourtant en tout ce que nous avons à faire, il nous faut contempler la volonté de Dieu telle qu’il l’a déclarée en icelle parole. Si nous faisons rien contre son précepte, ce n’est pas obéissance, mais transgressionz. »
y – Nous ajoutons ces deux mots à la traduction de 1560, parce que dans le texte latin, cette formule du dogme de la providence est dans la bouche des « phantastiques », et Calvin a déclaré qu’il tenait à ce qu’elle y restât. Responsio altera de Occult. Dei Prov. Opp. Calv., vol. IX, p. 301, art. 5 et 6.
z – Inst., 1.17.5
L’on ne pouvait pas objecter à Calvin qu’il s’ôtait, tout au moins, le moyen de condamner les péchés commis par ignorance, mais dans une bonne intention, car il constate que l’intention bonne, même dans un acte louable en soi et chez un homme régénéré par l’Esprit de Dieu, ne l’est jamais d’une façon absolue. « Que le serviteur de Dieu, dis-je, élise la meilleure œuvre qu’il pourra avoir faite en toute sa vie, quand il aura bien épluché toutes les parties d’icelle, il trouvera sans doute qu’elle sentira en quelque endroit la pourriture de sa chair, vu qu’il n’y a jamais en nous une telle disposition à bien faire qu’elle devrait être, mais il y a grande faiblesse pour nous retardera. » Le manque d’intensité ou d’énergie, l’imperfection de l’intention bonne vicie toujours dans une mesure plus ou moins grande l’acte moral, et Calvin conclut qu’à la balance de la justice absolue, « il ne sort pas une seule œuvre des fidèles qui ne mérite juste loyer d’opprobre si on l’estime de soib ». Les observations qui précèdent s’appliquent donc, toutes proportions gardées, aux péchés commis par surprise et même aux bonnes œuvres. Ceci explique comment Calvin, tout en déclarant le moindre péché digne de la réprobation éternelle de Dieuc, pouvait échapper au paradoxe des stoïciens, qui voulaient statuer une égalité impossible à admettre entre tous les péchés. Il a été loisible à Calvin de reconnaître des degrés dans la culpabilité. C’est ainsi qu’il affirma que la connaissance de la loi aggrave la responsabilité, en transformant l’intention vague et parfois à peine consciente de satisfaire un penchant mauvais, mais non reconnu comme tel, en une intention plus précise et partant plus coupable, car elle ajoute à la transgression spontanée un nouvel élément mauvais, celui de la révolte et du mépris de la loi ; « il n’y a nul doute que d’autant plus la conscience est touchée de près par l’appréhension de son péché, l’iniquité croît quant et quant vu qu’avec la transgression lors est conjointe la rébellion à l’encontre du législateurd ».
a – Inst., 3.14.9
b – Ibidem.
c – Inst., 3.4.28
d – Inst., 2.7.7
Mais, dira-t-on, la première objection ainsi réfutée la deuxième ne paraît que plus forte ; si les actes mauvais sont répréhensibles, ils ne sont pas imputables à l’homme qui les commet, mais à Dieu qui les suggère. Il faut reconnaître que la théorie de Calvin entraîne une modification profonde dans la façon d’envisager le rôle de l’acte mauvais dans ses rapports avec la responsabilité. Mais cette modification est d’une nature toute différente de celle qu’on serait tenté de lui attribuer au premier abord. Au lieu d’anéantir la responsabilité, elle en déplace simplement le centre et donne au sentiment du remords plus de cohésion et d’unité. Celui qui voit dans le péché qu’il commet un acte isolé, libre, un commencement absolu, sans lien nécessaire dans son origine avec les tendances fondamentales du moi, est naturellement porté à faire peser tout le poids de la condamnation sur une abstraction, sur l’acte considéré en lui-même bien plus que sur le moi agissant dont le caractère n’est altéré que par un agent mystérieux, qui surgit subitement dans le moi, avec les motifs qui l’accompagnent sans le déterminer. Faisant reposer la responsabilité sur l’acte libre en tant que cause première, on peut même en arriver à se perdre de vue inconsciemment et à confondre la culpabilité du moi avec le nombre autant qu’avec la gravité des fautes commises, dont il faudra par suite tenir un registre exact. Or, dans l’effort stérile, tenté pour faire cette statistique impossible, on finit par remplacer le sentiment profond de ses péchés ou plutôt du péché par une énumération mécanique ou formaliste d’actes extérieurs. La culpabilité n’apparaît plus que comme une poussière sans consistance d’actes isolés, au milieu de laquelle le moi passe, et qu’il secoue sans se sentir véritablement atteint dans les profondeurs de son être par le mal moral qui contamine et corrompt sa substance même sans qu’il s’en doute. Voilà pourquoi dans un langage très dur, Calvin s’élève contre la loi que l’Eglise romaine impose aux pénitents de nombrer tous les péchés : « Ayant détourné les pécheurs du vrai sentiment de leurs péchés, elle les fait hypocrites et ignorants de Dieu et d’eux-mêmes, car en s’occupant du tout au dénombrement de leurs péchés, cependant ils oublient le secret abîme de vices qu’ils ont au profond du cœur ; leurs iniquités intérieures et ordures cachées par la connaissance de quoi principalement ils avaient à réputer leur misèree ».
e – Inst., 3.4.18
Il est bien évident que Calvin ne peut pas donner comme base de la responsabilité des actes spéciaux dont l’apparition dépend des directions de la providence. Aussi fait-il porter la responsabilité non sur l’acte, mais sur le caractère dont il émane et dont il est l’expression. Ce que nous avons dit dans notre première partie de la façon dont Calvin envisageait d’une part le péché originel et la concupiscence, et de l’autre l’action modératrice de Dieu sur l’âme humaine fera comprendre comment nos actes, tout en étant provoqués dans chaque cas par l’impulsion extérieure de Dieu, sont pourtant bien la traduction extérieure de notre caractère. Si selon les paroles déjà citées à propos du péché originel, « cette perversité n’est jamais oisive en nous, mais engendre continuellement nouveaux fruits… tout ainsi qu’une fournaise ardente, sans cesse jette flambes et étincelles et une source jette son eauf », l’action de Dieu n’aura pas pour effet d’imposer ou de suggérer du dehors à l’homme des actes dont il eût été incapable, mais seulement de ne les faire naître qu’en temps utile et dans des circonstances propices à l’exécution de ses sentences, au lieu de les laisser se produire sans règle ni mesure ; « car qui est celui si insensé qui estime l’homme être poussé de Dieu, comme nous jetons une pierre ? Certes cela ne s’ensuit point de notre doctrine. Nous disons que c’est une faculté naturelle de l’homme d’approuver, rejeter, vouloir, ne point vouloir, s’efforcer, résister : à savoir d’approuver vanité, rejeter le vrai bien, vouloir le mal, ne vouloir point le bien, s’efforcer à péché, résister à droiture. Qu’est-ce que fait le Seigneur en cela ? s’il veut user de la perversité de l’homme comme d’un instrument de son ire, il la tourne et dresse où bon lui semble afin d’exécuter ses œuvres justes et bonnes par mauvaises mains. Quand nous, verrons donc un méchant homme ainsi servir à Dieu quand il veut complaire à sa méchanceté, le ferons-nous semblable à une pierre, laquelle est agitée par une impétuosité du dehors, sans aucun sien mouvement, ni sentiment, ni volonté, ? Nous voyons combien il y a de distanceg ». Si donc, affirme Calvin avec juste raison, l’impie s’interroge lui-même, le témoignage de sa propre conscience le contraindra à avouer que la condamnation ne peut porter sur un autre que sur lui-même, puisque c’est en lui, au fond de son cœur, qu’il trouvera la source des actes mauvais qu’il commet ; et l’action de Dieu qui fléchit à son gré la volonté mauvaise n’en diminue en rien la perversité.
f – Inst. 2.1.8
g – Inst., 2.5.14
Dieu ne crée pas le mal en nous ; il le trouve, et le châtie par lui-même. Cette perversité volontaire, elle est nous-mêmes ; on ne peut donc comparer, comme l’avait fait l’auteur des Calumniæ, l’acte mauvais qui en résulte avec la croissance inconsciente de la barbe. Il est par conséquent impossible de tirer aucune excuse pour soi ou de porter aucune accusation contre Dieu au nom de sa providence ; « car quoi ? Envelopperont-ils Dieu en une même iniquité avec eux ? Ou bien couvriront-ils leur perversité par sa justice ? Ils ne peuvent ni l’un ni l’autre et leur conscience les rédargue tellement qu’ils ne se peuvent purger. De taxer Dieu, ils ne le peuvent, vu qu’ils trouvent en eu tout le mal ; en lui, rien, sinon un usage bon et légitime de leur malice. Néanmoins il besogne par eux, dira quelqu’un ? et d’où vient la puanteur en une charogne après qu’elle est ouverte et pourrie ; chacun voit bien que cela vient des rais du soleil et toutefois personne ne dira qu’il pue. Ainsi, puisque la matière et faute du mal consiste en un mauvais homme, pourquoi Dieu en tirera-t-il quelque macule et ordure s’il en use selon sa volonté ? Pourtant chassons cette pétulance de chien laquelle peut bien aboyer de loin la justice de Dieu, mais ne la peut attoucherh ».
h – Inst., 1.17.15
Les péchés particuliers sont non la maladie elle-même, mais les symptômes de la maladie la plus grave et la plus dangereuse de toutes : du péché. Ce sont les fruits qui nous permettent de juger du triste état de l’arbre dont ils procèdent, et que la providence a manifesté au grand jour, puisque, nous l’avons vu, bien distincte de la grâce qui régénère, elle ne fait que modérer et diriger les mouvements désordonnés de la nature du méchant, sans y apporter de transformation intérieurei.
i – Inst., 2.2.16. Contre la secte des libertins, XIV, 0pp. Calv., vol. VII, p. 287 et s.
Dans ces conditions l’examen détaillé de la vie dépouillé du caractère légaliste que lui avait imprimé le catholicisme, ne peut qu’être utile pour le développement du sentiment de la culpabilité. Pour mesurer la profondeur de notre corruption, il est bon de considérer les ravages qu’elle exerce dans les manifestations extérieures de notre activité. « Il nous faut étudier d’exposer, d’autant qu’il est en nous, notre cœur devant Dieu : et non pas seulement de nous confesser pécheurs, mais pour nous réputer véritablement tels, reconnaître de toute notre cogitation combien est grande et diverse l’ordure de nos péché de non pas seulement nous reconnaître immondes, mais de réputer quelle est notre immondicité, et combien grande et en combien de parties : de non pas seulement nous reconnaître detteurs, mais réputer de combien de dettes nous sommes chargés et oppressés : de non pas seulement nous reconnaître blessés, mais de combien et grièves et mortelles plaies nous sommes navrésj ». Néanmoins, ajoute Calvin, « quand un pécheur se sera découvert à Dieu en telle connaissance, encore faut-il qu’il pense pour vrai et qu’en sincérité il juge que beaucoup de maux lui restent qu’il ne peut estimer : et que la profondité de sa misère est telle qu’il ne la saurait bien éplucher, ni en trouver la fink ». Nos actes ne pouvant nous engager qu’en tant qu’ils révèlent l’état du moi, il n’y a plus de danger que nous dispersions notre jugement sur eux, sans nous frapper nous-mêmes. La condamnation tout entière tombe sur notre nature pervertie, sur notre caractère mauvais, qui se trouve convaincu d’être une source intarissable d’injustice et de transgressions, par le seul fait qu’il faut renoncer à supputer le nombre des actes mauvais qui en sortent. Comment, devant un pareil spectacle, esquiver le verdict de la conscience ? comment pourrais-je refuser d’endosser le blâme qui tombe avec justice sur des actes, qui ne sont autre chose que mon moi projeté au dehors ? Et si je suis obligé de m’avouer que je suis l’incarnation vivante de l’abstraction que je condamne, en quoi le fait que cette abstraction s’est réalisée en moi, que le péché s’est incarné dans le pécheur et a pris corps en lui, en quoi ce fait diminue-t-il ce qu’il y a d’odieux dans le mal moral ? Si je me confonds avec le mal, comment n’en porterais-je pas la condamnation ?
j – Inst., 3.4.18
k – Ibidem
Dans une page où il ne se montre guère suspect de sympathies exagérées pour la conception protestante de la providence, et malgré ses tendances utilitaires, le philosophe anglais David Hume nous semble avoir parfaitement relevé le caractère spontané et pour ainsi dire instinctif du jugement que nous portons sur les actes et les personnes : « La nature, dit-ill, a formé l’esprit de l’homme de telle sorte qu’à la vue de certains caractères, de certaines dispositions, de certaines actions il éprouve immédiatement un sentiment d’approbation ou de blâme, et il n’y a point de sensation, point d’émotion plus essentielle à sa constitution que celle-ci… Pourquoi la différence entre le vice et la vertu serait-elle moins conciliable avec tous les systèmes de philosophie spéculative que ne l’est ]a différence qu’il y a entre la beauté et la difformité personnelle ? l’une et l’autre des distinctions est fondée sur les sentiments naturels et il n’y a point de théorie, point de spéculation philosophique qui puisse altérer ces sentiments ou les dominer. »
l – Essai philosophique. VIIIe essai, trad. de Mérian.
Hume attribue en partie ce fait à l’incertitude des doctrines philosophiques relativement à l’extrême vivacité du sentiment, dont il constate l’existence. Mais les faits lui donnent tort. Car les hommes qui, au fond de leurs cachots, puisaient leur force et leur consolation dans la foi en la providence absolue de Dieu, et dans la pensée qu’il pourrait tirer le bien du malm, étaient les mêmes qui hier s’étaient écriés avec leur liturgie : « Quand nous voudrions nous excuser, notre conscience nous accuse et notre iniquité est devant toi pour nous condamnern », et qui demain mourraient sur le bûcher pour affirmer ces « spéculations aussi transcendantes et aussi incertaines » comme les appelle dédaigneusement Humeo.
m – Entre autres exemples, voir celui que M. Douen cite dans son ouvrage sur la Révocation de l’Edit de Nantes à Paris, vol II, p. 198-199.
n – La forme des prières et des chants ecclésiastiques. Opp. Calv., vol VI, p. 182.
o – VIIIe essai : « … Que la philosophie vienne à présent débiter des opinions ou des conjectures différentes. Qu’elle vienne dogmatiser que chaque chose est bien par rapport au tout. Qu’elle soutienne que ce qui trouble la société est tout aussi avantageux, tout aussi convenable au dessein principal de la nature que ce qui en avance directement le bonheur. Des spéculations aussi transcendantes et aussi incertaines seront-elles jamais en état de contrebalancer les sentiments qui naissent de la vue naturelle et immédiate des objets ? »
Certes, on peut contester la valeur objective de ces « spéculations », mais on ne peut refuser d’accorder aux martyrs de la réforme la certitude injustifiée si l’on veut, mais enfin réelle des doctrines pour lesquelles ils mourraient. Hume se trompe donc en ce point, mais il a pleinement raison d’affirmer qu’il est des actes et des caractères qui seront toujours odieux en eux-mêmes, et cela malgré le parti qu’on en saurait tirer, comme il est des personnes et des objets qui seront toujours laids et difformes, même s’ils concourent à l’harmonie du tout.
Ce sentiment instinctif qui avertit chaque homme que sa perversité le rend digne de haine et qui établit entre Dieu et lui le rapport de juge à accusé, c’est ce que Calvin appelle la conscience : « il est besoin de savoir ce que c’est que conscience, ce qui se peut en partie tirer du mot, car science est l’appréhension ou notice de ce que les hommes connaissent, selon l’esprit qui leur est donné. Quand donc ils ont un sentiment et remords du jugement de Dieu, comme un témoin qui leur est opposé pour ne point souffrir qu’ils cachent leurs péchés, mais les attirer et solliciter au jugement de Dieu, cela est nommé conscience, car c’est une connaissance moyenne entre Dieu et l’homme, laquelle ne permet point à celui qui voudrait supprimer ses fautes de s’oublier : mais le poursuit à lui faire sentir qu’il est coupablea ». Cette voix de Dieu se fait entendre, une fois ou l’autre, chez tous les hommes, même chez ceux qui n’ont pas été régénérésb. Mais comme ce « témoin » a été laissé à l’homme non pour lui révéler la qualité morale de chaque acte, mais seulement pour attester qu’il y a certains actes condamnables, l’entendement n’est nullement infaillible dans les appréciations qu’il fait de chaque action particulière. « Or, quand nous voyons qu’il y a un jugement universel en l’homme à discerner le bien et le mal, il ne nous faut estimer qu’il soit du tout sain et entier. Car si l’entendement des hommes a la discrétion de bien et de mal seulement à ce qu’ils ne puissent prétendre excuse d’ignorance, il n’est à nécessité que la vérité leur soit notoire en chacun point, mais il suffit qu’ils la connaissent jusque-là de ne pouvoir tergiverser sans être convaincus du témoignage de leur conscience et que déjà ils commencent à être épouvantés du trône de Dieuc. »
a – Inst., 4.10.3
b – Inst., 2.2.22 s.
c – Inst., 2.2.24
Les erreurs de l’entendement abandonné à ses seules lumières, peuvent être de deux sortes. Elles peuvent porter sur le principe général et lui faire prendre ce qui est bien pour ce qui est mal et réciproquement, « de fait si nous voulons examiner quelle intelligence de justice nous avons, selon la loi de Dieu, laquelle est un patron de parfaite justice, nous trouverons en combien de façons elle est aveugled ». Mais plus fréquemment elles revêtent une forme plus grave et particulièrement révoltante : on condamne spontanément, avec sévérité, chez les autres, ce qu’on approuve chez soi, à l’aide de certains sophismes. « Qu’on demande en général si homicide est mauvais, il n’y aura nul qui ne dise que oui : néanmoins celui qui machine la mort de son ennemi en délibère comme d’une bonne chose… Voilà donc en quoi gît l’ignorance, c’est quand l’homme après avoir assis un bon jugement universel, enveloppant puis sa personne avec la chose, oublie la règle qu’il suivait auparavant, pendant qu’il n’avait égard à soi-mêmee ». Ces erreurs, même chez ceux qui n’ont pas reçu la grâce ne sont pas universelles, « car aucune fois la turpitude du maléfice presse de si près la conscience du pécheur, qu’il ne tombe point parce qu’il se déçoive sous fausse imagination de bien, mais sciemment et volontairement il s’adonne au malf ».
d – Ibidem.
e – Inst., 2.2.23
f – Ibid.
L’existence de ce « sens naturel » qui est comme « un édit engravé en nous de la main de Dieug, » une fois constatée avec les imperfections et les obscurités dont il est environné, voici comment, d’après Calvin, on doit placer dans les penchants innés le siège de la coulpe. Le devoir fondé sur le Dieu créateur est une nécessité de la pensée : « nous ne le pouvons concevoir en sa grandeur, que sa majesté ne nous saisisse pour nous rendre obligés à le servirh.
g – Contre les libertins. Opp. Calv., vol VII, p. 202.
h – Inst., 2.8.1
Or, par une vue intuitive et immédiate, la conscience se rend compte que le non-accomplissement du devoir nous expose au juste courroux de celui dont nous lésons les droits injustement et qui se montre dans sa loi, par les châtiments qu’il attache au péché et les récompenses qu’il promet à la vertui, « ami de justice, ennemi d’iniquitéj ». Elle nous place dans un état d’indignité tel, que nous sentons que nous avons perdu tout droit à sa faveur et même à l’existence. De l’examen attentif de notre vie intérieure, nous verrons « en comparageant la justice de la loi avec notre vie, qu’il y a beaucoup à dire que ne satisfassions à la volonté de Dieu et pourtant que nous sommes indignes de retenir notre lieu et ordre entre ses créatures, tant s’en faut que mentions d’être réputés ses enfants. De là nécessairement s’ensuit… une angoisse et tremblement d’esprit. Car la conscience ne peut soutenir le faix de péché qu’incontinent le jugement de Dieu ne vienne en avant et le jugement de Dieu ne se peut sentir qu’il n’apporte une horreur de mortk ».
i – Inst., 2.8.4
j – Inst., 2.8.2
k – Inst., 2.8.3
La conscience affirme donc aussi nécessairement la légitimité du châtiment qu’elle avait affirmé la légitimité de l’ordre.
Or le siège de l’injustice, ce qui constitue proprement le péché, c’est l’être malfaisant qui transgresse la loi, c’est la perversité inhérente à son propre caractère, ce sont ses penchants mauvais. « Nous… tenons que toute convoitise de laquelle l’homme est aucunement chatouillé pour faire contre la loi de Dieu est péché : Même nous affirmons que la perversité, laquelle engendre telle concupiscence est péchél ». Ce qui fait qu’on a parfois de la difficulté à l’admettre, c’est que l’on est porté à croire que la loi est satisfaite dès qu’elle n’a pas été transgressée de propos délibéré. Or cela est faux, car nous nous devons à Dieu tout entierm, et si notre âme est incitée par la convoitise, c’est que l’amour de Dieu ne la remplit pas tout entière et qu’elle n’accomplit pas son devoir : « Il est commandé en la loi d’aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces. Puisqu’il convient que toutes les parties de notre âme soient remplies de l’amour de Dieu, il est certain que tous ceux qui peuvent concevoir en leur cœur seulement un appétit léger ou quelque cogitation pour être distraite de l’amour de Dieu à vanité, ne satisfont point à ce commandement… quand donc en telles affections il y a de la vanité et du vice, n’est-ce pas un signe qu’il y a quelques parties de l’âme vides et dépourvues de l’amour de Dieun ? »
l – Inst., 3.3.10
m – Inst., 2.8.49, s.
n – Inst., 3.3.11
Et la conclusion que Calvin tire de cette affirmation si importante, qui repose sur sa notion du devoir, est irréfragable : « Par quoi quiconque ne confesse que toutes concupiscences de la chair sont péché et que cette maladie de convoiter qui est en nous, est la source de péché, il faut qu’il nie quant et quant que la transgression de la loi n’est point péchéo ». Mais celui qui a été amené à reconnaître la réalité de son péché ne peut pas ne pas s’indigner contre lui-même : « c’est quand le pécheur se courrouce contre soi-même en son cœur, s’accuse et se dépite contre soi, en réputant sa perversité et ingratitude envers Dieup ». Nous sommes constitués de telle façon que nous ne pouvons pas nous voir tels que nous sommes, sans être obligés de reconnaître que le châtiment dont Dieu nous menace est justifié en tant que nous sommes la personnification du péché, car « la conscience nous tient convaincus au dedans et nous fait sentir qu’à cause du péché nous méritons d’être rejetés de lui et n’être point tenus pour ses enfantsq ».
o – Ibidem.
p – Inst., 3.3.15
q – Inst., 3.6.1
Dans cette conception, le libre arbitre n’a aucun rôle à jouer, il ne servirait qu’à diminuer la responsabilité. En effet, l’incapacité morale bien loin d’être une excuse, est une circonstance aggravante car elle est le signe de l’intensité du péché, de l’affinité pour le mal qui possède l’âme du coupable : « Ils disent après que si les vices et vertus ne procèdent point de libre élection, il n’est point convenable que l’homme soit rémunéré ou puni… Quant est des punitions que Dieu fait des maléfices, je réponds qu’elles nous sont justement dues, puisque le péché réside en nous. Car il ne chaut si nous péchons d’un jugement libre ou servile, moyennant que ce soit de cupidité volontaire : principalement vu que l’homme est convaincu d’être pécheur en tant qu’il est sous la servitude du péchér ».
r – Inst., 2.5.2
La répugnance naturelle que l’on peut éprouver pour le bien, répugnance qui entraîne l’inaptitude à s’acquitter du devoir, ne peut donc pas avoir d’excuse, car elle vient de ce que l’homme est naturellement vicieux, et comme le vice est en lui, qu’il fait corps avec lui, on ne peut l’en séparer dans le blâme qui atteint cette horreur instinctive du bien : « ce que nous ne le pouvons faire, dit Calvin en parlant de l’obéissance à la loi, c’est de notre vice. Car, si nous sommes détenus comme liés de notre cupidité, en laquelle règne péché, pour n’être libres à obéir à notre Père, il ne nous faut pour notre défense alléguer cette nécessité de laquelle le mal est en dedans de nous et nous est à imputers ».
s – Inst., 2.8.2
Il est évident que cette conception de la responsabilité heurte de front le préjugé paradoxal en vertu duquel la culpabilité serait en raison inverse de la perversité, mais elle s’appuie sur les données les plus immédiates et les plus spontanées de la conscience, sérieusement interrogée. Et c’est dans ce témoignage désintéressé que Calvin voyait la marque la plus assurée de la responsabilité humaine : « Quand on aurait beaucoup discuté et qu’on aurait montré les choses au doigt, y a-t-il approbation plus certaine que celle-là que nous avons en notre conscience ? Il est bien certain que non. Et ainsi qu’un chacun entre maintenant en soi et il trouvera sa condamnation engravée en sa conscience. Et comment allons-nous dire, puis après, je n’en vois point la raison ? Ceux-là montrent que jamais ne sont entrés en leur consciencet… » Malgré les apparences parfois contraires, on peut affirmer que Calvin est ici plus près de la conscience populaire et du sentiment moral universel que ses adversaires. L’indignation qui s’empare de nous contre l’auteur d’une injustice, sans que nous pensions à nous demander si cette iniquité lui est tellement avantageuse, que son avarice ne puisse résister au désir de la commettre, le besoin de châtier qui s’éveille dans une âme généreuse, en présence d’un acte de lâche brutalité par exemple, tous ces sentiments qui impliquent qu’on croit à la responsabilité de celui qui en est l’objet, ne s’exaspèrent-ils pas dans la mesure où sa perversité paraît plus invétérée et où elle se confond plus étroitement avec lui ?
t – Congrégation sur l’élection éternelle. Opp. Calv., vol. VII, p. 111.
C’est surtout quand quelque émotion profonde, qu’elle soit bonne ou mauvaise, leur fait oublier leurs principes philosophiques que les hommes se laissent aller le plus facilement à reconnaître le lien immédiat qui unit la perversité du caractère à la réprobation morale. C’est peut-être ce qui explique que même dans les églises de la réforme qui ont versé dans l’arminianisme, on ne se montre guère choqué d’une confession des péchés où le fait d’être né corrompu, enclin au mal, incapable par soi-même de faire le bien, est présenté comme attirant sur nous, par un juste jugement, la condamnation et la mort au même titre que la transgression consciente des commandements de Dieu. Une telle confession est incompréhensible avec la conception courante de la responsabilité qui invoque l’incapacité morale comme une circonstance atténuante. De même aussi ceux qui admettent le libre arbitre, lorsqu’ils sont sous l’empire de la colère ne croient pas pouvoir mieux exciter la réprobation générale contre leur adversaire qu’en l’accusant d’avoir une nature foncièrement mauvaise ; et quand, possédé du désir de se faire valoir, on veut donner aux autres une haute opinion de soi, quand on veut exciter l’admiration pour un héros, si l’on n’y prend garde, la première chose qu’on est porté à faire, c’est d’essayer de leur persuader qu’on fait le bien comme de source, ou que ce héros était passionnément porté au bien par les heureuses dispositions de sa nature. C’est donc qu’on sent, avant tout raisonnement, que la louange et le blâme doivent reposer sur le caractère. Or, il n’y a rien de plus nécessaire ou, si l’on veut, de plus fatal que le caractère.
« On voit quelquefois, dit Kantu, des hommes… montrer dès leur enfance une méchanceté si précoce et y faire tant de progrès dans leur âge mûr, qu’on dit d’eux qu’ils sont des scélérats et qu’on les regarde comme tout à fait incorrigibles, et pourtant on ne laisse pas de les juger pour ce qu’ils font et ne font pas, et de leur reprocher leurs crimes comme des fautes volontaires, et eux-mêmes trouvent ces reproches fondés, absolument comme si, malgré cette nature désespérée qu’on leur attribue, ils n’étaient pas moins responsables que les autres hommes ». Ainsi, de l’aveu de Kant, la conscience n’attend pas, pour absoudre ou pour condamner, de savoir si l’on est libre ou non ; et comme le fait remarquer si justement M. Fouillée, « dès qu’il est question de morale, il ne s’agit plus d’exister par soi, ni même de vouloir indépendamment de tout objet, mais de vouloir tels ou tels objets supérieurs en vertu de telles ou telles raisons, qui fondent leur supérioritév ».
u – Cité par M. Lévy-Bruhl. L’idée de responsabilité. Paris. Hachette, 1884, p. 17.
v – Les abus de l’inconnaissable en morale. Revue philosophique, mai 1895.
Il est vrai que ce sentiment primitif qui est, lorsqu’il s’applique non aux autres mais au moi, le sentiment du péché, rencontre chez beaucoup d’hommes un obstacle qui l’arrête ou le fait profondément dévier dans ses manifestations, et dont la présence rend précisément nécessaire chez eux la croyance au libre arbitre, pour le maintien des idées de devoir et de responsabilité. C’est un préjugé presqu’aussi invincible que celui de la localisation des sensations, et qui prend sa source dans les premières expériences que l’homme puisse faire de son activitéw.
w – Voir J. Edwards. An inquiry into the modern prevailing notions respecting that freedom of will, etc. Part IV, sect III.
Dès ses premiers pas dans la vie, il se sent le jouet de la contrainte extérieure, de la force brutale, qui réduit sa volonté à l’impuissance, sans cependant l’anéantir. Il désire, il veut, et sa volonté se heurte sans cesse à des impossibilités matérielles. Les forces naturelles, la tyrannie de ses semblables, la faiblesse de son propre organisme l’empêchent à de certaines heures de mettre ses desseins à exécution, ou le forcent malgré lui à exécuter des mouvements auxquels sa volonté ne prend aucune part. Lorsqu’il se sent ainsi le jouet de la contrainte extérieure, l’homme se sent innocent du mal qu’on lui fait faire ou des omissions qu’on lui fait commettre en dépit de sa volonté. Si un homme plus fort que moi se sert de mon bras, malgré ma résistance désespérée, pour frapper quelqu’un il ne viendra à l’idée de personne de m’accuser : l’acte de volonté par lequel je résiste à la violence qui m’est faite est excellent, et il est évident que ma faiblesse physique, lorsqu’elle n’est pas le résultat d’une négligence, n’a rien à démêler avec le jugement moral. Si la volonté ne s’associe pas au mouvement extérieur du corps, ce n’est plus moi qui agit. Je ne saurais donc encourir aucun blâme. C’est ainsi qu’on s’habitue à associer indissolublement aux mots qui expriment la contrainte physique, tels que : incapacité, impuissance, ne pouvoir pas, etc., l’idée d’irresponsabilité, parce que le premier usage qu’on en fait sert à exprimer la contrainte.
Or, l’idée de contrainte est une idée toute relative, elle implique toujours un rapport d’opposition invincible entre une volition et la réalisation de cette volition, elle suppose une action extérieure, exécutée ou empêchée, en dépit de la volonté, et, à ce point de vue, elle est précisément tout le contraire de l’idée de nécessité. Celle-ci peut n’être relative à aucune espèce d’opposition, elle suppose le concours de la volonté dont elle exprime simplement un état permanent, une direction prise par elle et qui ne changera certainement pas, sans l’intervention d’un facteur nouveau ; elle n’implique nullement un rapport entre une volition et la réalisation de cette volition. La volonté esclave d’elle-même ne perd rien de sa spontanéité, elle n’est pas contrainte : une volonté contrainte serait une contradiction dans les termes.
Si l’on pense à la contrainte, dire qu’un homme ne peut pas faire le bien équivaut à dire qu’il a une volonté bonne et par conséquent louable, mais que les moyens physiques lui manquent pour mettre à exécution sa bonne résolution. Si l’on pense à la nécessité morale, cela signifie au contraire qu’il peut avoir tous les moyens extérieurs de s’acquitter de son devoir, mais que sa volonté est si immuablement fixée dans le mal, qu’il n’y a pas à espérer qu’il le fasse. Malheureusement, comme ces deux idées ont un élément commun (le concept de l’impossibilité, c’est-à-dire de la certitude absolue qu’étant données telles ou telles conditions une chose ne se fera pasx) on se sert des mêmes mots et le verbe employé pour exprimer le rapport entre le sujet et l’action (contrainte) est le même que celui qui exprime un mode immuable de la volonté (nécessité) : c’est le verbe, ne pouvoir pas.
x – « J’appelle impossible ce qui n’a jamais été vu, et est ordonné par la sentence de Dieu que jamais ne sera. » Inst., 2.7.5
Cette circonstance a favorisé la confusion entre la contrainte et la nécessité, et grâce à l’association d’idées signalée plus haut, on en est venu à affirmer que le fait de ne pas pouvoir faire le bien, c’est-à-dire, d’être l’incarnation immuable du mal, était une circonstance atténuante au même titre que l’incapacité physique de là à conclure à la nécessité d’un pourvoir libre, il n’y a qu’un pas et on l’a franchi en imaginant l’existence du libre arbitre. Mais si l’on voit très bien que l’homme contraint est irresponsable, aucun raisonnement humain ne fera jamais comprendre pourquoi il faut imposer silence à la voix qui nous accuse, lorsque nous nous apercevons que nous sommes désespérément mauvais. Pighius et l’auteur des Calumniæ, sciemment ou non, sont tombés dans cette confusion, quand ils comparent le pécheur privé du libre arbitre, l’un, à un malheureux prisonnier chargé de chaînes à qui on donnerait l’ordre de courir, après lui avoir entravé les pieds ; l’autre, à un enfant que son père châtierait pour n’avoir pas obtempéré à sa volonté en n’avalant pas un rochery.
y – Resp. cont. Pigh. de lib. arb. Opp. Calv., vol. VI, p. 344. Calumniæ etc. Opp. Calv., vol. IX, p. 281.
Dans la réponse qu’il leur fait, Calvin n’a pas de peine à montrer que celui qui est convaincu par sa conscience de perversité volontaire se ferait en vain un bouclier de la nécessitéz, et que la comparaison de Pighius ne se rapporte pas à la situation du pécheur, qui n’est pas contraint par Dieu, mais qui est captif de sa propre dépravation. En effet, comme la cause et la coulpe du mal que nous commettons sont attachées à notre moi, comme les liens dont nous sommes chargés et liés, et qui nous rendent incapables de courir, sont ceux de notre propre perversité, il y a une grande différence à faire entre notre état et celui du prisonnier de Pighiusa. Le raisonnement de ce dernier nous, paraît un véritable sophisme. De ce que j’excuse un homme qui ne peut venir en aide à son prochain, parce qu’il n’en a pas les moyens matériels, il ne résulte pas que j’aie le droit d’excuser celui chez qui cette impossibilité serait le résultat de la haine qu’il nourrit contre son prochain ou de la lâcheté qui le paralyse.
z – Opp. Calv., vol. IX, p. 312.
a – Resp. cont. Pigh. de lib. arb. Opp. Calv. vol. VI. 344.
Dès qu’il est question d’établir la responsabilité de quelqu’un, n’oublions jamais la différence si nette marquée par Calvin et par les philosophes de toutes les écoles, entre la contrainte et la nécessitéb. « Il nous faut donc observer cette distinction, c’est que l’homme, après avoir été corrompu par sa chute, pèche volontairement et non pas malgré son cœur, ni par contrainte : qu’il pèche, dis-je, avec une affection très encline et non pas étant contraint de violence, qu’il pèche du mouvement de sa propre cupidité et non pas étant contraint d’ailleurs, et néanmoins que sa nature est si perverse, qu’il ne peut être ému, poussé ou mené sinon au mal. Si cela est vrai, il est notoire qu’il est sujet à nécessité de pécherc ».
b – Inst., 2.3.5
c – Ibidem.
Dès lors, le coupable ne peut s’en prendre qu’à lui-même de sa perte, car il trouve en lui la raison suffisante de la condamnation qui le frappe. Il perd ainsi toute excuse ; car comme nous le montrerons dans le paragraphe suivant, la prédestination, au lieu de le justifier et de lui permettre de s’en prendre à Dieu, rend possible au point de vue spéculatif la responsabilité qui vient d’être établie psychologiquement.
Partant du fait de l’obligation et du témoignage de la conscience, Calvin avait établi l’existence du péché et montré le lien psychologique et moral qui unit la transgression à la condamnation. Mais ses adversaires, qui se sentaient peut-être gênés sur ce terrain, se sont toujours efforcés de transporter la discussion dans le domaine de la spéculation métaphysique, où Calvin a été obligé de les suivre pour les pousser dans leurs derniers retranchements.
La tactique des théologiens catholiques et des précurseurs de l’arminianisme du xviie siècle nous paraît d’autant moins justifiable que la notion calviniste de la prédestination, telle que l’auteur de l’Institution l’a exposée, bien loin de soulever des difficultés nouvelles, achève de dissiper, par le seul énoncé de son contenu, les derniers scrupules de la conscience morale. Nous ne nous plaignons pas de ces attaques, car elles ont donné à Calvin l’occasion d’écrire dans son chef-d’œuvre trois pagesd véritablement sublimes par la sévère beauté du langage, la puissance du raisonnement, le mouvement et la hardiesse de la pensée, par la simplicité de la foi qui les a dictées et par la sincérité absolue avec laquelle il expose les objections de ceux qu’il combat. C’est un véritable drame qui se déroule sous nos yeux.
d – Inst., 3.23.2-9
En apparence, c’est la lutte suprême et avec toutes ses alternatives, d’un sombre justicier qui traque le pécheur dans sa fuite affolée pour éviter la condamnation, qui le saisit corps à corps et le terrasse enfin dans une dernière et vigoureuse étreinte. En réalité, c’est l’effort grandiose de la créature qui se sait coupable et qui veut faire éclater la justice de son Créateur, et la légitimité de la condamnation dont elle s’est sentie frappée, en se dépouillant elle-même de tout refuge, par une critique implacable des excuses qu’elle pourrait faire valoir en sa faveur, et qui n’est satisfaite que quand elle a atteint son but. Notre seul regret est d’être obligé de mutiler ce poème, au lieu de pouvoir le transcrire intégralement.
On accusait la prédestination de supprimer la responsabilité en faisant du coupable la victime sympathique d’une révoltante tyrannie, et en rendant injustifiable le châtiment divin. « Premièrement, ils demandent à quel propos Dieu se courrouce contre ses créatures, lesquelles ne l’ont provoqué par aucune offense : car de perdre et ruiner ceux que bon lui semble, c’est chose plus convenable à la cruauté d’un tyran qu’à la droiture d’un juge. Ainsi il leur semble que les hommes ont bonne cause de se plaindre de Dieu, si par son vouloir, sans leur propre mérite, ils sont prédestinés à la mort éternellee ».
e – Inst., 3.23.2
A ces questions, Dieu pourrait répondre « en se taisant ». Les fidèles trouveraient toujours dans l’adoration de sa volonté mystérieuse, cause dernière de toutes choses, expression de sa justice absolue, l’arme suprême contre de telles pensées. Quant à ceux qui ne reculent pas devant le blasphème, « le Seigneur se défendra assez par sa justice, sans que nous lui servions d’avocats, quand en ôtant toutes tergiversations à leurs consciences, il les prescrira et convaincra jusque-là, qu’elles ne pourront échapperf ». Ce n’est pas que Calvin admette « la rêverie des théologiens papistes touchant la puissance absolue de Dieu » mais il affirme que Dieu ne nous doit aucune explication, parce que nous ne sommes pas actuellement capables de le comprendre. « Nous disons cependant que Dieu n’est pas comptable envers nous, pour rendre raison de ce qu’il fait, et d’autre part, nous ne sommes pas juges idoines pour prononcer de cette matière selon notre sens ». Mais le silence encouragerait les attaques de l’impiété. Aussi, dans sa parole, Dieu consent-il à dicter à ses fidèles les explications qu’il juge suffisantes pour défendre son honneur.
f – Ibidem.
La question est celle-ci : pourquoi Dieu prédestine-t-il à supporter le poids de son courroux des êtres qui n’avaient pu le mériter, puisqu’ils n’existaient pas encore ? Mais répond Calvin, puisque tous les hommes sont corrompus et qu’ils sont, à cause de cette corruption, dignes de haine, « il ne se peut faire que Dieu ne nous ait en haine, et ce non pas d’une cruauté tyrannique, mais par une équité raisonnableg ». Si donc la condamnation est justifié ultérieurement par le péché, de quelle injustice peuvent se plaindre des pécheurs, qui méritent réellement par leurs vices actuels la damnation dont ils sont menacés ?
g – Inst., 3.23.3
« Que tous les enfants d’Adam viennent en avant pour contendre et débattre contre leur créateur, de ce que par sa providence éternelle, ils ont été dévoués à calamité perpétuelle : quand Dieu, au contraire, les aura amenés à se reconnaître, que pourront-ils murmurer contre cela ? S’ils sont tous pris d’une masse corrompue, ce n’est point de merveilles s’ils sont assujettis à damnation. Qu’ils n’accusent point donc Dieu d’iniquité d’autant que, par son jugement éternel, ils sont adonnés à damnation, à laquelle leur nature même les mène, ce qu’ils sentent malgré qu’ils en aient. Dont il appert combien leur appétit de se rebecquer est pervers, vu qu’à leur escient, ils suppriment ce qu’ils sont contraints de reconnaître, c’est qu’ils trouvent la cause de leur damnation en euxh. Ainsi quoi qu’ils pallient, ils ne se peuvent absoudre. Quand donc je leur confesserais cent fois, ce qui est très vrai, que Dieu est auteur de leur damnation, ils n’effaceront point pourtant leur crime, lequel est engravé en leur conscience et leur vient devant les yeux chacune foisi ». En d’autres termes, nous ne sommes pas des innocents destinés à recevoir un châtiment immérité ; mais nous sommes au contraire destinés à mériter réellement et de l’aveu de notre propre conscience la mort éternelle dont notre injustice nous rend dignes. Ce qui fait qu’aucun homme ne peut prétendre qu’on lui fasse tort en le châtiant.
h – La cause prochaine ou la raison suffisante
i – Inst., 3.23.3
Mais, réplique-t-on aussitôt, l’iniquité dont nous sommes les victimes ne gît-elle pas précisément en ceci, que nous avons été prédestinés, sans l’avoir mérité, à mériter la colère divine ? « Ils répliquent derechef, à savoir s’ils n’avaient point été prédestinés par ordonnance de Dieu à cette corruption, laquelle nous disons être cause de leur ruine. Car si ainsi est, quand ils périssent en leur corruption, ce n’est autre chose sinon, qu’ils portent la calamité en laquelle Adam, par le vouloir de Dieu, est trébuché et a précipité tous ses successeurs. Dieu sera-t-il donc injuste de se jouer ainsi cruellement de ses créaturesj ? »
j – Inst., 3.23.4
Calvin répond en confessant que, comme en effet la chute et le péché originel découlent du décret de Dieu, on est amené en dernière analyse à « revenir au seul plaisir de Dieu, duquel il tient la cause cachée en soi-mêmek ». Mais qu’on ne se hâte pas de crier victoire. Cela n’implique pas le triomphe des adversaires : l’apôtre Paul nous fournit la réfutation de leur objection. « 0 homme ! qui es-tu qui puisses plaider contre Dieu ? Le pot dira-t-il à son potier qui l’a fait, pourquoi il l’a ainsi formé ? Le potier n’a-t-il pas puissance de faire d’une même masse de terre un vaisseau honorable et l’autre sordidel ». Cette réponse, dira-t-on peut-être, n’est que le subterfuge du théologien à bout d’arguments qui se réfugie derrière l’arbitraire sans contrôle de Dieu, sous prétexte de défendre sa justice, qu’il supprime du même coup.
k – Ibidem.
l – Romains 9.20-21, cité par Calvin, Inst. 3.23.4
Calvin répond alors qu’on se méprend sur le sens l’argument de saint Paul. Le but de l’apôtre n’a pas été de mettre la volonté de Dieu en dehors de toute justice mais seulement de nous rappeler que nous avons affaire à un juge aussi essentiellement juste qu’il est incompréhensible. « Quelle raison peut-on amener plus ferme et solide, que de nous admonester à penser qui est Dieu ? Car comment celui qui est juge du monde pourrait-il commettre quelque iniquité ? Si c’est le propre de sa nature de faire justice, il aime icelle justice naturellement et hait toute iniquité. Pourtant l’apôtre n’a point cherché quelque cachette, comme s’il eût été surpris au détroit ; mais il a voulu montrer que la justice de Dieu est plus haute et excellente que de devoir être réduite à la mesure humaine ou être comprise en la petitesse de l’entendement des hommesm ».
m – Inst., 3.23.4
Si nous ne comprenons pas toutes les voies de Dieu, il n’en résulte pas que nous ayons le droit de le condamner : nous ne connaissons et ne pouvons connaître qu’un côté bien imparfait de la justice : la justice absolue nous échappe parce que nous sommes bornés, « de fait c’est une rage prodigieuse des hommes quand ils prétendent d’enclore ce qui est infini et incompréhensible en une si petite mesure comme est leur entendementn ».
n – Ibidem.
De quel droit prétendrons-nous restreindre l’activité de la justice de Dieu dans les limites de notre intelligence ? Nous en avons d’autant moins le droit que cette justice absolue s’exerce le plus souvent par l’intermédiaire de la justice rétributive. « Qu’est-ce donc qu’on fait doute s’il y a iniquité là où justice apparaît clairement ?o » Fort de ces considérations, Calvin peut s’écrier dans un très beau mouvement d’éloquence : « Qui êtes-vous, pauvres misérables, qui intentez accusation contre Dieu n’ayant d’autre cause, sinon parce qu’il n’a point abaissé, la grandeur de ses œuvres à votre rudesse, comme si ce qu’il fait était inique d’autant qu’il nous est caché ? La hautesse inestimable des jugements de Dieu vous doit être assez connue par les expériences qu’il en donna. Vous savez qu’ils sont nommés un abîme profond (Ps.36.7) : pensez maintenant à votre petitesse, pour savoir si elle comprendra ce que Dieu a décrété en soi. De quoi donc vous profite-t-il de vous engouffrer par votre curiosité enragée dans cet abîme, lequel vous prévoyez devoir être mortel… si vos esprits s’escarmouchent en quelque question, n’ayez point honte d’embrasser le conseil de saint Augustin : homme, dit-il, attends-tu réponse de moi ? Or je suis un homme aussi bien : et pourtant écoutons tous deux celui qui nous dit : O homme ! qui es-tu ? » A celui qui, en face du problème de l’origine du mal, veut disserter sur la justice dont il perçoit à peine quelques lueurs et arguer d’une ignorance qui ne se connaît pas pour affirmer qu’il est victime d’une iniquité, Calvin répond : adore. Et nous croyons que quelles que soient les théories qu’il adopte c’est la seule réponse sérieuse que puisse donner un croyant, en présence des faits écrasants qui prouvent que les prescriptions du code justinien n’embrassent pas l’immensité de la justice de Dieu.
o – Inst., 3.23.5
La seconde objection « ne tend pas tant à blâmer Dieu qu’à excuser le pécheur » et touche beaucoup plus directement au problème de la responsabilité. Voici comment elle est formulée dans l’Institution. « Pourquoi, disent-ils Dieu imputerait-il à vice aux hommes les choses desquelles il leur a imposé nécessité en sa prédestination ? Car que pourraient-ils faire ? Résisteront-ils à ses décrets ? Mais ce serait en vain et même ils ne le peuvent faire du tout. Ce n’est donc point à bon droit que Dieu punit les choses desquelles la principale cause gît en la prédestinationp ».
p – Inst., 3.23.5
Avant de répondre à cette objection capitale, Calvin écarte tout d’abord la solution qui s’aide du libre arbitre et de la prescience, en montrant que le problème n’est nullement élucidé par cet expédient et que la difficulté est à peine reculée. « Je n’userai point ici de la défense laquelle amènent communément les docteurs ecclésiastiques : c’est que la prescience de Dieu n’empêche pas que l’homme ne soit réputé pécheur, duquel Dieu prévoit les vices et non pas les siens. Car les cavillateurs ne se contenteraient point de cela, mais passeraient plus avant, disant que Dieu, s’il eût voulu, pouvait obvier aux maux qu’il a prévus. Puisqu’il ne l’a fait, que de conseil délibéré il a créé l’homme, afin qu’il se portât en telle sorte. Or si l’homme a été créé à telle condition qu’il dût après cela faire tout ce qu’il a fait, qu’on ne lui peut imputer à faute les choses lesquelles il ne peut éviter et auxquelles il est astreint par le vouloir de Dieuq ». De pareilles barrières ne pourront jamais empêcher d’arriver jusqu’à Dieu le flot des plaintes et des questions pressantes de ceux que l’intérêt, à défaut de tout autre mobile, rend clairvoyants. Mais ces plaintes et ces murmures n’ont pas de raison d’être, si l’on se place au point de vue de la prédestination telle que la concevait Calvin, même si nous y comprenons le décret de la chute et de la transmission héréditaire du péché, qui fait partie intégrante de cette doctrine, puisque dans la théologie calviniste, ce décret est présenté non comme un acte de l’arbitraire divin, mais comme l’expression encore mystérieuse de la justice qui se révélera clairement au dernier jourr On ne peut donc accepter cette conception de la prédestination sans se croire responsable, puisqu’on admet ipso facto que Dieu ne nous a conduit à la condamnation, que par un jugement juste quoiqu’incompréhensible. « Maintenant si les Pélagiens ou Manichéens, ou anabaptistes ou Epicuriens… allèguent pour excuse la nécessité, dont ils sont contraints par la prédestination de Dieu, ils n’amènent rien de propre à la cause. Car si la prédestination n’est autre chose que l’ordre et disposition de la justice divine, laquelle ne laisse point d’être irrépréhensible combien qu’elle soit occulte : puisqu’il est certain qu’ils n’étaient pas indignes d’être prédestinés à telle fin, il est aussi certain que la ruine en laquelle ils tombent par la prédestination est juste et équitable ». La plupart des objections qu’on élève contre la prédestination viennent de ce qu’on confond la doctrine de Calvin avec des théories qui en sont le contre-pied. La prédestination implique dans sa formule la responsabilité et il faudrait la mutiler pour s’en faire une excuse. D’ailleurs, ce qui enlève à l’homme toute possibilité d’échapper au sentiment du péché, c’est que, comme cela a été précédemment établi, si la cause première de sa perte est la volonté de Dieu, le pécheur en trouve en soi la cause prochaine, dont l’existence suffit à elle seule pour expliquer sa condamnation. « Davantage leur perdition procède tellement de la prédestination que la cause et matière en sera trouvée en euxs » ; car si la chute a été voulue de Dieu et si c’est par son ordonnance que la malédiction du péché d’Adam est tombée sur nous, il n’en demeure pas moins que la révolte du premier homme est le résultat de la corruption spontanée de sa nature, et que nous portons dans notre âme de quoi mériter les plus impitoyables rigueurs. Notre iniquité pèse directement sur notre conscience et nous écrase. Faut-il la nier sous prétexte qu’elle se prolonge dans la nuit de l’infini incompréhensible ? Nous sommes en présence d’un mystère et d’une évidence indéniable. Pourquoi toujours insister sur le mystère et laisser dans l’ombre l’évidence importune ? « Par quoi contemplons plutôt en la nature corrompue de l’homme la cause de sa damnation, laquelle lui est toute évidente, que de la chercher en la prédestination de Dieu, où elle est cachée et du tout incompréhensible. Et qu’il ne nous fasse point mal de soumettre jusque-là notre entendement à la sagesse infinie de Dieu, qu’il lui cède en beaucoup de secrets. » (Inst. Chr. 3.23.8)t.
q – Inst. Chr. 3.23.6, éd. 1539 : 8.17. Ceci a paru tellement vrai, que pour éviter cette difficulté, on a sacrifié la prescience. Mais la question se pose sous une autre forme. Les mêmes « cavillateurs » qui n’ont pas réclamé l’existence pourraient toujours demander pourquoi ils portent, dans une mesure si petite qu’elle soit, la peine de l’insuffisance des précautions prises par Dieu pour éviter l’introduction du mal dans le monde. Il est des cas où l’imprévoyance est une injustice.
r – « Le premier homme est chu parce que Dieu avait jugé cela expédient. Or, pourquoi il l’a jugé, nous n’en savons rien. Si est-il néanmoins certain qu’il ne l’a pas jugé, sinon parce qu’il voyait que cela faisait à la gloire de son non. Or quand il est mention de la gloire de Dieu, pensons aussi bien à la justice, car il faut que ce qui mérite louange soit équitable ». Inst., 3.23.8
s – Inst., 3.23.8
t – Il n’y a pas là de contradiction et Calvin ne dit pas que la condamnation que nous méritons de subir est à la fois compréhensible et incompréhensible sous le même rapport : « Partie adverse pense que je me contredise quand j’enseigne que l’homme doit plutôt chercher la cause de sa damnation en sa nature corrompue qu’en la prédestination de Dieu, et ne voit point que je dis là expressément qu’il y a deux causes, l’une qui est cachée au conseil éternel de Dieu et l’autre qui est toute patente au péché de l’homme… Voici le nœud de toute la question : c’est que je dis que tous réprouvés seront convaincus par leur conscience d’être coupables, et ainsi que leur damnation est juste, et qu’ils font mal de laisser ce qui est tout évident pour entrer au conseil étroit de Dieu, lequel nous est inaccessible (sur les contredits que le Seigneur Trouillet a imaginés, etc. J. Bonnet, Lettres Françaises de Calvin, t. I, p. 258).
Voici en quels termes Calvin montre que sa réponse satisfait à l’objection proposée : « Les réprouvés veulent être vus excusables en péchant, parce qu’ils ne peuvent évader la nécessité de pécher, principalement vu qu’icelle procède de l’ordonnance et volonté de Dieu : je nie, au contraire, que cela soit pour les excuser, parce que cette ordonnance de Dieu de laquelle ils se plaignent est équitable. Et combien que l’équité nous en soit inconnue elle est néanmoins très certaine, dont nous concluons qu’ils n’endurent nulle peine, laquelle ne leur soit imposée par le jugement de Dieu très justeu ». C’est sous une forme un peu différente, le même argument que celui qu’il avait déjà formulé en défendant le serf arbitre, 2.5.1 de l’Institution. « Le premier homme s’est révolté de son créateur : si tous sont à bon droit tenus coupables de telle rébellion, qu’ils ne pensent point s’excuser sous ombre de nécessité, en laquelle on voit cause très évidente de leur damnation ».
u – Inst., 3.23.9