Constantin avait bien espéré que les décisions de Nicée ramèneraient dans l’empire la paix religieuse. Arius et les deux évêques réfractaires, Secundus et Theonas, avaient été exilés. Quelque temps après, Eusèbe de Nicomédie et Théognis de Nicée le furent aussi pour avoir favorisé les ariens d’Alexandrie. Mais l’empereur manquait de la persévérance nécessaire pour assurer l’œuvre de la pacification. Circonvenu par sa sœur Constantia, arienne, il rappela d’exil, en 328, Eusèbe et Théognis, et peu après — en 329 ou 330 peut être, — sur une profession de foi absolument insuffisante, Arius lui-même. Entre temps l’évêque d’Alexandrie, Alexandre, mourait, et on lui donnait, le 8 juin 328, Athanase comme successeur. L’orthodoxie avait trouvé en Égypte son défenseur inébranlable.
Cependant les eusébiens s’étaient ressaisis. Contre les définitions de Nicée un grand parti se forma, composé d’éléments passablement hétérogènes, mais reliés entre eux, comme dans tous les partis d’opposition, par cette opposition même. Les ariens purs y étaient en petit nombre : ne se sentant pas en force, ils se dissimulaient dans le gros de la troupe. Les indifférents, c’est-à-dire les ambitieux et les politiques, tenaient la tête ; mais on y trouvait surtout beaucoup de prélats d’une doctrine indécise, origénistes et subordinatiens par éducation, redoutant par-dessus tout le sabellianisme qu’ils croyaient voir dans l’homoousios, théologiens médiocres à qui les termes clairs et les précisions faisaient peur. Ce sont eux qui libelleront cette interminable série de formules de foi demi-ariennes et demi-orthodoxes dont il faudra parler, formules qui ne satisferont naturellement ni les orthodoxes ni les ariens.
Tant que vécut Constantin, la question doctrinale ne fut cependant pas directement agitée. Les eusébiens parurent respecter l’œuvre de Nicée : ils cherchèrent seulement à en perdre les défenseurs. En 330, ils déposèrent Eustathe, l’évêque d’Antioche, très opposé à leurs vues. En 336, à la suite d’accusations plusieurs fois renouvelées, ils firent exiler Athanase à Trêves. Malheureusement pour l’orthodoxie, un incident théologique se produisit à ce moment qui sembla justifier toutes leurs préventions contre l’homoousios et les nicéens en général. Je veux parler des erreurs de Marcel d’Ancyre.
Marcel, évêque d’Ancyre, était un nicéen ardent qui, vers 335, afin de réfuter les écrits du sophiste Astevius de Cappadoce en faveur de l’arianisme, composa lui-même un ouvrage — on en ignore le titre — dont Eusèbe et saint Epiphane ont conservé de nombreux fragments. Les eusébiens crurent y découvrir le sabellianisme compliqué d’adoptianisme. Rien ne pouvait les choquer davantage. Réunis à Constantinople, ils déposèrent Marcel en 335. Eusèbe de Césarée, chargé de réfuter son livre, écrivit à cette occasion le Contra Marcellum et le De ecclesiastica theologia, sources principales par où nous connaissons la doctrine de l’évêque d’Ancyre.
Quelle était cette doctrine ? — Avant tout, observe Marcel, il faut affirmer l’unité de Dieu ; il faut poser la monade d’où découlera la triade, car il est impossible, si l’on pose d’abord trois hypostases, de les ramener à l’unité. Dieu est une monade indivisible, un seul πρόσωπον : il n’est pas trois hypostases. La pluralité introduite en Dieu aussi bien que l’infériorité du Logos par rapport à Dieu sont la suite d’infiltrations païennes et aussi des erreurs d’Origène.
En Dieu cependant existe le Verbe : Marcel ne dit pas le Fils, car il déclare que le nom de Fils, comme ceux d’Image, Christ, Jésus, Vie, Voie, etc., se rapporte uniquement au Verbe incarné. Le Verbe ἄσαρκος n’est pas Fils, il est simplement Verbe ; et de ce Verbe l’Écriture nous dit trois choses. Premièrement qu’il était au commencement, ἐν ἀρχῇ pour signifier qu’il était dans le Père en puissance (δυνάμει). Deuxièmement qu’il était πρὸς τὸν ϑεόν, pour marquer qu’il était auprès de Dieu en énergie active (ἐνεργείᾳ), et qu’il a tout créé lui-même. Enfin elle nous dit que le Verbe était Dieu, pour nous apprendre que la divinité n’est pas divisée, puisque le Verbe était en Dieu et que Dieu était dans le Verbe. Ainsi le Verbe est éternel, consubstantiel (ὁμοούσιος, αὐτοούσιος) à Dieu. On ne voit pas distinctement qu’il fût une personne.
Cependant la monade veut créer : le Verbe s’avance (προελϑών, ἐκπορεύεται) pour être l’auteur de la création : il devient une ἐνέργεια δραστική : c’est la première économie. La seconde a lieu lors de l’incarnation. La divinité toujours s’étend par son opération et habite dans une humanité réelle complète : « Si l’on considère l’Esprit seul, le Verbe paraîtra avec raison être un et identique avec Dieu ; mais si l’on ajoute selon la chair qui appartient au Sauveur, la divinité paraît s’être étendue par la seule opération (ἐνεργείᾳ ἡ ϑεότης μόνῃ πλατύνεσϑαι δοκεῖ), de sorte que la monade est vraiment et avec raison indivisible. » Le principe de l’activité en Jésus-Christ est dans cette ἐνεργεία divine : c’est elle qui meut la chair et lui fait opérer ce que raconte l’évangile.
Par cette union, le Verbe, de Verbe simplement qu’il était, devient Fils. Il n’y a pas quatre cents ans accomplis, disait Marcel, que le Verbe est devenu Fils de Dieu, premier-né des créatures et roi. En lui toute la création était récapitulée (ἀνακεφαλαιώσασϑαι), et l’homme pécheur, dont la nature se trouvait ainsi unie au Verbe, devenait à son tour, par cette affinité, fils adoptif de Dieu, incorruptible et immortel. C’est pour cela que le Verbe avait pris chair. Marcel hésitait toutefois à accorder à la chair prise par le Verbe une existence et une union avec lui indéfinies. En soi, disait-il, la chair ne saurait convenir à Dieu, et encore que par la résurrection elle ait acquis l’immortalité, elle n’est pas pour autant devenue plus digne de Dieu, lequel est au-dessus de l’immortalité. On peut donc croire que, après la parousie, le Verbe se dépouillera de son humanité et rentrera en Dieu comme il y était avant la création (d’après 1Corinth.15.28), Que deviendra cette humanité ? Nous l’ignorons, puisque l’Écriture ne le dit pas.
Quant au Saint-Esprit, dont l’action constituait une troisième économie, Marcel en traitait sensiblement comme du Verbe. Jusqu’au moment de l’insufflation sur les apôtres (Jean 20.22), le Saint-Esprit était contenu dans le Verbe et le Père. Mais, à ce moment, il se faisait, comme parle Théodoret, une extension de l’extension (παρέκτασις τῆς παρεκτάσεως), et la monade se dilatait en trinité (ἡ μονὰς φαίνεται πλατυνομένη). Le Saint-Esprit vient d’ailleurs du Père et du Fils, car autrement on n’expliquerait pas comment saint Jean a pu dire (Jean 15.26 ; 16.14-15) que le Saint-Esprit procède du Père et reçoit du Filsb.
b – Sources : Saint Épiphane, Haer. LXXI. Les écrits de saint Athanase, de saint Hilaire et des historiens ecclésiastiques, Socrate et Sozomène, et les décrets des conciles qui ont condamné Photin.
Telle était, dans ses grandes lignes, la doctrine de Marcel. Nous sommes moins bien renseignés sur celle de son disciple Photin, évêque de Sirmium, que nous voyons condamné avec lui par les eusébiens dès 344, et séparément par les orthodoxes dès 345. D’après Photin, Dieu est une seule hypostase ; mais il a en lui sa raison ; il est λογοπάτωρ. En tant qu’intérieure, cette raison est ἐνδιάϑετος, en tant qu’agissante, elle devient προφορικός, et cette prolation constitue en Dieu une première extension (πλατυσμός). Le Saint-Esprit en est une seconde.
Par l’incarnation, le Verbe devient Fils. A en croire saint Epiphane, Photin aurait présenté l’incarnation comme une conversion du Verbe en la chair (εἰς σάρκα μεταβεβλημένον), mais c’est une erreur de l’évêque de Constantia. Photin regardait Jésus, né miraculeusement de la Vierge et du Saint-Esprit, simplement comme un homme qui avait mérité par ses vertus d’être uni intérieurement au Verbe, et de devenir ainsi fils adoptif de Dieu. Puisque le Verbe n’acquérait pas, par cette union, la personnalité qui lui manquait d’abord, le système, on le voit, revenait absolument à celui de Paul de Samosate.
Aussi n’y eut-il aucune difficulté entre eusébiens et orthodoxes sur la façon dont on devait apprécier les opinions de Photin, et les deux partis s’accordèrent à les condamner. Mais l’hétérodoxie de Marcel n’était pas aussi évidente. M. Loofs ne le juge pas sabellien, et rattache plutôt sa doctrine trinitaire à celle de l’école asiatique antérieure à saint Irénée. Aux adversaires qui l’accusaient de revenir au paulianisme, en faisant de Jésus-Christ un homme en qui avait opéré l’ἐνέργεια δραστική, Marcel répondait en leur renvoyant leur accusation, et en affirmant que toute la divinité avait habité en Marie σωματικῶς. Il insistait aussi sur le lien intime (σύνωσις) et permanent qui rattachait, en Jésus, le Verbe à la chair, par opposition à l’action transitoire et extérieure exercée par le Verbe dans les patriarches et prophètes de l’ancienne Loi. D’autre part, ses spéculations sur la cessation du règne du Christ avec la parousie n’étaient, en somme, que des hypothèses dont il ne garantissait pas la certitude ; et enfin, et surtout, il faut bien le dire, son langage était si peu précis qu’il se prêtait aisément à des interprétations très différentes.
Aussi, pendant que les eusébiens le condamnaient, les nicéens et Athanase le défendirent. Lui-même ne s’abandonna pas, et, banni de son diocèse pour, la seconde fois, en 338, il se rendit auprès du pape Jules, à qui il présenta une formule de foi que nous avons encore, et qu’il faisait suivre du symbole baptismal romain. Bien qu’il insistât beaucoup sur l’unité divine, Marcel en somme y dissimulait, ou peut-être y rétractait ses vues antérieures, et y confessait, en tout cas, le cuius regni non erit finis. Le pape et le concile de Rome de 341, envisageant tout au point de vue trinitaire et nicéen, jugèrent suffisantes ses explications et le déclarèrent orthodoxe. Il fut également reconnu tel en 343 par le concile de Sardique, qui fit lire son livre en entier, et crut trouver que ce que les eusébiens lui reprochaient comme des erreurs positives n’était, dans la pensée de l’auteur, que des essais d’explications n’offrant rien de définitif. Plus tard cependant, et surtout après l’apparition de Photin, les nicéens devinrent plus froids à l’égard de Marcel, et saint Athanase en particulier, s’il ne se sépara pas absolument de sa communion, ne le tint pas pour complètement innocent. Les Cappadociens lui furent beaucoup plus sévères. En somme, il est fâcheux que le parti orthodoxe ait cru devoir le soutenir sans exiger de lui au préalable une répudiation précise et explicite des erreurs qu’on lui reprochait. Cette attitude fit le jeu des eusébiens, en leur permettant d’englober dans la même réprobation Marcel et ses amis. Mais revenons à la suite des événements.