Depuis la mort d’Alexandre le Grand (323 av. J.-C.) et même depuis la captivité de Babylone, les Juifs ont commencé à former deux groupes bien distincts : le groupe palestinien, composé de ceux qui habitaient dans le pays de leurs ancêtres, et qui se rattachaient immédiatement à Jérusalem et au temple, et les Juifs de la dispersion (Diaspora), établis d’abord dans la région euphratésienne, puis un peu partout dans les contrées helléniques, massés surtout à Alexandrie, et depuis la conquête romaine, nombreux aussi dans les pays latins et à Rome. Ces deux groupes présentent, au point de vue qui nous occupe, une physionomie très différente, et il convient de les étudier à part.
[On trouvera dans W. Bousset, Die Religion des Judentums im neutestamentlichen Zeitaller, 2e édit. (Berlin, 1906), l’énumération des principaux travaux sur cette question. J. Vernes, Histoire des idées messianiques depuis Alexandre jusqu’à l’empereur Hadrien, Paris, 1874. Drummond, The jewish Messiah, 1877 ; H. Charles, a critical history of the doctrine of a future life in Israël, in Judaism, and in Christianity, London, 1899. M.-J. Lagrange, Le messianisme chez les Juifs, Paris, 1909.]
Si l’on part de la fin de la captivité (en 537 av. J.-C.), on doit diviser en cinq périodes l’histoire du peuple juif en Palestine : 1° la période persane qui s’étend jusqu’en 330, époque où Alexandre se rend définitivement maître du pays ; 2° la période grecque, de 330 à 165 ; 3° à cette dernière date le patriotisme religieux se soulève contre la tyrannie et la persécution d’Antiochus Epiphane, et les Macchabées reconquièrent pendant un siècle (165-63), pour leur patrie, une demi-indépendance : c’est la période asmonéenne ; 4° mais la division éclate parmi les princes asmonéens ; appelé par Aristobule, Pompée s’empare de Jérusalem (63 av. J.-C.) et y laisse Hyrcan comme ethnarque dans le vasselage de Rome : c’est la période romaine ; 5° elle dure sous cette forme jusqu’en l’an 37 av. J.-C. seulement, époque où le fils d’Antipater, Hérode, reconnu roi par les Romains, fonde la dynastie des princes de son nom (37 av. J.-C. à 100 ap. J.-C.).
Pendant ces six siècles, les Juifs de Palestine se trouvèrent successivement sous l’influence de la civilisation persane et de la civilisation grecque. La première déteignit certainement sur eux : on a reconnu cependant qu’au point de vue qui nous occupe, cette influence ne pouvait être constatée que dans les trois domaines de l’angélologie, de la démonologie et de l’eschatologie, et que, là même, le judaïsme n’avait pas précisément emprunté des doctrines étrangères, mais avait été plutôt excité et stimulé à développer ses propres germes doctrinaux. L’originalité juive n’eut donc pas trop à souffrir du contact iranien. Plus redoutable fut celui de l’hellénisme. Celui-ci avait une autre force d’expansion et de pénétration que la civilisation persane. Pendant trois siècles et demi avant Jésus-Christ, il enserra la nation juive, s’établit au milieu d’elle, et la força, malgré qu’elle en eût, à entrer avec lui en perpétuels rapports. Sous peine de sortir de leur pays ou de renoncer à toute vie sociale, les Juifs durent nécessairement, et dans une certaine mesure, s’helléniser. Mais plus la masse de la nation se sentit envahir, dans sa vie extérieure et publique, par l’influence étrangère, plus elle s’appliqua, avec une âpre et jalouse intransigeance, à s’en garder dans sa vie religieuse, et à maintenir intacts ses croyances et son culte, ses pratiques et ses usages, son privilège de race choisie de Dieu et séparée des Gentils. A mesure que le temps marcha, on s’attacha davantage à la lettre de la Loi : c’est l’époque des interprètes, des scribes, des scoliastes de tout genre. Comme les rapports avec les païens donnaient lieu à de perpétuelles difficultés sur le sens des prescriptions légales, une casuistique énorme par sa masse, étroite et formaliste dans son esprit, s’efforça de les résoudre, et, au besoin, de compléter la Loi. C’est ce qui devint et ce que l’on nomma plus tard la Halakha, la tradition qui passe d’une génération à l’autre. En même temps, et pour fortifier les espérances patriotiques et religieuses, on commentait les parties historiques et prophétiques des Livres saints ; on en expliquait les préceptes moraux contenus dans les livres gnomiques, et on recueillait avec soin les traditions et les récits plus ou moins légendaires dont l’imagination avait enguirlandé l’histoire authentique d’Israël. De ce travail sortit l’Agadah ou la Haggadah qui fait le sujet des Midraschim, et remplit plus du tiers du Talmud de Babylone.
Ces recueils contiennent assurément des informations très précieuses pour la connaissance exacte des temps qui ont précédé immédiatement la venue de Jésus-Christ, mais il n’est pas toujours aisé ni possible, faute d’indications chronologiques, de dégager ces informations ni d’en profiter. Aussi est-ce surtout en nous appuyant sur la littérature judéo-palestinienne contemporaine, c’est-à-dire sur les écrits composés de l’an 200 avant Jésus-Christ à l’an 100 après Jésus-Christ, et qui appartiennent en grande partie à l’Agadah, que nous pouvons retracer un tableau des doctrines religieuses et morales des Juifs de Palestine à cette époque.
Ces écrits sont de deux sortes, les canoniques et les apocryphes. Parmi les premiers, plus connus, il faut mentionner l’Ecclésiastique, le premier livre des Macchabéesa, ceux de Judith et de Tobie, et peut-être, suivant beaucoup d’auteurs, le livre de Daniel. Les principaux d’entre les apocryphes sont : 1° Le Livre d’Énoch, dont les chapitres 1 à 36 et 42 à 105 remontent aux années 133-100 avant Jésus-Christ, tandis que les chapitres 37 à 71 ne sont pas plus anciens que l’an 37 avant Jésus-Christ. Les fragments noachides, interpolés dans les chapitres 37 à 71, et comprenant de plus les chapitres 106 et 107, sont encore plus récents sans qu’on puisse leur fixer une date. — 2° Les 18 Psaumes de Salomon (peu après l’an 63 av. J.-C.). — 3° L’assomption de Moïse (premières années de l’ère chrétienne). — 4° Le quatrième Livre d’Esdras (81-86 ap, J.-C.). — 5° Le Livre des Jubilés (ier siècle de l’ère chrétienne). — 6° L’Apocalypse de Baruch (70 ap. J.-C. à 150). — 7° Le Livre des secrets d’Énoch, au plus tard de la fin du ier ou des premières années du iie siècle après Jésus-Christ. — 8° Le Testament des douze patriarches, interpolé par les chrétiens à la fin du ier ou au commencement du iie siècle après Jésus-Christ. — 9° L’Apocalypse d’Abraham, antérieure au milieu du iie siècle de l’ère chrétienne. — 10° Les Paralipomènes de Jérémie, interpolés au iie siècle après Jésus-Christ, mais dont le fond est plus ancien. — 11° Le Martyre d’Esaïe, écrit composite dont il est difficile d’indiquer l’âge précis.
a – L’auteur du deuxième livre des Macchabées paraît avoir été un Juif helléniste, bien qu’il ait écrit en Palestine.
[Il règne naturellement une assez grande divergence entre les auteurs sur les dates à attribuer à ces écrits : j’ai indiqué celles que donne Schuerer, Geschichte des jüdischen Volkes, t. III, à qui je renvoie pour plus de détails sur l’origine et les éditions de ces ouvrages. La plupart de ces apocryphes sont réunis dans la traduction de Kautzsch, Die Apokryphen und Pseudepigraphen des alten Testaments, t. II, Leipzig, 1900. — V. aussi F. Martin, Le livre d’Hénoch, Paris, 1906. — Nous savons d’ailleurs qu’outre ceux qui nous ont été conservés, d’autres écrits du même genre ont circulé qui ont complètement ou presque complètement péri. Nommons entre autres une Prière de Joseph dont Origène a cité des fragments (In Joannem, t. II, cap. 25, Lommatzsch I, 147).]
Ce qui ressort de cette littérature, c’est, avant tout, le caractère monothéiste du peuple que nous étudions. Il fut un temps où la disposition à l’idolâtrie était, chez lui, très forte : au retour de l’exil, elle fait place à une horreur pour tout ce qui tient au paganisme. En même temps, la transcendance de Dieu s’affirme : son nom, toujours ineffable, est remplacé par des équivalents qui tous expriment sa grandeur et sa souveraineté ; l’expression « Père » est relativement rare. Les anthropomorphismes sont expliqués, adoucis ; les attributs divins sont plus distinctement analysés. Entre ceux-ci on insiste sur la sainteté, en tant qu’elle implique la séparation de toute impureté physique ou morale : la conséquence s’en fait sentir dans les croyances eschatologiques sur les purifications dernières.
Y a-t-il trace, à cette époque et dans ce milieu palestinien, d’une doctrine trinitaire au moins en germe ? — En germe, peut-être, mais encore bien obscure. En ce qui concerne le Saint-Esprit, il ne semble pas que les idées y aient progressé sur ce que nous trouvons dans les livres plus anciens. Les mentions de l’Esprit de Dieu sont rares, et comme un écho plutôt affaibli de ce que nous donne la littérature antérieure. Quant au Verbe, on ne peut nier que la tendance à personnifier la Sagesse de Dieu, déjà manifeste dans les Proverbes (ch. 8 et 9), ne se retrouve dans l’Ecclésiastique (ch. 1 et 24). Première-née de Dieu, créée avant les siècles, cette sagesse a assisté Dieu dans la création et l’organisation du monde : elle a un rôle cosmique ; elle a également un rôle moral : elle est l’inspiratrice de toutes les vertus et la source de la vie (ch. 24, passim). Cette personnification se rencontre encore dans les deux ouvrages mis sous le nom d’Énochb. D’autre part, les Juifs s’étaient, depuis longtemps, habitués à considérer le Verbe ou la Parole de Dieu comme une puissance émanée de lui sans doute, mais ayant en quelque sorte une existence distincte et propre. Cette conception, qui revient dans l’Apocalypse de Baruch (56.4) et dans le quatrième livre d’Esdras (6.43), facilitait l’explication des anthropomorphismes bibliques, en rejetant sur un être intermédiaire ce que ceux-ci pouvaient offrir de choquant, et nous voyons les Targums — dont la rédaction n’a été achevée qu’au ive siècle, mais dont les éléments sont plus anciens — en user largement. La Memrâ (parole) y tient la place de Dieu, chaque fois qu’il est question d’une œuvre ad extra, création, manifestation, révélation.
b – Énoch, XLII, 1, 2, etc. ; Livre des Secrets d’Énoch, XXX, 8 et XXXIII, » (recension A).
A défaut d’enseignements ultérieurs toutefois, on pourrait ne voir dans cette façon de parler qu’une prosopopée hardie, et la preuve qu’il ne faut pas prendre ici les mots trop à la lettre, c’est que d’autres attributs de Dieu avaient été déjà l’objet de personnifications analogues, bien que moins précises : ainsi sa gloire (Exode 24.16-17 ; 23.18,22 ; Ésaïe 11.5 ; Ézéchiel 3.23, etc.), son nom (Ésaïe 59.19 ; Psaumes 102.16 ; Exode 23.21), sa face (Exode 33.14 ; Deutéronome 5.7 ; Lamentations 4.16). Dans le Talmud, la Schekinâ (la gloire de Dieu) remplit exactement le même rôle que dans les Targums la Memrâ ; dans la Mischna, composée vers l’an 200 après Jésus-Christ, le sujet immédiat des théophanies est le Metatrôn (μετάϑρονος), le premier des esprits, sans que l’on puisse dire au juste à quelle époque remontent ces conceptions.
Mais une idée importante qui se fait jour à ce moment est celle de la préexistence de certaines personnes ou de certains objets plus considérables, que leur apparition dans le monde ne fait que manifester et extérieurement révéler (φανεροῦσϑαι). Sans doute, tout est toujours présent à Dieu dont l’éternité ne connaît ni passé ni futur, et en ce sens, il est vrai que tout préexiste dans la science qu’il en a. Cependant, aux personnes qui devaient lui tenir de plus près, qui devaient, une fois dans le monde, être le sujet de ses prédilections ou l’instrument de ses desseins, aux objets et aux institutions se rapportant à son culte il semble que l’on accordât quelque chose de plus. C’était une préexistence dont on ne définissait pas rigoureusement le caractère, dont nous ne saurions dire si elle était simplement idéale ou objective et concrète, mais qui n’appartenait sûrement pas à tous les êtres indistinctement. Peut-être cette idée avait-elle son fondement dans Exode 25.40 : Aie soin de le faire sur le modèle qui t’en est indiqué sur la montagne. Toujours est-il qu’au moment dont nous parlons, nous la trouvons appliquée à Jérusalem, au temple, à la Loi, et aussi à certaines personnes, à Moïse et aux patriarches, Abraham, lsaac et Jacobc. Nous verrons qu’elle fut, et naturellement, appliquée au Messie.
c – Apoc. de Baruch, 4.3 ; Midrasch Bereschith rabba, 8.2 ; Assompt. de Moïse, 1.14 ; Prière de Joseph, ap. Origène, In Ioann., 2.25.
Cette doctrine d’ailleurs se concilie très bien avec la doctrine de Dieu créateur de l’univers, que la conscience juive maintient énergiquement. Les premiers objets de cette création, ce sont les anges. Durant la période post-exilienne, l’angélologie s’était beaucoup développée chez les Juifs. A l’époque où nous sommes, ce développement n’est pas très sensible dans les livres canoniques, mais dans les apocryphes, l’imagination s’est donné libre carrière. Les anges, en nombre incalculable, sont les intermédiaires des communications divines. Ils ont une hiérarchie et des chefs : sept d’entre eux se tiennent constamment devant Dieu. Les principaux sont connus, Michael, Gabriel, Raphaël, Urield. Ils sont préposés aux divers pays et luttent contre les puissances ennemies ; ils sont également préposés aux élémentse. Tous les anges cependant ne sont pas restés fidèles à Dieu. Une croyance très en vogue rattache au récit de la Genèse (Genèse 6.2-4) la chute de ceux qui sont tombés : c’est la luxure qui les a perdusf. Ces anges déchus ont aussi des chefs sur le nom desquels les traditions se mêlent un peu, Azazel, Semiaza, Mastema ou Satan, Béliar. Bien qu’ils soient liés dans les enfers, ces mauvais anges ne laissent pas que de nous porter au mal : mais ce sont surtout les enfants procréés par eux, les démons, qui remplissent ce rôleg.
d – Tobie, 12.13 ; Dan., 9.13 : 8.16 ; Énoch, 9.1 ; 4Esdr., 5.20.
e – Daniel 10.13, 20, 21 ; 12.1 ; Jub., 2.3.
f – Jub., 5.5-11 ; Énoch, ch. 6 à 16 ; Apoc. de Bar., 56.12-13.
g – Énoch, 15.8 à 16.4 ; Jub., 10.1 sqq.
Après les anges, l’homme. La doctrine juive sur sa nature avait toujours été assez sommaire et concrète, et elle l’était encore au temps de Jésus-Christ. On savait seulement qu’il y avait en lui deux éléments, et qu’il ne périssait pas tout entier à la mort. Ce qui occupait bien davantage, c’était la situation résultant pour lui de son inclination au mal, et le secours qu’il pouvait tirer de l’observation de la Loi. Bien des traits nous montrent que saint Paul n’a pas été le premier à réfléchir sur ces problèmes, et à se demander quelle est, dans l’œuvre du salut, la part de l’homme et la part de Dieu. La faiblesse de l’homme était profondément sentie, l’universalité du péché reconnue sans hésitationh. Cette faiblesse était représentée comme un héritage d’Adam, aussi bien que la mort elle-même : O tu quid fecisti, Adam ? Si enim tu peccasti non est factum solius tuus casus, sed et nostrum qui ex te advenimus (4Esdr., 7.118)i. L’auteur, on le voit, côtoie ici la doctrine du péché originel. La conséquence qu’il tire est qu’il eût mieux valu pour l’homme ne pas naître, et que plus heureux sont les animaux qui ne redoutent ni jugement ni tourment après la mort (7.116-126 ; 65-69). La perte toutefois n’est pas fatale, et chacun de nous reste, en définitive, l’arbitre de son sort ; Adam n’a agi que pour son compte, chacun de nous est l’Adam de son âme (Apoc. Bar. 44.19 ; 4Esdr 8.56). Qu’y a-t-il donc à faire ? Observer la Loi ; c’est par ses œuvres que l’homme se sauvej. Mais cette Loi, nous savons combien la casuistique des docteurs l’avait rendue pesante et compliquée, combien la voie du salut paraissait étroite, et c’est pourquoi, en même temps que le Juif pieux et sincère croyait, sans hésiter, que le grand nombre sera damné, il multipliait ses pénitences et ses austérités, et finissait par en appeler à la miséricorde de Dieu, comme à l’unique ressource qui lui restât dans cette extrémité : Car en ceci, O Seigneur ta justice et ta bonté seront proclamées, parce tu es miséricordieux pour ceux qui n’ont pas de bonnes œuvres à leur compte. (4Esdras 8.36) ; car il se sentait perdu entre son impuissance à observer toute la Loi, et cette Loi qui demeurait inflexible devant sa faiblesse : Car nous qui avons reçu la Loi et péché nous périrons, et notre cœur aussi, qui l’a acceptée ; cependant la Loi, elle, ne périt pas, mais demeure dans sa gloire. (4Esdr., 9.36-37). Ne croirait-on pas entendre saint Paul (Rom., ch. 7) ?
h – Quis enim est de praesentibus qui non peccavit, vel quis natorum qui non praeterivit sponsionem tuam ? (Qui parmi les vivants n’a pas péché, qui n’a pas transgressé ton alliance ?) (4Esdras, 7.46,48 ; Énoch, 15.4 ; Apoc. de Bar., 48.42-46).
i – O Adam, qu’as-tu fait ? Car si tu as péché, la chute n’a pas été que pour toi, mais pour nous aussi qui sommes tes descendants. V. aussi Apoc. de Bar. 33.4 ; 48.42.
j – Tobie, 1.1-1-2 ; 4&nbso;Esdr., 7.20-21, 72 ; Apoc. de Bar., 51.7. La foi cependant est nécessaire : on la met à côté des œuvres, ou même sur le même pied qu’elles (Énoch, 46.7 ; 63.5,7 ; 4 Esdr., 13.23 ; 9.7.
Quel sera le sort des hommes après la mort ? Déjà Daniel, dans le fameux passage Daniel 12.1-3, avait parlé de la résurrection qui attendait, au dernier jour, les bons et les mauvais d’entre son peuple, ceux-ci pour le châtiment, ceux-là pour la récompense. Mais il ne s’agit, en cet endroit, que du jugement dernier. Josèphe nous dit d’autre part (De bello iud., 2.8, 11) que les Esséniens admettaient que les âmes sont immortellement heureuses ou malheureuses immédiatement après la mort. C’était là certainement une doctrine étrangère qui ne leur venait pas du judaïsme. La vraie expression de la pensée juive se trouve dans le Livre d’Énoch, le quatrième livre d’Esdras, et celui des Jubilésk : ils annoncent un châtiment ou un bonheur provisoire, en attendant la rétribution définitive et la venue du grand juge.
k – Énoch, 18.1-6 ;14-16 ; 22.1-9 ; 11-13 ; 10.4-6,12 ; 4Esdr., 7.75-101 ; Jub., 23.31.
C’est à cette sentence dernière qu’en appelle toujours, à ce moment, le Juif fidèle et opprimé par les ennemis qui insultent à sa foi et à ses espérances Plus les moyens humains de restauration religieuse et nationale lui échappent, plus ardemment il se tourne vers la suprême justice qui doit rendre à chacun, peuples et individus, suivant ses œuvres, plus s’exalte son attente du Messie qui doit établir le règne de Dieu et remettre tout en ordre. L’idée du Messie est intimement liée, dans les esprits, aux événements de la fin du monde. Comment les choses se passeront-elles et quel plan y sera suivi, c’est sur quoi on n’est pas d’accord. Les uns placent le règne du Messie avant, les autres après le jugement et la consommation finale. Quoi qu’il en soit, il est temps de considérer de plus près ces doctrines, dont le dogme chrétien devait si largement préciser et spiritualiser les traits.
On cherchera dans les apocryphes surtout et presque exclusivement les idées dominantes alors sur le Messie. J’ai déjà observé qu’ils lui attribuent la préexistence : « J’en vis un dont la tête était chargée de jours… et près de lui était un autre [personnage] dont l’aspect était celui d’un homme, et sa figure était pleine de grâce, comme celle d’un ange saint (Énoch, 46.1)… Avant que le soleil et les signes fussent créés, avant que les étoiles du ciel fussent faites, son nom fut nommé devant le Seigneur des esprits… Et c’est pourquoi il a été choisi et caché devant lui avant que le monde ne fût créé, et jusque dans l’éternité » (Ibid., 48.3-6). Ces expressions cependant sont assez vagues, et il est remarquable que les livres ou les passages qui nous les présentent sont peut-être ou même sûrement postérieurs à la venue de Jésus-Christ.
D’autre part, le Messie nous est donné comme l’élu, le Fils de l’homme, le Fils de David, le Christ, le Christ du Seigneur, le Fils de Dieul. L’idée qu’on nous en suggère partout est celle d’un prince, le prince spécial du peuple juif, qui viendra établir sur la terre un royaume idéal où Dieu sera servi comme il le désire. Quelquefois, il apparaît comme le vengeur des droits de Dieu et l’exterminateur des impies : c’est un Messie guerrier qui porte l’épée et qui brise les nations, ou bien qui détruit ses ennemis d’un mot de sa bouche, par la puissance de la vérité et de la loi, et gouverne le peuple par sa sainteté et sa justicem. Dans ce cas, son règne précède la fin du monde et souvent n’est que temporairen. D’autres fois, Dieu lui-même se charge de venger sa propre cause. Le jugement a lieu d’abord ; les méchants sont punis, puis le Messie apparaît : il règne éternellement sur un Israël transfiguré avec une Jérusalem nouvelle pour capitale (Énoch.90.37). D’autres fois enfin, comme dans les chapitres des Similitudes dans Énoch (37 à 70), le Messie est tout ensemble juge, exécuteur et roi éternel. C’est la plus haute conception de son rôle qui se rencontre dans cette littérature, celle où on nous le montre le plus magnifique et le plus grand.
l – Énoch, 45.3 et passim ; 46.2-4, etc. ; 105.2 ; 4 Esdras, 4.32 (traduct. syriaque) ; 7.29 ; 13.3-2 ; 14.9 ; Ps. de Salom., 17.23,36 ; 18.6,8.
m – Ps. de Salom., 17.23-41 ; Apoc. de Baruch, 29.7 à 40.2 ; ch. 72 ; 4 Esdr., 13.37, 38, 49.
n – Ps. de Sal., 17, 18 ; Énoch, 91.13-15 ; Apoc. de Bar., 40.3 ; 74.2. Le quatrième livre d’Esdras lui donne 400 ans de durée ; les Secrets d’Énoch (qui ne nomment. pourtant pas le Messie) lui en donnent 1000.
Cette grandeur toutefois ne dépasse jamais la grandeur de l’être créé : elle atteint tout au plus à celle d’un être surnaturel, jamais à la grandeur divine : le commun des- Juifs n’a pas rêvé d’un Messie qui fût Dieu (Justin, Dia. c. Tryph. 49.1). Il n’a pas rêvé davantage, à cette époque, d’un Messie expiateur et souffrant. Dans le quatrième livre d’Esdras (7.29), le Christ meurt sans doute, mais d’une mort naturelle, comme un homme qui disparaît, son rôle fini. On a bien signalé çà et là, dans les documents postérieurs, des passages qui supposeraient que les Juifs ont eu, au moment qui nous occupe, quelque vue de la satisfaction douloureuse du Messie : mais ces indices sont faibles et peu concluants. Il est manifeste, par le langage des évangélistes, que le courant des idées n’allait pas dans ce sens (Matthieu 26.22 ; Luc 18.34 ; 24.21 ; Jean 12.34).
Ce que nous venons de rapporter des croyances messianiques nous renseigne déjà en partie sur l’eschatologie palestinienne au temps de Jésus-Christ. Les systèmes eschatologiques des apocryphes peuvent se ramener à deux types fondamentaux, qui ont pour base la durée plus ou moins longue, éternelle ou temporaire, attribuée au règne du Messie. Dans le premier, la venue du Messie coïncide avec la fin du monde ; à son avènement les méchants se coalisent contre lui ; il les défait ; le jugement général a lieu : les méchants sont châtiés ; les bons triomphent éternellement, avec le Messie. Dans le second, le règne du Messie s’achève avant la fin du monde. Après avoir vaincu ses ennemis, il gouverne un certain temps le peuple des justes, puis l’univers est transformé, les morts ressuscitent et sont jugés ; chacun reçoit sa récompense ou sa peine : l’éternité commence. Comme on le voit, dans les deux systèmes les éléments sont identiques, et ne diffèrent que par l’arrangement. On y trouve, à en considérer le détail : 1° Les signes avant-coureurs de la catastrophe finale, bouleversement de la nature et renversement de ses lois, phénomènes terrifiants, guerres, famines, angoisse universelle, etc. — 2° La venue d’Élie qui doit tout rétablir, ἀποκαταστήσει πάντα (Matthieu 17.10-11 ; Marc 9.10-12 ; cf. Sira.48.10). — 3° L’avènement du Messie dans les conditions que nous avons dites, précédant, accompagnant ou suivant le jugement et la consommation dernière. — 4° La coalition des impies contre lui, sous la conduite d’un chef qui n’est pas nommé, mais que les documents chrétiens appelleront l’Antéchristo. — 5° La défaite et l’écrasement des coalisés, tantôt par Dieu lui-même, tantôt et plus souvent par le Messie. — 6° Le règne messianique avec une Jérusalem nouvelle, purgée des idolâtres qui la souillaient (Ps de Salom. 17.25,33), ou même descendue du ciel (Énoch 53.6) ; avec tout le peuple juif — même les morts — rassemblé de sa dispersion (Ps Salom. 11.3 sqq) ; avec Dieu pour chef suprême et roi absolu (βασιλεία τοῦ ϑεοῦ) ; avec sa prospérité sans mélange, sa paix profonde, ses joies et sa félicité parfaites. — 7° La transformation du monde par la consomption de ce que l’ancien avait de corruptible et de mortel. — 8° La résurrection des morts. C’est un des points sur lesquels la croyance s’est le plus développée. Au iie siècle avant Jésus-Christ, on ne mettait en avant que la résurrection des Israélites seuls ou même des seuls justes, pour prendre part au règne du Messie. Plus tard on marqua une résurrection généralep. — 9° Le jugement dernier. Dans l’hypothèse d’un règne du Messie précédant la fin du monde, un premier jugement a lieu quand le Messie détruit et condamne les ennemis ligués contre lui. Mais nous sommes au jugement dernier. Sauf dans Énoch (41.9 ; 69.27, etc.), où ce rôle est dévolu au Messie, Dieu lui-même nous est donné comme le juge du monde, et son examen porte sur toutes les actions humaines inscrites au livre du cielq. — 10° Le sort final des hommes. Conséquemment à la sentence divine, les bons sont récompensés, les méchants punis. On a vu plus haut qu’immédiatement après leur mort, une rétribution provisoire atteignait déjà les justes et les impies : le jugement dernier la transformera en état définitif. Les méchants seront précipités dans le feu, dans la géhenne, où ils resteront éternellement. Josèphe nous dit positivement que telle était la croyance des Pharisiens. On ne pourra prier ni intercéder les uns pour les autres. Quant aux élus, ils seront reçus dans le paradis, dans un lieu élevé où ils verront la majesté de Dieu et de ses anges. Leur face resplendira comme le soleil : ils vivront éternellement. (4Esdras 7.36-38, 95-98)
o – 4 Esdr., 13.33 sqq. ; Énoch, 90.16 ; Apoc. de Bar., 40.
p – 4 Esdr., 7.30-31 ; Apoc. de Bar., 74.2-3.
q – 4 Esdr., 7.33 sqq. ; Énoch, 98.7-8 ; 104.7 ; Testam. des douze patr., Aser, 7.
Voici donc les idées religieuses dominantes chez les Juifs de Palestine au moment de la venue de Jésus-Christ. Ce n’est pas à dire qu’elles fussent absolument reçues de tous, et l’on trouve sur certaines d’entre elles des divergences sérieuses. Nous savons notamment — observation importante — que les Sadducéens, le haut clergé de Jérusalem et ses partisans, se séparaient des Pharisiens et du gros de la nation, et repoussaient les commentaires explicatifs de la Loi, aussi bien que beaucoup des prescriptions qu’on y avait ajoutées. Ils allaient plus loin, et niaient l’existence des esprits, des anges, et la résurrection de la chair (Actes 23.8). Leur attitude vis-à-vis des païens était plutôt conciliante, et le désir de maintenir leur influence, de jouir en paix de leur fortune, les engageait dans bien des compromissions. Mais, en somme, ils ne représentaient pas la masse du peuple. Celui-ci se groupait autour des Pharisiens, qui personnifiaient à ses yeux la pureté de la doctrine et l’idéal de la morale judéo-palestinienne.