Rejetés des côtes où nous n’avions pas le moyen d’aborder, nous voici au grand large, dans une mer houleuse : impossible de reculer ni d’avancer sans péril ! Et pourtant, la route qu’il nous reste à parcourir est encore plus malaisée que celle que nous avons déjà faite !
Le Père est ce qu’il est, et nous devons le croire tel. Mais lorsqu’il est question du Fils, l’esprit s’épouvante à la pensée de l’effleurer, chacun de mes mots tremble de le trahir ! Car il est le Rejeton de l’Inengendré, l’Unique, né de l’Unique, le Vrai issu du Vrai, le Vivant, né du Vivant, le Parfait, venant du Parfait, la Puissance de la Puissance, la Gloire de la Gloire, la Sagesse de la Sagesse, il est l’ « Image du Dieu invisible » (Colossiens 1.15), et la figure du Père Inengendré. Comment donc concevoir la génération du Fils Unique par l’Inengendré ? Car à plusieurs reprises, le Père nous crie du haut des cieux : « Celui-ci est mon Fils Bien-Aimé, en qui je me complais » (Matthieu 17.5).
Cette génération n’est pas une brisure ou une division : celui qui engendre est impassible, et celui qui est né est l’ « Image du Dieu invisible » (Colossiens 1.15). Celui-ci en rend témoignage : « Le Père est en moi, et je suis dans le Père » (Jean 10.38). Ce n’est pas une adoption, car le Fils est le vrai Fils de Dieu et s’écrie : « Qui me voit, voit le Père » (Jean 14.9). Il n’est pas venu à l’existence comme les autres êtres, pour obéir à un ordre, car il est l’Unique engendré, né de l’Unique et il a en lui la vie, comme a la vie en lui, Celui qui l’a engendré. Il nous affirme en effet : « Comme le Père a la vie en lui, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir la vie en lui » (Jean 5.26).
Mais il ne s’agit pas non plus d’une partie du Père qui se trouverait dans le Fils ; car le Fils l’atteste : « Tout ce qu’a le Père est à moi » (Jean 16.15), et ailleurs : « Tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi » (Jean 17.10) ; et encore : « Tout ce qu’a le Père, il l’a donné au Fils »[6]. L’Apôtre aussi en témoigne : « En lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité » (Colossiens 2.9). Une partie ne saurait posséder la nature !
[6] Cette dernière citation, qui n’est pas une citation littérale, mais se réfère à Matthieu 11.27, ou plutôt à Jean 3.35, n’est pas dans tous les manuscrits. Elle n’est pas reproduite dans le texte de C.C. (sinon dans l’apparat critique).
Non, il est Parfait, celui qui vient du Parfait, puisque celui qui possède tout, lui a tout donné. N’allons pas nous imaginer que le Père ne lui a rien donné, puisqu’il possède encore, ou bien qu’il ne possède plus, parce qu’il lui a tout donné !
Le Père et le Fils possèdent donc l’un et l’autre le secret de cette naissance. Mais peut-être quelqu’un portera-t-il au compte de son peu d’intelligence, de ne pas arriver à saisir le mystère de cette génération, bien qu’il conçoive très bien qu’il y ait un Père et un Fils. Sa peine sera alors plus grande d’apprendre de ma bouche que moi aussi, je n’arrive pas à le comprendre ! Mais oui, je n’en sais rien et je ne cherche pas à le savoir ! Je dirai même que je n’en suis pas chagriné ! Les Archanges l’ignorent, les Anges ne l’ont pas appris, les siècles ne l’ont pas saisi, les prophètes ne l’ont pas perçu, l’Apôtre n’a pas posé de question et le Fils lui-même ne l’a pas révélé. Cessons donc de nous plaindre ! Non, toi qui cherches à comprendre ce mystère, ce n’est pas moi qui t’inviterai à mesurer sa hauteur, qui t’en déploierai la largeur et te conduirai dans sa profondeur !
N’accepteras-tu pas avec sérénité d’ignorer le mystère de la naissance du Créateur, toi qui ignores l’origine de la créature ? Je te poserai une seule question : As-tu conscience d’avoir été engendré, et comprends-tu comment se font les êtres que tu engendres de toi ? Je ne te demande pas d’où tu tires tes sensations[7], d’où tu as reçu la vie, d’où t’est venue l’intelligence, et comment sont entrés en toi l’odorat, le toucher, la vue et l’ouïe. Bien sûr, personne ne sait comment cela s’est fait. Je me contente de te demander : comment communiques-tu tout cela à ceux que tu engendres ? Comment introduis-tu en eux les sens, comment allumes-tu le feu qui brûle en leurs yeux, comment fixes-tu leur cœur au milieu de leur poitrine ? Allons explique-moi, si tu le peux !
[7] L’éventail des significations de « sensus » est très vaste. Ici, où rien d’autre ne le précise, cela peut vouloir dire sensation, comme pensée, sentiment, intelligence, raison.
Il y a donc en toi des facultés dont tu es impuissant à rendre compte, et tu transmets des organes en ignorant comment se fait ce don, toi qui acceptes avec sérénité de ne pas comprendre ce qui te concerne, et pour qui cela paraît insupportable de ne pouvoir sonder les mystères de Dieu !
Ecoute donc le Père Inengendré, écoute le Fils Unique-Engendré ! Ecoute : « Le Père est plus grand que moi » (Jean 14.28). Ecoute : « Moi et le Père, nous sommes un » (Jean 10.30). Ecoute : « Qui me voit, voit aussi le Père (Jean 14.9). Ecoute : « Le Père est en moi, et je suis dans le Père » (Jean 10.38). Ecoute : « Je suis sorti du Père » (Jean 16.28). Et : « Celui qui est dans le sein du Père » (Jn 1,18). Et : « Tout ce qu’a le Père, il l’a remis au Fils ». Et : « Le Fils a la vie en lui, comme, le Père lui aussi, a la vie en lui » (Jean 5.26). Ecoute le Fils, Image, Sagesse, Puissance et Gloire de Dieu, et comprends ce que crie l’Esprit-Saint : « Qui racontera sa génération ? » (Ésaïe 53.8).
Allons, reproche au Seigneur d’avoir déclaré : « Personne ne connaît le Fils sinon le Père, et personne ne connaît le Père sinon le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler » (Matthieu 11.27) ! Non, glisse-toi au creux de ce mystère, entre le seul Dieu Inengendré et le seul Dieu Unique-Engendré, immerge-toi dans les flots secrets de cette merveilleuse naissance. Mets-toi en route, marche, ne prends point de relâche ! Je le sais, tu n’arriveras pas ! Mais tout de même, tu as pris ton départ, et je t’en félicite, car celui qui poursuit l’infini de sa foi aimante, même s’il ne l’atteint jamais, profitera pourtant de sa recherche. Il y aura gagné d’avoir approfondi le sens des mots.
Le Fils est celui qui procède de ce Père qui « est ». Unique-Engendré de l’Inengendré, il est le fruit de celui qui l’engendre, le Vivant, né du Vivant. Comme le Père a la vie en lui, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir la vie. Il est le Parfait venant du Parfait, parce qu’il est le Tout procédant du Tout. Chez eux, pas de division, ni de séparation, parce qu’ils sont l’un dans l’autre, et que le Fils possède la plénitude de la divinité.
Il est l’incompréhensible, né de l’incompréhensible, car en dehors d’eux, qui ont d’eux-mêmes une connaissance réciproque, personne ne les connaît. Il est l’invisible, né de l’invisible, parce qu’il est l’« Image du Dieu invisible » (Colossiens 1.15), et que celui qui « a vu le Fils a vu le Père » (Jn 14.9). Il est l’Autre, né de l’Autre, car il y a un Père et un Fils ; mais ce n’est pas dans la nature de leur divinité qu’ils sont Autre et Autre* car les deux sont Un. Il est Dieu né de Dieu. Dieu Unique-Engendré, venant du seul Dieu Inengendré. Ce ne sont pas deux dieux, mais l’Un vient de l’Un. Ce ne sont pas deux Inengendrés, car l’un est né de celui qui n’a jamais eu de naissance. Ils ne diffèrent en rien l’un de l’autre, parce que la vie du Vivant est dans le Vivant.
Voilà ce que nous atteignons de la nature de la divinité ; notre intelligence n’en peut épuiser la totalité, et nous le savons, les réalités dont nous parlons ne sauraient être saisies par l’esprit.
Mais, me diras-tu, il n’y a donc aucune obligation de croire tout cela, si l’on n’en peut rien comprendre ! Bien au contraire, ce rôle revient à la foi : proclamer que celui qu’elle recherche lui demeure incompréhensible.
Il me reste encore quelque chose à mentionner concernant l’inénarrable génération du Fils. Que dis-je : « Quelque chose » ? Mais il s’agit du Tout ! Me voici inquiet, j’hésite, hébété, je ne sais par où commencer ! Je ne sais vraiment rien de la naissance du Fils, et il ne m’est pas permis d’ignorer qu’il est né ! Qui prier ? A qui m’adresser ? A quels livres emprunterais-je les mots qui me tireront d’un si grand embarras ? Vais-je recourir à tous les sages de la Grèce ? Mais je lis : « Où est-il le sage ? Où est-il l’esprit curieux des sciences de ce monde ? » (1 Corinthiens 1.20). Non, en ce domaine, philosophes de cette terre et sages du siècle n’ont qu’à se taire, car ils ont rejeté la Sagesse de Dieu ! Consulterais-je un docteur de la Loi ? Mais lui aussi n’en sait rien, puisque la croix du Christ lui est un scandale !
Je pourrais peut-être vous conseiller de laisser tomber ce souci et de rester en paix : il suffit bien pour rendre un culte à celui que nous annonçons, de savoir que les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les boiteux se mettent à courir, les paralytiques se dressent sur leurs jambes, les aveugles voient à nouveau la lumière, l’aveugle-né commence à se servir de ses yeux, les démons déguerpissent, les malades reviennent à la santé, et les morts revivent.
Mais tout cela, les hérétiques le reconnaissent, et pourtant ils se perdent.
Mais attendez, et vous allez voir une merveille non moins étonnante que la course des boiteux, la vue rendue aux aveugles, la déroute des démons et la vie qui de nouveau, anime les morts.
Voici en effet, que se tient à mes côtés, pour m’aider dans l’embarras dont je viens de parler, un pêcheur, pauvre, inconnu, sans instruction, les mains chargées de filets, les vêtements trempés d’eau, les pieds couverts de vase, en un mot : un homme tout entier à sa pêche. Réfléchissez et dites-moi : quel est le plus admirable d’avoir ressuscité les morts, ou d’avoir mis au cœur d’un ignorant la connaissance d’une doctrine si sublime ?
Car Jean nous dit : « Au commencement était le Verbe » (Jean 1.1). Que veut dire cette expression : « Au commencement était » ? Les temps s’écoulent, les siècles reculent, les générations disparaissent ! Conçois dans ta pensée le commencement qu’il te plaira d’imaginer, tu ne saurais l’enfermer dans le temps, car il « était » déjà, celui dont il est ici question.
Regarde l’univers, comprends ce qui a été écrit : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (Genèse 1.1). Dieu fait donc au commencement ce qui a été créé, et toi, tu enfermes dans le temps celui qui est inclus dans ce commencement, comme s’il devait être fait. Or mon pêcheur illettré, ignorant, s’affranchit du temps, brise les liens des siècles. Il triomphe de tout commencement, car le Verbe « était » ce qu’il est, il n’est pas enfermé dans un temps quelconque pour commencer d’exister, lui qui, nous dit le texte sacré, « était » au commencement et non pas « a été fait ».
Prendrons-nous notre pêcheur en faute ? Peut-être va-t-il trop loin et ne respecte-t-il pas l’ordre des relations entre les personnes, tel qu’il nous est proposé ? Il libère le Verbe du temps : celui-ci est donc autonome et son propre maître, et s’il en est ainsi, c’est qu’il est libre, solitaire et n’obéit à personne. Mais prêtons l’oreille à ce qui suit. Jean dit : « Et le Verbe était près de Dieu » (Jean 1.1). Sans même de commencement, le voici déjà près de Dieu, ce Dieu qui est avant tout commencement. Il est donc celui qui était près de Dieu ; et celui qui est hors de toute notion de temps, n’est pas exempt d’auteur.
Notre pêcheur s’échappe ici des mailles du filet, mais peut-être sera-t-il en difficulté ailleurs !
Car tu prétendras : le mot « Verbe » c’est le son de la voix, l’énoncé des activités, l’expression des pensées[8]. Tout cela était près de Dieu, et c’était au commencement, car la parole qui exprime cette pensée est éternelle, puisque celui qui pense est éternel.
[8] Prétentions de l’hérésie sabellienne.
Je te répondrai d’abord en peu de mots pour mon pêcheur ; nous verrons ensuite comment il prend lui-même sa défense, en homme simple qu’il est.
Par sa nature, un mot est d’abord un « pouvoir être » ; une fois dit, c’est un « avoir été » ; mais il n’existe que lorsqu’on l’entend. Alors, comment était-il « au commencement », ce mot que l’on ne saisit ni avant, ni après le temps ? J’ai même peine à croire qu’il puisse être vraiment dans le temps, car la parole prononcée par ceux qui parlent n’existe pas avant qu’ils ne l’expriment, et lorsqu’ils ont fini de parler, elle n’est plus ! Et même, au moment précis où ils l’énoncent, le début de la phrase n’existe déjà plus lorsqu’ils la terminent ! Cette constatation que je fais là, est à la portée de tous.
Mais le pêcheur se défend lui-même d’une autre façon. Il te reproche d’abord de l’avoir écouté d’une manière superficielle. Car si ton oreille distraite n’avait pas remarqué la première phrase : « Au commencement était le Verbe », pourquoi tergiverser sur la suivante : « Et le Verbe était près de Dieu » ? Aurais-tu entendu : « En Dieu », pour comprendre qu’il s’agit ici d’une parole exprimant une pensée cachée[9] ? Ou bien, cet homme simple qu’est l’Apôtre s’égare-t-il en ne tenant pas compte de cette importante distinction entre : « être dans » et « être près de » ? Car celui qui « était au commencement », il le présente non dans un autre, mais avec un autre.
[9] Les Ebionites disent que le Verbe est la parole, en tant qu’elle dévoile la pensée éternelle du Père.
Mais je laisse de côté cet argument : la suite du texte est là pour se défendre ; regarde seulement ce qu’est le Verbe et quel est son nom. L’Apôtre dit en effet : « Et le Verbe était Dieu ». Et voilà qui met fin au « son de voix » et à l’« expression des pensées » ! Ce Verbe est bien une réalité personnelle, et non simplement un son ! C’est une nature et non un discours ! Il est Dieu et non pas un être sans consistance !
Me voilà troublé au son de cette phrase, et le caractère extraordinaire de ce langage me stupéfie ! J’entends : « Et le Verbe était Dieu », moi à qui les prophètes ont annoncé le Dieu unique. Voyons, pour que ma surprise ne devienne pas excessive, explique-moi, ami pêcheur, l’économie d’un si grand mystère. Fais-le converger tout entier vers l’unité, pour qu’on n’y voie pas un affront à l’égard du Dieu unique, une négation des personnes divines, une succession de temps.
Jean nous dit : « Il était au commencement près de Dieu ». Le Verbe était « au commencement », c’est donc qu’il n’est pas enfermé dans le temps. Il est Dieu, ne le réduisons pas à un « son de voix ». Il est « près de Dieu », celui-ci n’en subit donc ni offense, ni dommage, car sa divinité n’est pas supprimée au profit d’un autre, et on le reconnaît seul Dieu Unique-Engendré, près du seul Dieu Inengendré dont il procède.
Nous attendons encore de toi, pêcheur, que tu nous décrives la perfection du Verbe. Il était au commencement, nous dis-tu, mais peut-être n’était-il pas avant ce commencement ? Ici encore, je précède mon pêcheur et je te réponds. Puisqu’il était, il n’a pas pu ne pas avoir été, car ce mot : « était », est incompatible avec un temps où il n’aurait pas été.
Mais lui, notre pêcheur, que dit-il ? « Tout a été fait par lui » (Jn 1,3). Par conséquent, puisque rien n’existe sans celui par qui tout l’univers vient à l’existence, celui par qui tout a été fait, est infini. Le temps est en effet, une mesure de l’espace ; il concerne non pas un lieu, mais une durée. Et puisque tout vient du Verbe, rien n’existe qui ne vienne de lui, et par suite, le temps aussi vient de lui.
Mais on te dira peut-être, mon pêcheur, « voilà un langage trop souple et bien imprécis ! “Tout a été fait par lui” (Jean 1.3) : cette formule est plutôt vague. Il y a l’Inengendré qui n’a été fait par personne, il y a aussi l’Engendré par celui qui n’a pas eu de naissance. Or ce “Tout” n’admet aucune réserve et ne laisse rien hors de lui ».
Mais tandis que nous n’osons rien dire de plus, ou alors même, peut-être, que nous allions répondre, tu nous devances et tu tranches : « Et sans lui, rien n’a été fait ». Tu rends ainsi au Père son titre d’Auteur, puisque tu lui reconnais un associé. Car si « rien n’a été fait sans lui », je comprends qu’il n’est pas seul : autre, en effet, est celui par qui tout a été fait, et autre est celui sans qui rien n’a été fait. Tu exprimes donc une distinction entre les deux personnes : celle qui agit, et celle qui intervient dans cette action.
Oui, j’étais inquiet vis-à-vis de l’Auteur de tout, le Seul Inengendré : en disant : « Tout », ne ferais-tu aucune exception ? Mais tu as calmé mes craintes par ces mots : « Et sans lui, rien n’a été fait ».
Mais, à vrai dire, que rien n’ait été fait sans lui, voilà qui me stupéfie et me trouble ! Quelque chose aurait donc été fait par un autre que lui, et pourtant n’aurait pas été fait sans lui ! Et si quelque chose a été fait par un autre que lui, bien que ce ne soit pas sans lui, c’est donc que tout n’a pas été fait par lui, car c’est bien différent d’avoir fait, ou d’être intervenu dans l’action d’un autre !
Ici, mon pêcheur, je ne puis devancer ta réponse, comme je l’ai fait pour les autres passages. A toi de parler ! « Tout a été fait par lui. » Ah ! je comprends. L’Apôtre en effet nous apprend : « Les créatures visibles et les êtres invisibles : Trônes, Dominations, Principautés, Puissances, tout a été créé par Lui et en Lui » (Colossiens 1.16).
Puisque « Tout a été fait par lui », tire-moi d’affaire, explique-moi donc pourquoi cela « n’a pas été fait sans lui ». « Tout ce qui a été fait en lui était vie » (Jn 1,4). Ce qui a été fait en lui n’a donc pas été fait sans lui ; car ce qui a été fait par lui, a été aussi créé en lui. « Tout a été créé par lui et en lui » (Colossiens 1.16). Tout a été créé en lui, car il est né : Dieu Créateur. Mais rien de ce qui a été fait en lui n’a été fait sans lui parce que Dieu, dans ce mystère de sa naissance, était la Vie. Et lui qui était Vie, n’est pas devenu Vie après être né ; en lui, aucune distinction entre ce qu’il est par sa naissance, et ce qu’il a reçu en naissant. Aucun intervalle de temps en lui entre la naissance et la maturité. Rien de ce qui a été fait en lui, ne s’est fait sans lui, parce qu’il est la Vie en qui tout a été fait, et parce que le Dieu qui est né de Dieu, est Dieu par sa naissance et ne l’est pas devenu après. Car en naissant, Vivant du Dieu Vivant, vrai Dieu du vrai Dieu, Dieu parfait du Dieu parfait, il n’est pas né sans la puissance découlant de sa naissance, c’est-à-dire qu’il n’a pas pris conscience par la suite de sa naissance, mais qu’il se savait Dieu, du fait même qu’il naissait Dieu de Dieu.
Il est le Fils Unique engendré du Père Inengendré. De là vient son affirmation : « Le Père et moi, nous sommes un » (Jean 10.30). En sont témoins aussi ces textes qui proclament un seul Dieu, Père et Fils, le Père dans le Fils et le Fils dans le Père : « Celui qui me voit, voit le Père » (Jean 14.9), Tout ce qu’a le Père, il l’a donné au Fils, « Comme le Père a la vie en lui, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir la vie en lui » (Jean 5.26), « Nul ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils » (Matthieu 11.27), « En lui habite corporellement la plénitude de la divinité » (Colossiens 2.9).
Cette « vie est la lumière des hommes » (Jean 1.4), cette lumière illumine nos ténèbres. Pour nous consoler de ne pouvoir raconter sa génération, qui, selon le prophète, est inénarrable, notre pêcheur ajoute : « Les ténèbres n’ont pu l’atteindre » (Jean 1.5). Oui, la parole humaine n’a plus qu’à se taire, elle ne saurait en dire davantage ; et pourtant, en se reposant sur la poitrine du Seigneur, ce pêcheur a reçu la connaissance de ce mystère. Mais son langage n’est pas de cette terre, ce dont il s’agit n’est pas réalité terrestre.
Qu’on nous le fasse entendre, si l’on arrive à découvrir dans le sens des mots qu’il emploie, quelque chose de plus que ce qu’il dit ! S’il est d’autres noms qui expriment la nature divine, telle que nous l’avons présentée, qu’on les mette au grand jour ! S’il n’y en a pas, eh bien, c’est qu’il ne peut y en avoir d’autres ; et par suite, admirons qu’une telle doctrine puisse être présentée par un pêcheur, et prenons conscience qu’en lui, Dieu nous parle.
Tenons ferme dans notre foi, et adorons le mystère inénarrable du Père et du Fils, de l’Inengendré et de l’Unique-Engendré, ce mystère qui dépasse toute saisie, et de notre parole, et de notre pensée ; et pour arriver à le percevoir et à le traduire, reposons-nous, à l’exemple de Jean, sur la poitrine du Seigneur Jésus.
Oui, le crédit que mérite l’Evangile, l’enseignement des Apôtres, comme aussi la fourberie stérile des hérétiques qui partout mènent grand tapage alentour, nous somment de garder l’intégrité de notre foi. Car son assise doit demeurer ferme et inébranlable sous l’assaut de tous les vents, des pluies et des torrents ; les bourrasques n’ont pas à l’ébranler, l’eau n’a pas à s’y infiltrer, et les inondations ne doivent pas la submerger. Telle est l’excellence de la foi : attaquée par de nombreux ennemis, personne n’arrive pourtant à l’abattre ! On pourrait lui comparer certains remèdes qui ne se contentent pas d’avoir une action sur quelques maladies, mais qui les guérissent toutes, parce qu’ils renferment en eux une vertu curative universelle ; ainsi la foi catholique contient en elle tous les remèdes, non seulement contre chacune des épidémies que sont les hérésies, mais contre tous les maux : elle n’est pas désarmée devant telle maladie, ni submergée par le nombre des virus, ni trompée par leur diversité. Non, elle reste une et inébranlée, envers et contre tout. Voilà bien la merveille : en elle seule se trouvent autant de remèdes qu’il y a de malades, elle recèle autant de principes de vérité qu’il y a de penchants à l’erreur !
Allons, que les hérétiques aux différentes dénominations se rassemblent, qu’ils déploient toutes leurs sectes, et qu’ils entendent : il y a un seul Dieu, le Père Inengendré, et un seul Fils de Dieu, l’Unique-Engendré, Fruit parfait d’un Père parfait. Il n’est pas engendré par diminution de la substance du Père, ni par séparation de quelque partie de cette substance ; non, celui qui possède tout, a engendré celui qui contient tout. Celui-ci ne vient pas du Père par une sorte de dérivation ou d’émanation, mais, somme de tous les êtres et contenu dans tous les êtres, il est né de celui qui ne cesse pas de résider en tous les êtres où il se trouve. Affranchi du temps, en dehors de toute durée, il est celui par qui tout a été fait : impossible en effet, de l’enfermer dans ces limites temporelles qui ont été fixées par lui !
Telle est la foi catholique et apostolique que nous tenons de l’Evangile.
Oui, s’il ose le faire, que Sabellius présente le Père et le Fils comme la même personne, une personne qui porterait ces deux noms ; ainsi, selon lui, tous deux seraient une seule personne plutôt qu’une seule nature.
Mais aussitôt l’Evangile le réfute, et cela non seulement une fois, ni même quelques fois, mais à plusieurs reprises. Qu’il écoute : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances » (Matthieu 17.5). Qu’il écoute : « Le Père est plus grand que moi » (Jean 14.28). Qu’il écoute : « Je vais vers mon Père » (Jean 14.12), et ceci : « Mon Père, je te rends grâce » (Jean 11.41), et aussi : « Père, glorifie-moi ! (Jean 17.5), et encore : « Tu es le Fils du Dieu vivant » (Matthieu 16.16).
Hébion, tel un serpent, rampe dans l’ombre ; il donne au Fils de Dieu un commencement dans le sein de Marie, et ne perçoit le Verbe que dans le temps où il revêtit notre chair. Mais qu’il relise ces textes : « Père, glorifie-moi auprès de toi, de la gloire que j’avais près de toi, avant que le monde soit » (Jean 17.5), et : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était près de Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jean 1.1), et : « Tout a été fait par lui » (Jean 1.3), et : « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a pas connu » (Jean 1.10).
Oui, qu’ils se lèvent tous ces nouveaux apôtres qui tiennent leur doctrine de l’Antéchrist, et se moquent du Fils de Dieu, le couvrent de toutes sortes d’avanies ! Qu’ils entendent ces passages : « Je suis sorti du Père » (Jean 16.28), et : « Le Fils qui est dans le sein du Père » (Jean 1.18), et : « Moi et le Père, nous sommes un » (Jean 10.30), et : « Je suis dans le Père, et le Père est en moi » (Jean 14.11). Et après cela, qu’ils s’irritent, comme les Juifs, de ce que le Christ se soit fait égal à Dieu, en proclamant Dieu son propre Père ! Comme ceux-ci, ils s’entendront dire : « Croyez du moins à mes œuvres, car le Père est en moi, et je suis dans le Père » (Jean 10.38) !
Voilà bien la seule assise inébranlable, le seul roc sur lequel puisse prospérer la foi : cette parole sortie de la bouche de Pierre : « Tu es le Fils du Dieu vivant » (Matthieu 16.16). En elle se trouve autant d’arguments capables de rétablir la vérité que l’on rencontre d’objections soulevées par l’absurdité des hérétiques, et de critiques suscitées par leur manque de foi.
D’ailleurs, tous les passages de l’Evangile nous parlent de l’« économie » voulue par le Père. La Vierge, son enfantement et le corps qui est né d’elle, puis la croix, la mort de son Fils et son séjour aux enfers, tout cela, c’est notre salut ! Car pour le genre humain, le Fils de Dieu est né de la Vierge et du Saint-Esprit[10] ; dans cette opération, le Fils est son propre serviteur : par sa propre puissance, la puissance de Dieu qui couvre la Vierge de son ombre, il jette la semence de son corps et fait jaillir la source ce sa chair. L’homme fait à partir de la Vierge devait recevoir en elle la nature de la chair, et devait faire en sorte qu’existe ce corps qu’est le genre humain, sanctifié par la compagnie de ce mélange d’homme et de Dieu. Et de même que tous sont créés en lui du fait qu’il voulût être dans un corps, ainsi lui, devait revivre en tous, par ce qui en lui, est invisible.
[10] Comme en d’autres passages du Traité (cf. X, 22), Hilaire entend l’expression « Saint-Esprit » du Fils et non de la troisième personne de la Trinité.
« L’Image du Dieu invisible » (Colossiens 1.15) n’a donc pas repoussé l’humiliation d’avoir commencé comme un petit d’homme, et par la conception, l’enfantement, les vagissements du bébé et la crèche, il est passé par toutes les misères de notre nature.
Que donnerons-nous donc en retour, qui soit à la hauteur d’un tel amour ? Dieu, le seul Unique-Engendré, celui dont la source inénarrable est en Dieu, s’introduit dans le sein de la Vierge sainte, sous la forme d’un minuscule corps humain ! Celui qui contient toutes choses, celui en qui tout est renfermé, celui par qui tout existe, est mis au monde selon les lois d’un enfantement humain ! Celui dont la voix fait trembler les Archanges et les Anges, celui qui est capable de désagréger le ciel, la terre, et tous les éléments de ce monde, fait entendre les vagissements de l’enfance ! Cet être invisible et incompréhensible, lui qui ne saurait être embrassé ni par la vue, ni par la pensée, ni par le toucher, le voici enveloppé de langes, dans une crèche !
Si quelqu’un regardait cet abaissement comme indigne de Dieu, il devrait en convenir : moins cette humiliation semble adaptée à la majesté de Dieu, plus nous devons lui être reconnaissants d’un si grand bienfait ! Car il n’avait nul besoin de se faire homme, celui par qui l’homme a été fait. Mais c’est nous qui avions besoin que Dieu se fît chair et qu’il habitât parmi nous, c’est-à-dire qu’il fit sa demeure à l’intérieur même de toute chair, en prenant en lui la chair qui est l’unique chair de tous[11]. Son abaissement est donc notre noblesse, son humiliation notre gloire. Voilà Dieu dans la chair, et nous voilà en retour renés en Dieu par le moyen de la chair.
[11] Le Fils a glorifié toute l’humanité en assumant une chair humaine dans l’Incarnation. Cf. Index analytique : Fus. Verbe inc. (7).
Mais la crèche, les vagissements du bébé, son enfantement et sa conception arrêtent peut-être des esprits pointilleux ; nous leur ferons alors ressortir comment la gloire de Dieu éclate en toutes ces pauvretés, comment l’éclat de sa puissance précède son humiliation volontaire, comment sa dignité n’est pas atténuée par sa libéralité. Voyons donc les circonstances qui entourèrent sa conception.
Un Ange parle à Zacharie, et voici une femme stérile qui devient féconde ; le prêtre revient muet de l’autel où il offrait l’encens ; Jean encore dans le sein de sa mère, tressaille au son de la voix de la Vierge ; l’Ange salue Marie et lui promet que, tout en demeurant vierge, elle sera la mère du Fils de Dieu. Dans son désir de rester vierge, celle-ci s’inquiète : voilà qui sera bien difficile ! L’Ange lui explique comment se fera cette œuvre divine : « L’Esprit-Saint, lui dit-il en effet, viendra d’en-haut sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre » (Luc 1.35).
L’Esprit-Saint descend d’en-haut et sanctifie l’intérieur de la Vierge ; soufflant sur elle, car « l’Esprit souffle où il veut » (Jean 3.8), il se mélange à la nature de la chair humaine. Par sa force et sa vertu, il assume ce qui lui était étranger[12]. Et pour qu’aucune inharmonie ne résulte de la pauvreté du corps humain, la puissance du Très-Haut couvre la Vierge de son ombre, fortifiant la faiblesse de ce corps, en l’environnant comme d’une ombre. Cette ombre de la puissance divine affermit la substance du corps de Marie et la rend apte à recevoir la semence de l’Esprit qui descend en elle pour y faire son œuvre.
[12] Cf. Irénée, Adv. haer. V, 1 ; Tertullien, Contra Prax. 26.
Telle est la grandeur de cette conception !
Considérons maintenant la gloire qui accompagne la naissance de Jésus, ses vagissements et la crèche. D’après le message de l’Ange à Joseph, c’est une vierge qui doit enfanter, et le bébé qui naîtra d’elle sera appelé : « Emmanuel c’est-à-dire : « Dieu avec nous ». L’Esprit l’avait annoncé par le prophète (Ésaïe 7.14), et l’Ange s’en porte garant : celui qui va naître, c’est « Dieu avec nous ». La lumière d’un astre nouveau brille dans le ciel aux yeux des Mages, un signe céleste escorte le Seigneur du ciel. L’Ange l’annonce aux bergers : il est né le Seigneur Christ, Salut de l’univers ! La multitude des armées célestes accourt pour chanter les louanges du petit enfant, et la joie qui anime toute cette assemblée, proclame l’éclat d’une si grande merveille. Ils annoncent : « Gloire à Dieu dans les cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté » (Luc 2.14). Puis voici les Mages ; ils adorent l’enfant enveloppé de langes. Eux qui jadis se complaisaient dans les rites secrets de leur vaine science, ils fléchissent maintenant le genou devant ce petit couché dans sa crèche !
Ainsi les Mages se prosternent devant l’indigence de la crèche ; ainsi la divine allégresse qui anime les Anges, rend hommage aux vagissements du nouveau-né ; ainsi se mettent au service de la pauvreté de sa naissance, et l’Esprit qui inspire le prophète, et l’Ange qui annonce ce mystère, et l’étoile qui brille d’un nouvel éclat. Ainsi l’Esprit-Saint vient sur la Vierge et la Puissance du Très-Haut la couvre de son ombre pour que se lève l’aurore de cet enfant qui va naître !
Oui, tout autre est ce que l’on comprend, tout autre est ce que l’on voit ! Autre est ce que perçoit l’œil, autre ce que contemple l’esprit ! Une vierge enfante, mais cet enfantement vient de Dieu. Un enfant pleure, mais on entend les chants des Anges. Voici des langes souillés, mais Dieu est adoré ! Il ne perd donc pas la dignité due à sa puissance, celui qui choisit la pauvreté de notre chair.
Il en est de même pour tout le reste de la vie du Christ sur la terre. Car il remplit d’œuvres divines tout le temps qu’il a passé dans un corps humain. Ce n’est pas le moment de les rappeler toutes ; contentons-nous de le souligner : ses miracles et les guérisons de tous genres qu’il a faites, nous le montrent homme dans la chair qu’il a prise sur lui, mais Dieu selon les merveilles qu’il réalisa.