Fixons d’abord notre attention sur le domaine de la matière pure, inerte. Comme il n’y a là ni cœur ni volonté, il ne peut y avoir ni souffrance ni péché ; le mal ne pourra donc se présenter que sous la forme du désordre, c’est-à-dire d’un rapport faux entre les êtres et leur destination. Trouverons-nous l’existence d’un semblable désordre dans la matière qui est l’objet de la physique, de l’astronomie et de la géologie ? La position même de la question soulève une difficulté. Pour porter un jugement sur le bien ou le mal, il faut, ainsi que nous l’avons expliqué, connaître le plan qui détermine ce qui doit être, et constater si les choses sont conformes à ce plan ou ne le sont pas. Connaissons-nous le plan général de la nature ? Non ; il semblerait donc que les jugements du bien et du mal ne peuvent pas s’appliquer dans ce domaine. Toutefois, bien que notre science soit incomplète, elle est parvenue, par le travail des siècles, à formuler des idées qui vont ouvrir la voie qui semble nous être fermée.
Les phénomènes de la nature sont régis conformément à un ordre fixe. Le résultat du développement de notre globe a été de produire les conditions qui ont permis à la vie de paraître et qui la maintiennent. Voilà, ce me semble, deux idées relatives au plan de l’univers qui ont profondément pénétré notre intelligence. Or, nous reconnaissons de plus en plus, et dans la proportion où la science progresse, que la marche des faits est conforme à ces deux idées. Les exceptions rentrent dans la règle. Tout ce qui peut paraître, au premier abord, accidentel, fortuit, exceptionnel, finit par se ramener à des lois constantes. C’est là le résultat général de la science de la matière. En ce qui concerne notre globe, nous réussissons à découvrir les procédés merveilleux au moyen desquels ont été réalisées les conditions qui ont permis à la vie de paraître et qui la conservent. Lorsque nous prononçons qu’il y a du mal dans cet ordre de faits, notre jugement est téméraire. A mesure que la science se produit, elle nous démontre (ce que la science, du reste, supposait dès son origine) que tout dans l’univers physique est ordre, proportion, harmonie. Par exemple, les glaciers de nos montagnes occupent de grands espaces de terrain complètement infertiles. Nous pourrions penser que ces terrains perdus sont un mal. La science vient, et nous démontre que ces glaces accumulées, source principale des fleuves qui arrosent les continents, sont la condition de la fertilité de la terre, et que supprimer les rocs improductifs et les glaciers infertiles de nos Alpes, ce serait frapper de stérilité les vallées et les plaines. L’avalanche, qui occasionne tant de ravages, nous semble un mal ; la science vient et nous fait comprendre que l’avalanche, en dénudant les pentes des montagnes, permet au printemps d’y paraître beaucoup plus tôt qu’il ne l’aurait fait sans celay. Les tremblements de terre sont un phénomène terrible. Lorsque nous en connaîtrons exactement la cause et les résultats, nous serons sans doute en mesure de prouver que si nous pouvions supprimer ces grandes secousses, nous amènerions des catastrophes effroyables, parce que le tremblement de terre est une des fonctions nécessaires de la vie du globe. Notre savoir est encore bien limité, mais ce que nous avons réussi à connaître permet d’affirmer que le résultat total des sciences physiques sera la conclusion de la fable de la Fontaine :
y – Voir, dans la Bibliothèque universelle d’août 1867, l’article de M. Rambert, intitulé une Course manquée.
En louant Dieu de toute chose,
Garo retourne à la maisonz.
z – La Fontaine, le Gland et la Citrouille.
Trouvez-vous, Messieurs, que ma réponse à l’idée qu’il y aurait du mal dans la nature, soit entièrement satisfaisante ? J’espère que non ; car, si vous la trouviez satisfaisante, vous vous contenteriez trop facilement. L’ordre de la nature est admirable ; mais pourquoi cet ordre est-il si dur pour nous ? L’ouragan purifie l’atmosphère ; il est bon pour l’atmosphère, je le veux bien ; il n’en est pas moins vrai qu’il dévaste ma maison et renverse les arbres de mon verger. Le tremblement de terre est une fonction convenable de la vie du globe, à la bonne heure ; mais il détruit Lisbonne. L’avalanche hâte le retour du printemps dans les hautes régions de nos montagnes, d’accord ; mais elle entraîne en même temps la cabane et le verger, elle ensevelit le pâtre à côté de son troupeau. C’est là l’objet de nos plaintes ; nous ne nous plaignons pas qu’il y ait des désordres dans la nature envisagée en elle-même, mais nous nous plaignons des rapports de la nature avec nous. Pourquoi cette belle et harmonieuse nature est-elle si sévère pour l’homme ? Comme le poète qui, du haut d’une montagne, écoute d’une part la grande harmonie des flots, et de l’autre les cris discords et stridents de l’humanité, nous demandons pourquoi le Créateur,
Mêle éternellement dans un fatal hymen
Le chant de la nature au cri du genre humaina ?
a – Victor Hugo, Ce qu’on entend sur la montagne, dans les Feuilles d’automne.
Dès ce moment la question change. Il ne s’agit plus d’un désordre dans la nature, mais des souffrances que la nature nous inflige ; et nous passons à l’humanité. Ce que nous appelons mal dans le monde physique (pensez-y bien, vous le reconnaîtrez sans peine), ce n’est jamais qu’un rapport entre la nature et nous, rapport qui blesse nos intérêts ou heurte nos sentiments.
Le problème se présente dans d’autres conditions si nous considérons la nature vivante, et, pour le dire dès le début, en abordant la question des animaux, qui va fixer notre attention, nous entrons dans les royaumes du mystère. Ce que nous appelons le péché existe-t-il chez les animaux ? Si on leur refuse la conscience morale, n’ont-ils pas du moins les instincts, les penchants qui deviennent en nous les principes du mal moral ? Ne trouve-t-on pas en eux la sensualité, la jalousie ? On y trouve la guerre, dans tous les cas. Parmi ces organes dont la structure et l’adaptation à leur emploi font la juste admiration des naturalistes, combien sont des armes offensives ou défensives, des instruments d’attaque et des moyens de défense. Aussi haut que nous pouvons remonter dans l’histoire de notre globe, les êtres vivants se poursuivent et se dévorent. Les ossements fossiles d’animaux qui paraissent avoir précédé l’apparition de l’homme portent la trace de la dent de leurs ennemis, et viennent nous révéler, après des siècles, les luttes gigantesques qui ont ensanglanté notre globe naissant. La vie ne s’entretient que par la mort, et, par. une mort le plus souvent violente et douloureuse. Empruntons ici des paroles au comte Joseph de Maistre :
« Dans le vaste domaine de la nature vivante, il règne une violence manifeste, une espèce de rage qui arme tous les êtres in mutua funerab. Déjà, dans le règne végétal, on commence à sentir la loi : depuis l’immense catalpa jusqu’à la plus humble graminée, combien de plantes meurent, et combien sont tuées ! Mais, dès que vous entrez dans le règne animal, la loi prend tout d’un coup une épouvantable évidence. Dans chaque grande division de l’espèce animale, il existe un certain nombre d’animaux chargés de dévorer les autres ; il y a des insectes de proie, des reptiles de proie, des poissons de proie et des quadrupèdes de proie. Il n’y a pas un moment de la durée où l’être vivant ne soit dévoré par un autre. Au-dessus de ces nombreuses races d’animaux est placé l’homme, dont la main destructive n’épargne rien de ce qui vit : il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s’instruire, il tue pour s’amuser, il tue pour tuer ; roi superbe et terrible, il a besoin de tout et rien ne lui résiste. Mais la loi s’arrêtera-t- elle à l’homme ? Non, sans doute. Cependant quel être exterminera celui qui les extermine tous ? Lui. C’est l’homme qui est chargé d’égorger l’homme. Mais comment pourra-t-il accomplir la loi, lui qui est un être moral et miséricordieux, lui qui est né pour aimer, lui qui pleure sur les autres comme sur lui-même ? C’est la guerre qui accomplira le décret. N’entendez-vous pas la terre qui crie et qui demande du sang ? La terre n’a pas crié en vain ; la guerre s’allume. L’homme, saisi tout à coup d’une fureur étrangère à la haine et à la colère, s’avance sur le champ de bataille sans savoir ce qu’il veut ni même ce qu’il fait. Rien n’est plus contraire à sa nature, et rien ne lui répugne moins ; il fait avec enthousiasme ce qu’il a en horreur.
b – Pour leurs funérailles mutuelles.
Ainsi s’accomplit sans cesse, depuis le ciron jusqu’à l’homme, la grande loi de la destruction violente des êtres vivants. La terre entière, continuellement imbibée de sang, n’est qu’un autel immense, où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure et sans relâchec. »
c – Voir le texte complet de cette citation abrégée dans le septième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg.
Naître, souffrir, mourir, et se faire mutuellement souffrir et mourir, telle est la destinée des animaux. La loi du mal qui pèse sur nous n’est que la prolongation de la loi générale de la vie. Si l’on n’attribue pas aux animaux la conscience morale, et par conséquent le péché, il est difficile du moins de ne pas constater en eux la présence du mal sous la forme de la douleur. Mais ce sujet soulève une grave difficulté : avant de raisonner sur le sort des animaux, il faudrait le connaître ; or la science n’en est pas là. Voici précisément l’état de la question.
Nous avons dans l’esprit deux conceptions claires : celle du mécanisme des corps, où il n’y a que forme et mouvement, et celle des fonctions des esprits, dont la condition essentielle est la conscience de soi. De là sont nées, sur la nature des animaux, deux théories rivales : celle de l’animal-machine, et celle de l’animal-homme. Exposons-les brièvement.
La théorie de l’animal-machine est celle des disciples de Descartes, et celle aussi d’une catégorie de savants très peu nombreuse, celle des matérialistes conséquents qui affirment, sans reculer devant aucune des déductions de leur théorie, que tout dans le monde n’est que pur mécanisme. Selon eux, les animaux ne sont que d’admirables automates ; ils ne sentent ni ne pensent ; ils se meuvent et rien de plus. On appuie cette doctrine par des considérations qui ne manquent pas de gravité. On fait remarquer que l’homme a commencé par supposer une âme semblable à la sienne partout où il y a du mouvement. Les anciens ont placé des âmes dans les astres qui circulent, dans l’ambre qui attire les corps légers. Peu à peu la science a détruit ces âmes imaginaires au profit du pur mécanisme. Retirer l’âme aux animaux n’est que la prolongation légitime de ce lent progrès de l’esprit humain qui renverse toutes les idoles de son enfance. La doctrine que l’on cherche à établir par cet argument a pour adversaires les chasseurs qui vivent familièrement avec les chiens, et, d’une manière générale, tous ceux qui, soutenant des rapports fréquents avec les animaux les plus rapprochés de l’homme, ne sauraient consentir à ne voir que des machines dans les êtres dont ils finissent par comprendre le regard et l’accent. La pensée que la bête n’est qu’un automate choque vivement le sentiment immédiat de la réalité, et rejette ainsi vers la théorie de l’animal-homme.
Cette seconde doctrine est celle de la Fontaine, s’il est permis de parler de doctrine à propos de la Fontaine. C’est beaucoup celle de Buffon. Lisez les descriptions célèbres de cet écrivain : le tigre, le lion, le cheval ; vous serez surpris de voir à quel point il attribue aux animaux nos sentiments, nos passions, une âme toute pareille à la nôtre. Ce procédé, qui contribue beaucoup à la beauté littéraire de ses ouvrages, en diminue la valeur précisément scientifique. La doctrine de l’animal-homme est enfin celle des matérialistes inconséquents (classe nombreuse), qui prouvent très facilement que l’homme n’est qu’un animal, parce qu’ils ont commencé par supposer, sans s’en bien rendre compte, que l’animal est un homme. Elle a en sa faveur les faits sans nombre qui semblent révéler de la sensibilité et de l’intelligence dans les bêtes. La principale objection qu’elle rencontre est le fait de la civilisation qui manque aux races animales. Ces races ont bien une histoire, mais leurs destinées paraissent entièrement soumises à la nature. Le manque de parole, l’absence de progrès portent à penser que l’animal n’a pas la possession de lui-même, qu’il n’a peut-être pas, par conséquent, la conscience de lui-même, et que les signes de la douleur ne répondent pas chez lui comme chez nous à une souffrance sentie, c’est-à-dire réelle.
Entre ces deux doctrines, y a-t-il place pour une troisième ? La science pourra-t-elle arriver à concevoir un mode d’existence qui ne soit ni celui de l’automate, ni celui d’un esprit qui se connaît et se possède ? Peut-être. Peut-être commençons-nous à entrevoir les méthodes, les moyens d’observation qui pourront conduire à un tel résultat. En tous cas, la question est loin d’être résolue ; et je ne crois pas qu’une science prudente puisse répondre aujourd’hui à la question de la nature des bêtes autrement que par un point d’interrogation. Dans l’absence d’une solution certaine qui fait défaut, je discute, en vue du problème qui nous occupe, les deux théories indiquées.
Si vous ne voyez dans les animaux qu’une manifestation du mécanisme de la nature ; si vous n’en faites, dans votre pensée, que des agents du mouvement universel, dépourvus de pensée et de sentiment, tout est bien. Ils forment le sol par leurs dépouilles, ils maintiennent l’atmosphère par leur respiration, ils transportent les graines et ensemencent le globe ; ils remplissent, en un mot, des fonctions admirables de convenance dans la circulation de la matière. Tout est ordre et harmonie, comme en physique, toutes choses répondent à leur destination. Vous ne parlerez pas, en effet, des animaux qui nous incommodent ou nous nuisent, pas plus que des plantes vénéneuses, car tous ces faits, comme les inondations et les tremblements de terre, ne nous paraissent un mal que dans leur rapport à l’humanité.
Examinons maintenant l’autre opinion : Les animaux ont des âmes semblables, ou, du moins, analogues aux nôtres ; ils sentent le même contraste que nous entre leurs aspirations et leurs destinées ; que dirons-nous ? Le papillon qui ne sort de la sombre chrysalide que pour mourir peu de moments après, déplore-t-il, comme la jeune captive de Chénier, la brièveté de ses jours ? La cavale du désert qui voit son poulain succomber à l’ardeur du soleil, et tomber sans vie sur le sable desséché, pleure-t-elle le fruit de ses entrailles et, comme Rachel, refuse-t-elle d’être consolée ?
Quant au mouton bêlant la sombre boucherie
Ouvre ses cavernes de mort,
Pauvres chiens et moutons, toute la bergerie,
Pleure-t-elle son triste sortd ?
d – André Chénier, Iambe 3. — Le dernier vers est, dans le texte : Ne s’informe plus de son sort.
Admettons qu’il en soit ainsi. Admettons que ces funérailles d’animaux qui se comptent par millions, et par milliers de millions, à chaque heure de la vie du globe, font couler les mêmes larmes, éveillent les mêmes angoisses que les hécatombes de jeunes hommes qu’immole la détestable ambition de nos politiques ; que dirons-nous ? Nous dirons que le mal s’étend au delà de l’humanité. Voyons bien comment le problème se présentera dans cette supposition. Le problème se pose en nous, où nous en discernons les termes en toute clarté. Notre destination, telle qu’elle est marquée par la constitution de notre âme, est contredite par notre destinée. Faits pour le bien, nous nous sentons dans le mal ; organisés pour la vie, nous sommes la proie de la mort. Le problème s’étend dans la proportion où nous croyons reconnaître notre propre nature, ou une nature analogue. Dans quelle mesure les animaux ont-ils conscience d’eux-mêmes, et peuvent-ils être sujets au mal, le sentir, le constater, l’éprouver enfin ? nous ne savons. Mais comme nous n’étendons l’idée du mal qu’en étendant l’idée de notre propre nature, il nous faut d’abord étudier le problème en nous, puisque c’est là que nous trouvons la lumière. Si nous rencontrons une solution satisfaisante, nous pouvons prévoir que cette solution s’étendra aux races animales dans la mesure où une science sérieuse les humaniserait. Cette méthode est la seule bonne. Étudier le problème du mal dans les animaux, sans connaître leur nature, et appliquer le résultat de cette étude à l’homme, serait s’exposer à toutes les confusions d’idées. Chercher une solution du problème dans les régions qui nous demeurent mystérieuses, et non dans les faits qui nous sont connus, serait renverser l’ordre d’une étude raisonnable.
Vous voyez, Messieurs, que je n’ai au fond à vous apporter pour la question du mal dans les animaux qu’un aveu d’ignorance. Nous avons toutefois, au sein même de cette ignorance, deux erreurs à indiquer et à prévenir.
La première consiste à croire qu’on a expliqué la présence du mal dans l’humanité, en affirmant que nous procédons de l’animal, en sorte que nos passions et nos souffrances dérivent de cette origine. En admettant que la filiation directe de l’animal à l’homme fût pleinement démontrée, ce qui n’est pas, cette considération d’histoire naturelle serait fort loin de trancher la question qui nous occupe. Il resterait à demander pourquoi l’homme se trouve enveloppé dans une nature animale, et pourquoi le mal existe chez les animaux.
La seconde erreur, qui n’est que la première sous une autre forme, consiste à raisonner ainsi : les passions et les douleurs sont une loi générale. Ce que nous appelons mal est donc dans l’ordre de la nature ; nous le trouvons depuis les degrés les plus inférieurs de la vie jusqu’à l’homme. Or tout ce qui est dans l’ordre de la nature doit être accepté comme bon. Je vous le demande au nom de la logique, au nom de la dignité de l’esprit humain, ne raisonnez jamais ainsi : le mal est une loi générale, donc tout est bien.
L’étude du mal dans la nature physique nous renvoie à l’humanité, parce que nous ne qualifions jamais de mauvais, dans cet ordre de choses, que les rapports de la matière avec nous, et non les phénomènes de la matière considérés en eux-mêmes. L’étude du mal dans la nature vivante nous renvoie à l’humanité, parce que nous ne concevons de mal dans la nature vivante que par la supposition d’une nature analogue à la nôtre. Passons donc à l’humanité.