Lucile à l’Abbé
Ainsi que vous l’avez prévu, votre réponse m’a surprise au dernier point. Je n’avais pas mis en doute que vous n’accueillissiez ma demande avec empressement ; loin de m’en faire le plus léger scrupule, je croyais remplir un devoir en vous la présentant. Quoi ! Monsieur, vous me persuadez que la Bible est la Parole de Dieu, et puis vous me refusez la satisfaction de la lire !
Je vous entends bien, Monsieur l’Abbé ; et je n’ai garde de me méprendre sur votre pieuse intention ! Vous voulez que ma foi soit tirée de la Bible, mais il ne faut pas que je l’y puise moi-même : d’autres l’y puiseront pour moi, mieux que moi. Et pourtant, le peu que j’en ai lu jusqu’à présent m’a fait tant de bien ! N’est-ce pas la Bible qui a commencé de m’inspirer, par les fragments que j’en ai vus dans mon Manuel, le désir de sauver mon âme, ce désir qui m’a portée à vous écrire ? Si j’ai eu le bonheur de vous entendre, si je suis sortie enfin de ma longue indifférence, si je cherche aujourd’hui la vérité, dont je ne suis pas sans doute aussi près que je pensais l’être, n’est-ce pas à la Bible que je le dois ? J’en ai pris pour ce saint livre une sorte de reconnaissance. Je l’attendais comme l’on attend la visite d’un ami fidèle dont on espère recevoir de salutaires conseils ; comme je vous attendais vous-même, Monsieur, le jour où Dieu daigna vous envoyer vers moi pour éclaircir tous mes doutes.
Vous craignez pour moi les impressions de mon enfance. Il est vrai que j’ai vu plus d’une fois la Bible entre les mains de mon père ; cela peut bien être pour quelque chose dans le désir que j’ai de la posséder. Ne pensez pas cependant que je sois prévenue en faveur des idées religieuses de ma famille. Je crois vous l’avoir dit, le préjugé, s’il y en a chez moi, est en sens contraire. Mais, pour m’éclairer tout à fait, quel moyen plus simple que l’étude d’un livre que l’une et l’autre communion reconnaissent pour la Parole de Dieu ?
Je dois, dites-vous, me défier de moi-même. Je le sens bien, et je ne sais trop que répondre là-dessus. L’humilité chrétienne exige-t-elle que je renonce à la lecture de la Bible ? Eh bien ! j’y renoncerai. Croyez-le, Monsieur l’Abbé, si ce n’est point ici pour moi une question de famille, c’est encore moins une question d’amour-propre. Des motifs plus graves me déterminent ; je cède à un sentiment impérieux qui me semble ne venir pas de moi. Je veux sauver mon âme ; oui, je le veux, quoi qu’il en coûte ! Mais ne puis-je garder l’humilité tout en lisant la Bible ? Si je ne l’ouvrais jamais sans dire au Seigneur : « Mon Dieu, ne souffrez pas que je donne un faux sens à votre parole ! et ne refusez pas la lumière de votre grâce à votre pauvre servante, qui ne souhaite que de vous connaître et d’obéir à votre voix ! » Oh ! Monsieur l’Abbé, on nous le peint si bon, ne me préserverait-il pas du malheur de m’égarer ?
La Bible serait-elle donc si obscure qu’elle ne puisse s’expliquer aux âmes simples sans interprète ? Dieu n’a-t-il parlé que pour les savants ? N’a-t-il pas songé tout d’abord aux petits et aux ignorants tels que moi ? Ah ! si Jésus-Christ était encore sur la terre, ne volerais-je pas pour l’écouter ? N’est-ce pas lui, lui-même, que je voudrais voir de mes yeux, entendre de mes oreilles ? Eh bien ! j’éprouve quelque chose de semblable pour la Bible. Je sais que Dieu y parle, je le sais par vous-même. Je brûle de l’y entendre. Je voudrais l’y entendre moi-même. Tout homme qui vient se placer entre lui et moi m’incommode, me gêne…Excusez-moi, Monsieur l’Abbé : j’offense peut-être le Seigneur dans la personne de ses ministres. Ah ! Dieu sait du moins que ce n’est pas là mon intention. Pardonnez à mon ignorance : tout cela est si nouveau pour moi !
Souffrez que je vous dise toute ma pensée. Vous voulez que je me laisse diriger par l’Église dans la lecture de la Bible, et que j’y renonce tant qu’elle l’exigera ; je suis prête à le faire, toute prête, si Dieu le veut ainsi. Mais vous ne demandez pas que je me rende sans preuves. Donnez-moi vos raisons. Faites encore ici ce que vous avez fait quand je doutais de l’inspiration de la Bible, et qui vous a si bien réussi. J’attends encore cette marque de votre, zèle pour mon salut. Parlez, je vous écoute ; comment craindre de s’égarer en vous suivant ?
P. S. Je ne sais trop si je dois vous répéter un propos de M. de Lassalle. Je lui avais donné votre lettre à lire. En me la rendant, il m’a dit avec une certaine vivacité : « Et pourquoi donc m’a-t-il tant pressé de lire l’Ancien Testament ? Est-ce qu’il compte plus sur ma docilité que sur la tienne ? » Ce propos m’a vivement peinée. J’espérais tant pour lui de la lecture de la Bible ! et il est vrai, vous vous en souviendrez, que vous la lui aviez conseillée.