Une Dogmatique qui ne serait que biblique, sans être en même temps ecclésiastique, par le fait même, eo ipso, ne serait pas biblique, parce que la Bible nous renvoie à une Église vivante et toujours capable de se perpétuer à travers les siècles. En tant qu’elle se rattache à l’Église universelle, il faut que la Dogmatique en retienne le caractère et les symboles œcuméniques, et tout d’abord le premier de tous, le Symbole des apôtres. Mais elle ne se contentera pas de ce caractère de catholicité chrétienne ; elle se fera aussi reconnaître comme étant l’expression d’une Église particulière. Nous avons besoin de nos jours d’insister particulièrement sur cette nécessité première. L’esprit confessionnel est, pour les choses religieuses, ce qu’est le nationalisme en politique. On ne doit pas renoncer, il est vrai, à la pensée d’une alliance entre toutes les Églises chrétiennes ; mais il ne faut pas que cette alliance s’effectue au détriment de la véritable individualité, et au profit d’un latitudinarisme universel. Si nous nous demandons maintenant quelle peut être pour la Dogmatique l’autorité du Symbole ecclésiastique, nous répondrons qu’elle doit être celle d’une normæ normatæ, c’est-à-dire d’une règle, expression elle-même d’une règle supérieure, n’ayant de valeur que parce que et pour autant qu’elle concorde avec l’Écriture Sainte (quare et quatenus cum Sacra Scriptura Sconsentiunt.) Par la première formule, quare, nous revendiquons l’accord nécessaire, essentiel, entre l’enseignement de l’Église et celui de l’Écriture ; et par la seconde, quatenus, nous réservons une différence relative entre l’Église et le christianisme, entre la lettre et l’esprit, entre la forme et l’idéal du Symbole. En déclarant vouloir nous rattacher aux symboles œcuméniques, et en particulier à la confession d’Augsbourg, nous entendons, par la fidélité à ce document, selon nous le type de la saine doctrine, retenir le moyen le plus sûr pour conserver la communion avec l’Église apostolique. Nous ne considérons pas la confession de foi luthérienne comme une œuvre divinement inspirée, mais nous ne la tenons pas non plus pour une œuvre exclusivement humaine. Pour nous, elle est essentiellement l’œuvre de la Réforme, suscitée par Dieu lui-même pour constater et proclamer la forme ecclésiastique destinée à prévaloir définitivement dans l’Église. Nous faisons une différence entre le type et la formule. Pour nous, le type du luthéranisme est la forme qui représente les grands traits, les caractères ineffaçables qui distinguent entre toutes cette personnalité religieuse. De même que dans un homme, ou une nationalité, nous n’avons pas de peine à reconnaître une particularité intime et prédominante, un caractère de famille, un trait toujours persistant, un ensemble qui ne peut pas se définir complètement et qui cependant résiste à tous les efforts du temps, de même aussi, dans les Eglises chrétiennes, nous discernons une individualité, une forme essentielle qui sans cesse se renouvelle au travers de toutes les luttes et se retrouve toujours forte, tandis que les formules théologiques à l’aide desquelles elle cherche à s’exprimer passent frappées de caducité, et ne vivent que pour un temps, imparfaites et éphémères. Canoniser dans un symbole la formule et la lettre, c’est attester qu’on est incapable de comprendre l’histoire. Les symboles naissent toujours au sein des époques les plus troublées et ne peuvent pas, par conséquent, ne pas porter l’empreinte d’une culture théologique particulière. A ce titre, ils ne peuvent avoir pour toujours et pour tous la même signification. Nous savons, il est vrai, qu’on a abusé et qu’on abuse encore de la grande formule : « l’esprit et la lettre, la forme et l’idée ». Mais nous devons savoir aussi que l’abus ne peut pas emporter l’usage. Une saine réflexion nous amènera toujours à reconnaître que ce qui importe et reste la chose essentielle, ce ne sont pas les formules ecclésiastiques, mais les grandes conceptions dont elles ne sont que les dépositaires.
Mais si la Dogmatique, en présence des symboles de l’Église, ne peut que prendre un rôle de dépendance, elle ne doit pas cependant abdiquer le devoir et le sentiment de sa liberté ; car elle est appelée à exercer sur ces formules les droits de la critique, et à donner aux grandes conceptions ecclésiastiques qu’elles expriment la forme qu’elle croit être la mieux appropriée aux besoins de l’Église et de la théologie.
Remarque. — La différence entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie est tout autre dans l’Église protestante que dans l’Église catholique. L’Église catholique, en identifiant l’élément chrétien et l’élément ecclésiastique, ne peut envisager l’orthodoxie que comme un fait historique, visible, actuel, dont l’expression dernière reste toujours l’enseignement officiel. Le protestantisme, au contraire, reconnaissant une différence relative entre les deux éléments chrétien et ecclésiastique, est obligé, par conséquent, de concevoir l’orthodoxie comme une chose existante et réelle, sans nul doute, mais comme une chose aussi bien plus virtuelle que réelle, bien plus à l’état de devenir qu’à celui de réalité. Tant que nous serons en présence d’un développement historique, la différence entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie restera toujours une question de nuances et de degrés. Tels principes qui à une certaine époque ont été envisagés, à cause de leur nouveauté, comme des hérésies et des innovations dangereuses, peuvent plus tard être acceptés, à juste titre, comme orthodoxes et comme exprimant moins imparfaitement la pensée chrétienne. Toute dogmatique nouvelle doit donc nécessairement contenir des principes susceptibles d’être taxés d’hétérodoxie. Si cela n’était pas, elle ne serait qu’une inutile et monotone redite de la formule ecclésiastique, et resterait impuissante pour provoquer une exposition plus pure et plus vraie de la pensée chrétienne. Il est, au reste, parfaitement évident qu’il n’y a qu’une seule hérésie, celle qui renie la puissance et l’efficacité du christianisme, tout en affectant d’en maintenir les apparences. Toutes les hérésies procèdent du judaïsme ou du paganisme, ce point de départ, ce fonds commun du vieil homme, et ne sont en conséquence qu’un masque juif ou païen, qu’on cherche à christianiser. Toutes, et toujours, elles ont pour objet la personne de Jésus, qui est à lui seul la nouvelle révélation tout entière dans ce qu’elle a de plus intime et de plus vivant. Si c’est à ce principe, à ce centre, que se rattache la nouvelle conception de Dieu et de l’homme, c’est aussi à lui que s’attaquent toutes les hérésies ; de là, elles étendent leur influence dans tous les sens de la pensée chrétienne, s’efforçant de la représenter comme un paganisme ou comme un judaïsme agrandi. Au cœur d’un peuple sain et vigoureux, on rencontre toujours un effort incessant et viril qui repousse l’élément étranger cherchant à l’envahir, se dissimulant sous un masque d’emprunt pour mieux usurper le droit de cité ; de même, dans l’Église, doit toujours subsister un grand courant de vie chrétienne, luttant contre les éléments juifs et païens (στοιχεία τοῦ κόσμου), qui, sous la livrée d’un christianisme d’emprunt, cherchent à l’envahir et à la troubler. Mais ce courant de vie ne peut conserver sa puissance et sa pureté qu’à la condition d’émaner de la personne du Sauveur et de se retremper sans cesse dans sa communion, car ce n’est que dans cette communion vraie, intime, que l’on peut acquérir et conserver le don de discerner les espritsc.
c – 1 Jean 4.1-3.