Le rationalisme innéiste avait essayé de faire entrer la réalité dans le lit de Procuste des idées et des formes de l’esprit humain. L’empirisme, au contraire, entend mouler la raison sur l’expérience, ou plutôt l’en faire sortir.
L’innéisme conséquent voulait que nous tirions toutes nos connaissances, même celle des choses sensibles, de notre propre fond. L’empirisme veut que l’expérience sensorielle soit, en quelque sorte, non seulement la source du contenu de nos connaissances, mais encore la créatrice de l’entendement, organe de la connaissance.
De ce point de vue, nous ne pensons pas que l’Ecole empiriste ait tout à fait le droit de s’annexer François Bacon de Verulam. La position de ce philosophe est, bien plus qu’on ne le pense en général, une transposition philosophique de sa théologie.
Tout d’abord, la formule mens est tabula rasa n’est nullement un critère sûr permettant de déceler l’empirisme proprement dit. Cette formule a été celle de la scolastique orthodoxe médiévale, et de théologiens calvinistes systématiques comme Pierre Martyr Vermigli. Bien loin de nous présenter une idéogénie dérivant de la sensation ou de l’association des idées, il se refuse à toute systématisation psychologique basée sur l’introspection, et c’est à la théologie révélée qu’il renvoie ceux qui veulent construire une science psychologique.
L’importance accordée par l’auteur du Novum organon à l’expérimentation, et la constitution d’une logique de l’induction n’ont rien de spécifiquement empiriste. C’est là qu’on pourrait peut-être parler de transposition philosophique de la théologie. Bacon étend à la connaissance de la réalité cosmique ce que Calvin disait de la connaissance de la foiu. On trouve chez le philosophe anglais ce qu’on chercherait en vain, croyons-nous, chez Descartes : une théorie ébauchée des limites de la connaissance naturelle et de la connaissance révélée.
u – Institution, 1.10.3
Ce qu’il dit sur l’impuissance de la théologie naturelle à nous donner la connaissance du vrai Dieu, le rôle où il la renferme et qui consiste seulement à écarter l’athéisme, tout cela est certainement très loin des hautes visées de la scolastique.
On sait que celle-ci prétendait et prétend encore donner un fondement rationaliste à la théologie révélée. Elle veut nous faire trouver Dieu au bout de ses syllogismes et constituer une science spéculative de l’essence divine.
Bacon, lui, croit qu’on peut, par la lumière naturelle, parvenir à savoir qu’il y a un Dieu, qui doit être adoré, mais que seule la Révélation peut nous faire connaître le vrai Dieu et la nature du service que nous devons lui rendre.
Or, tout cela, ce n’est pas de l’empirisme. C’est tout simplement du calvinisme, ou, si l’on veut, du paulinisme. Ce qu’il dit de la perte du franc arbitre et de l’altération de la lumière de l’intelligence humaine est dans la même lignev.
v – Bacon, De augm. scientiarum, V : « Etenim illuminationis puritas et arbitrii libertas simul inceperunt, simul corruerunt. » (De fait, la pureté de l’illumination et la liberté du jugement ont commencé ensemble et se sont écroulées ensemble.) ThéoTEX
Tout au plus peut-on noter qu’il semble plus pessimiste que Calvin sur les aptitudes de la raison après la chute.
Nous croyons que, s’il a été le précurseur de l’empirisme, c’est à son insu et malgré lui. Ce qu’il faut dire, pensons-nous, c’est que Bacon étant Anglais, l’empirisme est, chez lui, à l’état de tendance latente, comme le rationalisme chez les Français et la spéculation métaphysique chez les Allemands.
C’est sa tendance ethnique qui fait que ses prémisses théologiques sont accentuées dans une direction qui prophétise l’empirisme et le positivisme. Mais Bacon est sous l’influence de Calvin.
On a remarqué combien peu celui-ci dépeint psychologiquement la foiw. Le Réformateur était trop préoccupé de Dieu et des promesses de Dieu, objets de la foi, pour confondre la dogmatique avec la description des états d’âme du sujet qui croit.
w – P. Bruener, Vom Claub. bei Calvin, p. 2, p. 112 e. et notes 1 et 2 ; B.-B. Warfield, voir remarques annexes, no 4.
De plus, sa notion de la corruption totale fait qu’il se défie extrêmement des résultats obtenus par l’introspection, quand l’intérêt du sujet est en jeux.
x – Calvin, Institution 3.2.10 : « Tant a de vanité le cœur humain, tant il est rempli de diverses cachettes de mensonges, de telles hypocrisies il est enveloppé, qu’il se trompe souvent soi-même. »
On peut bien le dire, les abus de l’introspection, dans la vie religieuse, sont une déviation et même un abâtardissement du calvinisme.
Or, cette défiance envers l’observation intérieure, que nous constatons chez Calvin, deviendra chez F. Bacon une doctrine de méthodologie scientifique. Il précédera Comte dans son refus de considérer la psychologie comme une science. Il emploiera, pour cela, des termes qui font penser à ceux d’un empiriste contemporainy.
y – Voir aux remarques annexes, n° 5.
Ce n’est là, encore une fois, qu’une exagération de l’antipsychologisme calvinien. Toutefois, l’exagération n’est pas si complète qu’on pourrait le croire. En fait, Calvin, déjà, n’accorde qu’un rôle subordonné aux faits psychologiques, et il les contrôle par l’histoire ou par ce que nous appelons l’ethnographie. Et il est remarquable que le philosophe Mac Cosh, qui a introduit dans le nouveau monde le contrôle par l’expérimentation physio-psychologique de la méthode trop exclusivement subjective en psychologie, était en même temps qu’un philosophe réaliste, un théologien calviniste éminent.
On peut donner d’autres exemples de l’influence du calvinisme sur F. Bacon ; en voici un entre autres. La répulsion de Calvin pour la dialectique subtile et artificielle de ses adversaires occamistes, qu’il désigne couramment sous le nom de sophistes, est bien connue. Cette répugnance était, en général, partagée par les docteurs réformés de la première période et se doublait même d’une certaine crainte. Ils redoutaient, pour leurs auditeurs, l’effet des raisonnements captieux où excellaient certains de leurs adversaires. Pour y faire face, ils devaient faire appel à des spécialistes de leur parti, comme P. Martyr Vermigli, par exemplez.
z – Voir aux remarques annexes (n° 6) une intéressante lettre de Théodore de Bèze, alors au colloque de Poissy, sur ce sujet, à propos de Pierre Martyr Vermigli.
F. Bacon nous fournit, sur ce point, encore, un exemple d’une extension au domaine de la connaissance générale des tendances profondes de la confession religieuse à laquelle il appartenait.
Nous le voyons, à propos des travers de l’esprit humain, déclarer que la dialectique est plus faible que le mal qu’il s’agit de guérir, et que la logique ne paraît guère être qu’un filet tendu tout rempli de subtilités épineuses. « Un abîme la sépare de la subtilité de la Nature, et si l’on pense à ce qu’elle ne saisit point, elle est bien plutôt propre à établir et à confirmer l’erreur, qu’à ouvrir la voie à la vérité. » Bergson dira plus tard, de l’intelligence tout entière, ce que Bacon dit d’un de ses procédés, le syllogisme.
Mais la défiance à l’égard du syllogisme dans les sciences d’observation, qui s’étend même aux autres sciences, n’est pas encore l’empirisme. C’est tout au plus le symptôme d’une disposition dans le sens de l’empirisme.
Locke lui-même n’est qu’un demi-empiriste. On peut se demander si ses idées latentes virtuelles n’auraient pas été un terrain possible de conciliation entre Leibnitz et lui. Il est foncièrement nominaliste, voilà surtout ce qui le caractérise.
Condillac, lui, est un véritable empiriste, mais son système est enfantin.
A nos yeux, c’est David Hume qui est le vrai père de l’empirisme, sans compromission, celui d’un Stuart Mill, et, avec une concession ruineuse, celui d’un Herbert Spencer.
Le véritable empirisme, c’est l’associationnisme.
L’empirisme intuitionniste et le néo-rationalisme ne sont guère que des tentatives d’évasion manquées faites par l’esprit humain, pour qui l’atmosphère d’un empirisme trop radical finit par devenir irrespirable.
La forme moderne de l’empirisme est, avons-nous dit, l’associationnisme.
Le chef de cette école est Stuart Mill, qui continue le phénoménisme de Hume.
Pour lui, tous les faits, psychologiques se ramènent à des sensations : les rapports d’association (contiguïté et ressemblance) sont les lois de leurs divers groupements et combinaisons. La nécessité des prétendues idées de la raison provient, nous dit-on, du caractère indissoluble de certaines associations de sensations. Il est lui-même le résultat d’une habitude devenue toute-puissante.
Le raisonnement inductif n’est qu’une consécution du particulier au particulier, du type : cette flamme m’a brûlé ; elle me brûlera. Deux idées associées habituellement dans l’esprit constituent un couple. L’apparition de l’une est suivie de l’attente de l’autre ; ainsi, par exemple, « la loi de causalité, qui est le pilier de la science inductive, n’est que cette loi familière qui naît de ce qu’on observe l’invariable succession d’un fait naturel par rapport à un fait qui le précèdea. »
a – S. Mill, Logique, III, v, p. 2.
Alexandre Bain a perfectionné le système de S. Mill, en concédant à l’association une nature active, « attraction of Sameness ».
Les objections troublantes s’élèvent nombreuses, du côté intellectualiste, et rendent ce système inacceptable.
Les idées ne peuvent se ramener à des sensations. En fait, elles peuvent coexister avec celles-ci ; il n’y a donc pas transformation.
De plus, en droit, il est impossible de confondre la sensation perçue d’un objet long, dont on peut reconstituer l’image, avec l’idée d’une ligne de même longueur, mais qui n’a qu’une seule dimension : la longueur.
Cette idée qui, remarquons-le, dans le cas présent est concrète, l’esprit la conçoit très clairement. Mais il lui est absolument impossible de se l’imaginer.
L’idée générale est encore plus éloignée de la sensation. On a essayé d’en expliquer la formation par des superpositions d’images (images composites).
Mais, dirons-nous avec le cardinal Mercier, les destinées de l’idée générale et celle de l’image composite sont totalement différentes.
Plus l’image composite est surchargée, et s’applique à un plus grand nombre d’objets, et plus elle devient floue, obscure, indécise. Plus au contraire l’idée générale gagne en extension, et plus elle devient nette, claire, précise.
Nous sommes donc là en présence des deux évolutions contraires. Cela nous indique que nous avons affaire à deux objets distincts.
La nécessité qui lie, dans notre esprit, deux idées, par association, et en vertu de laquelle l’une appelle l’autre, est un fait. Mais c’est un fait à tel point accidentel que nous en cherchons instinctivement la raison d’être lorsque nous le rencontrons.
En invoquant l’habitude comme raison générale du fait, ou bien les empiristes font une simple description, et alors ils n’expliquent rien ; ou bien ils croient nous indiquer la cause véritable, suffisante et universelle de la nécessité apparente des idées de raison. Dans ce cas, ils renient leur propre système, au moment même où ils prétendent en démontrer la supériorité. Ce système, en effet, exclut toute explication rationnelle par son essence même.
La faute est véritablement trop grossière. Nous accepterons donc la première alternative. Les empiristes décrivent simplement ce qui a eu lieu. Le réel n’étant pas rationnel dans son fond, une description du processus mental doit tenir lieu d’explication.
Mais il se trouve que cette description est infidèle.
Il arrive souvent, il faut le concéder, que l’esprit humain se rend coupable du sophisme post hoc, ergo profiler hoc.b
b – Après cela, donc à cause de cela.
Mais, 1° il s’aperçoit quelquefois de sa faute. Nous demandons quelle opération il fait quand il se corrige ainsi ; 2° il lui arrive souvent aussi, malgré la présence de successions invariables, de se refuser, tantôt à tort, tantôt à raison, à voir un lien de causalité.
Un « chaud et froid » est généralement suivi d’une maladie qui, en l’absence de soins appropriés, se termine par la mort.
Si les successions invariables conduisent toujours à établir un rapport de causalité, comment se fait-il qu’un si grand nombre de non-civilisés se refusent énergiquement à reconnaître la cause réelle et naturelle de la mort, et vont en chercher l’explication dans quelques maléfices ou quelques influences mystiques ? Ces successions établies entre ces pratiques et la mort sont précisément très variables. Il y a donc autre chose que la succession invariable qui fait qu’on croit connaître et constater un rapport de causalité.
D’autre part, il y a la fameuse succession du jour et de la nuit que nous voyons toujours reparaître dans cette discussion. Elle n’en reste pas moins une pierre d’achoppement pour l’empirisme.
Personne ne pense à établir un rapport de cause à effet entre ces deux phénomènes. Peut-être a-t-il fallu attendre jusqu’à l’avènement de la philosophie de Bertrand Russel pour constater qu’on a eu le courage d’admettre l’existence d’un tel rapport, par esprit de systèmec. Il fallait bien en arriver là : la réponse de Mill, en effet, est clairement insuffisante.
c – Bertrand Russel, L’idée de cause dans le mysticisme et la logique, traduction de Jean de Menasse, Paris, Payot, p. 136. Nous ne nous refuserons pas, par exemple, à dire que la nuit est la cause du jour.
Ce qui fait, d’après ce dernier, que la consécution invariable du jour et de la nuit ne donne qu’une association séparable, c’est qu’elle n’est pas immédiate.
Mais il est visible qu’il y a des consécutions qui ne sont pas immédiates et que l’esprit unit inséparablement par le lien de causalité : la rupture d’un barrage causé par la lente accumulation des eaux, comparable, d’ailleurs, à la brusque succession de la nuit au jour dans les pays tropicaux.
D’autre part, le parallélisme est constant et invariable entre les états psychiques et ceux de l’organisme. Pourtant l’esprit humain, non seulement l’esprit du philosophe, mais celui du non-civilisé, sépare du corps l’âme ou le double, au point de méconnaître, dans certains cas, qu’il y ait un lien de causalité entre les états de ces entités.
Il faut donc se contenter de l’admission de Bertrand Russel. Mais elle choque le sens commun et même la raison scientifique.
L’empirisme prétend que l’induction se réduit, à l’origine, à un mouvement instinctif analogue à celui de l’enfant qui retire vivement la main, lorsqu’une flamme lui rappelle, comme à l’animal, par association, une première brûlure.
Il faudrait avouer, dans ce cas, que la certitude des sciences d’observation aurait un piètre fondement intellectuel.
Mais, en réalité, la consécution qu’on nous offre en exemple n’a rien de commun avec une induction même spontanée.
L’induction, qui extrait le général d’un ou de plusieurs cas particuliers, repose sur un principe rationnel qui en est le fondement logique. Ce principe est le principe de raison suffisante. Elle a pour instrument l’expérimentation, qui serait impossible, de son côté, sans le principe de négligibilité.
Or, demande avec raison A.-G. Balfour, « des principes sans lesquels on ne peut rien déduire des expériences, peuvent-ils être eux-mêmes déduits des expériences ? »
Sans doute, comme dans le cas proposé de la flamme qui brûle, « des expériences peuvent produire l’habitude, et l’habitude peut produire l’expectation, et cette opération peut contrefaire l’induction. Mais des expectations ainsi engendrées appartiennent à la série causale, non à la série cognitived. »
d – Arthur James Balfour, L’idée de Dieu et l’esprit humain, traduction Bertrand, Paris, 1916, p. 247.
Ainsi la présence de principes rationnels est la condition de l’induction et de l’expérimentation. S’il en était autrement, on ne s’expliquerait pas que les animaux supérieurs, qui ont des sensations semblables aux nôtres, soient incapables de s’assimiler nos connaissance scientifiques. Herbert Spencer, empiriste, lui aussi, a pourtant poussé cette objection avec une sévérité de langage que nous n’aurions pas osé apporter à notre critique. Mais il croit y parer à l’aide de sa théorie de l’évolution.
Cette théorie lui permet d’admettre la présence d’aptitudes innées, tout comme l’aristotélisme le fait. Seulement il se flatte d’expliquer empiriquement ces aptitudes par l’hérédité.
« S’il n’existe rien à la naissance, hormis une réceptivité passive pour les impressions, pourquoi un cheval ne serait-il pas éducable aussi bien qu’un homme ? Ou, si l’on prétend que le langage fait la différence, pourquoi le chien et le chat, qui reçoivent les mêmes expériences domestiques, n’arrivent-ils pas par ce moyen à la même espèce d’intelligence ?
Prise avec sa forme courante, l’hypothèse qui donne tout à l’expérience individuelle implique l’inutilité de la présence d’un système nerveux défini, comme s’il n’y avait nul compte à tenir d’un fait de cette espèce ! C’est cependant le fait qui importe essentiellement, celui qu’indiquent en un sens les critiques de Leibnitz et autres… Les partisans de cette hypothèse, ignorants qu’ils sont de l’évolution mentale due au développement autogène du système nerveux, se trompent aussi grossièrement que s’ils voulaient rapporter toute la croissance du corps à l’exercice, sans rien emprunter de la tendance innée à revêtir la forme adultee. »
e – Herbert Spencer, Principes de Psychologie, cite par Renouvier, Logique, I, p. 311 s.
Ainsi donc l’aveu est fait et il nous vient de l’un des chefs de l’école empirique : l’intelligence est innée à elle-même ; l’esprit humain apporte, à sa naissance, des tendances, des aptitudes rationnelles que n’ont pas les animaux.
Pour expliquer ce fait, Spencer a recours à une hypothèse : l’évolution ; il substitue ainsi à l’habitude individuelle, l’habitude héréditaire des générations d’espèces d’où descendrait l’homme.
Nous gardons l’aveu et nous rejetons l’hypothèse pour des raisons que nous donnerons plus loin, et, parce que, fût-elle vraie, elle n’expliquerait rien. Ni le temps, ni le nombre des intermédiaires ne feront qu’un mouvement physique devienne une sensation, ni qu’une sensation devienne une idée : ni qu’une habitude, même héréditaire, devienne le principe de contradiction. Ces états peuvent se succéder, mais non se transformer l’un dans l’autre. Chacun est séparé par un abîme, il n’y a pas continuité ; il y a saut brusque, commencement nouveau, hétérogénéité complète.
C’est cependant encore la mystique évolutionniste qui anime une forme rajeunie de la théorie transformiste de la connaissance : le bergsonisme.
Seulement, ici, le mécanisme fait place au dynamisme téléologique. Il y a donc progrès.
D’après ce système, l’intelligence est plutôt un résultat de défense instinctive que d’adaptation passivea, c’est la faculté de se créer des outils.
a – Herbert Spencer avait défini la vie « the continuous adjustment of internal relation to external relation » (Principles of psychology, § 120). Cela serait vrai de la vie intellectuelle. La connaissance ne serait qu’adaptation. Aussi Le Dantec nous apprend-il que « les notions expérimentales résultent du frottement de nos ancêtres — ces ancêtres sont, dans sa pensée, les limaçons — avec les corps solides » ; elles nous ont servi à faire de l’arithmétique et de la géométrie. Au fond le bergsonisme est très proche de cette manière de comprendre les origines de l’intelligence. Mais l’élan vital est plus créateur que réceptif.
La main est l’organe matériel dont « l’évolution créatrice », « l’élan vital » s’est servi pour faire naître cette parade aux brutalités de la matière. Celle-ci n’est autre chose qu’une transformation de l’esprit en train de mourir.
Organe de défense, faculté d’invention, l’intelligence ne peut nous faire connaître le fond de la réalité.
Celle-ci, en effet, est tout mouvement, spontanéité, imprévisibilité. La représentation que l’intelligence se fait du réel est au contraire nécessairement statique. Le seul réel qu’elle puisse saisir est celui de la matière, c’est-à-dire de la spiritualité pétrifiée.
La géométrie est une science assez réussie de ce réel-là. Mais pour atteindre la réalité, dans sa mouvante et fluide transformation, il n’est que l’intuition.
L’intuition : non telle que l’intelligence en trouble les données, parce qu’elle concentre notre attention sur les tranches du réel qui n’ont d’importance vitale que pour la pratique, mais l’intuition primitive, celle de l’enfant ; c’est cette intuition-là qu’il s’agit de rétablir en imposant sa démission à l’intelligence. C’est ainsi que nous retrouverons « les données immédiates de la conscience ».
La connaissance serait identique, de ce point de vue, à l’action même de l’évolution créatrice, dont chacun de nous est à chaque instant un moment totalement nouveau.
D’ailleurs, il n’y a que des moments nouveaux, irréductibles les uns aux autres, dans l’homogénéité de l’écoulement du réel.
L’illusion de l’intelligence, c’est précisément de croire à la répétition possible du même fait.
Rien ne peut se répéter, se reproduire.
Tout est perpétuelle création de formes nouvelles (nominalisme).
Avons-nous pu, dans les quelques lignes rapides qui précèdent, donner une idée exacte de la « nouvelle philosophie » ?
Notre exposé serait-il, lui aussi, une création de notre propre intuition ? Nous espérons que nous avons pu reproduire un fait déjà donné, savoir : l’exposition du bergsonisme.
Quand nous aurons dit qu’il faut louer cette philosophie d’être revenue à un certain réalisme par son affirmation résolue de la réalité du temps, et d’être ainsi une réaction partielle contre les formes de la sensibilité de Kant, nous lui aurons rendu, espérons-le, toute justice, avec la conscience d’avoir voulu être aussi objectif que possible dans notre exposé.
La difficulté est grande de fixer le sens de certains mots, chez Bergson. L’intuition, en particulier, sous la plume de ce philosophe, on l’a remarqué, paraît avoir une signification presque aussi ondoyante et insaisissable que les « inventions de l’évolution créatrice » elle-même.
Nous croyons devoir interpréter ce qu’on nous dit de la supériorité de l’intuition sur l’intelligence, comme étant l’affirmation de la primauté de l’instinct sur la raison discursive.
Il semble qu’il y ait là une double confusion. On l’a dit, l’instinct, chez l’homme, ne s’oppose pas dans ses fonctions supérieures à l’intelligence. La sensibilité humaine est intelligente.
Elle est discernement, choix entre (intel-lectio) le vrai et le faux, le juste et l’injuste, le naturel et l’artificiel.
La raison discursive ne doit pas être confondue avec l’intelligence, la sagesse (Ab, Kuyper).
La raison, au lieu d’être contemplative, comme c’est le cas de la sensibilité intelligente, est constructive, synthétisante ; elle prolonge et étend les limites de l’intuition intellectuelle à l’aide d’un automatisme formel du raisonnement.
Lorsqu’elle est guidée par l’intuition intelligente, elle est ratiocinata, raison raisonnée, la raison dominée et conduite par le réel, que l’intelligence sensible appréhende.
Elle est alors un guide et un contrôleur sûr, dans les limites de sa compétence.
Lorsqu’elle se substitue à l’intelligence et prétend tirer de son propre fond la réalité ; lorsque, de faculté de synthèse et de contrôle, elle prétend devenir faculté créatrice, alors tous les reproches que le bergsonisme et le pragmatisme adressent à l’intelligence doivent retomber sur cette ratiocinante.
Cette distinction fondamentale entre la raison et l’intelligence est faite, peut-être inconsciemment, par les empiristes de l’école de B. Russell. « La raison, dit ce dernier, est synthèse et contrôle, plutôt que puissance créatrice. Jusque dans le domaine de la pure logique, c’est l’intuition qui, la première, appréhende le nouveaub. » Nous dirons, nous, que les termes d’un raisonnement ne peuvent être reliés que par une intuition intelligente.
b – Bertrand Russell, op. cit. p. 23.
En second lieu, nous ne pouvons approuver l’idée d’après laquelle le réel serait un continu dans quoi on découperait arbitrairement, pour de simples raisons pratiques, des tranches génériques et spécifiques.
Cet effacement des frontières, cette négation de toute limite qualitative est le penchant irrésistible dû à la présence du panthéisme, comme l’a très bien indiqué Ab. Kuyperc.
c – Ab. Kuyper senior. De Vertflauwing der Grenzen, Amsterdam, G.-A. Wormser, 1892.
Le multiple est la pierre d’achoppement du panthéisme. Il n’est donc pas étonnant qu’il essaye d’en faire un conglomérat informe et de réduire la diversité à des manifestations fugitives et instables d’une réalité toujours identique à elle-même, même quand elle évolue. Ce sera la substance chez Spinoza, l’idée chez Hegel, l’élan vital chez Bergson. Mais s’il y a quelque chose qui répugne à ce confusionisme, c’est principalement l’intuition de la différence, qui est encore un de ces universaux perçus intuitivement comme étant dans les choses.
Nous observons, il est vrai, que la raison a tendance à tout ramener à l’unité. Mais quand elle est raison raisonnée, l’unité qu’elle cherche est l’identité de l’intelligible universel (genres, espèces) abstrait des singuliers. Or, cet intelligible ne peut en être abstrait que parce qu’il y est formellement contenu. Un lion qui cherche sa proie dans le désert n’est ni un moment de sa proie, ni un moment du navire de jonc qui glisse sur le Nil, aux confins de l’horizon. Le lion, la proie, le navire sont des êtres réels distincts, essentiellement irréductibles les uns aux autres ; des substances séparées que l’intelligence et la raison raisonnée font bien de ne pas confondre.
On a objecté, à bon droit, croyons-nous, que si l’intelligence a été et est une faculté de défense efficace, elle n’a pu l’être que parce qu’elle percevait le vrai et non le faux. On a fait remarquer, en outre, que, du point de vue de l’évolution, l’instinct est une fonction utilitaire ; que d’ailleurs l’instinct en opposition à l’intelligence, quoi qu’on en ait dit, n’est pas infaillible. Il partage avec la raison le triste privilège d’être sujet à l’erreur.
Il y a encore une grave critique à faire contre la philosophie nouvelle. C’est que celle-ci a lié son sort à la doctrine du transformisme. Or, ce fondement, qui n’a jamais été qu’hypothétique, n’est, en fin de compte, qu’une « semelle » posée hâtivement sur un terrain glaiseux. Sous les coups de savants de profession, l’évolution génétique commence à glisser, et le glissement de la semelle menace gravement la stabilité du nouvel édifice, qui se manifeste ainsi, par les lézardes qu’il présente, comme vieilli avant le tempsd.
d – Voir remarques annexes, no 7.
Il nous paraît certain que la philosophie nouvelle donne à ceux qui la regardent, et qui ne sont pas dominés par les illusions du transformismee, l’impression de quelque chose de vieillot.
e – Cf. Louis Vialleton, L’origine des êtres vivants. L’illusion transformiste, Paris, Pion, 1929, p. 363 et p. 378 n.
Il paraît choquant, à première vue, de prétendre, par exemple, que l’homme est intelligent et raisonnable, parce qu’il a une main au bout de chaque bras.
On se demande involontairement pourquoi le singe, qui, lui, est quadrumane, n’a pas accompli une évolution parallèle à celle de l’homme et beaucoup plus triomphante.
Nous entendons bien que la main du singe n’est pas aussi évoluée que celle de l’homme, ou plutôt que l’évolution est différente. Mais la quantité aurait dû suppléer à la qualité, cette qualité étant, de part et d’autre, assez proche.
Ce n’est décidément pas le primat de l’instinct sur l’intelligence qui nous donnera une théorie acceptable de la connaissance.
Il semblait qu’après la tentative de conciliation manquée de Kant, il n’y avait plus qu’à constater que le conflit entre l’innéisme et l’empirisme est insoluble.
L’innéisme démontre que c’est détruire la raison que de tenter de l’expliquer par des associations accidentelles.
L’empirisme a aussi son moment de vérité lorsqu’il insiste sur la dépendance de l’esprit humain à l’égard de la nature, sur le fait que seule l’expérience lui fournit la matière de ses connaissances, qu’il est instrument et non source de cette connaissance.
C’est bien là l’erreur fondamentale de l’innéisme : croire que l’esprit étreint et ploie l’expérience dans les tenailles de ses formes innées. Mais l’empirisme, cela nous paraît surabondamment démontré, est incapable d’expliquer la possibilité même de l’expérience. Par habitude, il cherche des raisons ; les nécessités du système l’obligent à ne nous montrer que des causes, ou plutôt des faits qui, par hypothèse, n’ont pas de lien entre eux.
L’école sociologique, avec Durkheim, en France, propose une solution ingénieuse du conflit.
Elle fait d’abord une critique très pertinente du point de vue trop exclusivement individualiste des deux tendances en présence. L’individu, reconnaît-elle, est certes réel. La société est constituée par des individus concrets.
Mais, et c’est là ce qu’on a négligé de voir, la société est plus qu’une collection d’individus. De même qu’un composé chimique est un corps nouveau, différent des corps qui le constituent, la société est une réalité nouvelle qualitativement différente des individus qui la composent.
Il y a des représentations individuelles, résultats accidentels de l’expérience contingente, et il y a des représentations collectives, nécessaires comme lien social, et ce sont ces représentations collectives qui apparaissent à la conscience comme des a priori.
Ce sont des jugements revêtus d’une autorité telle, qu’ils doivent être crus sans preuves, sous peine, pour l’individu, de se retrancher du corps social.
Le principe d’identité, les catégories de l’espace et du temps, l’obligation morale, etc., sont des représentations collectives qui ont leur origine dans la représentation sociale par excellence. Cette représentation est la religion.
Le signe d’une représentation sociale, c’est le caractère obligatoire a priori qu’elle revêt.
La religion elle-même, avant d’être croyance, est émotion collective, rite exécuté en commun, distinction du sacré (collectif) d’avec le profane (individuel).
La croyance en Dieu n’est nullement un élément nécessaire de la religion ; l’origine sociale de la religion, de la morale et de la logique ne fait pas que ces phénomènes soient des illusions.
La société est un fait naturel, réel : religion, logique et morale sont les produits d’une cause plongeant par ses racines dans la réalité. Ces produits sont donc vrais — vrais, dirons-nous à notre tour, comme l’hallucination ; elle aussi a des causes physiques réelles, mais elle en est une interprétation déformée et déformante.
Au fond cette analogie entre la religion et l’hallucination ne doit pas trop déplaire au fondateur de l’école sociologique. On sait qu’il avait déjà constitué son système, ruineux pour l’objectivité de la religion, bien avant d’avoir étudié celle des Australiens. C’est sur un a priori qu’il s’appuie.
L’ethnographie et la hiérographie, interprétées plus ou moins arbitrairement, n’interviennent ici que comme moyens de polémique. Pour les besoins de la cause, on a donné à ces interprétations l’apparence rassurante d’une présentation impartiale et scientifique des faitsf.
f – La preuve documentaire de notre assertion est donnée par G. Richard, professeur de sciences sociales à Bordeaux, dan L’Athéisme dogmatique en sociologie religieuse, Strasbourg, 1923.
Nous n’avons à nous occuper, pour le moment, que de ce que Durkheim nous dit de l’origine et de la légitimité de notre logique, puis du caractère de nécessité des principes de la raison ; nous repoussons l’idéologie et l’idéo-génie de Durkheim. Par contre, nous serions disposés à nous entendre avec lui, sur son idéographie. Nous y mettons une condition, c’est qu’elle soit purifiée de son exclusivisme et qu’un compte sérieux soit tenu de l’apport et des réactions individuelles.
Le caractère idéologique du système est le rationalisme positiviste.
Le πρωτον ψευδος n’est pas dans l’attribution aux faits sociaux d’une réalité distincte. Nous reconnaissons que ces faits sont des choses au même titre que les objets des autres sciences.
Il est dans le postulat positiviste lui-même. Ce postulat, voici comme nous le comprenons : nous ne connaissons que des faits sensibles ; l’objet propre de la raison impartiale et souveraine est uniquement l’étude de ces faits et de leurs relations.
Il résulte de là que la méthode de la science sociale devra être ce genre d’expérimentation qui s’efforcera de mettre de côté les sentiments et les opinions individuels et de traduire la qualité par la quantité. Elle renoncera à l’explication par la psychologie de l’individu, pour ne considérer que les signes extérieurs accompagnant les états initiaux et les transformations des sociétés.
On remontera ainsi des effets aux causes, en s’appuyant sur ce prétendu axiome, qui n’est qu’un sophisme : « Les mêmes effets proviennent des mêmes causesg. »
g – Durkheim, De la division du travail social, p. 35-50.
Ainsi, d’un côté, des faits purement sensibles et observables ; de l’autre, une raison prétendue impartiale, dans l’entendement du savant, parce qu’elle est ce qu’il y a de social en lui. Tous les faits sociaux, donc la religion, seront justiciables de ce tribunal souverain. Nous obtiendrons ainsi, nous promet-on, non pas un type de science relevant d’une philosophie particulière, mais la Science, la science indépendante et positive.
Nous objectons d’abord que cette idéologie est fausse. Au moment même où elle se proclame impartiale, elle oppose la question préalable à toutes les prétentions de la religion. Elle emploie contre la théologie la méthode d’exclusion par « préjugés légitimes » si chère aux controversistes catholiques et jansénistes du XVIIe siècle. Puis, quand ella a ainsi expulsé son adversaire de la lice, elle se trucide elle-même.
Quand nous accusons le positivisme et, en général, la science « indépendante », de partialité, nous désirons qu’il soit bien entendu que nous ne prétendons pas que les tenants de ces points de vue manquent le moins du monde de loyauté intellectuelle.
Nous disons seulement que le concept même d’une science indépendante, d’une science sans principe préconçu, est irréalisable. Cela résulte précisément de la grande part de vérité de l’affirmation de Durkheim, d’après laquelle l’individu est, en grande partie, le produit de son milieu social.
Longtemps avant Durkheim, la théologie, et plus particulièrement le calvinisme, avaient insiste sur cette dépendance de l’individu à l’égard de la collectivité.
Or, tout milieu social est ou donné, ou en voie de transformation. Il est donc impossible que le savant qui, ne l’oublions pas, en fait partie, aborde l’objet de son étude sans y apporter les idées préconçues qu’il tient des influences sociales prédominantes en lui.
Les principes dont il part nécessairement sont toujours ce qu’il y a en lui de collectif, de social, même quand il essaye de réagir contre son milieu. Une réaction est toujours, de quelque manière, conditionnée par l’action.
Tout ce qu’on peut lui demander, c’est d’appliquer les principes qui s’imposent à lui honnêtement. Nous ne disons pas que Durkheim ait fait autre chose.
Mais il se trompe, cela crève les yeux, quand il se croit, à l’égard de l’idée religieuse, dans un état d’indifférence méthodologique parfaite. Il n’est pas indifférent. Il ne peut pas l’être, car la chose est psychologiquement impossible.
Il se croit sans idées préconçues. Ecoutons-le plutôt : « L’importance théorique qui a été parfois attribuée aux religions primitives a pu passer pour l’indice d’une irréligiosité systématique qui, en préjugeant les résultats de la recherche, les viciait par avance…h, en tous cas, tel ne saurait être le point de vue d’un sociologue : c’est en effet le point de vue de la sociologie qu’une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et sur le mensonge : sans quoi elle n’aurait pu durer. »i
h – Le texte n’est pas souligné dans l’original.
i – Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse.
Ainsi Durkheim dit expressément et croit que le sociologue ne préjuge pas le résultat de ses recherches. Mais comment ne voit-il pas, lui qui avait certainement préjugé le résultat des siennes, que le sociologue les préjuge, au contraire, toujours ? En tout cas, c’est dans un sens négatif que lui les avait préjugées et qu’il les préjuge, quand il exclut en principe l’action surnaturelle de la grâce, pour expliquer la naissance de la foi.
C’est à la science, nous dit-il, de rechercher les causes du fait religieux, et ces causes ne sont pas forcément celles que le fidèle s’imagine.
A merveille. Mais il se trouve que, d’après son principe, ces causes sont forcément autres que celles que le fidèle se représente, quand il n’est pas pélagien.
Elles sont, et ne peuvent être, pour Durkheim, que des causes sociales et donc naturelles.
Il le sait à l’avance parce qu’il est positiviste, et qu’ainsi il préjuge qu’il n’en peut être autrement.
Ah ! ce n’est pas lui qui nierait la réalité de la puissance de l’expérience religieuse. Il reconnaît qu’elle est l’expérience d’une force dont le fidèle dépend et qui lui permet de se dépasser lui-même. Mais pour expliquer ce fait, si l’on admet « qu’il existe réellement des êtres plus ou moins analogues à ceux que nous représentent les mythologies, il faut reconnaître que le seul foyer de chaleur auquel nous puissions nous réchauffer moralement est celui que forme la société de nos semblables ; les seules forces morales dont nous puissions sustenter et accroître les nôtres sont celles que nous prête autrui ». La raison en est que, pour que ces divinités puissent agir sur nous, il faut qu’on croie en elles. Or, la foi ne peut naître que sous la seule action du corps social.
Nous avons, nous, un autre principe, un autre parti pris, si l’on veut.
Nous disons que, pour que le milieu social agisse et que naisse la foi, il faut d’abord que Dieu agisse et dans l’individu et dans le cercle social. Nous croyons que les seules forces morales dont nous puissions nous sustenter et accroître les nôtres et celles qui nous viennent du milieu social, sont celles qui nous viennent de Dieu.
Ce que nous reprochons à Durkheim, ce n’est pas d’avoir vu que l’individu puise des forces dans le milieu social, c’est d’avoir dit que ces forces sont les seules, et d’avoir ainsi exclu l’action immédiate de Dieu sur l’individu, indépendamment du milieu social.
Ces deux points de vue qui s’opposent, celui de Durkheim et le nôtre, peuvent se défendre. Mais il ne faut pas dire que celui qui part de l’un de ces points de vue est indépendant de toute pré-notion en religion.
D’ailleurs, il est aussi impossible à Durkheim de n’opérer pas avec ses notions positivistes qu’à nous de ne pas tenir compte de nos pré-notions religieuses.
Nous reconnaissons qu’il n’y a pas deux logiques formelles. Mais il y a au moins deux logiques matérielles. Il y a la logique de ceux qui, comme Durkheim lui-même, nient la chute et ses conséquences, — encore une prénotion anti-augustinienne, — et qui expliquent le péché par l’antagonisme entre la contrainte sociale et le besoin d’indépendance individuelle ; et il y a la logique de ceux qui, avec Calvin, croient à la chute et à la corruption totale. Selon eux, comme selon saint Paul, le φρόνημα τῆς σαρκός, la pensée naturelle, est « inimitié contre Dieu ».
De ce point de vue, ainsi que l’a démontré Ab. Kuyper, il y a nécessairement non pas deux vérités : la vérité est une ; non pas deux méthodes scientifiques : la méthode est universelle ; mais deux visions des faits, deux principes d’interprétation de la méthode et, dût ce mot scandaliser les théologiens modernes, deux sciences.
Cela nous paraît être une conception fondamentale et originale du calvinisme restauré et réaffirmé, sur le terrain de la science moderne.
Pour nous, il y a non une science indépendante d’un côté, et une science asservie aux préjugés, de l’autre. Mais il y a deux sciences, toutes deux nécessairement dépendantes : l’une, de la pensée naturelle ; l’autre, de la pensée régénérée par l’action de la grâce.
Ni l’une ni l’autre de ces écoles scientifiques n’est, par nature, exempte de fautes contre la logique formelle. Nul n’est infaillible. La faiblesse de l’esprit humain est si grande…
Qu’il nous soit permis d’en noter une qui s’est glissée dans l’idéologie de Durkheim.
Quand il prétend que les mêmes effets proviennent des mêmes causes, il croit énoncer la réciproque de cet autre principe en vertu duquel, toutes choses égales d’ailleurs, les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Un peu d’attention aurait pu lui éviter cette erreur. L’expérience de tous les jours montre que des effets identiques peuvent être le résultat des causes les plus diverses. Le suicide peut être causé par le désespoir, par l’effondrement des convictions religieuses, ou au contraire par le fanatisme, ou par l’exaltation d’espérances chimériques.
Nous voyons donc que l’affaiblissement de l’autorité sociale, autant que l’accroissement de cette autorité, c’est-à-dire des causes absolument contraires, peuvent avoir des effets extérieurement identiques. Dès lors, la traduction de la qualité par la quantité, préconisée par Durkheim, peut être une source constante d’erreur.
D’ailleurs, si l’idéogénie sociologique était vraie, le premier suicide dont il conviendrait d’étudier les causes serait celui de la théorie elle-même.
En effet, si nos catégories proviennent des habitudes accidentelles et, par hypothèses irrationnelles, de quelque clan primitif, disparu depuis longtemps dans les brouillards de la préhistoire mais se survivant dans notre logique, il n’y a plus rien de vrai. Par conséquent, le système sociologique qui prétend expliquer la naissance de ces idées n’est pas vrai non plus. Nous ne pouvons, en effet, rien affirmer qu’en faisant usage de nos catégories. Or, on nous dit que ces catégories n’ont d’autres rapports avec la réalité que ceux qui peuvent exister entre un songe et la cause physiologique dont il est l’interprétation illusoire. Ici encore, quand nous demandons des raisons, on nous présente des causes. Il est tout de même surprenant qu’on puisse, à ce point, confondre l’ordre causal avec l’ordre cognitif.
Mais l’idéogénie de Durkheim en ce qu’elle a d’original est inacceptable. Et quand il veut la rendre acceptable, elle cesse d’être originale.
Elle revient, alors, à celle de nos propres théologiens.
Nos catégories de temps et d’espace auraient leur origine, nous dit la sociologie, dans la nécessité de fixer des rendez-vous réguliers pour la célébration des fêtes, des sacrifices, et autres rites, et aussi, dans les divisions hiérarchiques des campements organisés par les clans, puis dans la forme même des camps.
« Il semble manifeste, au contraire, dit excellemment Parodij, que la simple existence de cérémonies ou de travaux réguliers, que la simple distinction des clans et des tribus et de leur place respective dans le camp présupposent les catégories logiques et ne sont possibles que grâce à l’intervention préalable des idées de temps, d’espace, de causalité, au principe de contradiction, etc. »
j – Parodi, La philosophie contemporaine en France, p. 155.
Cela paraît d’autant plus évident que, dans les sociétés humaines, ces rendez-vous et ces divisions ne sont pas uniformes comme chez les animaux appartenant à une même espèce. Ce ne sont donc pas des faits purement instinctifs. Ils répondent à des représentations plus ou moins accidentelles qui trahissent l’intervention du facteur de la liberté. Or, la liberté n’est qu’une Lubenitia rationalis, une spontanéité rationnelle. La raison, ou mieux l’intelligence, est le ressort de la liberté. Elle est présupposée par les manifestations de l’activité libre.
Quand Durkheim a le pressentiment de l’objection qu’on vient d’exposer et qu’il essaye de la prévenir, il s’empresse de rentrer dans la vérité, mais alors il sort de son système. Il ne fait que redire, dans des termes à peine différents, ce que d’autres avaient dit avant lui.
Après avoir dit que les représentations sociales sont irréductibles aux représentations individuelles, il fait, en une note au bas de la pagek, une concession ruineuse : « Il ne faut pas entendre, d’ailleurs, cette irréductibilité dans un sens absolu… tout ce que nous voulons établir ici… » « tout », c’est donc la totalité essentielle de son système que Durkheim va nous livrer, « … tout ce que nous voulons établir ici c’est que, entre ces germes indistincts de raison » — (dans l’individu) — « et la raison proprement dite, » — (dans la conscience collective) — « il y a une distance comparable à celle qui sépare les propriétés des éléments minéraux dont est formé le vivant et les attributs caractéristiques de la vie, une fois qu’elle est constituée. »
k – Durkheim, Les formes élémentaires, etc., p. 22, note 2.
Ne chicanons pas l’auteur sur sa comparaison. Il semble qu’ici, lui, l’adversaire de l’évolution, soit transformiste. Il croit que les propriétés des éléments minéraux qui constituent le vivant sont « les germes indistincts » de la vie. Reste qu’il y a, entre les germes de raison et la raison, la différence qui sépare un germe de l’organisme parfait.
Mais cela, ce n’est pas nouveau. C’est la doctrine qui est de tradition chez nous depuis Calvin. Celui-ci la tenait des scolastiquesl.
l – Voir remarques annexes, n° 8.
Quand le Réformateur veut déterminer ce que la grâce commune laisse subsister de raison chez l’homme, après la chute, pour l’empêcher de sombrer au-dessous de l’animal, il commence par distinguer deux domaines : celui des choses « terriennes », et celui des choses « célestes ». « Sous la première espèce » — celle qui nous occupe ici — « sont comprises la doctrine politique, la manière de bien gouverner sa maison, les arts mécaniques, la philosophie, et toutes les disciplines qu’on appelle libérales ».
L’ordre suivi par Calvin est déjà significatif. Ce qui vient en premier lieu, c’est le régime social, puis succèdent l’économie domestique, l’industrie, la philosophie et les sciences qui s’en détachèrent successivement.
Il n’est pas étonnant que Calvin donne la première place à ce qu’il appelle la police, à l’ordre de la cité, car « la vouloir rejeter, c’est une barbarie inhumaine : puisque la nécessité n’en est pas moindre entre les hommes que du pain, de l’eau, du soleil, de l’air ; et la dignité en est beaucoup plus grande, car elle n’appartient pas seulement à ce que les hommes mangent, boivent et soient sustentés en leur vie… mais à ce que l’humanité consiste entre les humains »m. Mais d’où vient la possibilité de l’ordre social et que prouve-t-il ?
m – Calvin, Institution, 4.20.3
Sur la question d’origine, Durkheim nous dit ceci : « Si la nature psychique de l’individu était absolument réfractaire à la vie sociale, la société serait impossible. » Ailleurs, il fait appel à l’instinct grégaire.
Calvin dit, plus clairement : « Quoniam homo Animal est natura sociale, naturali quoque instinctu, ad fovendam conservandamque eam sociatatem propenditn. »
n – « En tant que l’homme est de nature compagniable » — lit. un animal social — « il est enclin d’une affection naturelle » — lit. par un instinct naturel — « à entretenir et conserver société. » Institution, 2.11.13.
Jusque-là, l’accord est complet entre les deux auteurs. Ils disent quelque chose de très utile, mais qui n’a rien de bien neuf, même au XVIe siècle.
Pour Calvin, comme pour Durkheim, la société est le milieu nécessaire au développement du « germe » de raison, chez l’homme.
C’est une idée qui a gardé droit de cité dans le calvinisme. Ainsi, un théologien aussi contaminé de cartésianisme que Samuel Endemann est d’accord avec un théologien aussi formellement correct que H. E. Gravemeijer. S’appuyant sur une expérience qu’il croit expérimentalement vérifiée, il nie que l’individu privé de l’aide d’une instruction extérieure, par les seules forces de la raison, puisse atteindre les vérités de la religion naturelle.
Que faut-il conclure du fait reconnu, de part et d’autre, que l’homme est un animal social ?
Durkheim nous l’a dit : il y a dans l’individu des « germes indistincts de raison » ; Calvin dit la même chose, mais il en tire la conclusion qui s’impose. La voici. Après la chute, l’individu est logiquement antérieur à la société, l’individu avec ses germes de raison : « Ideoque civilis cujusdam et honestatis et ordinis universales impressiones inesse omnium hominum animis conspicimus… manet tamen illud inspersum esse universis semen aliquod ordinis politici.o »
o – « Pourtant nous voyons qu’il y a quelques cogitations générales d’une honnêteté et ordre civil imprimées en l’entendement de tout homme ; néanmoins, cela demeure toujours ferme qu’il y a en tout homme quelque semence d’ordre politique. » (Calvin, Institution 2.11.13.)
Là où Durkheim dit représentation collective, Calvin dit universales impressiones, cogitations générales, comme Zanchi dira, plus tard, notiones communes.
Durkheim dit germes indistincts de raison. Calvin emploie l’expression technique, empruntée à saint Augustin, de semen, semence, quelque semence… d’ailleurs il emploie ce terme dans le sens d’aptitude qui est le sens de Durkheim. Calvin sait aussi bien qu’Augustin toute la distance qui sépare la semence de l’organisme parfait.
Ici encore, l’accord est frappant. Seulement Calvin tire la conclusion nécessaire : « … ce qui est un grand argument que nul n’est destitué de la lumière de raison quant au gouvernement de la vie présente. »
En effet, la société n’a pas par elle seule la vertu de créer la raison. Durkheim le reconnaît en hésitant, mais enfin il est bien obligé de le faire. Les sociétés animales sont là.
Il nous dit que l’individu isolé est un animal. Il a tort et se contredit lui-même puisqu’il est forcé de lui attribuer un germe de raison, si indistinct soit-il. L’enfant ou l’homme qui a grandi parmi les bêtes sauvages ne sont pas des animaux, mais des hommes en puissance.
Sans doute la semence ne peut germer que dans le terrain approprié. Ce terrain est la vie sociale. C’est elle qui fait que « l’humanité consiste entre les humains », comme dit Calvin. Mais la raison à l’état de virtualité, d’aptitude à concourir à l’ordre social est la condition sine qua non de la naissance de tout ordre social humain.
Il faut ajouter que le milieu social n’agit pas seul pour provoquer la germination des semences de raison, de moralité et de religion.
L’entendement individuel, le milieu physique, les influences et les scènes de la nature, le tempérament, les qualités natives y ont une part que Durkheim a certainement sous-estimée.
Au fond, il y a dans la théorie de Durkheim deux systèmes. Il y a un système de première zone, le sien propre et il ne peut s’y tenir et un système de seconde zone, ou si l’on veut, de seconde ligne. Mais, sur cette ligne de repli, le sociologisme ne présente pas de supériorité sur les théories tant séculières (Henri Marion, Gabriel Tarde) que théologiques (Calvin, Abraham Kuyper, H. Bavinck). Ces derniers représentent la société comme la condition nécessaire de la formation de la pensée intellectuelle et religieuse.
Arrivé au terme de notre examen des grandes théories de la connaissance, nous constatons que l’empirisme et l’innéisme restent enfermés dans une opposition stérile et sans issue, et que les deux tentatives de conciliation conçues par Kant et par Durkheim ont échoué.
L’innéité des formes, la présence des catégories de l’entendement, le caractère obligatoire des impératifs rationnels est un mystère pour le premier.
Le second croit en donner une explication satisfaisante. Mais devant la présence du rationnel, en germe, dans l’entendement individuel, et devant la rationnalité du réel, il demeure court. Il est tout prêt à accepter l’innéisme relatif, celui de H. Spencer, mais nous avons vu, que là encore, c’est l’impasse.
C’est dans le réalisme modéré que nous chercherons la solution du problème.