aLa question du sens et de l’origine de l’Apocalypse n’est point d’une importance capitale pour le christianisme. Personne ne prétendra qu’aucune doctrine vitale repose uniquement sur les enseignements renfermés dans ce livre. Le savant historien auquel nous devons presque tout ce que nous savons des premiers siècles de l’Eglise, Eusèbe de Césarée, rejette ce livre parmi ceux auxquels il applique la désignation de bâtards. Personne ne refusera à Eusèbe, pour cette raison, le titre de chrétien. Les Eglises de Syrie, au second siècle, ne paraissent pas avoir admis l’Apocalypse dans leur canon, — elle manque dans la Peschita, — et le synode de Laodicée, au quatrième, la rejette positivement du sien. Ces Eglises n’en appartiennent pas moins à la souche saine et robuste d’où est sorti l’arbre vigoureux de la chrétienté, et elles eussent été bien surprises de voir leur orthodoxie contestée parce qu’elles ne trouvaient pas bon d’accorder une place à ce livre dans le Nouveau Testament. Personne ne saurait songer à restreindre aujourd’hui la liberté dont usaient sans entraves les Pères et les Eglises des premiers siècles.
a – Paru dans le Bulletin Théologique de 1865.
Mais, si la science doit jouir sur ce point, vis-à-vis de la foi, d’une indépendance complète, elle doit maintenir, avec un soin non moins grand, son indépendance en face d’elle-même et de ses prétendues découvertes. Qu’elle se garde d’oublier que ses arrêts sont eux-mêmes l’objet de la critique et sont soumis à une perpétuelle révision.
Chacun connaît les traits essentiels de l’explication moderne de l’Apocalypse : la tête de la bête, blessée à mort, puis miraculeusement guérie, désigne l’empereur Néron, cru mort, puis reparaissant pour jouer le rôle d’Antéchrist, et la sixième tête, qui maintenant est, représente Galba, son successeur, sous le court règne duquel l’Apocalypse a été composée. Ce qui doit prouver mathématiquement la vérité de cette explication, c’est que le nombre 666, donné comme chiffre de la bête, forme précisément la somme des lettres du nom César Néron écrit en lettres hébraïques.
Cette interprétation ne manque certainement pas de vraisemblance. On ne saurait lui refuser une place parmi les plus ingénieuses des hypothèses au moyen desquelles on a cherché à résoudre les énigmes de l’Apocalypse. Mais quand H. Volkmar se permet de prononcer un arrêt tel que celui-ci : « Cette explication est celle de l’impartialitéb ; » d’où il résulterait qu’on ne peut la rejeter que par parti pris et entêtement ; quand M. Réville déclare que, « dans les cercles qui s’adonnent à la théologie scientifique, le problème est considéré comme résoluc » ce qui signifie que quiconque n’admet pas cette solution du problème doit renoncer au titre de théologien scientifique, ou, ce qui revient au même, de théologien ; quand cette interprétation se pose ainsi comme évidente, irréfragable, je m’étonne de cette témérité d’une critique qui n’a rien laissé debout de l’œuvre des siècles passés, et je m’afflige de ce langage pour l’honneur même de la science. Il me semble voir des enfants admirant le petit étang qu’ils ont creusé et lui disant, comme le Créateur à l’Océan : Jusqu’ici, et pas plus loin !
b – Volkmar, Commentar zur Offenbarung Joh. Zurich, 1862.
c – Revue de Deux-Mondes, 1er octobre 1863.
Je me suis engagé, dans mon Commentaire sur l’évangile de saint Jean, à exposer les raisons qui rendent très improbable à mes yeux l’explication qu’un certain nombre de représentants de la critique moderne regardent comme désormais assurée. Je vais essayer de tenir ma promesse. J’appliquerai à l’appréciation de cette interprétation une mesure exclusivement scientifique. Les moyens de contrôle employés seront :
- la tradition ;
- certains indices empruntés au livre lui-même ;
- la nature du nombre 666 ;
- la notion de l’Antéchrist dans les autres livres du Nouveau Testament ;
- le caractère moral de l’auteur de l’Apocalypse, et les destinées de son livre.
Mon but sera pleinement atteint si je parviens à prouver que l’interprétation moderne n’est point le dernier mot de l’explication de l’Apocalypse, que cette interprétation présente même à une investigation sérieuse d’insolubles difficultés, et que la vraie science doit maintenir ouvert un protocole que la fausse prétend fermer.
A l’entrée de cette étude, il importe de se rappeler que deux questions sont étroitement liées : celle du sens général de l’Apocalypse et celle de la date de la composition. Si l’interprétation moderne est fondée, si la bête, avec sa tête blessée, puis guérie, est vraiment Néron, le cinquième empereur, si le nombre 666 est le chiffre de son nom, l’Apocalypse doit certainement avoir été composée pendant les six mois que régna Galba, ainsi dans la seconde moitié de l’an 68, ni plus tôt, ni plus tard, en raison de cette date, si précisément indiquée : le sixième est. Mais en échange, si l’on réussit à prouver que cette date ne saurait avoir été celle de la composition de l’Apocalypse, et que ce livre a été écrit beaucoup plus tard et après la ruine de Jérusalem seulement, il ressort de ce seul fait que l’interprétation en question est fausse et que l’application de l’Apocalypse à la fable de Néron n’est qu’une hallucination de la critique contemporaine.
Chacun sait que la tradition patristique place la composition de l’Apocalypse vers la fin du premier siècle de l’Eglise, sous le règne de Domitien. Le témoignage à la fois le plus explicite et le plus respectable, celui qui met toutes les autres déclarations des Pères dans leur vrai jour, est celui d’Irénée (V. 80) : « Si, dit-il en parlant du sens du nombre 666, le nom du personnage désigné par ce chiffre eût dû être révélé clairement dans le temps actuel, il aurait été indiqué par celui-là même qui a vu la révélation. Car elle n’a pas été vue il y a bien longtemps, mais presque du temps de la génération présente, vers la fin du règne de Domitien. » Ce témoignage est net et précis ; il n’a rien qui sente le vague de l’hypothèse ou l’incertitude de la combinaison exégétique ; c’est bien là le langage de la tradition. Si cette donnée est fondée, l’explication moderne de l’Apocalypse tombe ; car ce livre est postérieur de plus d’un quart de siècle à l’époque à laquelle il devrait, d’après cette explication, avoir été composé. Or plusieurs circonstances historiques confirment positivement la donnée traditionnelle.
Dans tout le livre de l’Apocalypse, on reconnaît les traces d’une persécution récente. Ces martyrs, qui ont vaincu par le sang de l’Agneau, en livrant volontairement leurs âmes à la mort ; ces mânes qui, du pied de l’autel, demandent le jugement d’un monde persécuteur ; ces eaux changées en sang pour abreuver les impies qui ont versé le sang des croyants, tout cela prouve que le glaive de la persécution venait de frapper violemment l’Eglise. Or, dans le premier siècle, l’histoire ne fait mention que de deux persécutions : celle de Néron et celle de Domitien. La première ne paraît pas s’être étendue au-delà de la Capitale ; car elle frappa les chrétiens comme auteurs présumés de l’incendie de Rome. La seconde, au contraire, sévit dans toute l’étendue de l’empire ; les chrétiens en furent atteints comme tels et pour la profession de l’Evangile, envisagé dès maintenant comme religion non autorisée. De plus, dans la première, il ne fut nullement question de déportations et d’exils ; les chrétiens étaient immédiatement livrés aux derniers supplices ; tandis que, dans le tableau de la seconde, les historiens païens parlent expressément d’un assez grand nombre de personnages, et spécialement de chrétiens, que Domitien fit déporter dans des îles perdues au milieu des mers. Ces deux traits confirment très positivement la tradition qui place la composition de l’Apocalypse à l’époque de Domitien plutôt qu’à celle de Néron. Car, d’une part, la persécution supposée par cet écrit ne peut avoir été un fait local : l’auteur en parle comme d’un événement qui se rapporte à la totalité de l’Eglise ; et, de l’autre, le bannissement de l’auteur à Patmos est une peine qui rentre précisément dans le genre de celles dont l’histoire constate l’emploi dans la persécution de Domitien, mais nullement dans celle de Néron.
Il nous paraît résulter d’un assez grand nombre de traits renfermés dans l’Apocalypse que ce livre date d’un temps beaucoup plus avancé du siècle apostolique que le moment où est obligée de le placer l’explication moderne.
1. Dès les premiers versets nous rencontrons une expression qui nous transporte dans un état de choses très certainement postérieur à tout ce que nous connaissons par les autres écrits du Nouveau Testament. « Heureux, dit Jean, celui qui lit et ceux qui écoutent les paroles de cette prophétie et qui gardent les choses qui y sont écrites » (Apocalypse 1.3). L’opposition entre le singulier celui qui lit et le pluriel ceux qui écoutent prouve que l’auteur ne pense point ici à une lecture individuelle ou privée, mais qu’il veut désigner une lecture officielle et publique de son écrit dans l’assemblée de l’Eglise. Les participes présents (les lisant et les écoutant) caractérisent cette lecture comme un fait permanent et répété. Il n’est pas probable que l’auteur eût admis un pareil emploi de son livre, si le même usage n’eût existé déjà pour d’autres écrits apostoliques. Or, si la lecture de l’Ancien Testament eut de bonne heure une place dans le culte chrétien, ce ne fut que beaucoup plus tard que l’on introduisit celle des écrits chrétiens. M. Reuss dit : « Pendant tout le reste du premier siècle et pendant au moins le premier tiers du second, les écrits apostoliques n’étaient point encore l’objet d’une lecture officielle, réitérée et, pour ainsi dire, liturgique, semblable à celle que l’on faisait, croyons-nous, des livres des prophètesd. » Cette assertion est sans doute exagérée ; l’Eglise n’a pas attendu jusque vers l’an 130 pour remplacer la prédication orale et la présence personnelle des apôtres par l’emploi régulier de leurs enseignements écrits. Mais nous reconnaîtrons avec M. Reuss que cet usage ne fut pas établi avant la ruine de Jérusalem. Que l’on se représente ce pupitre et ce lecteur d’une part, de l’autre cette assemblée d’auditeurs plus ou moins passive, tout le tableau enfin en face duquel nous place notre texte, et l’on se convaincra que l’époque créatrice, celle de la prédication orale et spontanée, a fait place à la période de conservation, fondée désormais sur des institutions et des fonctions régulières.
d – Histoire du canon des saintes Ecritures, p. 14.
2. Nous sommes conduits à une conclusion analogue par ce terme : l’ange de l’Eglise, que nous trouvons dans les sept lettres au commencement de l’Apocalypse. Quelle que soit l’origine de cette dénominatione, elle suppose déjà généralement établie, en Asie Mineure et dans les Eglises fondées par Paul, la forme monarchique du ministère qui prévalut dans toute l’Eglise au second siècle. La responsabilité que font reposer sur la tête du personnage ainsi désigné les reproches et les louanges du Seigneur, ne permet de voir en lui ni un être abstrait, la personnification de l’Eglise, ni un personnage céleste, un ange, patron invisible du troupeau. Que si même ce terme pouvait désigner collectivement tout le collège des presbytères, il supposerait toujours que ce corps est dirigé et représenté devant le Seigneur par un chef responsable. C’est ici l’évêque tel que nous le connaissons déjà par la lettre de Clément Romain, et plus distinctement encore par les épîtres d’Ignace, à la fin du premier et au commencement du second siècle. Quelle différence entre la forme d’adresse employée dans les lettres aux sept Eglises, et l’adresse de l’épître aux Philippiens, l’une de celles qui datent des temps les plus avancés de la vie de saint Paul : « Aux saints en Jésus-Christ qui sont à Philippe, avec les évêques et les diacres. » Comp. aussi Tite 1.5, 7 : « Afin que tu établisses des anciens dans chaque ville… ; car il faut que l’évêque soit irréprochable… » Cet indice assigne à l’écrit où il se rencontre une date bien postérieure à celle que supposerait l’interprétation moderne de l’Apocalypse et fixe sa composition à l’époque de transition entre la constitution presbytérienne primitive et la constitution épiscopale du second siècle.
e – Nous pensons qu’elle s’explique de la manière la plus naturelle par une imitation de Malachie 2.7, où le sacrificateur est appelé מלאך יהוה, ange ou envoyé de l’Éternel parce que « ses lèvres gardent la science et qu’on recherche la loi de sa bouche. »
3. Dans le passage Apocalypse 1.10, le jour où Jean reçut l’Apocalypse est appelé le jour du Seigneur. Ce nom, qui, comme l’on sait, est celui du dimanche dans la langue patristique, dès le second siècle, ne se trouve nulle part dans les autres écrits du Nouveau Testament. La seule dénomination usitée dans les évangiles, les actes et les épîtres, pour désigner le dimanche, est celle que l’Eglise avait empruntée à la langue de l’Ancien Testament : le premier jour de la semaine. Ce terme de création purement chrétienne employé comme dénomination usitée et, en quelque sorte, technique et supposant l’institution du dimanche établie dans les églises et généralement connue des lecteurs, contraste tellement avec la langue des autres écrits du Nouveau Testament et appartient si manifestement à la langue d’un temps plus avancé, qu’il suffirait de cet indice pour assigner à l’Apocalypse une date postérieure à celle que réclame l’explication que donne à ce livre la critique modernef.
f – La comparaison de Apocalypse 4.2 ne permet pas d’expliquer avec quelques-uns : « Je fus transporté en esprit au jour du Seigneur (la Parousie). »
4. La nation juive est désignée à plusieurs reprises comme la synagogue de Satan (Apocalypse 2.9 ; 3.9). Cette expression concorde parfaitement avec l’emploi bien connu du terme les Juifs dans le quatrième évangile. Et si c’est à bon droit que des écrivains de toutes les tendances ont reconnu dans l’usage que le quatrième évangile fait de ce terme la preuve qu’il avait composé son ouvrage à une assez grande distance des faits racontés et après la ruine de Jérusalem, lorsque tout lien était déjà rompu entre Israël et l’Eglise, à combien plus forte raison ne devons-nous pas tirer la même conclusion de l’expression que nous venons de citer, pour la composition de l’Apocalypse ! Un auteur chrétien, judéo-chrétien surtout, se fût-il permis de désigner par ce terme d’exécration l’ancien peuple de Dieu, avant que Dieu lui-même eut rompu avec lui et prononcé une sentence définitive sur la nation rebelle, en livrant à la ruine la ville de Jérusalemg ?
g – Nous n’ignorons pas que Volkmar entend par ceux qui se disent Juifs sans l’être, et que l’auteur appelle la synagogue de Satan, les églises de la Gentilité fondées par Paul ! De telles excentricités ne se discutent pas.
5. C’est enfin et surtout le tableau de l’état des églises d’Asie Mineure, tracé dans l’Apocalypse, qui nous paraît incompatible avec la date que l’explication moderne assigne à cet écrit. Si, dans les reproches adressés aux églises, il ne s’agissait que d’une hérésie qui, semblable à une bourrasque, a fait irruption dans un ou plusieurs troupeaux, comme cela avait eu lieu chez les Galates, ou bien de quelque péché de fait, de quelque rechute grossière dans les vices du paganisme précédent, comme nous en trouvons des exemples à Corinthe, tout cela se comprendrait sans peine. Mais ce qui frappe dans l’état de plusieurs des églises apocalyptiques, ce sont les symptômes d’un affaissement spirituel, d’un déclin lent et général de la vie chrétienne, c’est un état d’engourdissement tel que celui que nous devons supposer chez les lecteurs auxquels est adressée la première épître de saint Jean. Ephèse est déchue de son premier amour ; le pasteur et le troupeau de Sardes ont le bruit de vivre, mais sont morts ; le troupeau de Laodicée est plongé dans une tiédeur telle qu’il n’est plus pour le Seigneur qu’un objet de dégoût, que Jésus va bientôt vomir de sa bouche. Quatre Eglises, sur sept, sont menacées, si elles ne se relèvent par un effort puissant, du jugement définitif du Seigneur. Leur chandelier sera renversé ; l’Evangile retiré du milieu d’elles, et leur destruction consommée diront aux autres églises le sort qui attend ceux qui ne gardent pas fidèlement ce qu’ils ont reçu. Or, rappelons-nous que l’Evangile avait été apporté dans ces contrées par saint Paul, dans son séjour à Ephèse, de l’an 55 à l’an 58, que ces églises n’avaient donc que dix ans au plus d’existence à l’époque où, d’après l’interprétation en question, leur furent adressés ces reproches et ces menaces. Et c’est dans ce court espace de temps qu’aurait eu lieu une chute si profonde, un déclin si général ! Voilà ce que serait sitôt devenue, dans ces églises apostoliques, la ferveur d’une première conversion ! Dix ans après les avoir connues, aimées, le Seigneur se présenterait déjà à elles comme juge et les menacerait du coup mortel et de la destruction totale ! Mais il y a plus. Cinq à six ans après leur fondation, en l’an 62 ou 63, Paul adresse à quelques-unes de ces églises, Ephèse, Colosses, Laodicée (Colossiens 1.2 ; 2.1 ; Philémon 1.1-2), des lettres que nous possédons et qui prouvent qu’à cette époque encore elles se trouvaient en pleine prospérité spirituelle et en voie de progrès, quant à la foi et quant à la vie (Colossiens 1.3-5 ; 2.1-3 ; Éphésiens 1.15-16 ; 2.14 et suiv. ; Philémon 1.5-6). Saint Pierre également, à peu près à la même époque, peut-être un peu plus tard, en 64, rend aux chrétiens de ces contrées le même témoignage (1 Pierre 1.8-9 ; 2.5-9 ; 5.10-12). La lettre qu’il leur adresse ne renferme que des encouragements et pas une menace. Et quatre ans après, ces églises se trouveraient plongées dans l’état de déchéance où nous les présente le tableau apocalyptique ! Cela est moralement impossible. Quelques années peuvent bien décider du progrès ou de la chute d’un chrétien ; mais le développement de la vie ou de la mort au sein d’une église ne peut être apprécié que sur un espace de temps plus considérable. Luther a dit qu’un réveil religieux durait en général une trentaine d’années. Il faut bien un temps aussi long, la vie d’au moins une génération, pour expliquer la chute des églises apostoliques et la mort spirituelle qui, chez plusieurs d’entre elles, avait succédé aux beaux temps du premier amour.
Tous ces indices réunis caractérisent donc clairement l’Apocalypse comme un livre écrit à une époque bien avancée du siècle apostolique, et lorsque la destruction de Jérusalem était déjà un fait consommé et presque oublié. Si le chandelier unique eût encore été debout dans le temple de Jérusalem, l’auteur n’eût pas contemplé le Seigneur se tenant au milieu du cercle formé par les nombreux chandeliers des églises de la Gentilité. Le procès même que le Seigneur soutient, d’un bout à l’autre de l’Apocalypse, avec ce peuple nouveau, les Gentils, montre qu’il en a fini pour un temps avec son peuple d’autrefois. Rome ne peut être, dans cette prophétie, le point de mire du jugement divin, que parce que la ruine de Jérusalem appartient désormais non plus à la prophétie, mais à l’histoire. On allègue, il est vrai — et c’est le seul passage sur lequel on essaie de fonder directement la preuve de la composition avant la ruine de Jérusalem — le tableau 11.1-2. Un ange est chargé de mesurer le temple et l’autel d’or ; mais il ne doit pas mesurer le parvis, qui est abandonné aux païens pendant 42 mois. On conclut de ce passage que l’auteur nourrissait encore par devers lui l’espérance trompeuse que, lors même que Jérusalem et le parvis seraient occupés par les Romains, le temple échapperait à la ruine. Cette interprétation n’est pas soutenable. D’abord l’idée qu’elle prête à l’auteur heurte le bon sens. Ne serait-il pas absurde de supposer que le parvis puisse être matériellement au pouvoir des Romains sans que le temple ait le même sort ? Ensuite, par cette donnée, l’auteur contredirait directement la prophétie du Seigneur qui sert d’un bout à l’autre de texte à la sienne, le discours Matthieu 24h. Jésus déclare positivement dans ce discours qu’il ne restera du temple pierre sur pierre qui ne soit démolie ; et l’auteur de l’Apocalypse, qui connaît ce discours, qui le commente d’un bout à l’autre de sa prophétie, annoncerait au contraire que le temple doit échapper à la destruction ! A supposer que l’auteur n’ait pas introduit de gaieté de cœur une absurdité dans son tableau et volontairement contredit le Seigneur, le passage Apocalypse 11.1-2 ne peut avoir qu’un sens symbolique.
h – Comp. Matthieu 24.1-7 (des guerres, des famines, des maladies contagieuses, des tremblements de terre) avec les 2e, 3e, 4e et 6e sceaux ; v. 5, 11-24 (les faux Christs et les faux prophètes), avec Apocalypse 12 (la Bête et le faux prophète) ; v. 9 (les persécutions), v. 14 (la prédication de l’Evangile dans tout le monde), v. 30 (la Parousie), avec toute l’Apocalypse. Il est vrai que Volkmar renverse les choses et prétend que c’est l’Apocalypse qui est le texte primitif, et le discours Matthieu 24 le commentaire composé sur ce texte. L’absurde ne se discute pas.
L’interprétation de ce nombre mystérieux est le principal point d’appui de l’explication moderne de l’Apocalypse. Ce nombre, en effet, exprime précisément la valeur numérique des lettres dont se composent les mots César Néron écrits en hébreu. A cette coïncidence s’en joint une seconde. On trouve dans Apocalypse 17.10-11 ces deux idées : l’Antichrist sera le cinquième empereur romain revenant comme huitième, et l’auteur lui-même écrit sous le règne du sixième. Ces deux données concordent bien avec la supposition que l’auteur écrivait sous Galba, immédiatement après que Néron avait mystérieusement disparu de la scène, dans le moment où, sous l’empire d’un préjugé assez répandu, l’Eglise s’attendait à ce que ce monstre allait revenir d’Orient pour remplir sa mission d’Antichrist.
Nous avons à élever contre cette explication quelques objections de détail et une objection générale.
1° Ne serait-il pas étrange qu’écrivant en grec, l’auteur donnât une énigme à ses lecteurs en langue hébraïque ? Quand il fait des lettres un emploi mystique, il se sert de l’alphabet grec : « Je suis l’Α et l’Ω. »
2° D’après l’orthographe régulière, le nom Cæsar Néron devrait faire non pas 666, mais 676 ; il faut, donc admettre que l’auteur a omis le yod — correspondant à l’æ dans le nom de Cæsar. Les défenseurs de cette interprétation renvoient au Dictionnaire chaldaïque de Buxtorf et prétendent qu’il offre plusieurs exemples d’abréviations semblables. Nous avons examiné avec soin les exemples que l’on peut tirer de cet ouvrage. Mais ils sont insuffisants ; car l’abréviation ne se trouve que dans des mots dérivés de Cæsar, comme Césarée, par exemple. Or, l’abréviation des voyelles longues du radical dans les dérivés est une loi constante et générale, qui se retrouve même en français, comme lorsque nous abrégeons l’a de grâce dans gracieux ou l’e d’extrême dans extrémité. Nous réclamons donc, sur ce point, des exemples plus décisifs.
3° Est-il bien sûr que l’expression : « Car c’est un nombre d’homme, » soit équivalente à celle-ci : « Car c’est le nombre d’un homme » ? Apocalypse 21.17, il est parlé d’une mesure (ou coudée) d’homme, c’est-à-dire d’ange. Par cette expression l’auteur veut certainement désigner non pas la coudée d’un certain homme, mais cette coudée humaine, la mesure dont on se sert entre hommes, une mesure humainement calculable. D’après cela, l’expression un nombre d’homme signifierait plutôt un nombre humainement calculable et intelligible.
Mais voici notre objection principale. Le nombre 666, par sa nature même, ne fait point l’effet d’être le résultat de l’addition de certains chiffres accidentellement ajoutés les uns aux autres. Composé du même chiffre trois fois répété, il a évidemment une forme voulue, déterminée à l’avance, et l’explication en doit être cherchée par conséquent dans la symbolique des nombres. Cela est si manifeste que Volkmar, tout en partant de l’explication César Néron, finit par donner lui-même au chiffre 666 une signification symbolique et complètement indépendante de tout calcul. Il n’y a pas jusqu’à la forme du chiffre grec (χξς, 666) qui ne lui paraisse significative. Il va jusqu’à s’approprier une ancienne supposition d’après laquelle les deux lettres extrêmes χ et ς formeraient l’abréviation du nom de Christ (χς pour χριστός) et seraient séparées intentionnellement par le ξ, image et symbole du serpent. Une fois jetés dans ce domaine mystique, nous voilà bien loin du point de départ ; l’explication César Néron se trouve, de fait, abandonnée.
Quant à nous, si une chose nous paraît évidente dans l’Apocalypse, c’est le sens symbolique des chiffres employés dans ce livre. Une tentation de dix jours (Apocalypse 2.10), une invasion de cinq mois (Apocalypse 9.10), un règne de trois ans et demi ou de quarante-deux mois (Apocalypse 11.2 ; 13.5, etc.), un règne et une complicité d’une heure (Apocalypse 17.12), une période de cent ans (Apocalypse 20.3), toutes ces expressions trouvent leur explication non dans la chronologie, mais dans l’idée. N’en est-il pas de même du nombre 666 ? L’Apocalypse tout entière oppose une Trinité diabolique à la Trinité divine. Comme dans celle-ci, le Père transmet sa perfection au Messie, qui a les sept cornes et les sept yeux (Apocalypse 5.6), c’est-à-dire la plénitude de la toute-puissance et de l’omni-science divine, et que celui-ci établit son règne sur la terre par l’Esprit qui, sous l’image de sept chandeliers, entoure le trône et illumine l’humanité (Apocalypse 1.4 ; 5.6), ainsi, d’autre part, le diable, le dieu de ce siècle, arrivé au moment où il ne peut plus maintenir sa puissance sur l’humanité, a recours, comme à un moyen désespéré, à l’apparition de la bête, l’Antichrist, son représentant visible, un membre de cette race dont l’empire lui échappe, mais par le moyen duquel il cherche à maintenir indirectement son pouvoir sur elle. L’Antichrist évoque à son tour un auxiliaire destiné à lui frayer la voix sur la terre et à lui obtenir l’adoration de l’humanité, la bête aux cornes d’agneau, le faux prophète, l’organe de l’esprit de mensonge. Comme c’est le Saint-Esprit qui donne gloire à Christ et lui procure l’adoration des croyants, ainsi, l’inspiration diabolique, représentée par le faux prophète, fait que la terre et tous ceux qui l’habitent se prosternent devant la première bête (Apocalypse 13.12). Le nombre qui exprimerait le mieux la première Trinité, si elle pouvait être représentée par un chiffre, serait naturellement 777, le nombre de la perfection trois fois répétée ; mais il n’y a pas de nombre humain capable, de formuler le mystère divin. La nature et la relation, au contraire, des trois puissances diaboliques peuvent trouver leur expression dans un nombre humainement formulé. Ce nombre est le chiffre 666, qui exprime, dans le domaine de l’aspiration diabolique, une relation semblable à celle qu’exprimerait 777 dans celui de la réalité divine.
Telle nous paraît être, nous ne dirons pas l’explication, mais du moins la direction générale dans laquelle doit être cherchée l’explication du nombre 666. Sans doute, la coïncidence presque complète de la valeur des lettres du nom César Néron avec ce nombre est remarquable. Mais cette même coïncidence a lieu avec une foule d’autres noms, en hébreu מ.ֻם (Zullig), en grec λατεῖνος (Irénée, Bleek, etc.), ἀντίδικος (Rinck), οὑλπιος (Ulpius Trajan), etc., etc. Nous ne saurions donc accorder une importance décisive à un fait qui peut être purement accidentel.
Nous devons également révoquer en doute la réalité des rapprochements que l’on cherche à établir entre la description de l’Antichrist (ch. 13 et 17) et les personnages de Néron et de Galba. L’idée de la guérison de la tête mortellement blessée peut avoir été inspirée par le parallélisme de la résurrection du Christ. Comp. les expressions tout à fait analogues (Apocalypse 1.17-18 ; 5.6 ; 13.8, et Apocalypse 13.3,8. Néron revient, dans les livres sibyllins, non comme ressuscité, mais comme simple exilé (φυγάς, φεύγων). Quant à la seconde bête, représentant le faux prophète, Volkmar déclare lui-même qu’il ne connaît dans la vie de Néron aucun fait qui puisse rendre compte de ce trait de la description de l’Antichrist, si ce n’est l’enseignement de l’apôtre de saint Paul invitant les chrétiens à se soumettre à l’empire comme à un pouvoir établi de Dieu (Romains 13.1 et suiv.). Le personnage signalé comme le faux prophète par l’auteur de l’Apocalypse ne serait donc autre que saint Paul lui-même. Cette ingénieuse supposition est la dernière conséquence et le couronnement du système critique de l’école de Tubingue. Il fallait arriver là : un des deux christianismes, rivaux du premier siècle, l’antichristianisme de l’autre ! Cette manière d’expliquer le personnage du faux prophète est, selon Volkmar, un élément nécessaire de l’interprétation César Néron. Beaucoup de nos lecteurs se sentiront-ils disposés à accepter cette interprétation, y compris ce trait-là ? — Après Galba, sixième empereur, l’auteur de l’Apocalypse en annonce un septième, qui doit précéder l’Antichrist, mais ne régner que peu de temps. Ce septième empereur n’est guère moins inexplicable, dans l’interprétation que nous combattons, que la personne du faux prophète. Qu’est-ce que cet empereur qu’il interpose entre Galba et Néron ressuscité ? D’où lui vient cette idée ? Pourquoi ne pas se rattacher à la loi du nombre 7 et faire de l’Antichrist lui-même le successeur de Galba ? M. Réville cherche à expliquer : « il était aisé de prévoir que Galba allait tomber, que son successeur ne tiendrait pas longtemps puisque la fin était proche …i » Que l’on multiplie les que… tant que l’on voudra, on ne parviendra pas à faire comprendre comment un auteur qui prophétise uniquement de son chef peut entrer sans nécessité dans des détails aussi positifs, que l’événement peut démentir dans peu de jours.
i – Revue des Deux-Mondes, 1er octobre 1863.
Nous ne saurions, par toutes ces raisons, accorder à l’explication César Néron les honneurs du triomphe qu’elle se décerne si volontiers à elle-même.
Il importe encore de faire ressortir le désaccord total qui existerait si cette explication était fondée, entre l’idée de l’Antichrist dans l’Apocalypse et la notion de ce personnage que nous trouvons dans les autres écrits apostoliques, particulièrement dans ceux qui sont le plus généralement reconnus pour être de Jean. Dans les épîtres, l’apôtre ne représente certainement pas l’Antichrist comme un pouvoir terrestre. C’est un faux docteur qui altère la doctrine de l’incarnation (1 Jean 4.2-3), et qui, en niant le Fils, nie par là même le Père, qu’il croit affirmer (1Jean2.22-23) ; Jean déclare qu’au moment où il écrit il y a déjà eu plusieurs Antichrists de ce genre, qui sont sortis de l’Eglise elle-même (1 Jean 2.18-19). Qui pourrait accepter même un seul instant la supposition que l’auteur de l’épître veuille désigner par là la série des premiers empereurs romains ? Entre ce type essentiellement religieux de l’Antichrist, tel que le présentent les épîtres de Jean, et le personnage de Néron, il n’y a pas de transition. A moins donc que la conception de l’Antichrist ne soit contradictoire dans ces écrits, Néron ne saurait être l’Antichrist désigné par l’Apocalypse.
Le contraste est plus grand encore, si possible, entre l’Antichrist de l’Apocalypse, si c’est bien Néron que désigne ce personnage, et l’Antichrist tel que le comprend saint Paul. Aux yeux de cet apôtre, l’Antichrist est essentiellement un principe spirituel, latent, travaillant sourdement le monde (2 Thessaloniciens 6.7). Bien loin de s’appuyer sur le pouvoir politique actuellement existant, c’est au contraire dans la puissance romaine qu’il rencontre l’obstacle qui l’empêche de faire explosion. Mais quand cet obstacle aura été enlevé, ce principe portera son fruit, l’Antichrist personnelj. Si l’Antichrist de l’auteur de l’Apocalypse était Néron, ou en général l’empereur romain, il suivrait de là que l’apparition historique qui, aux yeux de saint Paul, arrête encore la manifestation de ce personnage, est, aux yeux de Jean, l’Antichrist lui-même. Il serait difficile de pousser plus loin la contradiction, et cela dans un sujet à l’égard duquel il semble cependant que le sentiment de l’Eglise primitive dût être fixé.
j – Une étude approfondie du contexte 2 Thessaloniciens 2 nous paraît conduire nécessairement à entendre de cette manière les termes κατέχων et κατέχον.
Si l’Apocalypse avait le sens que lui donne l’interprétation moderne, il résulterait de là que cette prétendue prophétie a été démentie par l’événement trois à quatre ans après sa publication. Le temple de Jérusalem devait être préservé de la ruine : il fut détruit. Le successeur de Galba ne devait régner que peu de temps : Vespasien eut un règne long et éclatant. Néron devait venir d’Orient à la tête des Parthes et brûler Rome : Néron ne reparut pas ; le nom de quelques imposteurs qui essayèrent de jouer son rôle parvint seul jusqu’à Rome. Au bout de trois ans et demi, le monde actuel devait finir, et le Seigneur reparaître : la Parousie n’a point eu lieu.
Maintenant, de qui est cet écrit ? De saint Jean, comme le prétend la tradition et comme le soutient encore aujourd’hui avec insistance presque toute l’école de Tubingue, ou de quelque personnage de l’entourage de l’apôtre, comme l’ont pensé Lücke, Néander, Bleek, et comme le croit avec eux Volkmar ?
Dans le premier cas, il faut consentir à se représenter l’apôtre bien-aimé de Jésus composant sciemment et adressant solennellement à l’Eglise, au nom du Seigneur, une prophétie qu’il n’a point reçue. Mieux que cela ; il faut admettre que cet apôtre, après un tel acte, a continué tranquillement à exercer son ministère pendant une trentaine d’années, sans en exprimer le moindre regret ; il faut croire qu’il n’a point désavoué son livre, qu’il a laissé se répandre cette fausse prophétie dans toute l’Eglise, même après que les faits en avaient démenti les traits principaux. Et cependant, aux yeux de l’Ancien Testament et de tout homme élevé dans ses principes, un faux prophète est un malfaiteur de la pire espèce, un homme sur lequel chacun doit courir sus pour le mettre à mort. Eh bien, il faut admettre qu’après un pareil acte la conscience de l’apôtre a conservé sa sérénité, que son autorité est restée intacte, et que son livre même a échappé par miracle au discrédit complet dans lequel il eut dû tomber… S’il y eut jamais une histoire impossible, n’est-ce pas celle-là ?
Admettons donc l’autre supposition. Un personnage quelconque de l’école de Jean est l’auteur de cette prophétie. Si ce n’est pas un apôtre, c’est du moins un honnête homme, un chrétien pieux : son écrit même en fait foi. Une question analogue à celle que nous venons de poser à l’égard de l’apôtre : comment, lorsque l’événement le convainc de la fausseté de ses prévisions politiques et religieuses, ne rétracte-t-il pas son écrit, n’en arrête-t-il pas la propagation ? S’il n’accomplit pas ce devoir sacré, comment est-il un honnête homme ? S’il s’en acquitte, comment le souvenir de cette rétractation se perd-il dans l’Eglise ? Comment cet écrit, au lieu d’être rejeté dans l’ombre, comme les prophéties de la sibylle, le livre d’Enoch ou celui d’Esdras, qui ne figurent dans le canon d’aucune Eglise, devient-il l’un des livres reçus et lus, ainsi que le prouvent le fragment de Muratori et le témoignage d’Eusèbe lui-même, dans presque toutes les Eglises ? Comment son autorité grandit-elle tellement que la conviction de son origine apostolique devient partout dominante et s’exprime dans les écrits de Justin et d’Irénée comme la croyance de l’Eglise entière ?
Une seule supposition pourrait atténuer quelques-unes des invraisemblances choquantes d’une telle histoire. On pourrait à la rigueur admettre que le sens réel de l’Apocalypse ne fut jamais compris du public, et que l’auteur, en voyant sa prophétie démentie par les faits, se garda bien de trahir son secret. Mais d’abord, la sincérité de sa piété est inconciliable avec une pareille hypothèse. Puis il ne faut plus parler, dans ce cas, de l’évidence des allusions aux circonstances du temps renfermées dans l’Apocalypse. M. Réville dit : « Transportée au milieu de la situation politique et religieuse que nous venons de décrire, l’Apocalypse s’explique d’elle-mêmek. » S’il en est ainsi pour nous, à combien plus forte raison aurait-il dû en être ainsi pour ceux qui vivaient dans les circonstances mêmes que tous nos efforts ne parviennent à reproduire qu’imparfaitement ? C’est bien dans ce cas pour les contemporains que le voile qui recouvre le mystère devait être transparent et l’Apocalypse « s’explique d’elle-même. » Enfin, cette supposition même, MM. Réville, Volkmar, etc., se sont ôté le droit de la faire. N’expliquent-ils pas, en effet, la variante 616 qui, dès les temps les plus anciens, remplaçait dans certains manuscrits la leçon 666 de la manière suivante : certains copistes, habitués à la prononciation latine, auraient supprimé le n final de Cæsar Néron, ce qui diminuait précisément de 50 la valeur de la somme des lettres. M. Réville trouve dans ce fait la preuve irréfragable, mathématique, de l’explication César Néron. Mais si le mot de l’énigme était ainsi connu des copistes latins, au second et au troisième siècle, comment ne l’eût-il pas été de l’Eglise entière ? Et comment le crédit du livre eût-il pu soutenir victorieusement un pareil choc ? Du reste, nous savons parfaitement qu’aucune explication pareille de l’Apocalypse n’était répandue dans le public. Irénée en aurait certainement entendu parler. Or le passage dont nous avons cité une partie prouve qu’il n’avait pas la moindre connaissance d’une explication de ce genre. Il énumère les hypothèses à lui connues sur le sens du nombre 666, Lateinos, Evanthas, Teitan, et conclut en confessant son ignorance. Quoi ! le mot de l’énigme aurait été entre les mains des simples copistes, et Irénée n’eût pas eu vent de cette explication !
k – Revue des Deux-Mondes, 1er octobre 1863, p. 615.
Nous ne refusons nullement d’admettre que, l’Apocalypse une fois publiée, on ait cherché, dans les cercles chrétiens, où l’attente superstitieuse du retour de Néron pouvait être répandue, à rattacher cette idée à certaines expressions mystérieuses du livre prophétique. C’est ce que paraissent prouver quelques passages des prophéties sibyllines. Mais ce qu’il est impossible d’accepter, c’est que cette misérable fable ait été l’idée mère de cette composition sublime et sainte. Qu’on lise quelques pages de ces prophéties apocryphes que nous avons déjà nommées, et l’on reconnaîtra que la distance qui sépare l’Apocalypse de ces produits de l’imagination humaine équivaut complètement à celle qui sépare les évangiles canoniques des évangiles apocryphes, la parabole de la fable.
Nous n’essayerons point de tracer ici les linéaments d’une explication de l’Apocalypse. Une simple esquisse du sens général que nous attachons à ce livre dépasserait les limites et le but de ce travail. Nous nous proposions uniquement de remettre en question ce que l’on déclare indiscutable. Nous croyons avoir rempli notre programme et remis à l’eau le navire condamné par quelques-uns de nos critiques à l’ensablement perpétuel.
Dans tous les cas et presque de l’aveu de tout le monde, un dilemme s’impose de plus en plus à la science et nous paraît ressortir clairement de la discussion même à laquelle nous venons de nous livrer (et c’est ici le seul point réellement important pour la dignité du christianisme) : ou l’Apocalypse a le sens que lui attribue la critique moderne, et dans ce cas elle n’est certainement pas l’œuvre de Jean l’apôtre ; ou bien, conformément aux données traditionnelles et à un très grand nombre d’indices internes, cette prophétie est bien de saint Jean, et dans ce cas l’interprétation qu’a essayé d’en donner la critique moderne est certainement erronée. Cette seconde alternative est restée jusqu’ici notre profonde conviction. La vraie explication de l’Apocalypse est un joyau que l’Eglise a encore à trouver et que la théologie a mission de chercher pour elle.