Histoire de la Réformation à Neuchâtel

VI
L’Église Réformée de France

Et le grand Dragon, le Serpent ancien, appelé le Diable et Satan, qui séduit tout le monde, fut précipité en terre, et ses Anges furent précipités avec lui. Alors j’entendis dans le ciel une grande voix qui disait : C’est maintenant qu’est venu le Salut, et la Force, et le règne de notre Dieu, et la Puissance de son Christ ; car l’accusateur de nos frères, qui les accusait jour et nuit devant notre Dieu, a été précipité. Ils l’ont vaincu par le Sang de l’Agneau, et par la Parole du témoignage ; et ils n’ont point aimé leur vie propre jusqu’à la mort.

Apocalyse 12.9-11

Coup d’œil général. – Les chrétiens de Meaux. – Commencement des persécutions. – Synode de Paris. – Constitution de l’église réformée de France. – La réforme française entraînée sur le terrain politique. – Conjuration d’Amboise. – Puissance du mouvement réformateur. – Colloque de Poissy. – Premier édit de tolérance. – Massacre de Vassy. – Guerre civile. – La nui de la Saint-Barthélémy. – Nouvelle guerre civile. – Siège de Sancerre. – Fin des auteurs de la Saint-Barthélémy. – Avènement et abjuration d’Henri IV. – L’édit de Nantes.

Une dizaine d’années avaient suffi pour amener dans notre pays la solution de la question religieuse. Au bout de ce court espace de temps, chaque paroisse avait accepté ou repoussé définitivement le nouveau culte. Telles les positions se dessinèrent alors, telles elles sont restées jusqu’à nos jours.

Il n’en fut pas autrement dans le reste de la Suisse. Les réformateurs vivaient encore que déjà tous les cantons avaient pris position pour ou contre la Réforme. Ceux du centre et des Alpes avaient en général maintenu l’ancien état de choses ; ceux de la plaine et du pourtour avaient embrassé le nouveau. L’union politique de la Confédération, un moment menacée, s’était montrée assez puissante pour surmonter cette grande scission religieuse. Les trois siècles qui ont suivi n’ont pas amené de changement notable dans les positions prises alors.

La crise réformatrice aboutit à un résultat tout aussi prompt et décisif dans plusieurs autres états de l’Europe, particulièrement dans ceux du Nord et dans ceux du Sud.

Dès 1527, dix ans seulement après que Luther avait affiché ses thèses, la Suède avait consommé sa réformation. La Norvège et le Danemark suivirent de près. La lutte fut un peu plus longue sans doute et surtout beaucoup plus laborieuse en Angleterre. Une violente réaction catholique, sous le règne de Marie la Sanglante, remit en question le triomphe du protestantisme dans ce pays. Mais cet orage fut court. Dès 1558, époque de l’avènement d’Elisabeth, l’Angleterre devint ce qu’elle est restée, le plus ferme soutien de la cause évangélique.

Dans les contrées méridionales la question fut également promptement tranchée, mais en sens inverse. La Réformation y fut noyée dans des flots de sang ; et jusqu’à ce jour l’Italie et l’Espagne ne se sont point relevées du coup porté à la cause de Vérité dans ces malheureuses contrées par le glaive de l’inquisition.

Deux pays eu Europe se débattirent plus longtemps que tous les autres dans les convulsions et les luttes provoquées par la révolution religieuse du seizième siècle. Ce sont les deux grands états de l’Europe centrale : l’Allemagne et la France.

En Allemagne, le traité d’Augsbourg, signé en 1555 après une assez courte guerre, semblait avoir tracé les limites des deux confessions. Un demi-siècle de paix et de tolérance mutuelle fut le fruit de ce traité. Mais une tentative hardie, partie de l’Autriche, de ramener la totalité de l’Allemagne dans le giron de l’Eglise romaine, alluma la guerre de Trente ans. L’Allemagne ne sortit de l’épouvantable désolation qu’amena sur elle cette longue lutte, qu’en 1648, par la paix de Westphalie. Un siècle et demi s’était ainsi écoulé avant que ce vaste Etat eût pu recouvrer son assiette.

Mais nulle part la lutte n’a été aussi opiniâtre et aussi violente qu’en France. La Réformation jeta dès l’abord dans ce pays des racines tellement profondes que le pouvoir ne put parvenir à l’extirper par le procédé sommaire qui avait si bien réussi dans les Etats méridionaux. Mais en même temps l’œuvre de Farel et de Calvin rencontra dans le caractère national, dans le mauvais vouloir de la cour, et dans les institutions du pays des obstacles si insurmontables que jamais elle ne réussit à se concilier la sympathie de la majorité des Français et à s’élever, comme en Suède et en Angleterre, au rang de religion nationale.

Si du moins, dans cette situation critique, un compromis eût été possible, tel que celui au moyen duquel la Suisse et l’Allemagne avaient recouvré la tranquillité ! Dans ces deux confédérations, composées d’Etats souverains, chaque peuple, chaque canton, après avoir choisi pour son compte la religion qui lui convenait, avait fini par concéder la même liberté à tous les autres. La constitution fédérative permettait cette solution en quelque sorte bigarrée. Mais la France ne se composait pas d’Etats ; elle ne renfermait que des provinces. L’unité monarchique la plus sévère s’établissait précisément à cette époque. L’esprit de centralisation politique emportait les derniers obstacles que lui avait opposés jusqu’alors l’ancienne constitution féodale. La maxime gouvernementale était : « Un roi, une foi, une loi ! » Comment, dans un tel pays, la solution paisible et modérée qui avait rendu à l’Allemagne et à la Suisse un si grand service, eût-elle été possible ? L’oppression, et, s’il le fallait, l’écrasement de la minorité, telle était la conséquence fatale de l’unitarisme politique qui entraînait la monarchie française. Et si cette minorité se trouvait être pour le nombre une portion notable de la nation, et pour la valeur intrinsèque la partie la plus éclairée et la plus morale du peuple, à quelles catastrophes ne devait pas conduire une semblable situation !

Tel est le concours de circonstances vraiment tragiques qui à présidé aux destinées de l’Eglise réformée en France. De là ce déchirement profond qui pénétra jusqu’aux entrailles de la nation ! De là ces persécutions également violentes et impuissantes ! De là ces plaies qu’un grand peuple s’est faites à lui-même et qui, si nous ne nous trompons, sont loin d’être encore bandées à cette heure ! Le spectacle que nous offre l’Eglise protestante de France dans de telles conjonctures n’a pas son pareil, depuis les siècles qui suivirent l’établissement du christianisme. C’est jusqu’au martyre tri-séculaire de la primitive Eglise qu’il faut remonter pour en trouver le pendant. En contemplant ce sort déchirant, mais glorieux, on ressaisit la plume sacrée de l’Apôtre, et l’on inscrit au pied du tableau cette épitaphe que sa main traçait sur la tombe des premiers martyrs : Ils ont vaincu par le sang de l’Agneau et par la parole du témoignage ; et ils n’ont point aimé leur vie propre jusqu’à la mort.

L’histoire de l’Eglise réformée de France, pendant l’espace de temps que nous avons à parcourir, se divise en trois périodes.

Pendant la première, qui va de 1512 à 1559, la Réforme française, au milieu du feu de la persécution, cherche son organisation intérieure et finit par se la donner au Synode de Paris, en 1559.

Durant la seconde, elle lutte pour conquérir l’existence légale et pour obtenir le droit de vivre en plein soleil. Elle atteint, jusqu’à un certain point, ce but par l’Edit de Nantes, promulgué en 1598.

Dans la troisième période, le fondement légal sur lequel elle repose lui est peu à peu retiré. L’Etat prend vis-à-vis d’elle le rôle de bourreau. Il passe doucement la corde autour du cou de sa victime, la serre par degrés, et enfin, dans un dernier accès de rage, la tirant violemment, il consomme ce supplice de près d’un siècle. La Révocation de l’édit de Nantes eut lieu en 1685. C’est le terme auquel nous devrons arriver pour passer de là au récit du Refugey.

y – Une fois pour toutes, et pour éviter de trop fréquents renvois, nous prévenons le lecteur que les faits que nous allons raconter sont en grande partie et souvent textuellement tirés du beau livre de M. de Félice : Histoire des Protestants de France. Nous souhaitons à cet ouvrage une place dans chacune de nos bibliothèques de paroisse et de famille.

Le berceau de la Réformation française fut, comme nous l’avons vu dans la vie de Farel, la salle ou enseignait Lefèvre d’Etaples, à l’Université de Paris. Mais, à peine née, la Réformation, fille du ciel, fut, comme Jésus à Bethléem, obligée de fuir la persécution. Le diocèse de Meaux lui servit pendant quelque temps de lieu de refuge. Lorsque Briçonnet eut renié sa foi pour sauver son évêché et sa vie, et que, berger mercenaire, il se fut enfui à la vue du loup, abandonnant les brebis à sa rage, qu’arriva-t-il ? Les brebis délaissées se transformèrent en lions, et ce furent elles qui tinrent tête à l’ennemi. Ces simples gens de métier, ces cardeurs de laine, ces drapiers, ces foulons et tous ces artisans de Meaux qui avaient reçu et goûté l’Evangile, continuèrent à se rassembler et à s’édifier mutuellement, lisant ensemble le Nouveau Testament récemment traduit en français et publié par Lefèvre, et se réjouissant en leur Dieu, pendant que le monde aiguisait contre eux ses armes. Parmi eux se distinguait par ses talents, sa piété et ses connaissances bibliques, un cardeur de laine, nommé Leclerc. Un jour ce hardi jeune homme affiche à la cathédrale de Meaux un placard dans lequel il affirme que le pape est l’antéchrist. Il est saisi et condamné à être marqué au front d’un fer chaud, après avoir été fouetté pendant trois jours dans les rues de la ville. La sentence s’exécute. Au moment où le bourreau lui imprime le signe d’infamie, une voix retentit dans la foule : « Vive Jésus-Christ et ses enseignes ! » On s’étonne ; on regarde… c’est la mère du condamné qui joint sa profession à celle de son fils. Leclerc se retira à Metz. Comme saint Paul, qui tout en faisant des tentes persuadait les Juifs et les Grecsz, il y déploie, au milieu de l’exercice de sa profession, le don qu’il avait reçu du Seigneur. Il y jeta les fondements de cette Eglise que plus tard vint visiter et édifier Farel. Un soir, c’était la veille d’une fête solennelle dans laquelle la ville entière devait se rendre à une chapelle hors de la ville, pour y adorer les images des saints, Leclerc, entraîné par un mouvement de zèle, court à cette chapelle et brise les images. Le lendemain, la procession arrive, et, pour objets de son adoration, ne trouve que des débris. Leclerc est aussitôt soupçonné. Interrogé, il avoue sans hésiter. Il adjure le peuple d’adorer Jésus-Christ seul, le fils de Dieu. On le condamne au feu. Il est conduit au lieu du supplice. On commence par lui couper le poing droit ; avec des tenailles rougies au brasier qui va le consumer on lui arrache le nez, on lui rompt les bras, on lui brûle les seins. Quant à lui, il prononce d’une voix ferme ces paroles du Ps. 115 sur les idolâtres : Leurs faux Dieux sont d’or et d’argent ; ce sont ouvrages d’homme. Ils ont des yeux et ne voient point. Ceux qui les adorent leur seront faits semblables. Puis il est brûlé à petit feu. Leclerc est le chef d’une longue procession de martyrs dont le supplice remplit des volumesa. C’était en 1524 ; Jean Châtelain, docteur en théologie, ami de Leclerc, subit peu après le même supplice, aussi à Metz. Ils sont suivis par le jeune Pavannes, disciple de Lefèvre, qui, dans un moment de faiblesse, avait consenti à rétracter, mais qui bientôt rongé de remords, retrouva son courage, proclama sa foi, et périt sur la place de Grève après avoir adressé au peuple de Paris, pour la première fois témoin du supplice d’un protestant, des paroles tellement émouvantes qu’un docteur catholique, témoin de cette scène, disait : « Je voudrais que Pavannes n’eût point parlé, quand même il en eût coûté à l’Eglise un million d’or. » Dès lors on prévint ce danger. On eut soin de couper la langue aux réformés, avant de les brûler.

z – Bèze, cité par Merle, t. III, p. 558.

a – Voy. les deux volumes de l’ouvrage déjà cité de-M. Drion : Histoire chronologique, etc.

Les exécutions se succèdent sans interruption dans les années qui suivent. C’est le bon ermite de Livry, qu’un rayon de la vérité évangélique est venu visiter au fond de ses forêts et qui expie dans les flammes le bonheur d’avoir trouvé la joie du salut, et de l’avoir communiquée aux pauvres bûcherons qui l’entourent. C’est le pasteur Schuch, de Saint-Hippolyte, qui, apprenant que son troupeau est menacé de persécution, court se livrer à l’autorité pour détourner le coup qui menace ses ouailles. à la sentence qui le condamne au feu, il répond par ces paroles du Psalmiste : Je me suis réjoui à cause de ceux qui m’ont dit : Nous irons à la maison de l’Eternel. Et quand sonne l’heure de son supplice, sa bouche ne cesse de chanter les paroles du Psaume 51 que lorsqu’elle est fermée par les flammes et la fuméeb. C’est Louis de Berguin, gentilhomme de la cour, que l’on a appelé « le plus savant des nobles. » Il était connu comme le seul gentilhomme de la cour de France dont la conduite n’eût jamais donné lieu au moindre soupçon. C’était un de ces hommes qui, comme Lefèvre et Farel, avaient passé de la dévotion catholique la plus ardente à la lecture de la Bible, et de là à la Réforme. La protection et l’amitié personnelle du roi François Ier et de la reine de Navarre ne purent l’arracher à la rage de la Sorbonne. Une image de la Vierge se trouve un matin mutilée dans un des carrefours de Paris. Berguin est accusé de ce crime et incarcéré. Douze commissaires délégués par le Parlement le condamnent à être étranglé et brûlé. Ce supplice fut exécuté le 10 novembre 1529, sur la place de Grève. Un des spectateurs, papiste lui-même, a dit : « En le voyant descendre du tombereau, vous eussiez dit qu’il était dans une bibliothèque, à poursuivre ses études, ou dans un temple, à méditer sur les choses saintes, tant sa sérénité était parfaite. »

b – Merle, t. IV, p. 649.

Et comment poursuivre cette liste d’exécutions qui va dès lors croissant d’année en année ? On compte dans l’ouvrage de Drion 185 martyrs dont le procès nous à été conservé et dont le supplice est enregistré. Ce sont des vieillards, des hommes faits, des femmes, des jeunes gens, des écoliers, des enfants ! Ce sont des hommes de lettres, des artisans, des prêtres convertis, des ministres et des colporteurs de Bible. Nous rencontrons dans cette longue liste bien des noms connus au milieu de nous. C’est le médecin Pointet, le laboureur Etienne Brun, le joaillier Blondeau ou Blondel, l’étudiant en théologie Claude Monnier, le jeune Charles Faure, le domestique Jean Morel, le conseiller au parlement Anne Dubourg. Quiconque est suspect de sympathie pour la Réforme est traîné devant les tribunaux, sommé de se déclarer, puis, sur aveu, condamné et exécuté. Les formes de supplice varient on y épuise tous les raffinements de la cruauté. Le plus souvent on coupe la langue à la victime pour l’empêcher de parler. Souvent aussi on lui met un bâillon de bois dans la bouche. Parfois le bâillon est trop grand et fait éclater la peau jusqu’aux oreilles. D’autres fois il est rempli de poudre de manière à faire explosion au moment où le condamné est jeté dans le feu. Les mieux traités sont ceux qu’on livre simplement aux flammes. Mais le plus souvent on les étend horizontalement et on les tient suspendus à quelque distance au-dessus des braises, afin de les rôtir à petit feu. Le 29 janvier 1535, pour préparer à François Ier, irrité en ce moment-là contre les protestants, un spectacle piquant, on imagine de suspendre six protestants qui devaient être exécutés, à une potence mobile, qui, s’élevant et s’abaissant tour à tour, les plongeait dans le feu et les en retirait. Ce jeu dura jusqu’à ce qu’ils fussent entièrement brûlés. C’est le supplice qui à reçu le nom l’estrapade. Les empereurs Romains étaient païens. Cependant ils n’avaient rien imaginé de pareil en persécutant les premiers chrétiens ! En Espagne, l’inquisition elle-même accordait aux Mahométans et aux Juifs la satisfaction d’être brûlés plus vite. Vous dépeindrai-je ici le massacre des Vaudois du midi de la France, livrés, en 1545, par une lettre du roi, à la férocité du baron d’Oppède, lieutenant-général de la Provence ? 22 bourgs et villages détruits ; les femmes qui s’étaient réfugiées dans une grange, brûlées vives ; 4 000 innocents égorgés pour leurs opinions évangéliques ; toute la contrée changée en désert ; les restes de cette malheureuse peuplade dispersés en Piémont et en Suisse. Voila les moyens par lesquels l’Eglise catholique, cette tendre mère, cherchait à ramener ses enfants égarésc !

c – Voy. les détails dans Drion, à l’année indiquée.

Cependant, malgré de pareilles souffrances, pendant toute cette première période, les protestants de France n’essayèrent jamais de se soulever, je ne dis pas seulement contre l’autorité agissant selon les formes légales, mais même contre l’autorité lâchant sur eux une populace fanatisée, comme il arriva lors de la dispersion et du massacre de l’assemblée protestante qui fut surprise en 1557 dans une maison de la rue Saint-Jacques. La Réforme naissante se fiait à la puissance de la Vérité. Et en effet, les supplices ne l’empêchèrent pas de se répandre avec rapidité. Bien plus, comme aux premiers temps de l’Eglise, le sang des martyrs semblait devenir une semence de croyants. Les colporteurs de Bibles et de livres religieux et les pasteurs furent ceux qui fournirent naturellement le plus riche contingent à la troupe de suppliciés.

Dans les premiers temps il n’existait sur la surface de la France que de petits troupeaux isolés, qui célébraient leur culte en secret dans la maison d’un des frères. Mais bientôt ces églises dispersées qui se sentaient unies par leur foi et par leurs communes souffrances, éprouvèrent le besoin de s’allier extérieurement. Au mois de mai 1559, se rassemblèrent pour la première fois les députés des églises de France. C’était à Paris même, au plus fort de la persécution, en face des bûchers allumés et des gibets dressés pour les protestants sur la place publique. Onze églises avaient envoyé leurs députés à ce premier synode. Nul n’ignorait les lois de sang qui condamnaient chaque réformé à la mort. Ces hardis confesseurs, après s’être recommandés au Chef de l’Eglise, élirent pour leur président le pasteur François Morel, sieur de Collonges. Puis ils travaillèrent à la rédaction d’une confession de foi. Cette œuvre admirable comprend 40 articles : Dieu ; sa Parole, unique autorité en matière de foi ; la sainte et éternelle Trinité, source de toute grâce et de tout salut ; la chute de l’homme et sa juste condamnation ; la Rédemption par le sacrifice de Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme ; la participation à ce salut gratuit, par la foi qu’opère en nous le Saint-Esprit ; la sainteté, caractère de la véritable Eglise ; les sacrements du Baptême et de la Sainte-Cène, tels sont les principaux points de cette confession de foi qui est encore aujourd’hui celle des églises réformées de France.

Après cela on régla la Constitution de l’Eglise. C’est dans l’Ecriture qu’on alla chercher les principes fondamentaux de cette organisation. En voici les points essentiels : Tout part du troupeau des fidèles, lequel se groupe autour de la Parole de Dieu. Ce troupeau élit pour la première fois son consistoire, qui se renouvelle ensuite lui-même, mais sous réserve de l’approbation du troupeau. Les députés d’un certain nombre de consistoires forment un colloque ; et ceux d’un certain nombre de colloques le synode provincial. C’est le synode provincial ou bien aussi le colloque, qui à charge de nommer les pasteurs. Le pasteur, élu par le colloque ou par le synode, prêche trois dimanches consécutifs devant la paroisse, qui à droit, après cela, de le rejeter à la majorité des voix. Le silence de la paroisse est tenu pour consentement. Les synodes provinciaux, qui doivent être au nombre de seize pour toute la France, sont composés d’un pasteur et d’un ancien de chaque église. Chacun de ces synodes nomme deux pasteurs et deux laïques pour former le synode général ou national, qui occupe le sommet de cette hiérarchie et qui juge en dernier ressort dans toutes les questions ecclésiastiques d’un intérêt général. Au commencement de chaque session du synode général, la confession de foi doit être lue et chaque membre de l’assemblée doit déclarer qu’il y adhère.

Il est aisé de sentir dans cette organisation à la fois si simple et si forte, substituée à l’ancienne hiérarchie catholique, la main d’un puissant génie. C’était Calvin qui, à la demande de ses frères, avait tracé le plan de l’édifice. De même qu’une vaste république où tout reposerait sur la commune, et où, par l’intermédiaire du conseil communal, ou s’élèverait à la représentation provinciale, et par le moyen de celle-ci à la représentation nationale, faîte de l’édifice, de même dans cette organisation de l’Eglise réformée de France, tout partait des petits troupeaux de fidèles, c’est-à-dire des paroisses. C’était là le fondement de toute la vie ecclésiastique. Mais à mesure qu’on s’élevait de degré en degré, la puissance démocratique recevait les contrepoids indispensables par l’autorité graduée accordée aux colloques, aux synodes provinciaux, et enfin au synode national, modérateur de l’Eglise entière.

Le 29 mai, quand ces deux œuvres, la confession de foi et la constitution ecclésiastique, furent terminées et votées, les députés à ce premier synode national, avant de se séparer, confondirent leurs âmes et bénirent Dieu pour le travail qu’il leur avait donné d’accomplir. Dès ce moment, l’Eglise réformée de France était constituée, mais aux yeux de ses propres membres seulement. A ceux de l’Etat, elle n’était encore qu’une rebelle et une proscrite.

On a comparé cette Eglise, qui se constitue en présence des bûchers et des gibets, à un régiment qui formerait ses rangs sous le feu de l’ennemid ! Nous pouvons poursuivre cette comparaison et ajouter que les hommes héroïques qui agissaient de la sorte, n’étaient point des vétérans, mais bien, pour la plupart, de simples conscrits, de nouveaux croyants. Il y a dans une telle assemblée discutant en face du martyre des questions de foi religieuse et de discipline ecclésiastique, comme au sein d’une paix profonde, une grandeur morale que n’égale pas, ce me semble, celle des plus brillants faits d’armes.

d – Ebrard, Gazette de l’Eglise réformée, No 2,1853.

Ainsi l’Eglise réformée de France était organisée ; mais le droit d’exister lui manquait. Il n’était pas permis à cette époque d’être Français et sujet du roi sans être par la même sujet du pape.

Dès le moment où l’Eglise réformée fut constituée en France, elle dut aspirer à conquérir une existence légale et à exercer librement son culte sur le sol de la patrie. Mais dès ce moment aussi elle commença à dévier peut-être et à s’aventurer sur un terrain où l’Eglise ne se hasarde guère que pour y faire des faux pas, celui de la politique.

Je ne pourrais entrer ici dans les détails sans pénétrer, plus avant qu’il ne convient, dans l’histoire politique de la nation. Une simple esquisse des événements de cette période suffira. A mesure que la Réforme se propageait en France, il s’y forma un parti nombreux décidé à maintenir la foi catholique et à extirper par tous les moyens le protestantisme. Ce parti se nommait la Ligue catholique. Il se composait surtout de la populace parisienne et du peuple des campagnes, qui, au moins dans certaines provinces, était encore dévoué au papisme. Il avait à sa tête la famille puissante des Guises, qui profitait de l’ascendant énorme que lui donnait ce rôle, pour travailler en même temps à sa fortune politique. Par le moyen de la populace, les Guises s’imposaient au roi, et par le roi ils gouvernaient la France, plus que le roi lui-même.

Les protestants avaient aussi des chefs haut placés ; on comptait dans leurs rangs des membres de la famille royale, par exemple Antoine de Bourbon, roi de Navarre, et son frère, Louis de Condé ; ainsi que des seigneurs des familles les plus illustres, tels que les trois frères Châtillon, distingués également par leurs capacités, par leurs longs services, par leur caractère sans tache et leur vivante piété. Le plus remarquable des trois était Gaspard de Coligny, amiral de France, le plus grand et le plus noble caractère de l’époque. Après une étude approfondie de la Bible, il s’était décidé à embrasser la Réforme. Sa vie tout entière était une sainte prédication. Humble dans les assemblées de l’église comme le plus pauvre des fidèles, il brillait au premier rang dans les conseils de la nation et dans les armées de terre et de mer. Il était parfois appelé dans les conseils secrets de son roi, surtout lorsque celui-ci, las de la tyrannie de la Ligue, faisait un pas vers les protestants pour se procurer leur appui et s’affranchir du joug des Guises.

De si hauts et de si puissants alliés furent sans doute un appui pour la Réforme. On n’osait traîner au bûcher un prince du sang ou un grand-amiral de France aussi lestement qu’on y envoyait un pasteur ou un artisan. Néanmoins on ne saurait nier que la Réforme française ne se soit trouvée entraînée, par la participation d’aussi hauts personnages, dans les luttes politiques de l’époque, bien plus avant qu’il ne lui eût convenu. En voici un exemple.

Un complot se forme dans le but de renverser le pouvoir des chefs de la Ligue. On l’a appelé la Conjuration d’Amboise. A la tête de cette tentative politique se trouve le prince de Condé, protestant. Aussitôt le protestantisme tout entier est accusé de révolte. C’est l’homme religieux, et non le personnage politique, que l’on s’empressa d’accuser dans le prince de Condé. Les gibets se dressent, la place d’Amboise en est couverte ; 1200 personnes périssent. Les bourreaux ne suffisant plus, on jette les inculpés, pieds et poings liés, dans les flots de la Loire. C’étaient presque tous des protestants. On avait profité de l’occasion pour se défaire de tous ceux d’entre eux sur lesquels on pouvait faire planer le moindre soupçon. Voilà ce que coûta à la Réforme le protestantisme du prince de Condé.

Cependant la violence des hommes ne pouvait lutter bien longtemps contre la puissance des choses. Des villes et même des provinces entières embrassaient successivement la Réforme. La noblesse des campagnes lui était en général dévouée.

La bourgeoisie dans les villes lui devenait de plus en plus favorable. Le fait était patent. Comment aurait-on pu en empêcher plus longtemps les conséquences publiques ?

Jusqu’ici les protestants s’étaient contentés d’un culte privé ou secret. Dès 1560, en beaucoup de localités, les réformés commencèrent à célébrer leur culte en publient comme en quelques endroits les temples catholiques étaient abandonnés, toute la population ayant embrassé l’Evangile, les réformés s’y établirent. N’était-ce pas leur temple, celui dans lequel, hier, ignorants encore, ils avaient célébré la messe ; dans lequel, mieux éclairés aujourd’hui, ils rendaient à Dieu le culte en esprit et en vérité ? Le mouvement réformateur devint si puissant, surtout dans les classes instruites, qu’un instant les Guises eux-mêmes perdirent l’espoir de le dominer. Cédant alors aux inspirations du chancelier, Michel de L’Hospital, très puissant auprès du roi, ils consentirent à une tentative de conciliation entre les deux confessions. De là le fameux Colloque de Poissy, en automne 1561.

Des théologiens catholiques et protestants furent choisis pour disputer publiquement devant toute la cour sur les dogmes qui divisaient les deux communions et pour rechercher les moyens de s’entendre. à la tête des théologiens protestants était le fameux Théodore de Bèze, alors âgé de 40 ans, l’ami et le disciple de Calvin. Il arriva avec ses collègues le 24 août à Poissy, où la cour s’était rendue, et dès le jour même il lui fut accordé de prêcher publiquement, en présence de la royale assemblée.

Le 9 septembre s’ouvrit le colloque. Le roi Charles IX, enfant de 11 ans, était assis sur son trône. A sa droite et à sa gauche étaient les membres de sa famille, les officiers et les dames de la cour ; puis venaient les hauts dignitaires, les évêques et les docteurs de la communion catholique. Les pasteurs protestants ne furent introduits que plus tard. Le jeune roi ouvrit le colloque en récitant un discours dans lequel il invitait l’assemblée à travailler à la gloire de Dieu et à la paix du royaume. Après lui, le chancelier de L’Hospital exhorta à l’humilité et à la tolérance, et déclara que dans de pareils sujets il n’est pas besoin de beaucoup de livres, mais seulement de bien comprendre la Parole de Dieu. Alors les protestants furent appelés. La députation se composait de 11 pasteurs et de 22 laïques ; Bèze était en tête. Ce fut le duc de Guise lui-même qui les introduisit. Leur costume, grave et simple, faisait un étrange contraste avec les magnificences des gens de cour et des prélats catholiques. Ils entrent la tête nue et s’inclinent avec respect. Théodore de Bèze, fléchissant alors le genou avec les pasteurs, non devant les hommes, mais devant Dieu, prononce une prière. C’est une confession humble des péchés de tout le peuple. Nous la connaissons, cette confession admirable, prononcée à ce moment solennel par le représentant de l’Eglise protestante. C’est celle que nous récitons aujourd’hui encore chaque dimanche avec toutes les églises protestantes, en commençant notre culte. Après la confession des péchés, Bèze implore la bénédiction du ciel sur l’assemblée. On l’a écouté avec émotion et étonnement. Il se relève avec ses frères. Il remercie le roi de permettre à la foi réformée de se faire entendre. Il expose les doctrines fondamentales et la discipline de son Eglise. Il proteste de l’obéissance de la Réforme aux puissances de la terre, sauf et réservé l’obéissance au Roi du ciel ; et, fléchissant le genou, il présente à Charles IX la Confession de foi des églises de France.

Ce moment dans l’histoire de la réformation française rappelle celui où, trente ans auparavant, les protestants d’Allemagne avaient présenté à l’empereur Charles V, en pleine diète, la confession d’Augsbourg.

Les conférences qui suivirent durèrent un mois. On parvint enfin à trouver une formule qui déguisait assez habilement les différences sous des termes équivoques. Mais les docteurs de la Sorbonne déclarèrent cette pièce hérétique et refusèrent d’en autoriser la publication. Ils présentèrent en échange une confession de foi purement catholique, que tout ministre devait signer, sous peine d’être expulsé du royaume. Ce n’était plus concilier ; c’était opprimer. Ainsi fut rompu ce colloque si pompeusement annoncé. Il est fort douteux que les Guises eussent jamais espéré et désiré un résultat sérieux.

Mais si le résultat matériel fut nul, l’effet moral fut immense. Les réformés avaient exposé leur foi devant les chefs du royaume. Cela seul semblait leur assurer déjà une existence légale. Coligny présenta dans ces jours-là à la reine-mère une liste de 2150 églises réformées, en France ! Viret, le réformateur Vaudois, dans un séjour au Midi, vit se rassembler autour de sa chaire, à Nîmes, un auditoire de 8000 personnes ! Dans l’Agenois, 300 paroisses d’un seul coup mirent bas la messe ! Un pasteur du Midi écrivait à Farel à cette époque que 4000 et même 6000 ministres ne seraient pas de trop pour répondre aux besoins de la France ! Et le chancelier de L’Hospital lui-même déclarait au pape que le quart du royaume était séparé de la communion catholique. Les temps qui suivirent le colloque de Poissy sont certainement le point culminant du développement de la réforme française. L’Hospital profita de cette position nouvelle pour proclamer hardiment, dans une assemblée des notables du royaume, le principe de la tolérance religieuse. « On peut, dit-il, se séparer de l’Eglise de la majorité sans cesser d’être citoyen, et lors même qu’on n’a pas le même culte, on peut vivre dans la paix. » Ce principe, qui nous paraît aujourd’hui si simple, était alors proclamé pour la première fois. Plût à Dieu qu’il eût pénétré immédiatement dans le droit public français ! Quelles immenses calamités eussent été évitées !

La Ligue, effrayée de ces principes, se hâta d’appeler à Paris son chef, le duc de Guise, qui était alors dans ses terres en Lorraine. Dans le voisinage de son château était la ville de Vassy. Le dimanche 1er mars 1562, Guise part pour Paris avec une escorte de deux cents cavaliers. Il passe près de cette petite ville. Il entend le son des cloches. « Qu’est-ce que cela ? » demande-t-il. « C’est « le prêche des Huguenots ! » lui répond un des siens. « Par la mort-Dieu, » s’écrie-t-il furieux, « on les huguenottera bien tantôt d’une autre manière ! » Ses soldats entourent la grange qui servait de temple aux réformés ; ceux-ci ferment les portes : on les enfonce. La tuerie commence. Au bout de quelques instants soixante personnes gisent sans vie sur le carreau, deux cents autres sont blessées, plusieurs mortellement ; les cadavres sont dépouillés comme sur un champ de bataille. Ce massacre était-il prémédité ? Nul ne peut le dire. Quoi qu’il en soit, Guise y avait manifestement consenti.

Le bruit de cet événement affreux se répandit promptement dans toute la France. Israël ! à tes tentes ! tel fut le mot d’ordre qui sortit de la bouche de tous les réformés. On massacrait leurs frères en pleine paix ! Le meurtrier, non seulement n’était pas puni, mais était reçu en triomphe par la population de Paris ! Les protestants saisirent leurs armes, comme quand on voit sa maison forcée par une troupe de brigands, et la guerre civile commença !

On a dit que, de toutes les guerres, les plus affreuses sont les guerres civiles. Il est également vrai de dire qu’entre toutes les guerres civiles les plus affreuses sont celles de religion. La France en est témoin ! Mais, dans la souffrance générale, qui eut de beaucoup la plus large part ? Les protestants, sans doute. D’abord ils étaient la minorité, et quand la violence règne, on sait quel est le sort des minorités. Ensuite les protestants étaient en général des hommes de foi et de conscience ; ils répugnaient à user de tous les moyens ; ils respectaient les propriétés, les femmes, les enfants. Leurs adversaires, au contraire, ne connaissaient aucun frein à leur cruauté et à leur violence. C’est ainsi que les guerres de religion se poursuivirent pendant plus d’une trentaine d’années avec de courtes interruptions, sur le sol français, de province à province, de ville à ville, souvent de château à château, de maison à maison, dans la même localité, dans le même hameau !

Après trois guerres civiles, suivies de trois traités de paix à chaque fois violés perfidement par les catholiques, aucun changement décisif ne s’était opéré dans la position respective des partis. Le roi lui-même flottait indécis entre la Ligue et les réformés. Les Guises étaient inquiets de l’ascendant que prenaient sur lui les chefs protestants et particulièrement Coligny. A ce moment se passa un événement en comparaison duquel le massacre de Vassy n’est plus qu’un jeu d’enfant. C’était en 1572. La cour célébrait les fêtes du mariage d’Henri de Béarn, plus tard Henri IV, l’un des chefs des protestants, avec la propre sœur du roi. Les partisans les plus illustres de la Réforme avaient tous été invités à Paris. On préconisait déjà cette union comme le signal de la réconciliation entre les deux partis ; quatre jours s’étaient passés en jeux, festins, mascarades, ballets. Le vendredi 22 août, l’amiral de Coligny revenait du Louvre ; à ce moment un assassin, payé par le duc de Guise, tire sur lui un coup d’arquebuse chargé de trois balles. L’amiral est grièvement blessé. Dès l’après-midi, le roi le visite. La mère et le frère du roi, Catherine de Médicis et le duc d’Anjou, le voient s’entretenir intimement avec l’amiral. Ils tremblent que celui-ci ne s’empare tout à fait de l’esprit du roi et que le triomphe du protestantisme ne soit le résultat de ce rapprochement. Ils reviennent alors à un projet déjà plus d’une fois agité entre eux, mais toujours différé : celui de se défaire, en un seul jour, par un massacre général, de tous les protestants française ! Mais comment gagner le roi à un pareil plan ? On ne lui demande d’abord que la mort de Coligny. On exige de lui cette mesure au nom de la sûreté du trône et de la paix du royaume. « Hé bien ! » répond le malheureux Charles IX comme saisi d’un accès de frénésie : « Qu’on tue Coligny, je le veux ; mais aussi tous les huguenots, afin qu’il n’en reste pas un pour me le reprocher. » Cette parole est avidement saisie comme un assentiment à la mesure projetée. Aussitôt commencent les préparatifs. La nuit du samedi au dimanche, 23 au 24 août, ou de la Saint-Barthélémy, est choisie pour consommer le massacre. Pendant la journée du samedi, Guise envoie ses émissaires ; il exalte la populace de Paris ; les membres de la Ligue s’arment en secret ; ils ont l’ordre de ceindre un brassard blanc afin de se reconnaître dans les ténèbres. La nuit fatale était arrivée. L’heure convenue venait de sonner. Charles hésitait encore à donner le signal suprême ; une sueur froide lui coulait du front. « Avez-vous peur ? » lui dit sa mère. Il se lève furieux, et répond : « Hé bien ! commencez ! » Il était près de deux heures du matin. La grande cloche de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois s’ébranle. Au son du tocsin, de toutes les portes s’élancent les catholiques armés. Guise, avec trois cents soldats, court à la demeure de Coligny. On poignarde le gentilhomme qui ouvre la porte. Coligny est averti que sa maison est forcée. « Il y à longtemps que je suis prêt à mourir, » répond l’amiral, « mais vous, sauvez-vous ! » Un Allemand, nommé Besmes, domestique de Guise, entre dans la chambre du malade : « N’es-tu pas l’amiral ? » dit-il à Coligny, qui s’était levé, et que la faiblesse obligeait à s’appuyer contre la muraille. « Oui, c’est moi, » répond celui-ci. Besmes lui enfonce son épée dans la poitrine, et lui porte un second coup à la tête. « As-tu achevé ? » lui crie Guise impatient, dans la cour. « C’est fait ! monseigneur. » « Jette-le par la fenêtre, pour que nous le voyions de nos yeux ! » Il soulève le corps de l’amiral, qui, respirant encore, se cramponne à la croisée, et le précipite dans la cour. « Je le connais, c’est lui-même, » dit Guise, en donnant un coup de pied au cadavre. « Courage, compagnons ; nous avons bien commencé ! Allons aux autres ! Le roi l’ordonne ! » Coligny était âgé de 55 ans. Au moment où il fut surpris par la mort, il avait auprès de lui Merlin, son pasteur, qu’il avait fait appeler pour prier avec lui.

e – La question de la préméditation de cet immense forfait à souvent été débattue et résolue en sens contraires. Nous nous sommes rattachés à l’exposition toute récente de Soldan, qui nous à paru tout concilier.

Le reste de la nuit se passa en massacres ; hommes, femmes, enfants, tout ce qui s’appelait huguenot fut égorgé. Ivre de fureur, Charles IX lui-même prit une arquebuse et tira sur ses sujets. Cette tuerie dura quatre jours dans Paris. Le jeudi, dans ces rues inondées de sang, le clergé fit faire une procession générale. On célébra un jubilé. Une médaille fut frappée avec cette légende : La piété a réveillé la justice. Le massacre se propagea dans les provinces et y dura plus de six semaines. On connaît et on vénère les noms des gouverneurs qui refusèrent, au péril de leur vie, de tremper dans un pareil crime. A Meaux, les protestants furent d’abord tués par l’épée ; puis, comme cela allait trop lentement, assommés avec des marteaux de fer. A Rouen il périt, en quatre jours, six cents protestants. A Toulouse, à Bordeaux, à Bourges, mêmes scènes de meurtre et de carnage ! A Lyon, ce fut encore plus affreux. Le gouverneur fit enfermer tous les protestants, les fit égorger par coupes réglées, et l’on vanta l’ordre qu’il avait su mettre dans cette affaire. Des centaines de corps flottants et jetés par le fleuve sur ses bords, épouvantèrent les riverains du Rhône, dans le Dauphiné et la Provence.

Il y eut dans toute la France, selon la moindre appréciation, trente mille victimes ; selon la plus considérable, faite par l’archevêque Péréfixe, cent mille. Si l’on ajoute à ceux qui ont péri de mort violente ceux qui sont morts de misère, de faim, de douleur, les enfants sans pain, les femmes sans abri, les êtres abandonnés, on reconnaîtra que le dernier chiffre n’est pas au-dessus de la réalité.

L’Europe entière s’ébranla en sens opposés au bruit de cette nouvelle ! à Rome, le messager qui l’apporta fut gratifié de mille pièces d’or. Le pape célébra un service d’actions de grâces avec ses cardinaux, fit tirer le canon au château Saint-Ange, célébrer un jubilé et frapper une médaille. Madrid partagea l’ivresse de Rome. Dans notre Suisse, la nouvelle arriva à la fin d’août. Les églises se prosternèrent dans la poussière, comme des filles à l’ouïe du meurtre de leur mère. A Genève et à Neuchâtel fut ordonné un jeûne public. Il est probable que ce jeûne s’est perpétué dans celui que nous célébrons chaque année au mois de septembre.

Quant aux protestants français, ils n’avaient jusqu’alors combattu que contre la Ligue ; mais dès ce moment ils commencèrent à voir dans leur roi lui-même un ennemi. Là où la guerre était possible, elle se ralluma avec fureur. On parle encore du siège de Sancerre, dont le pasteur Jean Lerry à écrit les détails jour par jour. Les protestants, assiégés pendant plus de dix mois, finirent par être réduits à manger des limaces, des taupes, des herbes sauvages, du pain fait avec de la farine de paille hachée et d’ardoises pilées, des harnais de cheval, et même le parchemin de vieux livres détrempé dans de l’eau. Presque tous les enfants au-dessous de douze ans moururent ; un jeune garçon de dix ans disait à sa mère : « Pourquoi pleurez-vous ? Le saint personnage Lazare n’a-t-il pas eu faim ? Je l’ai lu dans la Bible. » En disant cela il expira.

Ces scènes se reproduisaient partout en France. Et qui pourra énumérer jamais toutes les douleurs que représente cette ligne unique que nous venons de tracer ? Pendant ce temps, que devenaient les auteurs de tant de larmes ?

Moins de deux ans après la nuit de la Saint-Barthélémy, Charles IX mourut assiégé de sombres terreurs ; il se réveillait en sursaut la nuit. Il croyait entendre des gémissements dans les airs. Il appelait en sanglotant sa nourrice : « Que de sang ! que de meurtres ! » lui disait-il. « Ah ! que j’ai suivi un méchant conseil ! Mon Dieu, pardonne-moi, et me fais miséricorde ! » Et cette pieuse femme, protestante elle-même, lui présentait la justice de Christ comme son seul recours. Sa mort fut étrange ; tout son sang sortit par les pores. C’était au mois de mai. Au mois de décembre suivant, mourut le cardinal de Lorraine, frère du duc de Guise, autre complice de la Saint-Barthélémy. La reine-mère, Catherine de Médicis, femme sans foi mais remplie de superstitions, dont le cardinal avait été l’associé dans tant de crimes, le voyait sans cesse devant elle. « Chassez ce cardinal ! » disait-elle à ses femmes.« Ne voyez-vous pas comment il me fait signe ! » Un soir à souper, en prenant son verre, elle commença à trembler, tellement qu’elle faillit le laisser tomber. « Jésus ! » dit-elle ; « voilà monsieur le cardinal que je vois ! » Pendant plus d’un mois elle refusa de rester seule la nuit. Quant au duc de Guise, il s’éleva, selon son désir, au faîte du pouvoir, porté par l’enthousiasme des prêtres et du peuple de Paris. Il n’avait plus qu’un degré à monter pour s’asseoir sur le trône. Henri III, ce même duc d’Anjou avec lequel il avait comploté la Saint-Barthélémy, comprit le danger et prévint son ancien complice en le faisant assassiner. « Mes amis ! mes amis ! » s’écriait Guise en se sentant frappé du stylet, « miséricorde ! » Ce fut son dernier mot. C’était à Blois, dans le château même du roi. Celui-ci sortit de son cabinet et demanda à l’un des meurtriers : « Te semble-t-il qu’il soit mort, Loignac ! » — « Je crois que oui, « sire ; il en a la couleur. » Henri III prit congé du compagnon de ses crimes en lui donnant un coup de pied au visage. Si Guise avait encore un souffle de vie, il put se souvenir de celui par lequel il avait pris congé du cadavre de Coligny.

Quant à Henri III, le poignard du moine dominicain, Jacques Clément, lui rendit aussi la justice qui lui était due. Dieu se sert des méchants pour punir les méchants.

Ainsi périrent les auteurs de la Saint-Barthélémy, cet acte exécrable dont un auteur catholique, un archevêque de Paris, a dit : « qu’il n’a jamais eu et que, s’il plaît à Dieu, il n’aura jamais son semblablef. »

f – Péréfixe, Histoire d’Henri-le-Grand.

Peu de temps avant de tomber sous les coups de son assassin, Henri III, décidé à s’affranchir du despotisme de la Ligue, s’était jeté dans les bras des protestants, commandés par Henri de Navarre, son héritier présomptif. Celui-ci, à la tête d’une excellente armée, recueillit le roi, renversa la Ligue et prit Paris. Après le meurtre d’Henri III, il monta sur le trône sous le nom d’Henri IV. Ce furent les protestants qui tirèrent ainsi la couronne de l’abaissement profond où la Ligue l’avait réduite, et le royaume, de l’anarchie où il avait été si longtemps plongé. Comment les rois de France ont-ils reconnu ce service ? Nous le verrons. La conduite d’Henri IV va nous le faire pressentir.

Espérant gouverner plus facilement, s’il adoptait la religion de la majorité de ses sujets, Henri se décida, peu après son avènement, à abjurer le protestantisme. Le dimanche 5 juillet 1593, à huit heures du matin, il se présenta, selon un cérémonial convenu à l’avance, à la porte de l’église de Saint-Denis. « Qui êtes-vous ? » lui demanda l’archevêque de Bourges qui l’attendait à la porte avec ses prélats. — « Je suis le roi. » – « Que demandez-vous ? » — « Je demande à être reçu au giron de l’Eglise catholique, apostolique et romaine. » — « Le voulez-vous sincèrement ? » – « Oui, je le veux et le désire. » Henri se mit à genoux. L’archevêque lui donna l’absolution et la bénédiction. Les prêtres chantèrent la grand’messe Ce fut là la conversion d’Henri IV.

Il avait dit peu auparavant de Philippe de Mornay, son plus fidèle ami : « Si l’on vous dit que je me suis détraqué de la religion, ne le croyez pas. J’y mourrai. » Trois mois après cette déclaration intime, il jouait la comédie que nous venons de raconter. L’abjuration d’Henri IV fut une affaire purement politique. Il l’a déclaré lui-même dans ce mot d’une frivolité dégoûtante : « Paris vaut bien une messe. » Non, la conquête du monde ne vaut pas un acte d’hypocrisie.

Quant aux protestants, ses anciens coreligionnaires qui l’avaient élevé sur le trône et auxquels il tournait ainsi le dos, Henri IV tranquillisait sa conscience par l’espoir de leur être plus utile comme roi catholique, reconnu par la totalité du peuple, que comme souverain protestant, en conflit avec la plus grande partie de ses sujets. Dès son avènement il travailla en effet à émanciper la Réforme et à pacifier la France au double point de vue religieux et politique. Il entama de longues et laborieuses négociations avec toutes les parties intéressées, et réussit enfin à promulguer, en 1598., le fameux Edit de Nantes, qui accordait aux protestants français le libre exercice de leur religion. Sans doute ce n’était pas la liberté religieuse complète ni même la tolérance telle qu’on l’entend de nos jours. Mais cet édit reconnaissait au moins l’existence légale de la Réforme française.

C’était la fin de soixante-et-dix ans de persécutions, de trente-cinq ans de guerres civiles. Deux millions d’hommes avaient péri sur les champs de bataille, sur les bûchers et les potences et sous le poignard des assassins de Vassy, de Mérindol et de la Saint-Barthélémy. Quatre fois, pendant trente-cinq ans, la guerre civile et religieuse s’était apaisée et rallumée, trois milliards de francs avaient été dépensés par le trésor public, et tout cela pourquoi ? Pour maintenir la domination d’une Eglise égarée qui, au lieu de faire l’éducation de la conscience chrétienne, semblait avoir pris à tâche d’arrêter ses progrès !

Faut-il, à un tel spectacle, s’indigner, s’irriter, s’aigrir ? Faut-il, si l’occasion s’en présente, lever contre l’Eglise romaine un bras vengeur ? Non ! Mais plutôt, quand on pense que c’est au nom de Jésus-Christ qu’elle a versé le sang de tant de fidèles serviteurs de Jésus-Christ, que c’est en faisant appel à l’Evangile que depuis des siècles elle fait une guerre à mort à l’Evangile, on reconnaît dans le sort de cette malheureuse Eglise quelque chose d’effrayant et de tragique qui rappelle le rôle de l’ancien peuple de Dieu, et l’on se sent saisi de plus de pitié encore que d’indignation. Devant qui trouvera-t-elle grâce, cette Eglise, quand son heure sonnera ? Devant les hommes ? Le sel qui à perdu sa saveur sera foulé aux pieds par les hommes, a dit Jésus-Christ. Devant le Seigneur ? Elle l’a persécuté, crucifié mille fois dans ses membres les plus fidèles ; elle boira à la coupe de sa colère l’équivalent de tout ce sang précieux qu’elle a versé. Un tel salaire n’a pas été épargné aux Juifs : le serait-il aux persécuteurs qui portent le nom de chrétiens ?

En attendant le jour ou Dieu jugera, l’histoire parle déjà. A qui ont réellement profilé le crime de la Saint-Barthélémy et tous les autres semblables qui l’ont précédé et suivi ? Au catholicisme ? Non ! à l’incrédulité. Ce n’est pas le clergé, c’est Voltaire qui s’est engraissé du sang versé par un fanatisme intolérant ; et tous ces supplices qui, depuis le bûcher de Leclerc jusqu’à la roue de Calas, ont ensanglanté la France, sont et seront pour le papisme des plaies plus mortelles que celles que lui peuvent faire ses adversaires les plus acharnés.

Pour nous, protestants, rappelons-nous au prix de quelles luttes et de quelles douleurs à été conquis le principe sacré de la liberté religieuse, et craignons de nous départir jamais de la pratique de ce devoir, même envers une Eglise qui ose le nier encore partout où elle se sent la maîtresse ! Estimons assez la liberté pour en faire jouir l’adversaire même qui nous la refuserait, s’il le pouvait !

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