Commencement de la réaction protestante – Grosse-Tête – Soumission à l’Écriture, résistance au pape – Sewal – La nation anglaise grandit – Premières repressions légales – Edouard III et Bradwardin – Conversion de Bradwardin – Son influence et sa théologie – Statut de provision. – Statut de præmunire. – Colère des Romains – Appréciation
Sous le règne de Henri III, fils de Jean, tandis que le roi connivait encore aux usurpations de Rome, et que le pape se moquait des plaintes des barons, un homme pieux et énergique, d’une intelligence étonnante, né dans le Lincolnshire, de parents obscurs, Robert Grosse-Tête (Great-Head ou Capito), lut dans les langues originales les saintes Écritures, et reconnut leur souveraine autorité. Nommé à l’âge de soixante ans évêque de Lincoln (1235), il entreprit courageusement de réformer ce diocèse, l’un des plus grands de l’Angleterre. Ce ne fut pas tout. Au moment même où le pontife romain, qui s’était contenté jusqu’alors d’être vicaire de Pierre, se proclamait vicaire de Dieua ; au moment où la papauté ordonnait aux évêques anglais de trouver des bénéfices pour trois cents romainsb, Grosse-Tête s’écriait : « Suivre un pape rebelle à la volonté de Christ, c’est se séparer de Christ et de son corps ; et s’il vient un temps où tous suivent un pontife égaré, ce sera la grande apostasie. Les vrais chrétiens refuseront alors d’obéir, et Rome sera la cause d’un schisme inouïc. » Il prédisait ainsi la Réformation. Révolté de l’avarice des moines et des prêtres, Grosse-Tête se rendit à Rome pour réclamer une réforme. Frère, lui dit Innocent IV irrité, ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ? » L’évêque anglais poussa un soupir et s’écria : « O argent ! argent ! quel n’est pas ton pouvoir, sur tout à la cour de Rome ! »
a – Non puri hominis sed veri Dei vicem gerit in terris. Innocent III. Epp. (Lib. 6, p. 1. 335.)
b – Ut trecentis Romanis in primis beneficiis vacantibus providerent. (Matth. Paris, ann. 1240.)
c – Absit et quod… hæc sedes et in ea præsidentes causa sint schismatis apparentis. (Ortinnus Gratius, ed. Brown, fol. 251.)
A peine une année s’était-elle écoulée, qu’Innocent commanda à l’évêque de donner un canonicat à un jeune garçon italien, son neveu. Grosse-Tête répondit : « Après le péché de Lucifer, il n’en est point de plus opposé à l’Évangile que celui qui perd les âmes, en leur donnant un ministère infidèle. Ce sont les mauvais pasteurs qui sont la cause de l’incrédulité, des hérésies et des désordres. Ceux qui les introduisent dans l’Église sont presque des Antechrists, et leur culpabilité est en proportion de leur dignité. Quand le premier des anges m’ordonnerait un tel péché, je devrais m’y refuser. Mon obéissance me défend d'obéir c’est pourquoi je me rebelled. »
d – Obedienter non obedio sed contradico et rebello. (Matth. Paris, ad ann. 1252.)
Ainsi parlait un évêque à un pontife. Son obéissance (à la Parole de Dieu) lui défendait d’obéir (au pape). C’est le principe de la Réformation. « Quel est ce vieux radoteur qui, dans son délire, ose juger ma conduite ? » s’écria Innocent. Quelques cardinaux le calmèrent. Grosse-Tête, sur son lit de mort, professa plus explicitement encore les principes réformateurs ; il déclara qu’une hérésie était une « opinion conçue par des motifs charnels, contraire à l'Écriture, ouvertement enseignée et obstinément défendue ». L’autorité de l’Écriture était substituée à celle de l’Église. Grosse-Tête mourut en paix, et la voix publique le proclama le scrutateur des Écritures, le redresseur des papes et le contempteur des romainse. » Le pape, voulant se venger sur ses cendres, pensait à exhumer son corps, quand une nuit, dit Matthieu Pâris, le pieux évêque lui apparut. S’approchant du lit du pontife, il le frappa de sa crosse, et lui dit d’une voix terrible et avec un regard menaçantf : « Misérable ! le Seigneur ne permet pas que tu aies sur moi quelque pouvoir. Malheur à toi ! » Puis le fantôme s’éloigna. Le pape poussa un cri, comme atteint d’une lame tranchante, et resta à demi mort. Il n’eut plus dès lors une nuit tranquille, et, poursuivi par les fantômes de son imagination effrayée, il mourut en faisant retentir son palais de lamentables gémissements.
e – Scripturarum sedulus perscrutator diversarum, Romanorum malleus et contemptor. (Matth. Paris, vol. 2 p. 876, fol. Lond. 1640.) Seize opuscules (Sermones et epistolæ) se trouvent dans Brown, app. Ad Fasciculum.
f – Nocte apparuit ei episcopua vultu severo, intuitu austero, ac voce terribili. (Ibid. 883.)
Grosse-Tête ne résistait pas seul au pape ; l’archevêque d’York, Sewal, faisait de même et « plus le pape le maudissait, dit un historien, plus le peuple le bénissaitg. » « Modérez vos tyrannies, disait l’archevêque au pontife, car le Seigneur a dit à Pierre : Pais mes brebis, et non : Tonds-les, écorche-les, éventre-les, dévore-lesh. » Le pape sourit et laissa dire l’évêque, parce que le roi laissait faire le pape. La puissance de l’Angleterre, qui ne cessait de s’accroître, devait bientôt donner plus de force à ses réclamations.
g – Quanto magis a papa maledicebatur, tanto plus a populo benedicebatur. (Matth. Paris, ad ann. 1257.)
h – Pasce oves meas, non tonde, non excoria, non eviscera, vel devorando consume. (Ibid. ad ann. 1258.)
En effet, la nation grandissait. La folie de Jean sans Terre, qui avait fait perdre au peuple anglais ses possessions continentales, lui avait donné plus d’unité et de puissance. Les rois normands, obligés de renoncer définitivement aux contrées qui avaient été leur berceau, s’étaient enfin décidés à regarder l’Angleterre comme leur patrie. Les deux races longtemps ennemies se fondaient l’une dans l’autre. Des institutions libres se formaient ; on étudiait les lois, on établissait des collèges. La langue se développait, et les navires de l’Angleterre se faisaient partout redouter. Pendant près d’un siècle des victoires éclatantes signalèrent les armes britanniques. Un roi de France fut mené prisonnier à Londres ; un roi anglais fut couronné à Paris. L’Espagne et l’Italie elles-mêmes éprouvèrent la valeur de ces fiers insulaires. Le peuple anglais prit place au premier rang des nations. Or le caractère d’un peuple ne s’élève jamais à moitié. Au moment où les plus puissants de la terre tombaient devant elle, l’Angleterre ne pouvait ramper aux pieds d’un prêtre italien.
Jamais, en effet, ses lois ne frappèrent avec autant de force la papauté. Au commencement du quatorzième siècle, un Anglais ayant apporté à Londres une bulle du pape, d’une nature purement spirituelle (c’était une excommunication), fut poursuivi comme traître à la couronne et allait être pendu, quand, à la requête du chancelier, la sentence fut changée en un bannissement perpétueli ; la loi commune était pourtant alors la seule que le gouvernement pût opposer à une bulle des pontifes. Peu après, en 1307, Édouard Ier ordonna aux officiers des comtés de réprimer les prétentions arrogantes des procureurs de Rome. Mais ce furent surtout deux grands personnages, également illustres, l’un dans l’État, l’autre dans l’Église, qui, au milieu du quatorzième siècle, développèrent en Angleterre l’élément protestant.
i – Fuller’s Church History, cent. 14 p. 90.
En 1346, une armée anglaise de trente-quatre mille hommes se trouvait à Crécy, en Picardie, en présence d’une armée française de cent mille combattants, et deux hommes de caractères bien différents étaient au milieu d’elle. L’un d’eux était Édouard III, prince ambitieux et courageux, qui, décidé à rendre à l’autorité royale toute sa force, et à l’Angleterre toute sa gloire, avait entrepris la conquête du royaume de France. Près de lui se trouvait son chapelain Bradwardin, homme d’un caractère si humble, qu’on prenait parfois sa simplicité pour de la stupidité. Aussi quand, élu archevêque de Cantorbéry, il reçut le pallium des mains du pape, un plaisant, monté sur un âne, entra dans la salle et demanda au pontife de le nommer primat à la place de ce prêtre imbécile. Bradwardin était l’une des âmes les plus pieuses de ce siècle, et c’était à ses prières qu’on attribuait les victoires du roi ; il était aussi l’un des plus beaux génies de son temps, et occupait le premier rang parmi les astronomes, les philosophes et les mathématiciensj. L’orgueil de la science l’avait d’abord éloigné des doctrines de la croix. Mais un jour que, prosterné dans la maison de Dieu, il écoutait les saintes Écritures, ce passage le frappa : Ce n'est ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. Son cœur ingrat, dit-il, repoussa d’abord avec aversion cette doctrine humiliante. Cependant la Parole de Dieu l’avait saisi de sa puissante étreinte ; il fut converti aux vérités qu’il avait méprisées, et exposa aussitôt les doctrines de la grâce éternelle dans le collège de Merton, à Oxford. Il était si pénétré des Écritures, que les traditions des hommes l’occupaient peu, et tellement absorbé dans l’adoration en esprit et en vérité, qu’il ne remarquait pas les superstitions du dehors. Ses leçons avidement écoutées se répandirent dans toute l’Europe. La grâce de Dieu en était l’âme comme elle fut celle de la Réformation. Bradwardin voyait avec douleur le pélagianisme substituer partout au christianisme du dedans une religion du dehors, et il luttait à genoux pour le salut de l’Église. — « Comme autrefois, quatre cent cinquante prophètes de Bahal s’élevaient contre un seul prophète de Dieu, s’écriait-il, ainsi maintenant, ô Seigneur ! le nombre de ceux qui combattent avec Pélage contre ta grâce gratuite ne saurait se compterk. Ils prétendent, non recevoir gratuitement la grâce, mais l’acheterl. La volonté des hommes doit précéder, disent-ils, et la tienne doit suivre ; la leur est la maîtresse, et la tienne la servantem… Hélas ! le monde presque entier marche dans l’erreur sur les pas de Pélagen. Lève-toi donc, Seigneur, et juge enfin ta cause ! » Le Seigneur devait en effet se lever, mais après la mort du pieux archevêque, aux jours de Wiclef, qui, jeune alors, l’écoutait au collège de Merton, et surtout aux jours de Calvin et de Luther. Son siècle l’a nommé le docteur profond.
j – Son Arithmétique et sa Géométrie ont été publiées ; j’ignore si ses Tables astronomiques l’ont été.
k – Quot, Domine, hodie cum Pelagio pro libero arbitrio contra gratuitam gratiam tuam pugnant? (De causa Dei adversus Pelagium, libri tres, Lond. 1618.)
l – Nesquaquam gratuita sed vendita. (Ibid.)
m – Suam voluntatem præire ut dominam, tuam subsequi ut ancillam. (Ibid.)
n – Totus pæne mundus post Pelagium abilt in errorem. (Ibid.)
Si Bradwardin marchait avec fidélité dans la carrière de la foi, son illustre ami, le roi Edouard, s’avançait avec puissance dans la carrière politique. Le pape Clément IV ayant arrêté que les deux premières vacances de l’Église anglicane appartiendraient à deux de ses cardinaux : La France devient anglaise, dit-on au roi, mais par voie de compensation, l’Angleterre devient italienne. » Edouard, voulant garantir les libertés religieuses de l’Angleterre, fit, en 1350, d’accord avec son parlement, un statut dit de Provision, qui annulait toute nomination ecclésiastique contraire aux droits du roi, des chapitres ou des patrons. Ainsi les droits des chapitres, la liberté des catholiques anglais, aussi bien que l’indépendance de la couronne, étaient protégés contre les envahissements de l’étranger. Le statut prononçait contre les complices du pape la prison ou le bannissement perpétuel.
Cet acte courageux effraya le pontife ; aussi, trois ans après, le roi lui ayant présenté comme évêque de Durham un de ses secrétaires, dénué de toutes les qualités que doit avoir un évêque, le pape se hâta de le confirmer ; et quelqu’un lui en ayant témoigné de l’étonnement : « Quand le roi d’Angleterre m’eût présenté un âne, répondit-il, je l’eusse aussi tôt reconnu. » Ceci rappelle l’âne d’Avignon ; il paraît que cet humble animal jouait alors un certain rôle dans les élections de la papauté. Quoi qu’il en soit, le pape recula. « Les empires ont un terme, dit ici un historien ; quand une fois ils l’ont atteint, ils s’arrêtent, ils reculent, ils s’écroulento. »
o – Habent imperia suos terminos ; huc cum venerint, sistant, retrocedunt, ruunt. (Fuller’s Hist. Cent. 14 p. 116.)
Le terme semblait toujours plus s’approcher. En 1353, trois ans avant la bataille de Poitiers, Edouard présenta au parlement le fameux statut dit de Præmunire, par lequel le roi, avec l’assentiment des lords et à la requête des communes, interdisait tout appel fait à la cour de Rome, toute bulle de l’évêque romain, toute excommunication, en un mot tout acte portant atteinte aux droits de la couronne, et ordonnait que ceux qui apporteraient de tels documents en Angleterre, qui les recevraient, les publieraient ou les exécuteraient, seraient mis hors de la protection du roi, privés de leurs biens, appréhendés au corps, et amenés devant le prince et son conseil, afin que procès leur fût fait en vertu du Præmunirep.
p – Le sens le plus naturel du mot præmunire semble être celui que donne Fuller (p. 148) : prémunir la puissance royale contre des agressions étrangères.
A l’ouïe de ce bill, grande fut la colère des romains. « Si l’ordonnance de Provision avait donné des sueurs au pape, dit Fuller, celle du Præmunire lui donna la fièvre. » Un pape la nomma un exécrable statut et un horrible forfaitq. C’est ainsi que les pontifes appellent tout ce qui contrarie leur ambition.
q – Execrabile statutum… fœdum et turpe facinus. (Martin V au duc de Bedford, Fuller, 148.)
Des deux guerres faites par Édouard, l’une contre le roi de France et l’autre contre la papauté, la plus juste et la plus importante fut la dernière. Les avantages que ce prince avait espéré retirer de ses brillantes victoires de Crécy et de Poitiers, s’évanouirent presque entièrement avant sa mort ; tandis que ses luttes avec la papauté, fondées sur la vérité, ont exercé jusqu’à nos jours une influence incontestable sur les destinées de la Grande-Bretagne. Toutefois les prières et les conquêtes de Bradwardin, proclamant dans ce siècle déchu la doctrine de la grâce, eurent des effets plus puissants encore, non seulement pour le salut de beaucoup d’âmes, mais pour la liberté, la force morale, les lumières et la grandeur de l’Angleterre.