Avant d’examiner les solutions que nous appellerons incomplètes (c’est-à-dire vraies sans être suffisantes, parce qu’elles tiennent compte de l’élément essentiel du problème sans tenir compte de tous ses éléments), réfutons rapidement quelques conceptions vulgaires, fausses en elles-mêmes, qui se fondent sur des apparences, qui ne tiennent pas devant la pensée sérieuse, mais qui sont pourtant courantes et générales, et d’autant plus spécieuses qu’elles semblent avoir dans les faits quelque support ; solutions qui jouent en tous cas un grand rôle, je ne dis pas dans la pensée, mais dans la direction de la pensée moderne. C’est à ce titre et à raison de leur influence pratique que nous les signalons, bien qu’elles soient déjà réfutées en principe par la définition du problème tel que nous venons de l’établir.
Ces conceptions fausses du mal, de son essence et de son occasion, me semblent se réduire à deux : Selon la première, le mal vient du corps ou de la chair ; selon la seconde, le mal vient de la société et plus précisément de l’organisation sociale.
Cette théorie était autrefois très courante. Elle l’est encore partout où le catholicisme garde quelque influence. Elle l’est beaucoup moins dans les milieux protestants, et moins encore dans les milieux incrédules ou libres penseurs, dans lesquels, par anticléricalisme, règne une tendance à l’émancipation (souvent licencieuse) à l’égard de ce qui était considéré autrefois comme péché de la chair. Néanmoins, la conception reste spécieuse et en quelque sorte instinctive. Je ne pense pas qu’il soit une conscience travaillée par le problème du mal qui n’ait tenté de le résoudre en attribuant au corps la responsabilité du péché. Avait-elle tort ? je ne le pense pas entièrement. Il est certain que notre organisme actuel (remarquez que je dis actuel) est le siège et même l’occasion de bien des maux, de bien des tentations, de bien des convoitises ; il est en particulier le siège unique, et incontestablement l’occasion unique des penchants sexuels et en général de la sensualité sous toutes ses formes — (depuis la paresse et la gourmandise jusqu’à l’alcoolisme et à la volupté) —. Le corps, la chair, d’où naît la concupiscence, cette source de tant de maux, est donc bien un corps, une chair de péché. Il semble bien qu’en eux réside l’une des racines du mal ; que sans eux le mal ne serait pas, ou du moins serait moins puissant, moins violent, moins continu, et par suite réprimable, guérissable. — Tout cela est juste et nous aurons l’occasion d’y revenir à un autre point de vue. Mais il faut remarquer d’abord que ces considérations importantes et justes pour l’histoire des manifestations du mal, c’est-à-dire pour la manière dont le mal se révèle et se propage dans l’expérience actuelle ne tranchent rien sur son essence et sur son origine, c’est-à-dire sur ce qu’il est en lui-même et sur sa vraie cause. En effet « le corps en soi n’est pas mauvais ; rien n’est plus facile que de concevoir un corps dans l’ordre [c’est-à-dire un organisme qui, au lieu d’être un tyran, serait un serviteur, un agent, un organe de l’esprit] ; un corps spirituel, c’est-à-dire, [quoique matériel et physique], servant d’organe à l’esprit, au lieu de l’asservir à des penchants dépravés ». C’est même la conception normale, celle à laquelle nous ne pouvons pas ne pas acquiescer comme à ce qui devrait être. C’est celle qui est dans toute une partie de notre vie, où notre corps est bien l’organe de notre volonté. Cette vue est fondée sur l’impératif même de l’obligation qui fait un devoir à notre volonté réfléchie de réaliser l’attitude de son principe. « Quand on a déterminé le siège physique de nos penchants, il reste à demander pourquoi le rapport entre notre âme et notre corps se trouve être de telle nature que le corps opprime l’âme. Le problème subsiste tout entier. » Le problème subsiste, dis-je, à moins que, faisant un pas de plus, on aille, sur l’apparence des faits, au-delà de leur réalité ; qu’on dise qu’en supprimant le corps on supprimerait la cause et l’essence du péché ; qu’on nie donc que le mal ait sa source dans la liberté ; qu’on affirme au contraire que cette source est dans une substance : la chair, la matière. Ainsi, sans doute, le problème serait résolu, mais contrairement à l’ordre moral, c’est-à-dire contrairement à la manière dont il se pose devant la conscience. Nous tomberions alors dans ce dualisme qui entraîne la négation de la souveraineté et de la sainteté divines et que nous avons déjà réfuté. En fait, il est difficile de ne pas constater dans la conception vulgaire qui fait du corps ou de la chair le siège du péché, et par conséquent de la lutte contre le corps et la chair, la lutte contre le péché, une forme atténuée, un débris inconscient du dualisme antique, transmis jusqu’à nous par le catholicisme. L’ascétisme et le dualisme sont cousins germains.