(Avril à mai 1534)
Calvin et les quatre frères de Saint-George – Ils veulent rester abbés en étant évangéliques – Ils sacrifient une position brillante – La France va se réveiller – Le Bonhomme – Le Ramasseur – La Réformation et la jeunesse – La Réformation et la science – Comment la foi et la science doivent s’unir – Injures contre Calvin et les évangélistes – Lettre de Calvin à l’Église de Poitiers – Calvin ne sera pas vassal du pape – Poitiers regrette Calvin – Calvin résigne sa charge ecclésiastique – Son influence à Noyon
Il fallait commencer sur une plus grande échelle la conversion de la France. Cette terre dont les agitations ont souvent agité l’Europe, et qui ne tremble pas sans que tout tremble autour d’elle, ne pouvait-elle pas devenir, si elle recevait l’Évangile, un foyer de lumière, et un moyen puissant d’affermir les peuples dans la justice et dans la paix ? Cela fût sans doute arrivé si la France était devenue protestante. Calvin, en travaillant trente ans, pour Genève, pour la France, travailla pour tout le monde chrétien. Il fit à Poitiers le premier essai, et si nous pouvons ainsi dire, il ouvrit alors cette glorieuse campagne d’évangélisation, qu’il devait diriger jusqu’à la fin de sa vie.
Ne se contentant pas d’évangéliser la ville, le jeune et zélé docteur se rendait dans les châteaux, les abbayes et les villages des environs. A quelques lieues au sud de Poitiers, dans le château de Couhé, vivait une famille patriarcale, fort influente dans le haut Poitou, celle de Guichard de Saint-George, baron de Couhé et d’Anne de Mortemer sa femme. Après leur mort, ils avaient laissé quatre fils, qui avaient appris de bonne heure à observer les commandements de Dieu. Ponthus, abbé d’un couvent de bénédictins, était le plus connu des quatre frères : « C’est un homme libéral et magnifique, disait-on, amateur des lettres et des littérateurs, auxquels il fait grand accueilb. »
b – Théodore de Bèze, Hist. des Eglises réformées, I, p. 63.
Le bruit des assemblées qui se tenaient à Poitiers arriva jusqu’à Ponthus. Lié avec quelques-uns des disciples de Calvin, les recevant même quelquefois à sa table, il leur demanda de lui amener le jeune docteur ; et dès lors Calvin fut l’un de ses hôtes, selon une tradition conservée dans le paysc. Les entretiens qu’il eut avec l’abbé, sans convertir celui-ci, lui firent pourtant goûter l’Évangile, et il se demanda bientôt pourquoi cet étonnant jeune homme ne prêcherait pas dans l’église des Bénédictins ? S’adresser à une communauté religieuse et savante plaisait à l’esprit du jeune docteur. L’abbé annonça à ses moines qu’un Picard, élève de l’université de Paris et jouissant depuis longtemps d’un bénéfice à Noyon, prêcherait dans l’église du monastère. En effet, Calvin monta en chaire et annonça que quiconque avait une confiance ferme et vivante dans la grâce de Christ était sauvé. Quelques auditeurs s’effrayèrent d’une doctrine qui rendait inutile le sacerdoce romain. « Ce sont des dogmes pervers ! s’écriait-on ; pourquoi l’abbé de Saint-George permet-il à ce Picard de les annoncer dans son églised ? »
c – Lièvre, Hist. des Protestants du Poitou, I, p. 38.
d – « Hic Calvino in ecclesiæ navi suæ perversa dogmata prædicare permisit. » (Gallia christiana in loco. — Voir Lièvre, p. 38.)
Saint-George, au contraire, était ravi des prédications du jeune homme, mais il hésitait à faire le pas décisif. Les abbayes de bénédictins étaient indépendantes, puissantes, riches ; les moines appartenaient en général à des familles nobles, ils avaient plus que d’autres religieux, de l’intelligence, des bonnes mœurs, et une connaissance étendue des lettres classiques et des lettres chrétiennes. Ponthus avait de la peine à quitter la vie si douce qu’il menait dans son abbaye, à sacrifier son riche bénéfice, à s’exposer à la vindicte des lois… Il eut l’idée de concilier l’Évangile et le monde, selon le système que Marguerite de Navarre préconisait. Il demeurerait abbé, mais il serait abbé chrétien comme Roussel, et, tout en montant en chaire avec ses habits de religieux, il y prêcherait l’Évangile. Ponthus en fit l’essai et sa prédication causa une grande rumeur. Les auditeurs étonnés s’écrièrent : Vraiment, l’abbé de Valence (c’était le nom de son monastère) prêche lesrudiments de l’hérésiee. Le troisième frère de Saint-George, Guichard, abbé commendataire de Bonneveau, ayant bientôt partagé les convictions de Ponthus, les professa comme lui, sans quitter son bénéfice… Les murmures redoublèrent dans le pays. Voyez, disait-on, ceux qui sont pris dans les toiles de Calvin ne quittent pas tous les cloîtres et n’abandonnent pas les autels. Les abbés gardent leur marmite, ils se parent des vêtements catholiques quoique luthériens cachés ; et ils exercent leur charge sans montrer toutefois ce qu’ils sontf. »
e – Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, VII, p. 919.
f – Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, VII, p. 919.
Ponthus se sentait mal à l’aise, son âme honnête ne lui permit pas longtemps de clocher des deux côtés. Il sacrifia une position brillante, licencia ses moines, en fit étudier quelques-uns et fit apprendre des métiers aux autres ; puis, convaincu comme Luther que le célibat forcé est un désordre inventé par les hommes, et que le mariage est l’ordre même de Dieu, il se maria. L’abbé de Valence, dit un historien, fut le premier abbé de la France qui leva le masque et se montra luthériste à découvert. Ses frères suivirent l’exemple qu’il leur avait donné. Le sieur de l’Orillonière, fils de l’aîné (le baron de Couhé) fut le premier de la famille à donner son sang pour la cause protestante. Les quatre frères, pleins de zèle pour la cause de la Réformation, préparèrent ainsi à eux et à leurs enfants une vie de souffrances, de combats et d’exil, mais aussi de foi, d’espérance et de paixg.
g – Cette famille a compté jusqu’à nos jours des hommes décidés pour l’Évangile. On connaît l’entrevue d’Armand-Louis de Saint-George, comte de Marsay, avec Voltaire, dans son château de Changins, près de Genève. Nommé résident britannique dans cette ville en 1717, il y avait acquis la bourgeoisie. (France protestante, article Saint-George.) Le chef actuel de la famille, le comte Alexandre de Saint-George, pendant plusieurs années président de la Société évangélique de Genève, a pris la part la plus active à la délivrance des Madiaï t à d’autres œuvres chrétiennes.
Calvin, à la vue de ce mouvement de vie qui s’accomplissait autour de lui, pensait à toute la France. Resterait-elle en arrière de l’Allemagne, de la Suisse ?… Non. La France va se réveiller… Déjà la France se réveille ; elle recevra bientôt l’Évangile dans sa sainte pureté, et grandira en moralité, en lumière et en liberté ; telles étaient ses espérances. Mais il fallait pour les réaliser des hommes qui, étant régénérés eux-mêmes, fussent ouvriers avec Dieu dans cette création nouvelle. Calvin se demandait si quelques-uns des convertis de Poitiers, n’étaient pas appelés à cette œuvre ? Hélas ! quelle petite troupe pour un si grand royaume ! quelle faiblesse que celle de l’Évangile en présence de la grandeur de Rome ! « Dieu, disait-il, agit ainsi afin de nous dépouiller de toute arrogance. Et toute fois il choisit les choses faibles de ce monde pour confondre les fortes. Si le fer rougit au feu, disait-il encore, c’est pour qu’on le forgeh. » Il voulait le forger et en faire des instruments utiles. Un jour donc se trouvant à l’assemblée : « N’y en a-t-il point ici, dit-il, qui veuillent aller éclairer ceux que le pape a aveuglési ? » Jean Vernou, Philippe Véron et Albert Babinot se présentèrent. Calvin n’avait pas oublié l’Angoumois, où il avait des amis précieux ; c’est là, c’est dans les provinces voisines, qu’il enverra d’abord ses amis et commencera l’évangélisation de la France. « Vous, Babinot, dit-il, vous irez dans la Guienne et le Languedoc ; vous, Philippe Véron, dans la Saintonge et l’Angoumois ; et vous, Jean Vernou, vous resterez à Poitiers et dans les environs. » Calvin et les autres frères ne pensaient pas que ces évangélistes eussent besoin d’études théologiques régulières ; n’avaient-ils pas reçu de Dieu les dons nécessaires, « ni plus ni moins, selon son expression, que s’il les leur avait baillés de main en mainj ? » Mais ils avaient besoin d’être recommandés à la grâce toute puissante de Dieu. Ils prièrent donc ensemble. Calvin demanda au Seigneur d’agréer les services de ces hommes pieux. Il leur dit à eux d’aller annoncer l’Évangile, non pas au nom d’aucun homme, mais au nom du Seigneur, et parce que Dieu le commandait. Une collecte pourvut aux frais de cette mission, et les évangélistes partirent.
h – « Calvinus interim, ferrum sibi inigneesse intelligens… » (Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 253.)
i – « Ut miseris papistis, oculos aperiendi provinciam susceperint. » (Ibid.)
j – Calvin, Harmonie évangélique.
Babinot, parvenu sur les rives de la Garonne, entra à Toulouse et résolut de s’adresser d’abord aux jeunes nobles qui y faisaient leurs études. Homme savant (il avait enseigné à Poitiers les Instituts de Justinien), il était ferme, droit, zélé dans la foi et en même temps plein de douceur ; aussi l’appelait-on le Bonhomme. Plusieurs étudiants furent éclairés par lui. Puis il se mit à visiter divers petits troupeaux des environs et célébra avec eux la cène selon le mode que l’homme de Dieu, disait-il (Calvin), lui avait enseignék. « Il allait, par pays, priant çà et là en secret dans d’humbles conventicules. » A Agen, un régent, nommé Sarrasin, lui ayant permis de parler dans son école, fut lui-même converti à l’Évangile et aussitôt se mit à enseigner la Parole de Dieu, mais sans éclat.
k – Manducationem quæ a viro illo Dei tradita erat celebrabat. » (Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 252.)
Véron, remarquable par son activité comme Babinot par sa douceur, portait aussi en tout lieu les nouvelles de la vérité ; il employa plus de vingt ans à ce métierl. Il parcourait à pied le Poitou, l’Anjou, l’Angoumois, la Saintonge, et même la Guyenne. « Je veux, disait-il, ramasser les brebis égarées du Seigneur. » En effet, partout où il allait, il appelait les âmes à venir au bon Berger, qui a donné sa vie pour ses brebis ; et ceux qui savaient distinguer la voix du pasteur de la voix du loup, et faire une différence entre la visite de Dieu et les inventions des hommes, répondaient et entraient dans la bergerie ; aussi le nommait-on le Ramasseur. Vraiment, disait le prêtre Cayer, « ce ramasseur bat aux champs et ne laisse coin dans nos provinces, où il n’aille sonder le gué, pour voir s’il pourra faire prisem. » Arrivé dans une ville ou dans un village, il s’informait des personnes les mieux disposées, entrait dans les maisons, et cherchait à les instruire dans la vérité. Il avait pris avec lui quelques manuscrits de Calvin, et quand il voulait fortifier les âmes, il les sortait de son portefeuille, les montrait à ses auditeurs, en leur disant que c’étaient les écrits d’un grand homme ; il leur en lisait quelques passages ; puis il les remettait soigneusement à leur place. « Le Ramasseur disaient les catholiques fervents, fait montre par grand’merveille, de ces papiers, comme si c’étaient des vers de la Sibyllen ! »
l – Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, liv. VII, chap. 12.
m – Ibid.
n – Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, liv. VII, chap. 11.
Ces évangélistes s’adressaient particulièrement à la jeunesse. Calvin ne voulait pas qu’on négligeât l’enseignement religieux, ou qu’on le subordonnât à l’enseignement séculier ; on devait lui faire sa place à part. Il croyait que toute culture, mais l’instruction religieuse surtout, doit commencer dès la jeunesse ; que l’âme possède alors une puissance de recevoir, et de s’approprier ce qu’on lui donne, qu’elle ne retrouvera jamais ; que si les germes de la vie religieuse ne sont pas déposés et ne se développent pas dans le cœur de l’enfant, l’homme tout entier dépérira. « Que votre première adresse, avait-il dit aux trois évangélistes, soit toujours chez les régents et les maîtres d’écoleo. » Les catholiques zélés remarquèrent cette méthode. « Voyez ! disaient-ils, la jeunesse étant facile à persuader, chacun d’eux fait le ministre sous la robe de magisterp ! » Les amis de Calvin firent ainsi couler leurs doctrines dans les écoles de la Guienne. Sarrasin convertit un autre régent nommé Vendocin, et celui-ci devint un chrétien si ferme, qu’il aima mieux se laisser brûler à petit feu que d’abjurer le calvinismeq.
o – Ibid.
p – Ibid.
q – Ibid.
Les hommes qui adhéraient avec dévotion aux formules de Rome, voyant la jeunesse recevoir si généreusement la doctrine évangélique, se désolaient. A Bordeaux, à Toulouse, à Angoulême, à Agen, dans les cloîtres, dans les cours du parlement, et même sur les places publiques, éclataient les plaintes les plus vives. « Hélas ! disait-on, ces Mercures (c’est ainsi qu’on appelait les évangélistes de Calvin) font beaucoup de dégâts dans les écoles. Les capitaines de la jeunesse (les régents) une fois vaincus, les petits soldats marchent sous leurs enseignes. Les jeunes têtes des jeunes hommes se laissent importuner de l’aconit hérétique plus facilement que les vieux. Ils se jettent dans le danger, avant de l’avoir sondé ; et ils sont perdus, avant d’y avoir pris garde. Ils embrassent d’un tel courage ces doctrines étranges, que plusieurs, n’ayant encore que du poil follet, s’exposent à des morts volontaires et perdent leur âme et leur corpsr ! » Les écoles comptèrent en effet des martyrs.
r – Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, liv. VII, chap. 11.
Tandis que Babinot et Véron parcouraient le Midi, Jean Vernou « tenait ferme à Poitiers, » et réveillait les étudiants. La Réformation aime les études ; elle regarde la science comme l’amie de la religion. La foi, selon elle, ne demande pas aux chrétiens de ne savoir que ce que l’on apprend par la foi, ou de ne pas savoir scientifiquement ce que l’on doit apprendre. Elle veut que l’on sache et que l’on sache bien. Mais, d’un autre côté, elle croit que la vraie science ne peut demander au savant de méconnaître les vérités que la foi manifeste. Il est essentiel aux progrès de l’humanité qu’il y ait toujours une bonne entente entre la foi et la science. Aussi la Réformation leur demande-t-elle de s’unir. Malheureusement le désaccord est possible, et même facile. Le savant et le chrétien tombent et s’enfoncent facilement dans un triste égoïsme, qui fait mépriser à l’un la science, et à l’autre la religion. Pour que la foi et la science se cherchent et s’unissent, il faut que l’élément moral domine dans ceux qui s’en occupent. S’il s’affaiblit, la religion produit aisément des fanatiques, et la science des incrédules. L’affaissement moral, le sommeil de la conscience, telle est dans tous les siècles la grande, la seule explication de ces deux déplorables égarements. Dès que la conscience se réveille, dès que cette sainte lumière se rallume dans l’homme, il n’y a plus ni fanatisme, ni incrédulité. Telles étaient les pensées de Calvin. Vernou son disciple cherchait comme lui à unir dans l’université de Poitiers la foi et la science, et jetait parmi la jeunesse qui la fréquentait, nous dit l’histoire, les semences de la doctrine chrétienne.
Les trois évangélistes de Calvin, Babinot, Véron et Yernou furent bientôt célèbres dans tout l’ouest de la France, et la colère des curés, des sacristains et même de notables laïques ne connut pas de bornes. Les professeurs des collèges cherchaient jusque dans Homère des injures propres à avilir ces hérauts de la Parole de Dieu. « Ces trois bons apôtres, disaient-ils, sont les exécuteurs des mandements de l’archihérétique Calvin et les boutefeux de la France… Regardez-les bien… Voilà ceux qui veulent réformer le monde !… Pauvres Thersites… Pauvres Irus, mendiants d’Ithaque… qui s’égalent aux Ajax et aux Achilles !… Ils naquirent hier comme des potirons et des citrouilles, et néanmoins ils bâtissent leur généalogie, comme s’ils étaient issus des apôtres. » Ulysse, on le sait, tua le mendiant Irus d’un coup de poing. Ces critiques dédaigneux et amers le rappelaient et espéraient bien que les rois de France donneraient un coup de poing à la Réforme. Ils l’ont donné, mais le protestantisme n’en est pas mort.
Quand, plus tard, Calvin fut établi à Genève, Babinot, Véron et Vernou allèrent l’y trouver. Ils furent joyeux de voir entouré de respect, le jeune professeur, de la bouche duquel ils avaient ouï à Poitiers les premières paroles de la vie, et ils ne pouvaient se lasser de l’entendre. Cependant ils ne se fixèrent pas près de lui. Les deux premiers revinrent dans l’ouest de la France, pour continuer à y propager l’Évangile, ce qu’ils firent jusqu’à leur mort. Quant à Vernou, comme il traversait un passage des montagnes de la Savoie, il fut saisi par les archers et brûlé à Chambéry, où il confessa Jésus-Christ, son Sauveurs. Revenons à Poitiers.
s – Crespin, Martyrol. — A. Lièvre, Hist. des Protestants du Poitou.
Le prieur des Trois-Moutiers, chez lequel Calvin demeurait, était de ceux qui, tout en aimant les lettres et l’Évangile, ne voulaient pas rompre avec l’Église. Les conversations des Basses-Treilles, les manducations des grottes de Saint-Benoît, l’évangélisation de la ville et de la campagne, tout cela l’inquiétait… Il s’effrayait à la pensée que les sergents viendraient un jour frapper à sa porte, que l’hérétique serait saisi dans sa maison… Il conseilla donc à Calvin de poursuivre sa route. Le réformateur avait fini sa tâche ; il devait porter ailleurs ses pas ; il prit congé de ses amis. En s’éloignant il pouvait dire comme son maître : Que veux-je, si le feu est déjà allumé ? Calvin a lui-même constaté l’origine de la Réforme de Poitiers, quand écrivant plus tard à l’Église qui s’assemblait dans cette ville, il lui disait : « Ne vous aliénez pas de la doctrine que vous avez reçue en partie de nous, puisqu’il a plu à Dieu de se servir pour votre salut de notre labeurt » Quoique éloigné, il demeura toujours le conducteur de cette Église. « Je sais bien que vous êtes guêtés des ennemis, leur écrivait-il, mais que la crainte des persécutions ne vous empêche pas de chercher la pâture de vie… Entre témérité et timidité il y a une crainte moyenne… Tenez vous, mes frères, tout coyement (calmement) en votre cachette ; mais gardez-vous de fermer la porte à ceux qui désirent venir au royaume de Dieuu. »
t – Calvin à l’Eglise de Poitiers. (Lettres françaises, tome II, p. 12.) — Voir aussi A. Lièvre, Hist. des Protestants du Poitou, tome I, p. 33.
u – Calvin aux fidèles de Poitiers. (Lettres françaises, tome I, p. 433.)
Une pensée le préoccupait au moment où il quittait Poitiers. On était en avril 1534 ; le 10 juillet, Calvin devait avoir vingt-cinq ans. Une loi de l’Église, confirmée par le concile de Trente, fixait cet âge comme celui où les tonsurés étaient promus à la prêtrise. Jeune encore, il avait reçu la tonsure, ce symbole de la royauté sacerdotale, emprunté, dit saint Jérôme, aux prêtres païens d’Isis et de Sérapisv ; et son âge l’appelait maintenant à recevoir les ordres. Il ne manquait pas d’amis qui le sollicitaient de rester dans l’Église pour la réformer ; la chapelle de Gésine à Noyon et la cure de Pont-l’Évêque l’attendaient, bien d’autres portes s’ouvriraient devant lui ; on l’invitait à venir se mettre en règle. Mais Calvin, effrayé, reculait devant la pensée de s’enrôler parmi les soldats de la papauté. « Si je me faisais vassal du pape, disait-il, comment pourrai-je en bonne conscience combattre contre les papistes ?… La souveraine majesté de Dieu serait outragée !… Plutôt abandonner, non seulement un bénéfice, mais cent, et même les plus brillantsw. Oh ! maudites richesses de l’Église… Il ne s’y trouve pas un seul denier qui ne soit souillé de larcin, de sacrilège ou de brigandage !… » Il n’y avait pas de dignité ecclésiastique, à laquelle un esprit si éminemment administrateur, ne pût prétendre. Mais Calvin était convaincu que pour sauver l’Évangile il fallait sacrifier Rome. Deux chemins se présentaient à lui ; l’un large et commode, l’autre étroit et difficile ; son choix n’était pas douteux. L’Évangile, disait-il, est plus que toutes les richesses, les honneurs et toutes les commodités de ce monde… Je suis prêt à abandonner tout ce qui m’en éloigne. »
v – Rasis capitibus sicut sacerdotes Isidis atque Serapidis. » (Hieron., XIII, in Ezech., chap. 44.)
w – « Optimis et splendidis sacerdotiis, sese protinus abdiat. » (Calvini Opusc. lat., p. 90.)
Calvin sortit de Poitiers, accompagné de son fidèle du Tillet, qui ne le quitta presque pas pendant deux ans. Le jeune chanoine était de ces natures sincères mais faibles, qui ont absolument besoin d’un appui, et qui ne sachant pas le trouver dans la Parole de Dieu, le cherchent dans des hommes forts ; il s’attachait alors au jeune réformateur comme la vigne à l’ormeau… Hélas ! il devait arriver un jour, où effrayé par la persécution, ne pouvant se résoudre à rompre avec l’Église, il se cramponnerait à la papauté et la prendrait pour appui.
Une étonnante transformation s’était accomplie dans Poitiers, et Calvin laissait après lui bien des regrets et des soupirs. « Oh ! plût à Dieu que nous eussions beaucoup de Calvin ! lui écrivait un des professeurs de l’université, Charles de Sainte Marthe ;… je m’afflige de ce que vous nous avez été enlevé ; j’envie les pays où vous êtes, et ma seule consolation est que notre université est maintenant remplie d’hommes pieux et savants. Demandez à Dieu que, par l’Esprit de Christ, nous annoncions dignement l’Évangile, au milieu des ennemis et même au milieu des flammesx ! »
x – Lettre de Sainte-Marthe à Calvin, trouvée par M. Jules Bonnet dans la bibliothèque de Gotha. (Manuscrits, n° 404.)
Calvin traversa Orléans, poussa à Paris et arriva à Noyon au commencement de mai. Il fit aussitôt connaître à ses parents et à l’évêque qu’il venait résigner ses bénéfices. On peut comprendre l’étonnement de ses amis : Quoi ! laisser échapper l’occasion de faire tant de bien dans l’Église !… Renoncer à des charges importantes pour se joindre à une secte obscure !… Cela leur semblait un acte de folie ; mais rien ne put rompre son inébranlable résolution.
Le lundi 4 mai 153-4, en présence du grand vicaire de Monseigneur l’évêque et comte de Noyon, de son chancelier et du notaire du chapitre, Calvin résigna la chapelle de la Gésine en faveur de maître Antoine de la Marlière, et sa cure en faveur d’un autre ecclésiastique de Noyon. Il paraît même qu’il vendit, à cette époque, ses biens patrimoniauxy.
y – Desmay, Vie de Calvin hérésiarque, p. 48, 49. — Levasseur, Annales de Noyon, p. 1161, 1168. — Drelincourt, p. 171, 216, 219. Nous avons un acte de vente par lequel Calvin cède à un sergent à cheval du roi son pré de la Tuilerie moyennant 10 livres tournois.
Ayant rompu les derniers liens qui l’attachaient à l’Église romaine, Calvin se mit avec une plus grande liberté à parler autour de lui de l’Évangile.
Il avait retrouvé dans la maison paternelle deux frères et une sœur, Antoine, Charles et Marie ; ce fut eux qu’il invita d’abord à venir à Christ, dans des conversations intimes et pieuses. Puis il s’adressa à des membres du clergé épiscopal et à d’autres habitants de Noyon. Il « mettait la main, » selon son expression, sur ceux qui couraient ailleurs, pour les arrêter tout court. Antoine et Marie furent des premiers à lui répondre. Charles résista davantage ; toutefois il reçut alors dans son cœur une semence qui leva plus tard.
Un chanoine, Henri de Collemont, d’autres ecclésiastiques et quelques bourgeois paraissent avoir aussi prêté l’oreille aux paroles pieuses et éloquentes de leur jeune concitoyen. Cependant il avait hâte de retourner dans la capitale, et vers la fin de mai, il était à Paris où l’attendaient de nouveaux combats.