Saint Paul

V
Saint Paul, son exemple

Toutefois, dans les choses où nous sommes parvenus, suivons une même règle, ayons un même sentiment. Soyez tous mes imitateurs, mes frères, et considérez ceux qui marchent selon le modèle que vous avez en nous.

(Philippiens 3.4-17)

Voilà le terme où devaient aboutir tous ces discours. Disons-le encore une fois : en vous entretenant de Paul, je n'ai pas voulu glorifier Paul ; mais j'ai voulu vous offrir un type, sur lequel puissent se régler ceux qui ont à cœur de se conformer à la volonté de Dieu et d'accomplir leur œuvre. Le type parfait, nous l'avons en Jésus-Christ, et en lui seul ; mais Dieu s'accommode à un besoin de notre faiblesse, en nous accordant aussi des types imparfaits, qui, tout en demeurant bien en arrière du Maître, marchent fort en avant de nous, et en qui l'infirmité naturelle, sans être détruite, a été si bien contenue qu'elle a laissé le champ libre à une vie chrétienne réelle, complète, victorieuse. Paul est un de ces types imparfaits, et le moins imparfait peut-être qui ait été donné à la terre.

S'il m'en fallait une dernière preuve, après toutes celles que nous avons vues, je la trouverais dans l'exhortation de mon texte : « Soyez mes imitateurs ; » exhortation familière dans la bouche de notre apôtre, et qu'il adresse tour à tour aux Philippiens, aux Thessaloniciens, aux Corinthiens, à toutes les Églisesa. Essayez de vous représenter le chrétien le plus exemplaire qui vous soit connu disant à qui que ce soit : « Soyez mon imitateur »… Il n'y a que deux manières d'expliquer un tel langage : ou le plus orgueilleux aveuglement sur soi-même (et je vous laisse à penser si cette explication convient pour l'apôtre Paul), ou une sainteté à la fois si grande et si simple qu'elle élève autant au-dessus des précautions de la modestie que des prétentions de l'amour-propre, pour ne donner gloire qu'à la seule grâce de Dieu. Ne pensez-vous pas, comme moi, que celui qui a pu dire : « Soyez mes imitateurs, » a dû avoir une vie chrétienne, je ne dis pas seulement plus fidèle, mais tout autre que celle des moins infidèles d'entre nous ?

aPhilippiens 4.9 ; 1 Corinthiens 4.16 ; 11.1 ; 1 Thessaloniciens 1.6 ; 2 Thessaloniciens 3.6-8 ; Actes 20.35, etc.

Que si vous partagez les sentiments que m'inspire saint Paul, et qui n'ont fait que croître par l'étude nouvelle que je viens de faire de sa vie ; si vous êtes pénétrés de respect, de reconnaissance, d'amour pour l'apôtre des gentils, je m'en réjouis, mais à une condition : c'est que vous n'en resterez pas là ; c'est que vous chercherez pour vous-mêmes ce que vous louez en lui ; c'est que vous ne vous dispenserez pas du devoir de l'imitation par le plaisir de l'admiration ; c'est enfin que vous ne vous donnerez pas complaisamment le change, en substituant cette leçon superbe et stérile : Soyez mes admirateurs, à cette exhortation instante, féconde, compromettante du saint apôtre : « Soyez mes imitateurs. »

Oui, compromettante. Je n'ai garde de vous prendre par surprise. Serviteur d'un Maître qui, loin de cacher à ses disciples ce qu'il leur en coûterait pour le suivre, semblait prendre à tâche de relever par l'énergie paradoxale de l'expression les sacrifices qu'il réclamait des siens : « Si quelqu'un vient vers moi, et ne hait pas son père et sa mère, et sa femme et ses enfants, et ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas après moi ne peut être mon disciple… Qui ne renonce pas à tout ce qu'il a ne peut être mon disciple Luc 14.26, 27, 33, » — je veux user avec vous de la même honnêteté dont il use avec eux. Aussi bien, cette carrière de renoncement, franchement proposée, a pour les disciples fidèles je ne sais quel secret attrait ; elle n'écarte que les douteux, qui s'éloigneraient tôt ou tard, et dont l'alliance serait moins un appui qu'un embarras pour le vrai peuple de Jésus-Christ. Si donc votre préoccupation est pour « les choses terrestres, » pour la gloire terrestre, pour la fortune terrestre, pour le contentement terrestre, ou même pour les affections terrestres, méfiez-vous de l'exemple de saint Paul, et de l'application que je vous en fais. Ce n'est pas pour rien qu'en m'entendant parler de l'imiter, vous sentez en vous comme une main invisible qui s'avance pour protéger votre argent, votre bien-être, votre gloire humaine, vos attachements idolâtres : ce mouvement a la promptitude de l'instinct, mais il en a l'intelligence. Tout ce trésor de la volonté propre, vous le hasardez en vous engageant sur les pas de saint Paul : le sacrifice lui en a été demandé, et il l'a fait ; il peut vous être demandé aussi — et d'autant plus qu'il vous coûterait davantage Matthieu 19.21. Eh ! si Jésus-Christ allait vous obliger à échanger la faveur générale dont vous jouissez, contre les humiliations de sa vie et l'opprobre de sa mort ? les richesses qui abondent dans vos maisons, contre l'abaissement et le dénuement de la pauvreté, entendez-vous, de la pauvreté ? cette vie commode, cette nourriture délicate, tous ces désirs aussitôt satisfaits que formés, contre les privations, les inquiétudes, les souffrances du corps, les tourments de l'âme ? la douce société de ces bien-aimés qui sont le plaisir de vos yeux et la joie de votre cœur, contre la séparation, le déchirement, la solitude amère ? … Sentez-vous en vous-même que vous êtes prêt à « faire la perte de toutes ces choses, pourvu que vous gagniez Christ ? » Que si vous répondez avec saint Pierre : « Je suis prêt à aller avec toi, et en prison et à la mort Luc 22.33, » il ne reste plus qu'à vous bien sonder vous-même, pour vous assurer que vous ne vous faites point d'illusion. Mais si vous répondez intérieurement : « Cette parole est dure, qui peut l'entendre Jean 6.60 ? » tout est dit : je n'examine pas ici si vous pouvez sauver votre âme, tel que vous êtes ; mais à coup sûr, tel que vous êtes, vous ne sauriez être un imitateur de saint Paul.

Au reste, si vous renoncez à l'imiter, vous y renoncerez en très nombreuse, hélas ! et en très chrétienne compagnie. Saint Paul vous en avertit lui-même ; mais il ne voit là qu'une raison de plus pour vous presser de suivre son exemple, d'autant plus précieux qu'il est plus rare : « Considérez ceux qui marchent selon le modèle que vous avez en nous. Car, ainsi que je vous l'ai dit souvent, et je le dis maintenant encore en pleurant, beaucoup marchent en ennemis de la croix de Christ ; dont la fin est la perdition, dont le Dieu est leur ventre, et dont la gloire est dans leur confusion, ayant leur goût aux choses de la terre. » Il y en a beaucoup de tels : voilà pour le nombre ; et pour ce qui est de leur caractère, ce sont des chrétiens, non des païens, ou l'Apôtre s'étonnerait moins de leurs péchés, et redouterait moins la séduction de leurs exemples. Je dis plus : ce sont, selon toute apparence, des chrétiens que l'Église n'a pas retranchés de sa communion, leur infidélité étant de telle nature qu'elle n'offre pas de prise à la discipline humaine. Il est vrai qu'ils font « un Dieu de leur ventre, » qu'ils mettent « leur gloire dans leur confusion ; » mais ces accusations sanglantes doivent être interprétées du point de vue de l'Écriture, saintement sévère sur des objets qui échappent à la censure du monde, et même à la règle de l'Église. La vraie pensée de l'Apôtre se révèle dans un dernier trait qui résume, en la terminant, sa triste peinture : « Ayant leur goût aux choses de la terre. » Ce trait ne convient pas seulement à des hommes livrés aux honteux dérèglements de la chair : il convient également à tels chrétiens irréprochables devant la loi du monde, inattaquables pour celle de l'Église, et dont tout le crime est dans la prépondérance qu'ils accordent aux intérêts matériels, eux « qui ont leur droit de cité dans les cieuxb. » Que si l'Apôtre les traite « d'ennemis de la croix de Christ, » cela n'implique pas qu'ils soient opposés à la doctrine de la croix ; ce n'est pas de leur doctrine qu'il se plaint, c'est de leur vie : ils sont ennemis de la croix, parce qu'ils se refusent à une existence crucifiée. Dans ce sens, on peut être ennemi de la croix, et très orthodoxe ; on peut être ennemi de la croix, et zélé pour la propagation de l'Évangile ; on peut être ennemi de la croix, et membre actif, influent, des meilleures institutions religieuses ; on peut être ennemi de la croix, et prêcher la croix avec ardeur, avec éloquence — Ici, un rapprochement me frappe et m'effraie. S'il y a des ennemis de la croix dans la petite église de Philippes, toute vivante, tout apostolique, toute disciplinée qu'elle était, combien y en aura-t-il dans notre grande église déchue, languissante, privée de l'ordre ancien, et où chacun marche ainsi qu'il lui plaît Juges 17.6 ! combien peut-être entre ceux-là même qui ont connu la vérité, qui la professent, qui la défendent ! Ah ! pour échapper à la croix de Christ et à l'exemple de saint Paul, vous n'avez qu'à vivre comme vivent la plupart des chrétiens, des chrétiens croyants, des chrétiens honorés du monde et cités dans l'Église.

bRomains 16.18 ; Tite 1.11-12, etc.

Mais enfin, beaucoup n'est pas tous. Il y a aujourd'hui, je le sais, ici et ailleurs, dans cette communion et dans d'autres, bien des chrétiens qui veulent être, quoi qu'il en coûte, imitateurs de Paul, comme il l'a été de Jésus-Christ 2 Corinthiens 11.1 ; qui soupirent après une vie chrétienne véritable, reconnaissant qu'elle leur a manqué jusqu'ici ; qui comprennent qu'il n'y a plus désormais de repos possible pour eux que dans leur lumière suivie jusqu'au bout, dans l'Évangile pris tout à fait au sérieux, et dans leur volonté conformée, soumise, immolée à celle de Dieu sans réserve. Je le sais, disais-je : je fais plus, je le sens. Oui, en ce moment même, et par cette mystérieuse sympathie qui s'établit, dans une grande assemblée, entre celui qui parle et ceux qui écoutent, je sens que mon langage trouve un écho dans plus d'un cœur ; je sens, vous dis-je, que plus d'un cœur brûle, comme le mien, au seul nom de cette vie chrétienne qui devrait être si connue, et qui l'est si peu. Au reste, ce n'est pas là pour moi une impression locale ou passagère : j'aime à rendre ce témoignage à notre génération chrétienne, que je n'ai pas coutume de flatter. A aucune époque de notre histoire religieuse contemporaine, je n'ai cru voir ce besoin, cette « faim et cette soif de la justice, » ni plus profondément ni plus généralement éprouvée qu'elle l'est aujourd'hui. J'entends dire de tous côtés que le réveil religieux a décliné : j'aime à penser, quant à moi, que ce déclin est plus apparent que réel. Qu'il y ait moins de ferveur qu'autrefois, moins d'exactitude dans les pratiques, moins d'entrain dans les œuvres, moins de fermeté dans la doctrine, je devrais dire peut-être dans la conception de la doctrine : je l'accorde, et vous pouvez croire qu'il m'en coûte de l'accorder. Mais « la faim et la soif de la justice, » il n'y en a pas moins, je crois même qu'il y en a davantage ; et c'est là ce qui me rassure, parce que c'est là le point' capital ; n'est-il pas écrit : « Bienheureux sont ceux qui ont faim et soif de la justice ; car ils seront rassasiés Matthieu 5.6 ? »

Il arrive aujourd'hui au réveil ce qui arrive parfois au croyant. Après les heureuses années du premier amour, où la prière était fréquente, le travail doux, la vie facile, le ciel serein et la terre féconde, il survient chez plusieurs une saison d'obscurité, de langueur, de refroidissement. Déçue dans plus d'une pieuse attente, rengagée dans plus d'un combat où elle pensait avoir vaincu pour toujours, instruite par une expérience amère à se défier d'elle-même, lasse, déconcertée, abattue, l'âme fidèle se prend à se demander si l'Évangile lui a bien tenu tout ce qu'il lui avait promis. Elle se plaint d'elle-même, des autres, que sais-je ? de Dieu et de sa Parole ; mais elle se plaint comme Job, sans renoncer à son espérance Job 13.15 ; et comme lui aussi, elle recueillera le fruit de sa foi. Il se fait ainsi en elle un travail intérieur, douloureux, mais salutaire, dont vous la verrez ressortir, si vous avez la patience d'attendre, « bénie de Dieu dans sa fin plus qu'elle ne l'avait été dans son commencement Job 42.10, 12 ; » moins ardente, mais plus sérieuse ; moins assurée, mais plus humble ; moins satisfaite, mais plus sanctifiée.

Il en va de même avec le réveil. Il est dans une période de crise et de transition. Triste, rêveur, mécontent de soi, inquiet de l'avenir, il s'agite, il se tourne dans tous les sens, sans trouver à se reposer nulle part. Il sonde sa doctrine, et sa doctrine a perdu en précision ; il sonde sa morale, et sa morale a perdu en rigueur ; il sonde l'Écriture, et l'Écriture elle-même a perdu à ses yeux en clarté et en autorité. Mais cela aussi provient d'un travail intérieur dont le résultat final sera salutaire au réveil, à la condition qu'il ne se résignera pas à demeurer où il en est, et que « la faim et la soif de la justice » continuera de le tourmenter sans relâche, tant qu'elle n'aura pas été apaisée « dans la sainteté de la vérité Éphésiens 4.24. » Eh bien ! soyez tranquilles, cette condition est remplie par le réveil, témoin le gémissement qui le caractérise en toutes choses : le gémissement de ses prières, le gémissement de ses entretiens, le gémissement de ses affections, le gémissement de ses joies, le gémissement de ses bonnes œuvres, le gémissement de ses réunions religieuses, si différentes de ce qu'elles étaient autrefois. Ce gémissement est une faiblesse, je le veux ; mais c'est une faiblesse dans laquelle Dieu fera puiser à son peuple une force nouvelle.

Le dirai-je ? Le prédicateur de l'Évangile connaît doublement l'amertume de ce laborieux enfantement : il le connaît comme chrétien, il le connaît aussi comme prédicateur. Il se rappelle, avec un regret silencieux, des jours où sa parole coulait de source, où sa plume courait sans obstacle, où les choses à dire se présentaient à lui comme d'elles-mêmes, et où il tendait, par une marche ferme et décidée, dans un chemin nettement tracé, à un but clairement aperçu et uniformément suivi : ce temps n'est plus. A part les grandes questions, je devrais dire la grande question de vie et de mort, sur laquelle une conscience chrétienne ne saurait varier, le reste ne se montre à lui qu'intercepté par des nuages. Il chemine, comme en tâtonnant, à travers une alternative perpétuelle de lumière, de ténèbres et de clair-obscur. Il ne sait pas bien ce qu'il faut dire, parce qu'il ne voit pas bien ce qu'il faut faire. Ce peuple nombreux qui s'assemble pour recueillir de sa bouche, au jour convenu, la parole de vérité, n'entend pas plus la prière muette de son âme en détresse, qu'il n'a vu ses combats de la veille et la stérile douleur de son travail — peuple aveugle, peuple froid, mais plutôt, peuple ignorant de ce qu'est le ministère évangélique pour un esprit sérieux, dans ces jours sérieux ! Lui cependant, debout à l'heure marquée, a déjà commencé de bégayer les premiers mots de son discours, qu'il discerne à peine encore comment il doit parler… N'importe : qu'il regarde au Dieu qui l'envoie ! Derrière les nuages dont son horizon est chargé, n'aperçoit-il pas une main qui s'avance, et qui cherche la sienne ? Qu il mette hardiment sa main dans cette main paternelle, et qu'il marche avec courage ! Il pourra dire alors, après le prophète, et tout le peuple fidèle avec lui : « Pour moi, je serai au guet, attendant l'Éternel. J'attendrai le Dieu de mon salut ; mon Dieu m'exaucera… Si je suis tombé, je me relèverai ; si j'ai été couché dans les ténèbres, l'Éternel m'éclairera… Il me conduira à la lumière, je verrai sa justice Michée 7.7-9 ! »

Quoi qu'il en soit, l'heure est venue, non de s'abattre, mais de se fortifier en Dieu ; s'il « délaisse son peuple pour un petit moment, » c'est pour « le rassembler dans de grandes compassions. » C'est ici l'heure de Marie Magdeleine. Marie Magdeleine cherche le corps mort de Jésus, et s'écrie dans le trouble de son âme : « On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l'a mis ; » et voici Jésus-Christ devant elle, non pas mort, mais vivant ; plus que vivant, ressuscité, glorifié, et ne se préparant à disparaître de devant ses yeux que pour venir habiter dans son cœur. Touchante image de l'église contemporaine : les jours de crise sont les jours de renouvellement.

C'est à ces âmes affamées et altérées que j'adresse l'exhortation de notre apôtre : « Soyez mes imitateurs. » Saint Paul est venu en des jours qui ont eu plus d'un rapport avec les nôtres, agités qu'ils étaient d'un mouvement plus profond et plus redoutable encore que celui dont nous sommes les témoins. En présence du monde païen tombant en dissolution, et du judaïsme égaré dans des voies infidèles, renouveler l'empire romain par l'Évangile, telle est l'œuvre que Dieu avait confiée à l'Apôtre : cette œuvre, l'Apôtre l'a accomplie. Qu'a-t-il donc fait pour cela ? et que ferait-il aujourd'hui, s'il était à notre place, et que Dieu l'appelât à relever l'Église en décadence et la société en péril, par le relèvement de la foi chrétienne ? Nous ne sommes pas livrés à nos conjectures pour répondre. Avant d'écrire : « Soyez mes imitateurs, » Paul a pris soin d'expliquer en quoi il souhaite qu'on l'imite, et par où il est devenu lui-même ce qu'il a été. Se glorifier en Jésus-Christ, et en lui seul, voilà tout son secret.

Cette explication, qui date de dix-huit cents années, s'applique tout aussi bien à nous et à nos besoins que si elle eût été prise dans l'histoire contemporaine. C'est le propre des hommes que Dieu inspire, de parler pour tous les siècles : à ce signe seul on devrait les reconnaître pour des hommes à part. Tout en « parlant de la terre, » ils participent en quelque mesure au privilège de celui qui « parle des cieux, » parce qu'il « est venu du ciel Jean 3.31 ; Hébreux 12.25. » Leur parole domine le cours du temps, et traverse tout le mouvement de l'histoire sans rien perdre de sa vérité. Augustin a vieilli, parce qu'il est rempli de choses qui ne vont qu'à son époque ; pour une raison semblable, Bernard aussi a vieilli, Calvin et Luther ont vieilli : saint Paul, saint Jean, saint Pierre n'ont point vieilli, ni ne vieilliront jamais. Chaque génération qui passe vient à son tour puiser dans l'inépuisable trésor de leur parole ; tant il est vrai qu'elle sort d'une région élevée au-dessus des vicissitudes humaines, et que « les hommes de Dieu ont parlé poussés par le Saint-Esprit 2 Pierre 1.21 ! » Se glorifier en Jésus-Christ, et en lui seul : tout était là pour saint Paul au premier siècle ; tout serait là pour lui au dix-neuvième ; car « Jésus-Christ est le même, hier, aujourd'hui, éternellement Hébreux 13.8. » Et ce que nous avons à faire nous-mêmes, ce n'est pas d'inventer un nouveau Christ, comme quelques-uns semblent prendre à tâche de le faire ; mais c'est de pénétrer plus avant dans la connaissance et dans le service de l'ancien Christ, toujours le même et toujours nouveau, qui de Saul a fait saint Paul, et qui de nous peut faire ses imitateurs.

Aussi bien, saint Paul peut d'autant mieux proposer son exemple à notre imitation, que cet exemple, tel qu'il le présente ici, est celui du chrétien bien plus que de l'apôtre, ou plutôt, ce n'est celui de l'apôtre que parce que c'est celui du chrétien. Relisez les versets qui précèdent mon texte, vous n'y trouverez pas un mot, si j'ose ainsi dire, qui sente l'apôtre ; l'apôtre s'efface, le chrétien seul paraît, et le chrétien tout en Christ. Je l'ai dit ailleurs, et je reviens volontiers sur cette pensée, capitale dans le sujet qui nous occupe : c'est avant tout par son christianisme personnel que saint Paul est apôtre ; c'est par un christianisme exceptionnel qu'il est apôtre éminent ; on peut dire qu'il n'est apôtre, qu'il n'est l'Apôtre, qu'à force d'être chrétien. Ceci est admirable, ceci est profondément instructif. Nulle apparence d'esprit sacerdotal en saint Paul : il se montre aussi jaloux de se confondre avec le simple peuple de Dieuc, que le sont de s'en séparer ceux qui se donnent pour les héritiers des apôtres. Qu'ils se vantent de leur caractère clérical ou de leur succession apostolique, comme si un instinct accusateur les pressait de suppléer par les signes extérieurs de vocation ce qui manque aux intérieurs : lui ne se glorifie que de ce qu'il a en commun avec les plus petits des enfants de Dieu ; par où il fait mieux ressortir les titres essentiels de son apostolat, qui sont les spirituels, en même temps qu'il nous excite plus vivement à l'imiter, parce qu'il accroît, en se mettant à notre niveau, et notre courage et notre responsabilité. Ne redoutez donc pas un éclat importun Exode 34.35 : Paul se peint sans auréole, et sous des traits que rien ne vous empêche de revêtir, qui que vous soyez.

cRomains 1.12 ; 2 Corinthiens 12.5-6, etc.

Ces traits (je ne parle que des grands traits) se réduisent à deux, qui font de tout temps le vrai chrétien : sa vie, et le principe de cette vie, sa foi ; deux choses qui, au fond, n'en font qu'une, si bien que saint Paul passe de l'une à l'autre sans rien qui indique un changement de sujet. C'est que l'une et l'autre se rencontrent en Jésus-Christ : la foi, c'est Jésus-Christ dans le cœur, la vie, c'est Jésus-Christ dans les œuvres ; la foi, c'est Jésus-Christ mourant pour nous, la vie, c'est Jésus-Christ vivant en nous.

La vie de saint Paul, dont nous devons nous appliquer à faire la nôtre, la voici : « Pour connaître Christ, et la vertu de sa résurrection, et la communion de ses souffrances, étant rendu conforme à sa mort Philippiens 3.10. » Le centre, l'âme de cette vie est dans ce mot, « étant rendu conforme à sa mort : » si Paul s'associe à « la vertu de la résurrection » de son Maître, c'est par « la communion de ses souffrances ; » s'il marche à la gloire, c'est par le chemin de la croix.

Paul ne respire que pour souffrir. Sa carrière ne se résumerait pas moins exactement que celle de David dans ces tristes mots : « Mes larmes ont été mon pain de jour et de nuit Psaumes 42.4 ; » cela est si vrai que nous avons pu, dans un précédent discours, définir son christianisme par ses larmes, et suivre à leur seule trace la course entière de sa vie. Il s'en explique assez clairement dans le reste de notre épître. Disciple d'un maître qui a été « souverainement élevé, » pour s'être « abaissé lui-même en se rendant obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la croix Philippiens 2.7,9, » Paul aspire à partager demain la félicité de Christ, en partageant aujourd'hui ses douleurs ; jusque là que la mort ne lui apparaît plus que comme le terme désiré de son vivant martyre : « Pour moi, vivre c'est Christ, et mourir c'est un gain Philippiens 1.21. » Le Maître appelle l'heure de son sacrifice celle de sa gloire, et se compare, par une espérance pleine de tristesse et d'amour, au grain de blé tombant en terre qui ne peut se multiplier qu'à la condition de mourir Jean 12.23-24 : le disciple est de ceux qui s'en vont par le monde, « livrés sans cesse, tout vivants, à la mort pour l'amour de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée en leur chair mortelle 2 Corinthiens 4.10-11. » Le Maître meurt crucifié pour son Église : le disciple, ô hardiesse, ô sainte imprudence ! « se réjouit dans ses souffrances pour ses frères, et achève d'accomplir le reste des afflictions de Christ en sa chair, pour son corps qui est l'Église Colossiens 1.24. » Expliquent cette étonnante parole ceux qui ont reçu grâce pour pénétrer dans les mystères de la foi, de la charité, de la vie chrétienne — une chose est certaine, et elle suffit à mon dessein présent : c'est que la plume qui a tracé ces mots était trempée dans l'expérience d'une vie toute crucifiée avec Jésus-Christ crucifié. Cette vie a été celle de saint Paul ; cette vie doit être la vôtre, si vous êtes de ses imitateurs.

Oh ! mes amis, c'est ici que notre christianisme a besoin, non seulement d'un accroissement graduel, mais d'un complet renouvellement. Cette conformité avec la mort de Jésus-Christ, où la voit-on recherchée, où connue, où comprise parmi nous ? A force de vivre dans le monde et avec le monde, les chrétiens, je dis les vrais chrétiens, se laissent rassurer insensiblement par son exemple dans la poursuite de la volonté propre, au lieu d'obéir à cette voix austère et pourtant douce de l'Évangile, qui les appelle à la gloire sur les pas du crucifié. Ce n'est pas que ces chrétiens se refusent, de parti pris, aux sacrifices de la vie chrétienne : non, car je les suppose sincères dans leur foi. Placés nettement entre l'infidélité et le dépouillement, entre l'infidélité et la souffrance, je dis plus, entre l'infidélité et la mort, je veux croire, je crois, qu'ils endureraient le dépouillement, la souffrance, la mort, plutôt que d'abandonner le Seigneur. Mais ce choix terrible ne se présente que dans certaines conjonctures extrêmes et rares ; dans les circonstances ordinaires dont se compose la vie de tous les jours, la croix se présente sous une forme moins redoutable et tout ensemble moins précise, quoique non moins réelle, non moins amère : celle d'une existence entière d'obéissance à Dieu, de dévouement au prochain, de renoncement à soi-même. Or, devant ce crucifiement journalier, la chair recule ; cette croix, que l'on n'oserait répudier, on l'évite, on en détourne les yeux, pour n'être pas ou contraint de la charger, ou tenté de s'y soustraire ; et la vie chrétienne de la plupart d'entre nous se traduit en une étude perpétuelle pour s'arranger avec la fidélité chrétienne, sans être « rendu conforme à la mort » de Christ.

Qu'est-ce à dire ? veux-je que le chrétien soit en quête de macérations et de pénitences ? Oh ! non : cela n'est point exigé de lui ; cela le mettrait même en péril de présomption, de justice propre, de chutes humiliantes ; car, pourquoi Dieu serait-il tenu de nous fortifier contre des tentations que nous aurions volontairement choisies, témérairement défiées ? Il s'agit pour nous, comme pour le Maître, non de chercher la croix, mais de chercher par la croix la gloire de la résurrection, qui ne se trouve sur aucun autre chemin. La croix pour la croix, jamais ; mais la croix pour le Seigneur, toujours ; car on ne saurait accepter le crucifié sans la croix, qu'en prenant l'ombre pour la réalité : christianisme sans croix, christianisme sans Christ. Mais qu'avez-vous donc fait, je le demande à cette génération si amie du bien-être et si ennemie de la souffrance, qu'avez-vous donc fait de cette parole du Maître : « Quiconque ne porte pas sa croix, et ne vient pas après moi, il ne peut être mon disciple Luc 14.27 ? » Votre croix ! avant de la charger, il faut la voir : montrez-la moi ; où est-elle ? Savez-vous seulement que vous en avez une, qui est proprement la vôtre, vous étant aussi réellement assignée de Dieu qu'à Jésus-Christ celle de Golgotha ? Si l'on voulait caractériser d'un nom particulier le christianisme de cette génération, on serait tenté de l'appeler un christianisme confortable. Car si l'Église primitive a résolu, dans des jours de deuil et de gloire, le problème de savoir quelle est la mesure de douleur où la foi peut atteindre sans fléchir, l'Église du dix-neuvième siècle semble s'être proposé le problème contraire de savoir quelle est la mesure à laquelle elle peut se réduire sans se renier. Venez donc, martyrs des siècles passés, victimes de Rome païenne et victimes de Rome chrétienne, vous tous qui avez pris la croix trop au sérieux, venez apprendre de nous le secret de servir le Seigneur sans qu'il en coûte autre chose… que de pauvres plaisirs, auxquels on rougirait de mettre du prix ; que quelques amitiés mondaines, auxquelles on ne tenait pas autrement ; qu'un peu d'argent, que la mort finirait toujours par nous arracher, et qui n'est pris ni dans les artères, ni dans les veines, ni dans aucune partie sensible de la fortune…

Supportez l'amertume de mon langage. C'est que je me demande, véritablement, si l'esprit de saint Paul, l'esprit de Jésus-Christ, n'est pas encore plus méconnu dans cette voie qu'il l'est dans la voie opposée des privations volontaires et des souffrances expiatoires. Car enfin, devant Dieu qui regarde au cœur, n'y a-t-il pas moins de garanties d'un cœur sincère dans la théologie irréprochable d'un chrétien, comme on en voit tant ; faisant du christianisme au rabais, que dans la pratique mal éclairée d'un François Xavier, mendiant son passage sur un vaisseau de Venise, et appelant à plaisir les humiliations de sa traversée, avec une vague espérance peut-être de mêler ses mérites à ceux du Sauveur qu'il va prêcher aux peuples de l'Asie ? Quoi qu'il en soit, ni l'une ni l'autre de ces deux extrémités ne sont nécessaires : l'imitation de saint Paul nous préservera de toutes deux à la fois. Son exemple nous instruira à ne pas nous charger d'un fardeau de notre choix Colossiens 2.22-23 ; mais ce même exemple nous avertira de ne nous soustraire à aucune des épreuves que Dieu met devant nous, quand nous ne voulons savoir « que Jésus-Christ et lui crucifié. » Marchons hardiment sur ses traces, et ne donnons pas lieu de penser que l'erreur ait plus d'abnégation que la vérité, la loi que la grâce, et la crainte que l'amour. Prouvons, en la montrant réalisée en nous-mêmes, cette belle alliance de la doctrine la plus riche en promesses, avec la morale la plus féconde en sacrifices. Alors, je le sais bien, nous aurons nos larmes, comme l'Apôtre ; mais, comme lui aussi, nous aurons nos joies, nos grandes joies. Alors, nous aurons de quoi répondre à ceux qui parlent mal de l'Évangile de grâce ; tandis qu'aujourd'hui plus d'une âme fidèle se sent entraînée vers la propre justice, pour prendre le contre-pied du bien-être où s'endorment la plupart des enfants de Dieu. Alors, nous nous associerons à Jésus-Christ, et nous serons siens ; et ce monde, que nous avons scandalisé en tant de manières, apprendra de nous ce qu'il y a de puissance dans la foi, ce qu'il y a de désintéressement dans une âme chrétienne. Alors… mais ma parole ne se perd-elle pas en l'air ? Y a-t-il ici bien des âmes en qui elle réveille une ambition sympathique ? que sais-je ? N'y a-t-il pas ici quelque pharisien qui se moque de moi en son cœur Luc 16.14 ? Encore un coup, ce n'est pas un progrès seulement que je vous demande, et que je me demande à moi-même, c'est une direction toute nouvelle : notre christianisme est à réviser !

Un arbre ne se tient pas debout sans racines. La vie de renoncement et de crucifixion dont saint Paul a fait la sienne, cette vie si contraire à la volonté propre et à tout l'homme naturel, n'a pu commencer chez lui, ni se maintenir jusqu'à la fin, sans avoir été enfantée, sans être journellement nourrie, par un sentiment intérieur. Ce sentiment intérieur, ce principe de la vie de Jésus-Christ en saint Paul, c'est la foi de saint Paul en Jésus-Christ. Ecoutez comment l'Apôtre s'en explique lui-même : « Ce qui m'était un gain, je l'ai estimé comme une perte, pour Christ. » Et certes, j'estime toutes choses comme une perte pour l'excellence de la connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur, pour lequel j'ai fait la perte de toutes choses, et je les estime comme des balayures, afin que je gagne Christ, et que je sois trouvé en lui, ayant non point ma justice qui est de la loi, mais celle qui est par la foi en Christ, la justice qui est de Dieu pour la foi Philippiens 3.7-9. » La seule justice de Dieu en Jésus-Christ, et cette justice appliquée par la seule foi, « afin que ce soit par grâce Romains 4.16, » voilà où prend sa source la vie souffrante et mourante de l'Apôtre : tant il est éloigné d'y chercher une expiation personnelle, une vertu méritoire, ou un aliment quel qu'il soit à la justice propre. Chose admirable ! le plus saint et le plus dévoué des hommes, celui de tous qui aurait pu le plus hardiment en appeler à la justice propre, si justice propre il y avait, est celui de tous qui a le plus nettement répudié toute justice propre, et qui s'est le plus exclusivement reposé dans la seule grâce de Jésus-Christ Romains 3.23. Ce n'est pas coïncidence, gardez-vous de le croire, c'est rapport profond : nul n'a été plus saint et plus dévoué, parce que nul ne s'est jugé plus gratuitement sauvé. Des esprits moins éclairés, des âmes moins élevées ont pu, dans toutes les communions chrétiennes, dans toutes les religions du monde, demander à la privation ou à la souffrance un moyen imaginaire d'apaiser Dieu, d'effacer leurs péchés et de mériter le ciel : mais lui, ce qui appelle, ce qui entretient, dans son cœur et dans ses œuvres, un dévouement sans réserve, c'est la contemplation distincte, c'est le sentiment profond du sacrifice par lequel Jésus-Christ l'a prévenu sans ses œuvres, avant ses œuvres bonnes, malgré ses œuvres mauvaises. L'amour crucifié de la créature perdue répond à l'amour crucifié du Dieu Sauveur.

Faut-il recueillir dans saint Paul les témoignages rendus à la grâce ? Plus ce soin serait facile, plus il serait superflu. J'en appelle à quiconque a quelque connaissance, même superficielle, de ses discours et de ses lettres : la justification « par grâce, par la foi, » y occupe partout la première place ; c'est le point central, auquel tout le reste se rattache ; c'est plus qu'une des doctrines de l'Apôtre, c'est sa doctrine ; il n'est apôtre que pour elle, comme il n'était devenu apôtre que par elle ; car, avant qu'elle fût l'objet de tout son ministère, elle avait été le principe et l'âme de sa conversion, puisque la transition de Saul à Paul n'est autre chose que la transition de la loi à la grâce. Paul et grâce, grâce et Paul, ce nom et cette idée sont si inséparables, que l'un doit être envisagé comme la vivante personnification de l'autre. Au surplus, à quoi bon chercher des témoignages ailleurs, quand on a sous les yeux un langage aussi clair, aussi abondant, aussi ferme que celui de mon texte ? Il n'y a qu'à le relire : « Ce qui m'était un gain, je l'ai estimé comme une perte, pour Christ. Et certes, j'estime toutes choses comme une perte pour l'excellence de la connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur, pour lequel j'ai fait la perte de toutes choses, et je les estime comme des balayures, afin que je gagne Christ. » Voilà le cas qu'il fait de ses propres œuvres : « Une perte, des balayures ; » et voici le prix qu'il attache à la connaissance de Jésus-Christ : « L'excellence de la connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur. » Vous faut-il une déclaration plus précise et plus détaillée ? Vous l'avez encore dans ce qui suit : « Que je sois trouvé en lui, ayant non point ma justice qui est de la loi, mais celle qui est par la foi en Christ, la justice qui est de Dieu pour la foi. » J'aurais honte d'expliquer un tel langage, outre que j'y serais fort embarrassé, tant il est simple et puissant. La justice qui vient de Dieu, communiquée par la foi en Jésus-Christ à qui n'en a pas de personnelle : que veut-on de plus ? Jamais théologien n'a résumé le salut gratuit en moins de mots plus remplis de sens. Qu'on ne se flatte donc pas de pouvoir imiter la vie de saint Paul, si premièrement on n'imite sa foi ; si l'on ne s'abandonne, comme un pauvre pécheur « privé de la gloire de Dieu, » à la seule « justice de Dieu, » pour être « justifié gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est en Jésus-Christ Romains 3.22,24. »

Je n'insisterais pas autant sur cette matière, si je parlais il y a quinze ou vingt ans. Dans ces premiers temps de notre réveil religieux, temps de la première lumière, hélas ! et de la première ferveur, ce salut tout gratuit, cette justification par la seule foi, était l'A B C de l'Évangile pour quiconque avait ouvert son cœur à la vérité ; et nous ne pouvions, nous qui l'annoncions, trouver un langage trop expressif pour en rendre témoignage, disons mieux, nous ne pouvions reproduire trop fidèlement le langage de saint Paul ; car on ne saurait aller au delà. Mais aujourd'hui, il se répand dans les airs je ne sais quelle théologie vaporeuse, qui s'écarte, qui rougit de cette fermeté des commencements. La justification par la foi est près d'être reléguée par quelques-uns au rang des locutions usées ; l'expiation blesse plus d'un esprit chatouilleux, et n'ose plus se montrer que voilée par des périphrases, sous peine de heurter la philosophie ; la grâce, ce petit mot si plein et si doux, cette musique délicieuse à une oreille chrétienne, a perdu de son charme et revient moins souvent sur les lèvres ; la rédemption elle-même, l'antique et immuable rédemption, cette joie éternelle du peuple de Dieu, fait place à une rédemption plus moderne, qui en appelle à la vie entière de Jésus-Christ sans s'appesantir sur sa mort, et qui affecte d'absorber le sacrifice du Fils de l'homme dans l'incarnation du Fils de Dieud.

d – Méditez sur Jean 12.27 ; Hébreux 2.14, etc. Loin de subordonner la rédemption à l'incarnation, cette famille de passages fait l'inverse.

Il serait trop malaisé d'accommoder saint Paul à ces nouveautés ; mais on a une théorie toute prête pour se rassurer en déviant de ses leçons. Saint Paul, dit-on, a eu sa mission particulière entre les apôtres de Jésus-Christ, comme saint Pierre et saint Jacques ont eu la leur. Chargé de mettre en saillie le côté de l'Évangile par lequel les gentils devaient y être gagnés, il a pu, il a dû le revêtir d'une expression nette, précise, absolue, et qui a besoin d'être tempérée, pour ne pas dire corrigée, par la parole de saint Pierre ou de saint Jacques, moins systématique, moins théologique, et d'ailleurs engagée dans une autre direction. Je tiendrais, quant à moi, cette objection pour suffisamment réfutée par ce qui est écrit de « la parole des prophètes, » et qui n'est assurément pas moins vrai pour celle des apôtres : « Nulle prophétie n'est d'une explication particulière ; car les saints hommes de Dieu ont parlé poussés par le Saint-Esprit 2 Pierre 1.21. » Mais, à cette première raison, qui toucherait faiblement des esprits peu croyants dans l'inspiration des Écritures, ajoutons des considérations prises dans la nature même des choses.

Paul est l'apôtre des gentils, c'est-à-dire notre apôtre ; et par conséquent, de tous les apôtres, s'il y avait lieu de choisir, celui que nous pouvons écouter avec la confiance la plus entière, venant à nous avec un message spécial de Dieu : ni Pierre, ni Jacques, ni Jean lui-même, n'ont sur nous des droits égaux aux siens. Paul, étant l'apôtre des gentils, c'est-à-dire de toutes les nations de la terre moins une, était appelé par sa mission même à présenter l'Évangile par ses côtés les plus généraux, en même temps que les plus essentiels. Si l'on avait à craindre quelque particularisme, ce serait chez Pierre ou Jacques ; mais l'apôtre des gentils est l'apôtre universel, chez qui l'on ne doit chercher que le fond commun, permanent, substantiel de l'Évangile. Paul a plus écrit de lettres à lui seul que tous les autres apôtres ensemble, sans compter que l'évangile de saint Luc appartient incontestablement à son école. Eh bien, où cherchera-t-on avec plus de sûreté, toutes choses égales d'ailleurs, le complet développement de la vérité salutaire : chez Paul, traitant tour à tour toutes les grandes questions de dogme, de morale, de culte, de discipline, qu'il envisage sous les faces les plus variées, ou chez Pierre et Jacques, dont l'enseignement est concentré dans quelques pages et renfermé dans un cercle relativement restreint ? Enfin, Paul était né dans le judaïsme, nourri dans le pharisaïsme. Le préjugé le tirait dans une direction opposée à la doctrine de la grâce, et cette doctrine, loin d'offrir chez lui les caractères de la coutume et de l'entraînement, a tous ceux d'une victoire péniblement remportée sur des goûts invétérés, sur des habitudes enracinées. Il pourrait y avoir une apparence de raison (je ne dis qu'une apparence) pour soupçonner de préjugé la tendance de Jacques et de Pierre, continuant de pencher du côté où ils ont commencé par tomber ; il n'y en a pas l'ombre chez Paul, devenu un homme tout nouveau, et annonçant une doctrine qu'il avait commencé par poursuivre avec acharnement. Non, non : gardons-nous de souffrir que la moindre atteinte soit portée à la pure doctrine de l'apôtre Paul. La foi de Paul, qui n'est autre que la foi de Pierre, de Jean et de Jacques, à part les nuances du tempérament et de la mission, la foi de Paul, c'est la foi du siècle apostolique ; c'est la foi de la réformation ; c'est la foi de notre réveil ; c'est la foi de Jésus-Christ ; c'est l'essence intime, la moelle vivante de l'Évangile. Et n'est-ce pas pour cela même que l'esprit de doute, ou de demi-foi, s'attaque de préférence à elle ? … Pour nous, imitateurs de Paul, tenons-nous à elle fermement, inébranlablement. Tout en croissant dans la vérité, tout en accueillant avec empressement telle lumière nouvelle qu'il plaira à Dieu de nous fournir, « montrons jusqu'à la fin le même soin pour la pleine certitude de notre espérance Hébreux 6.11, » de cette unique, de cette éternelle espérance, « Jésus-Christ, et lui crucifié ! » et qu'on nous voie en tout temps tellement « fondés et enracinés » dans la grâce proclamée par notre saint apôtre, que l'on ne puisse pas plus séparer d'avec elle notre nom que le sien !

Imiter le christianisme de saint Paul, c'est une carrière assez grande, ce semble, pour tenter la plus haute ambition chrétienne : et pourtant, mes frères et mes sœurs, en terminant ces discours, je vois s'ouvrir devant nous une carrière plus grande encore. Si nous suivons l'Apôtre dans sa vie chrétienne par sa foi chrétienne, nous ne serons pas seulement les imitateurs de son christianisme, nous le serons encore de son apostolat. Paul, disais-je tantôt, n'est apôtre qu'à force d'être chrétien : mais nous, dans la voie où je vous engage, et moi-même avec vous, à force d'être chrétiens, nous serons apôtres à notre tour. Car nous avons aussi, n'en doutez pas, notre mission apostolique. Ce n'est pas la mission du premier siècle, c'est celle du dix-neuvième ; il ne s'agit pas ici de porter l'Évangile à des gentils, il s'agit de le réhabiliter devant des chrétiens. L'Évangile a été compromis dans le réveil religieux de notre époque, parce qu'on n'a pas vu entre la vie des croyants et celle des non croyants, une différence proportionnée à celle de leurs principes : il s'agit de rendre visible devant tous les yeux la réalité de la foi et sa puissance. « Le sel a perdu sa saveur ; avec quoi la lui rendra-t-on ? » C'est ce problème insoluble qu'il est temps de résoudre ; et sa solution, véritable apostolat de l'époque, ne peut être donnée que par les œuvres des enfants de Dieu contemporains, disons mieux, par les œuvres du peuple de Dieu contemporain. Ce n'est pas là l'affaire d'un homme, cet homme fût-il un saint Paul : c'est l'affaire de tout un peuple de frères. Que ferait saint Paul, demande-t-on, s'il vivait aujourd'hui ? Je ne sais, mais ce n'est pas la question du jour ; l'Évangile demeure, les moyens changent. Peut-être n'y a-t-il pas aujourd'hui, dans les plans de Dieu, de tâche préparée pour un saint Paul ; mais il y en a une préparée pour un peuple à la saint Paul, passez-moi l'expression ; et c'est ce peuple que je travaille, pour ma part, à former, à appeler, à réveiller par ces discours.

On dirait que saint Paul entre lui-même dans cette pensée. Il n'écrit pas seulement cette fois : « Soyez mes imitateurs ; » il écrit : « Soyez tous ensemble mes imitateurs, » par où il provoque une imitation collective. Ce n'est pas qu'un chrétien tout seul ne puisse faire beaucoup pour la cause de cet apostolat pratique dont je viens de vous entretenir : il peut prouver par son exemple, comme saint Paul a fait par le sien, que l'Évangile n'exige rien qui ne soit réalisable ; ce sera ôter le plus formidable obstacle que la vérité rencontre dans les cœurs droits. Mais pour que cette preuve devienne bien visible et bien décisive, il faut qu'elle soit fournie, non par quelque individualité exceptionnelle ou isolée, mais par un corps organique, où elle éclate à la fois dans chaque membre et dans les rapports des membres entre eux. Je dis à dessein un corps organique, non un corps organisé ; car je parle de cette unité naturelle qu'engendre, par la nécessité des choses, le principe commun de la vie, non de cette uniformité factice que produit, par le choix de la volonté humaine, une commune administration. Le peuple que j'appelle, ce n'est ni une association, ni même une église nouvelle : c'est un peuple spirituel, librement et pourtant nécessairement uni, au dedans par la vie de l'esprit, et au dehors par la vie des bonnes œuvres. Saint Paul l'appelait avant moi, dans ces belles paroles qui résument tous ces discours : « La grâce de Dieu, salutaire à tous les hommes, a été manifestée, et elle nous enseigne que, renonçant à l'impiété et aux convoitises mondaines, nous vivions dans ce présent siècle sobrement, justement, et religieusement, attendant la bienheureuse espérance et l'apparition de la gloire du grand Dieu et notre Sauveur Jésus-Christ, qui s'est donné lui-même pour nous, afin de nous racheter de toute iniquité, et de nous purifier pour lui être un peuple particulier et zélé pour les bonnes œuvrese. »

eTite 2.11-14. littéralement, zélateur des bonnes œuvres, comme les juifs étaient « zélateurs de la loi » (Actes 21.20, version littérale).

Chrétiens, imitateurs de saint Paul, le propre de l'Évangile en toutes choses, c'est la réalité, disons tout, c'est l'incarnation. Le Fils de Dieu, cette Parole vivante, a eu son incarnation dans le Fils de l'homme ; il faut aussi que la parole révélée, ait son incarnation à elle dans un peuple de Dieu, en qui chacun voie pratiqué ce que nous prêchons, et vécu ce que nous disons. Voilà, voilà l'œuvre religieuse contemporaine, plus grande que celle d'un Paul apôtre, et qui seule a des promesses de renouvellement spirituel pour la chrétienté ! Voilà l'unique espérance de la rénovation spirituelle, ecclésiastique, politique même et sociale, après laquelle le monde soupire de toutes parts ! Puisse, je ne dis pas ma voix, mais la voix de Dieu même, dont je sais bien n'être que le faible mais fidèle écho, parler au cœur des enfants de Dieu qui m'entendent ! et « au jour que Dieu rassemblera son armée » — et ce jour n'est-il pas venu ? — puisse son peuple se lever comme « un peuple de franche volonté, paré de sainteté, » et « sa vaillante jeunesse se présenter à lui comme une rosée sortant du sein de l'aurore Psaumes 110.3 ! » Amen.

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