Ce ne fut pas sans quelque appréhension, dit Spangenberg, que le comte partit pour l’étranger. Le peu qu’il avait entrevu du monde pendant son séjour à Wittemberg ne lui plaisait guère et lui inspirait une juste défiance ; il craignait les tentations auxquelles il allait sans doute être exposé, car il se savait enclin au mal comme tout autre. Aussi, s’il n’avait tenu qu’à lui, il eût de beaucoup préféré ne pas entreprendre ce voyage. « Je veux mourir au monde, disait-il, à quoi sert donc de me donner tant de peine pour apprendre à y vivre ? » Il se soumit cependant, comme en d’autres circonstances, à la volonté de ses parents, mais il prit l’inébranlable résolution de tenir ferme ce qu’il avait reçu. « Si c’est peut-être pour essayer de me rendre mondain que l’on veut absolument m’envoyer en France, je déclare que ce sera de l’argent perdu ; car Dieu, dans sa bonté, maintiendra en moi le désir de ne vivre que pour Jésus-Christ. »
Le voyage devait commencer par la Hollande. Son frère (né du premier mariage de son père) proposa à ses parents de l’accompagner jusque-là : cette offre fut acceptée avec empressement. « Pendant tout le voyage, » lisons-nous dans le journal de Zinzendorf, mon âme fut élevée au-dessus de toutes les choses terrestres ; tous les désirs de mon cœur tendaient à Jésus et imploraient sa bénédiction sur moi et sur les autres. L’éternité seule remplissait mes pensées. »
On passa par Francfort-sur-le-Mein. Zinzendorf était heureux de visiter cette ville, moins illustre à ses yeux par les souvenirs glorieux des empereurs que par les prédications de Spener. La mémoire de cet homme de Dieu la lui rendit toujours chèrea. De Francfort, on se rendit à Dusseldorf ; on visita la célèbre galerie de tableaux qui faisait alors l’ornement de cette ville. Parmi toutes ces toiles des grands maîtres, une seule attira l’attention du jeune homme. « C’était, dit-il, un Ecce homo d’une expression admirable, au-dessous duquel se trouvaient ces mots : Hoc feci pro te ; quid facis pro me ?
a – Avant d’être appelé à Dresde, Spener avait été prédicateur à Francfort.
Voilà ce que j’ai fait pour toi ;
Que fais-tu pour moi ?
« Je sentis, ajoute-t-il, que je n’avais pas grand’chose à répondre à cette question, et je suppliai mon Sauveur de me forcer à souffrir avec lui, si je n’y consentais pas volontairement. »
Le 26 mai (1719), jour où il accomplissait sa dix-neuvième année, Zinzendorf arriva à Utrecht. Il parcourut de là les villes les plus remarquables de la Hollande, puis se sépara de son frère, qui s’en retournait en Saxe, et revint à Utrecht, où il devait passer quelques mois pour y fréquenter l’université. Sans négliger les cours de droit, qu’il suivit avec application et qui paraissent lui avoir présenté plus d’intérêt que ceux des professeurs de Wittemberg, il se livra avec ardeur à plusieurs autres études, entre autres à celle de la médecine, qui eut toujours pour lui beaucoup d’attraits. Ce fut aussi à Utrecht qu’il apprit l’anglais.
Pendant le séjour de Zinzendorf en Hollande, sa santé, qui avait jusqu’alors été délicate, eut à subir de fréquentes atteintes : sa disposition intérieure s’en ressentait et ses pensées étaient habituellement tournées à la contemplation de la vie à venir. Ce fut alors qu’il adopta sa devise : Æternitati. La nouvelle qu’il reçut de la mort du baron de Cansteinb produisit sur lui une vive impression ; il y trouva un nouvel aliment à ses méditations sur le repos éternel des enfants de Dieu. Canstein, le protecteur des fondations pieuses de Franke, avait été l’idéal de Zinzendorf. En apprenant sa fin, il composa une poésie dans laquelle on retrouve naïvement exprimé ce qu’il pensait de la mort. Après avoir concédé qu’elle est en elle-même « un objet d’épouvante qui fait frémir la nature, » il ajoute : « Mais que les élus de Dieu, que les saints des temps anciens aient eu aussi la faiblesse de craindre la mort, voilà qui me paraît étrange, voilà qui me passe ! Comment donc peut-on aimer à porter si longtemps le joug ?
b – Voyez ci-dessus, en note. Canstein était parent de Zinzendorf.
Ézéchias est un héros de la foi ; il agit d’après la volonté du Seigneur. … Ésaïe vient lui annoncer que Dieu a résolu de le tirer de sa prison et de le faire paraître devant le trône de sa grâce.
On se figure que ce roi, qui a souffert tant de maux, va pleurer de joie, et non de tristesse, en apprenant qu’il est près d’échapper aux misères de cette vie. Mais, qui l’aurait imaginé ? il désire rester encore quelque temps dans sa prison ! »
Et il termine par ces mots :
« Courage, enfants de Dieu ! Plus vous contemplerez hardiment la mort, mieux vous verrez qu’elle ne peut vous nuire. N’avez-vous donc pas en vous Celui qui n’a pas senti la corruption ? »
Il est intéressant de constater déjà à cette époque chez Zinzendorf cette manière d’envisager la mort ; il la conserva toujours et ne pouvait dissimuler le désir qu’il avait de déloger pour être avec le Seigneur. » Cette contemplation familière de l’éternité lui fut si naturelle et si chère, qu’elle se communiqua à tous ceux qui vécurent avec lui et s’est perpétuée jusqu’à nos jours dans l’église des Frères-Unis. Dans aucune autre communauté chrétienne, la mort n’a été plus que chez eux dépouillée de ses épouvantements ; l’expression dont se sert saint Paul est devenue chez eux le mot propre et usuel pour exprimer ce passage à une autre existence, qu’ils n’appellent jamais que le délogement. Dans d’autres sociétés chrétiennes, la pensée de ce moment suprême est un des moyens les plus puissants que l’on met en usage pour amener les âmes à la repentance, en leur inspirant de salutaires terreurs ; pour les moraves, le memento mori a perdu son aiguillon. La sérénité avec laquelle ils regardent la mort rappellerait plutôt le sage de La Fontaine :
« Rien ne trouble sa fin ; c’est le soir d’un beau jour. »
Mais pour eux, c’est mieux encore : c’est l’aurore du jour véritable.
Les biographes de Zinzendorf nous énumèrent tous les personnages éminents dans le monde ou dans la science avec lesquels il se trouva en relations pendant son séjour en Hollande. Nous remarquons parmi les grands seigneurs un comte de Lippe, un prince de Nassau, un prince de la Trémouille et enfin la princesse d’Orange, qui le reçut avec beaucoup de distinction. Parmi les savants, nous nommerons l’illustre théologien et historien français Jacques Basnage. « J’ai été heureux », dit Zinzendorf, « d’avoir fait connaissance de ce grand homme. Jusque dans le parti contraire il reconnaît la véritéc. »
c – En français.
Le séjour de Zinzendorf dans une université de la Réforme, en le mettant en relations avec les hommes les plus distingués de cette communion, concourut de la manière la plus heureuse à son développement théologique. De même qu’à Wittemberg il avait vu se dissiper les préventions exagérées qu’il avait sucées à Halle contre les luthériens dits orthodoxes, de même, à Utrecht, il ne tarda pas à reconnaître l’accord essentiel qui régnait au fond entre les deux partis, alors si hostiles, des luthériens et des réformés. Enfin, nous le verrons bientôt à Paris faire encore un pas de plus et poursuivre la recherche de l’unité de l’Église chrétienne tout entière, en entrant dans les liens de l’affection fraternelle la plus intime avec les hauts dignitaires du clergé catholique.
En consacrant ses efforts, à cette époque et plus tard, à rapprocher les membres des diverses communions chrétiennes, Zinzendorf ne se flattait plus d’obtenir une fusion entre celles-ci par voie de transaction ou de compromis, une conciliation comme celle qu’il avait rêvée naguère entre les orthodoxes et les piétistes. Bien des grands esprits de ce temps-là se livrèrent à cette espérance chimérique et échouèrent dans leur tentative. Mais, pour tendre une main fraternelle au sectateur d’une autre église, Zinzendorf n’attendait point d’avoir discuté les divers articles de son Credo ; il avait trouvé en Jésus-Christ le centre et l’objet unique de l’Évangile ; il trouva en lui aussi l’unité réelle et permanente de l’Église de tous les temps et de tous les pays. Il pouvait dès lors vivre en communion parfaite avec les chrétiens de toute dénomination, tout en restant strictement fidèle aux principes qu’il avait reconnus lui-même pour vrais.
Ce fut en Hollande aussi que le contact avec tant d’hommes habiles et tant d’opinions diverses le corrigea définitivement de cette présomption à laquelle nous l’avons vu naturellement enclin. « Quand j’arrivai à Utrecht, nous dit-il, j’étais de Wittemberg en théorie et de Halle en pratique : ce qui faisait de moi un petit voyageur d’une singulière espèce et dont on pourrait citer bien des traits édifiants et curieux. A Utrecht, j’eus affaire aux réformés et à des philosophes de toute sorte ; je commençai par leur tenir tête d’une assez rude façon ; peu à peu, cependant, je m’apprivoisai si bien, que je finis par les écouter, et quoique sachant parfaitement que nous appartenions à des écoles très opposées, je sentis que je devais garder pour moi mes idées ou bien trouver pour les défendre de meilleurs arguments que ceux dont je m’étais contenté jusqu’alors ; car souvent, dans la discussion, je n’avais pas le courage d’avancer mes arguments les plus décisifs, et souvent aussi il me semblait, à première vue, que mes adversaires étaient pourvus de meilleures raisons pour défendre l’erreur que je n’en aurais pu trouver sur-le-champ en faveur de la vérité. Cet embarras me contraignit, sinon à me laisser vaincre, du moins à battre en retraite, et je dus me résigner souvent à laisser le dernier mot à mes adversaires, ce qui m’a valu auprès de quelques personnes une réputation de jeune homme modeste. »
Au commencement de septembre, Zinzendorf quitta Utrecht et se rendit à Amsterdam et à la Haye ; de là, il traversa rapidement les villes de Rotterdam, Anvers, Malines, Bruxelles, Valenciennes et Cambrai, et se dirigea vers Paris. Il y arriva le 27 septembre 1719 et descendit rue Saint-Honoré, à l’hôtel des Escarelles.