Nous avons longuement insisté pour affirmer la nécessité de l’union du Christianisme et de l’humanité, du chrétien et de l’homme d’aujourd’hui. Et cependant, nous aurions voulu insister plus encore, car s’il est une vérité méconnue c’est, à coup sûr, celle que nous défendons. Il est impossible de ne pas le voir : l’opinion qui, aujourd’hui, entraîne et aveugle les foules, ne connaît plus qu’un seul culte, une seule aspiration, l’humanité ! Et nous ne pouvons pas non plus nous faire illusion ; l’humanité qu’elle acclame n’est plus celle qui aspire aux choses d’en haut et cherche en Dieu et dans la soumission à sa volonté sainte, le secret et la force de la vie. Cette humanité a vécu ; et à sa place, nous voyons s’élever, toujours plus ardente et passionnée, une humanité nouvelle qui désormais n’a d’autre idéal que le cri de révolte, prophétisé par le Psalmiste : « Rompons son joug et brisons ses liens. » Aussi, nous pouvons le tenir pour certain, si aujourd’hui dans toutes les langues on se reprend à célébrer le mythe de Prométhée, ce n’est point le résultat de circonstances accidentelles ou inconscientes, mais le fait de l’opinion qui travaille l’humanité et la fait se reconnaître dans le vieux Titan révolté. C’est bien lui qui est l’idéal ou plutôt le Dieu du jour. On aime en lui l’homme qui se redresse contre son créateur, se fait son égal, le provoque et le dénonce comme un maître jaloux et odieux. On l’exalte, quand la loi souveraine qui défend de dérober, il s’insurge contre elle et dérobe le feu du ciel. Et dans ce larcin, on salue le triomphe de l’homme sur la terre ! C’est à lui qu’on attribue la découverte des arts et des sciences, mais on oublie que ce feu dérobé ne peut faire que la sagesse qui ne veut et ne sait plus craindre Dieu. Et que de choses encore on oublie ! Pourquoi ne pas voir le révolté sur le rocher de la torture, enchaîné dans des chaînes d’airain, le vautour lui dévorant le cœur et un cœur qui, sans cesse sous ses serres, se reprend à revivre. Et le vautour ne suffisant pas seul à sa tâche, chaque troisième jour, voici venir le chien ailé de Jupiter pour réclamer sa part. Et le lugubre festin a toujours à donner et toujours il abonde ! N’apprendrons-nous jamais que cette vie qui ne meurt plus, ces entrailles qui ne se laissent dévorer que pour revivre sont le symbole de nos passions et de nos désirs qui ne peuvent jamais s’éteindre dans le cœur de l’homme ? Et le vautour qui a toujours à dévorer ne nous dira-t-il pas les souffrances et les douleurs, les complices et les associés de la passion ? Prométhée supplicié n’est donc que le moi humain qui ne peut que souffrir quand il croit s’affranchir de la crainte de Dieu. Lié dans les chaînes d’airain d’une fatalité implacable, il traverse les siècles exhalant sa plainte sur son rocher. Mais il faut aussi le dire, sa plainte et son supplice prendront fin ! Voici venir Hercule : il est le fils de Dieu, il est le libérateur, il le délivre, il brise ses fers et sous sa flèche tombe le vautour. A ce trait, nous pouvons reconnaître le type prophétique du Sauveur qui apporte la véritable délivrance à l’humanité coupable et captive. Prométhée n’est pas une idée arbitraire et d’invention humaine ; car, ainsi que fort judicieusement le dit Schelling : « il est une de ces révélations primitives qui partout se sont identifiées avec l’humanité ». Dans ce mythe de Prométhée, non pas en son nom seul, mais en celui de l’humanité, le monde grec confesse qu’elle n’est que servitude, la liberté conquise contre la loi divine et cette confession n’est que le cri de l’âme « naturellement chrétienne » qui appelle et prophétise la délivrance. Avant d’appartenir à la Grèce, ce mythe appartient donc à l’humanité tout entière. Il est vrai pour tous les temps et, de nos jours surtout, il est d’un poignant réalisme. Insouciante et railleuse, l’humanité s’est engagée sur la voie ouverte par Prométhée. Par la révolte, elle prétend trouver toutes les richesses et toutes les gloires. Elle veut la science universelle et l’empire universel sur le monde de la nature. Affranchie de tout devoir envers Dieu, elle rêve le triomphe mais, au milieu de son rêve, le ressentiment de son péché lui fait entendre déjà la parole du prophète : « Tu te fiais en ta malice, tu disais : il n’est personne pour me voir. Ton savoir et ta sagesse ce sont elles qui t’égarent et tu te dis en ton cœur : moi et personne autre que moi ! » (Ésaïe 47.10). Il n’est pas dans l’histoire une époque qui, plus que la nôtre, ait aspiré à la liberté, et l’ait possédée plus entière. Et cependant, plus que toutes les autres, elle est appelé à connaître le vide qui désole, les grandes tortures, les catastrophes et les angoisses sans nom. Pour remède à ces maux, elle invoque la liberté ! La liberté se hâte d’accourir et de répandre sur elle de nouveaux bienfaits ; mais tous ces bienfaits ne font qu’accroître encore le sentiment de son impuissance et de son tourment. La science et ses grandes découvertes, la politique et ses luttes passionnées, la civilisation, ses joies et ses décors peuvent bien, pour un jour, dissimuler les chaînes qu’elle porte, mais elles sont impuissantes à les briser. Il n’est, en effet, qu’une seule voie qui conduise à la rédemption, celle que nous ouvrent le Rédempteur et son Évangile.
En présence d’une chrétienté qui s’efforce d’ignorer le Christianisme, il faut donc toujours et à nouveau rappeler que les arts, la science et la civilisation ne peuvent pas nous sauver et nous donner le pain vivant, la vie éternelle, mais que par eux-mêmes ils n’exercent pas une influence mauvaise et corruptrice. Bien loin de là ; s’ils venaient à disparaître, ils infligeraient à la société une irréparable défaite. Ne nous lassons pas de le redire, ils sont nécessaires au développement de la piété et de la morale et lui garantissent les éléments constitutifs de toute vraie civilisation. Sans eux, la barbarie se fait et au sein de cette barbarie on ne rencontre plus qu’une moralité amoindrie. Et comment en serait-il autrement ? N’est-ce pas le Christianisme lui-même qui, partout où il pénètre, apporte avec lui les bienfaits de la civilisation ? Toute la question revient donc à rechercher le moyen à l’aide duquel l’humanité pourra ennoblir la civilisation, c’est-à-dire, en faire la servante de la religion et des choses d’en haut ? Mais nous n’hésitons pas à le dire, ce moyen, l’homme ne pourra le trouver que quand il consentira à se reconnaître le vassal de Dieu et à recevoir de ses mains, à titre de prêt, la royauté qu’il exerce sur la terre. Plus il désapprendra la fausse liberté, la fausse domination, et plus il avancera sur la voie de la rédemption grâce à laquelle, nouveau Prométhée, il trouvera la fin de son supplice. Tel est le mystère, qu’en l’accomplissant le Christianisme révèle et que notre époque a un si vif besoin d’entendre et de réapprendre (Éphésiens 1.10 ; Romains 16.25-26). La science également est impuissante pour accomplir le salut ; nous n’avons pas à le redire, mais qu’elle ait sa part pour qu’il soit manifesté, il importe de ne pas l’oublier.
Aussi, la science chrétienne doit-elle s’appliquer à ne jamais repousser l’humanité, fille de Prométhée. Envers elle, il faut qu’elle condescende d’abord aux égards de la charité et du respect afin de ne pas méconnaître, mais d’apprécier à leur juste valeur les éléments de vérité que, malgré sa révolte, elle retient encore. Ils lui rendront largement ces égards qu’elle saura leur témoigner en se faisant pour elle de merveilleux et puissants auxiliaires. Au reste, il serait injuste d’oublier que la plupart de ceux qui subissent l’influence de cette humanité aveuglée ne sont, après tout, que des victimes infiniment plus inconscientes que volontaires. Parmi elles, n’en est-il pas un grand nombre que tourmente le besoin de la rédemption ? Depuis longtemps ils l’auraient acceptée, si on la leur avait annoncée dans la langue qu’ils entendent. Ils appellent une vérité nouvelle sans se douter que cette vérité est tout près d’eux et qu’elle est le Christianisme. On a eu le tort, il est vrai, de le leur représenter dur, inhumain, insensible à tous les intérêts de la civilisation, alors qu’au contraire il veut les servir et les glorifier. L’orthodoxie et le piétisme ont souvent et durement reproché à la civilisation contemporaine l’impiété, la légèreté, la vanité comme un crime intentionnel et voulu, et ils ne se doutaient pas que, pour avoir le droit de faire entendre d’aussi dures accusations, il fallait, au préalable, se demander si bien réellement, en face du monde, nous avons su représenter le Christianisme comme véritablement il veut et doit l’être. Pour ce qui nous concerne, nous confessons franchement que notre ancienne théologie tout aussi bien que l’école piétiste et ses adhérents ont, pour une large part, provoqué cet esprit de révolte en ne prêchant que la grâce et son royaume, et en oubliant que la nature et la création doivent être son milieu et les moyens de son action. Ils donnaient une part si exclusive à la doctrine du salut et du Sauveur, qu’on aurait dit que pour eux, Dieu le père tout puissant n’était plus le créateur du ciel et de la terre et n’existait plus. Pour eux, la création se confondait avec la chute et le péché originel, et la vie présente ne devait plus être que la préparation à la mort. Ils ne voyaient pas que, pour valoir pour la vie éternelle, il fallait que la vie présente commençât par être un bien véritable, capable de répondre à la fin pour laquelle Dieu l’a voulue. On enseignait bien, mais pour la forme, et en conformité aux symboles ecclésiastiques, que le péché n’est pas l’essence de l’homme, que la création, quoique atteinte par le péché, n’est pas devenue l’œuvre du diable et reste toujours celle de Dieu. Mais cet enseignement restait lettre morte et nul n’osait en déduire les conséquences légitimes et nécessaires pour l’intelligence et le cœur. On restait aveugle et sourd en présence des manifestations si riches et si diverses de la vie dans la nature. Les monuments les plus imposants, dès lors qu’ils n’étaient que l’œuvre de l’homme naturel, passaient inaperçus. Si impossible que cela puisse nous paraître, on ne s’était pas même aperçu qu’il y a dans l’histoire une époque qui s’appelle la Renaissance. Et cependant, on ne saurait exagérer l’influence décisive qu’exerça cette heure unique pour notre civilisation. La Grèce et Rome se prirent alors à revivre ; leurs langues que l’on croyait mortes se firent entendre toujours vivantes et fortes. Ce fut un nouveau monde qui apparut et l’homme se surprit avec un sens nouveau dont, la veille encore, il ne soupçonnait pas l’existence. Mais cette vie à peine éclose, pourquoi l’a-t-on laissée s’éteindre sous le souffle glacial du XVIIe siècle qu’à juste titre, l’histoire appelle le moyen-âge de l’église protestante ? Ce n’a été qu’un siècle après que s’est réveillé ce qu’on pourrait appeler « le sens humain. » Et avec quel éclat et quelle irrésistible souveraineté ? Le XVIIIe siècle et la grande révolution dont il est le père et dont nous ne sommes que les continuateurs, disent la puissance de ce géant.
Bien souvent, il est vrai, en prenant conscience et possession d’elle-même, la grande révolution s’est retournée contre le Christianisme et ses sanctuaires, dans l’attitude de la haine et du dédain. C’est seul le dédain qui paraît inspirer Gœthe dans Prométhée, son poème immortel. Grâce à lui, le créateur, le maître souverain redevient pour nos nouvelles générations ce qu’il avait été autrefois pour les Athéniens : le Dieu inconnu. Mais, grâce aussi aux enchantements de cet irrésistible fascinateur, on vit un ciel nouveau s’étendant toujours plus infini pour faire resplendir à nos regards étonnés de radieuses et immortelles visions. Tels furent la douceur et l’éclat de cette grande lumière, qu’on oublia qu’il était un autre ciel plus infini encore que celui qu’évoquait le poète.
L’instinct du beau inspira de grands poètes et d’immortels artistes. A contempler leurs œuvres, on apprit bientôt qu’il est une joie de vivre perdu et confiant au sein de la féconde et impassible nature, une joie de s’éveiller sous le souffle de cette austère et rude enchanteresse dans l’ivresse des merveilles qui tombent de son sein, dans la contemplation et l’extase des œuvres que l’art peut enfanter. A cette joie, quoique nul ne puisse retrouver l’impression de l’adoration et de l’intimité du sanctuaire, nul cependant n’oserait lui contester son irrésistible et toujours légitime attrait. Des penseurs inspirés se mirent à l’œuvre, ils sondèrent et scrutèrent sous toutes ses faces, avec une pénétrante et infatigable obstination, l’idée morale, le bien souverain. Et bientôt, grâce à eux, à leurs travaux, tous purent entendre qu’en dehors du Christianisme il est une moralité, une liberté, une conscience du devoir, tout un majestueux ensemble d’obligations et de vertus, capable de contraindre à l’obéissance, au nom de la loi éternelle et de l’inflexible idéal. Et ils nous apprennent qu’à cette morale, qui ne porte pas cependant l’empreinte chrétienne et le sceau du sanctuaire, nul ne peut refuser son hommage et son adoration. Elles vécurent également dans les chants du poète, les joies et les douleurs de l’âme, ses pensées intimes et profondes, ses luttes et ses larmes, ses épreuves et ses sacrifices pour la liberté et l’idéal. Alors se fit un fécond et magique ébranlement. On ne voulut plus d’autre étude que celle du document humain. L’homme seul devint l’objet de toutes les investigations et de toutes les recherches. On voulut le connaître tel qu’il est, tel qu’il a été sous tous les cieux, dans toutes les religions, chez tous les peuples. La critique devint cette lampe merveilleuse qui, dissipant les ténèbres du passé, fit apparaître en pleine lumière les vieilles divinités de la Grèce et de la Germanie. L’idéal, n’importe quelle langue il eût parlée, quelle peuplade obscure ou quelle cité savante il eût visitée, n’eut bientôt plus rien à nous cacher. L’histoire universelle devint l’histoire de l’homme. Le sens historique s’éveilla, des maîtres aussi ingénieux que profonds nous apprirent à lire les annales du passé. Mais voici qu’au travers des souffrances et des douleurs de l’heure présente, au milieu des commotions et des convulsions politiques, au bruit des trônes qui s’écroulaient ou qu’à nouveau on élevait, on aperçut tout à coup le Prométhée moderne. Il était enchaîné sur son rocher de Sainte-Hélène. A cette apparition on se reprit à aimer la patrie, sa langue et son culte. Par la philosophie, l’idée du vrai, du beau s’affirma. Contrairement aux procédés des fausses autorités qui imposent une foi toute faite, on proclama la conscience humaine le point de départ pour la recherche de la vérité et la pierre de touche qui seule décide si la vérité trouvée est bien la vérité vraie. On scruta dans toute sa profondeur l’être du moi, la conscience personnelle ; on rechercha les lois de la pensée et de la vie. On s’éprit à poursuivre la grande énigme de l’existence. Des langues inspirées proclamèrent et chantèrent les découvertes réelles ou prétendues de la science. Mais nous ne devons pas nous faire illusion toutes ces conquêtes si glorieusement remportées ne l’ont été que par l’esprit de Prométhée et, si grandes soient-elles, elles ne peuvent pas nous apporter le salut. Mais en même temps, si incontestée que soit la marque d’origine qui dépare tous ces travaux, ils n’en sont pas moins tout autant de pierres d’attente pour l’édifice dont le Christ reste à toujours la pierre principale. Et il faut être aveugle pour ne pas le voir, la coupole manque encore et toujours manquera à ce superbe palais qu’à sa gloire élève l’humanité car, pour elle, Dieu reste le grand inconnu. Mais gardons-nous de conclure qu’une génération est incapable de posséder un bien relatif parce qu’elle n’a pas su conquérir le bien absolu. C’est donc avec la tristesse au cœur, qu’on est obligé de constater que ce grand mouvement intellectuel, pris dans son ensemble, implique une contradiction insoluble et reste condamné à l’impuissance. Il est malheureusement impossible de le nier, toutes ces brillantes efflorescences, ces fêtes qui éblouissent, ces conquêtes qui enivrent la pensée, tout cet appareil scientifique, toutes ces grandioses découvertes, on ne les invoquera bientôt et on ne s’en servira que pour établir la balance entre le capital et le travail et imposer une cote mal taillée entre l’ouvrier et le patron, au détriment des intérêts moraux toujours plus complètement méconnus. Qu’on le veuille ou non, il faut le reconnaître, ce n’est pas l’optimisme mais le pessimisme qui reste l’aboutissant de toute intelligence, si élevée soit-elle, si elle ne relève plus de Dieu. Mais pour avoir le droit de condamner ces travaux, il faut, au préalable, en avoir compris le sombre mais magnifique éclat. Ce n’est qu’alors qu’on pourra les juger et leur appliquer la sentence du sage : « Vanité des vanités tout n’est que vanité. » Il en est de cette maxime, ne l’oublions pas, comme de celle de Socrate confessant son ignorance. Sur les lèvres d’un parfait ignorant ou d’un savant vulgaire, elle n’a rien à nous apprendre. Elle n’a de sens que lorsqu’elle est la confession d’une science véritable, obligée par cette science elle-même à confesser le néant de tout son savoir. Tel était le cas de Socrate. Il savait tout ce qu’en son temps on pouvait savoir, mais au regard du savoir plus élevé qu’il ne cessait d’ambitionner, cette science n’était pour lui qu’une véritable ignorance. Exactement de même il en est de la maxime « Tout est vanité ». Appliquons-la à des travaux vulgaires qui ne sont faits qu’avec des illusions et du néant, elle n’aura rien à nous dire. Elle ne revêt sa signification tragique et profonde qu’en présence de ces systèmes, véritables puissances qui résument et représentent la gloire et la souveraineté de ce monde, mais qui n’en sont pas moins un pur néant, car ils ne relèvent pas de Dieu, la seule réalité. Et cependant, au regard des réalités au milieu desquelles nous sommes appelés à vivre, gardons-nous de croire que la justice de ce monde ne soit qu’illusion, que les royaumes qu’il élève avec toute leur gloire ne représentent que de la fumée et du néant ! Le rapt fait au ciel est bien pour le ravisseur un sujet de souffrance, mais il n’en a pas moins une immense valeur. L’Évangile lui-même constate la réalité des puissances de ce monde sous une riante et gracieuse image, que déjà précédemment nous avons eu à citer. Il compare le royaume des cieux à un marchand qui cherche de belles perles, il en trouve une qui est plus belle que toutes les autres ; il s’en va, vend tout ce qu’il a, il revient et l’achète. Il est évident pour l’Évangile, que les valeurs que le marchand abandonne pour la seule valeur véritable, ne sont pas que du mauvais or ou du cuivre vulgaire. A l’homme déchu et encore dans l’état de péché, le Christianisme reconnaît donc une valeur véritable, une richesse et une gloire réelles. La vieille orthodoxie et le piétisme vulgaire, l’un et l’autre, méconnaissent cette vérité. L’homme, à leur dire, n’est qu’un mendiant qui ne porte que des haillons et ne possède absolument rien qui soit à lui ; tout au plus peut-il revendiquer devant la loi civile un semblant de justice. Que de saints hommes qui, sans jamais avoir pris la peine de s’assurer si la philosophie ne contiendrait pas quelques fragments de vérité, quelque valeur qui lui soit propre, se hâtent de la décréter chose de néant ! Ils ne se doutent pas que la sentence qu’ils viennent de prononcer renferme plus de néant que la philosophie qu’ils condamnent sans l’entendre ! Pour peu, en effet, que nous nous appliquions à l’étude de la philosophie contemporaine, il nous sera facile de comprendre qu’elle est une preuve irrécusable de la richesse et de la puissance de l’esprit humain, indépendamment même du Christianisme et de l’idée religieuse proprement dite. Quand l’Évangile nous dit que toutes nos richesses, nous devons nous en défaire pour la perle de grand prix et tout abandonner pour suivre le Seigneur, il affirme la vérité mais une vérité qu’il a soin de compléter lui-même. Oui, il est évident que nous devons renoncer à la prétention qui fait consister la gloire et le bonheur dans la possession toujours plus entière de nous-mêmes et que l’intelligence et la raison qui ne comprennent et ne veulent que cette fin, doivent être sacrifiées de la manière la plus absolue. Mais cette vérité a besoin d’être complétée ; il le fait en nous disant que : « Celui qui, pour l’amour de lui, laisse maisons, frères ou sœurs, pères ou mères, femme, enfants ou terres, en recevra cent fois autant et la vie éternelle » (Matthieu 19.29) A nous donc de l’entendre lorsque, pour l’amour de Christ, nous abandonnons ces biens et qu’ils cessent d’être pour nous un moyen de gloire et de salut, le Seigneur nous les rend en centuplant leur valeur. Il nous les rend pour nous les faire apprécier et nous les faire jouir d’une manière infiniment plus vraie. Au lieu de les posséder comme la fin de notre être, nous les possédons comme le moyen ; ils ne sont plus l’essentiel mais l’accessoire. Dans ces conditions, chaque chose reprend la valeur qui lui est propre : ce qui est absolu nous possède d’une manière absolue et ce qui est relatif n’a plus pour nous qu’une valeur relative. L’Évangile qui n’est pas venu pour détruire mais pour accomplir, ne veut que retenir et glorifier ce qui appartient réellement à l’homme véritable. Tout est à vous, dit l’apôtre, mais à une condition, c’est que l’homme cesse d’avoir son centre en lui-même et qu’il le cherche et ne le possède que dans le Dieu vivant et vrai. L’attitude à prendre au regard du mouvement philosophique contemporain, doit être celle que prirent les réformateurs, en face des humanistes de leur temps ; ils ne se bornèrent pas à les critiquer et à les condamner, ils s’approprièrent leurs travaux et les complétèrent.