Cette demande, comme la précédente, a pour effet de nous humilier et relever en même temps, de nous déclarer pécheurs et de nous rendre justes. Car toute parole de Dieu a pour but à la fois de proclamer ses jugements, et de nous procurer la justice qui lui est agréable ; ainsi qu’il est écrit : Heureux ceux qui s’appliquent en tout temps au jugement et à la justice. S’appliquer au jugement, c’est se connaître, juger et condamner soi-même, et en cela consiste la vraie humilité et contrition. S’appliquer à la justice, c’est, dans le sentiment de sa culpabilité, chercher le secours et invoquer la grâce de Dieu, laquelle élève ceux qui se sont ainsi abaissés. Or, la troisième demande opère en nous ce double effet, comme je vais le montrer.
Et d’abord, par cette prière, nous nous jugeons nous-mêmes, et nous accusons d’être désobéissants envers Dieu et de ne pas faire sa sainte volonté. Car en demandant que la volonté de Dieu soit faite, nous déclarons qu’elle ne se fait pas habituellement. Aveu terrible ; et que pourrait-il y avoir de plus affreux, que de ne pas faire la volonté de Dieu, et de mépriser ses commandements ? Notre aveu est clair, positif, et il doit être sincère ; car devant Dieu il ne s’agit pas de feindre, ni de prononcer des paroles dont on désavouerait le sens. Comme donc jusqu’à la fin de notre vie nous sommes tenus de réciter cette prière, il s’en suit que jusqu’à la fin de notre vie nous sommes coupables de désobéissance envers Dieu. Il y a là de quoi abattre l’orgueil et dissiper toute folle sécurité. Nous-mêmes avons mis entre les mains de l’Éternel le glaive dont sa justice a le droit de nous frapper. Nous ne pouvons plus espérer qu’en sa merci. Ainsi cette prière nous terrasse et nous humilie, nous alarme et nous effraie. Elle nous apprend à craindre Dieu, à redouter ses jugements, à fuir son tribunal, à en appeler avec angoisse à sa miséricorde, à crier grâce, rien que grâce, seulement grâce. C’est là se juger soi-même, s’appliquer à soi-même les jugements du Très-Haut, reconnaître et déplorer sa misère.
Voilà pour le jugement. Mais comment cette prière peut-elle en même temps opérer en nous la justice de Dieu ? Après nous avoir contraints de nous accuser et condamner nous-mêmes, comment peut-elle nous rassurer contre la colère du juge que nous déclarons avoir offensé par notre désobéissance ? C’est tout simplement en nous pressant de recourir à la grâce de Dieu, de nous confier fermement en sa miséricorde, et de le supplier de nous sauver de notre désobéissance et de l’incapacité où nous sommes de faire sa volonté. Car celui-là est juste devant Dieu, qui confesse humblement ses transgressions, se reconnaît digne de châtiment, demande en grâce que pardon lui soit fait, et ne doute pas d’obtenir ce qu’il demande. Telle est la doctrine constante de l’apôtre (Rom.1.17 ; Gal.3.11). Il enseigne que le juste ne peut subsister devant l’Éternel que par la foi et par la confiance qu’il met dans sa parole, fondant tout son espoir sur la miséricorde de Dieu seul, et non pas sur ses œuvres.
Quelle flétrissure imprimée sur notre pauvre et misérable vie ! En termes clairs et précis, Dieu nous apprend qu’elle n’est tout d’une pièce que désobéissance à sa volonté, qu’elle nous a rendus dignes d’une damnation éternelle, et que, pour nous soustraire à l’arrêt porté contre nous, nous ne pouvons rien faire que gémir, confesser et prier. Vous qui vous éprenez d’un fol amour pour cette vie terrestre, lisez et relisez la troisième demande, ainsi que toutes les autres. Et si cela ne suffit pas pour vous désenchanter, vous n’entendez pas ce que vous avez lu, vous ne comprenez pas le Notre Père, vous n’avez nulle idée des dangers qui vous environnent.
Comment la volonté de Dieu se fait-elle ?
Faire la volonté de Dieu, n’est autre chose qu’observer ses commandements. Personne ne le contestera. Car c’est par ses commandements que Dieu nous manifeste sa volonté.
Nous devons donc connaître ces commandements, et les comprendre. Ceci n’est pas une petite affaire. Toutefois, pour en parler brièvement, on peut dire qu’ils tendent tous à faire mourir en nous le vieil homme, comme l’enseigne l’apôtre saint Paul en beaucoup d’endroits de ses épîtres (Romains 6.4 ss.). Mais qu’est-ce que le vieil homme ? Ce sont les mauvais penchants que nous rencontrons en nous, la colère, la haine, l’impureté, l’avarice, l’ambition et l’orgueil. Car toutes ces dispositions au mal, nous les avons héritées du premier homme, elles sont nées avec nous dès le ventre de notre mère, et ce sont elles qui nous portent au meurtre, à l’adultère, au vol, à toutes les transgressions enfin par où nous enfreignons la volonté de Dieu.
Or le vieil homme est crucifié en nous de deux manières : Il l’est d’abord par nous-mêmes, lorsque nous combattons et repoussons nos mauvais penchants, domptant l’impureté par le jeûne, les veilles, l’oraison, le travail ; comprimant la colère et la haine par nos aumônes, par notre bienfaisance, par de bons offices rendus à nos ennemis ; bref, brisant notre volonté en toutes choses. Cet exercice utile à chacun est surtout salutaire aux individus qui ne sont pas sous le commandement d’un maître, ou sous les ordres de quelques supérieurs. L’indépendance ne nous vaut rien. Tout homme qui en jouit a besoin d’exercer sur son âme une vigilance doublement active. Après avoir examiné où le portent ses penchants, il doit s’interdire ce qu’il désire le plus, et faire ce dont il a le moins envie, afin d’agir sans cesse au rebours de sa volonté, dévouée au mal lors même qu’elle semble vertueuse, et qu’on ne peut rendre bonne, qu’à condition de lui forcer la main et de la contraindre aux choses auxquelles elle répugne naturellement. Car, comme je l’ai remarqué, si nous étions capables de vouloir le bien par nous-mêmes, nous n’aurions que faire de la troisième demande. Que chaque homme donc mette sa volonté naturelle sous le contrôle d’une seconde volonté, ayant mission de briser la première, de la contrarier, de la harceler sans relâche. Qu’il tremble lorsqu’au lieu de deux hommes acharnés à se faire la guerre, il ne découvre en lui qu’une personne unique plongée dans un profond repos. Et enfin, qu’en dépit des inclinations contraires de son cœur, il exécute avec une obéissance aveugle les ordres de la volonté supérieured. Quiconque a une volonté à soi et s’y soumet, doit être assuré qu’il ne fait pas la volonté de Dieu. Mais l’homme se résout difficilement à admettre cette vérité, parce que sa volonté lui est plus chère que tout le reste, et qu’aucun sacrifice ne lui paraît plus dur que celui de son libre arbitre. Aussi voyons-nous des gens capables d’œuvres merveilleusement saintes, qui pourtant, en toutes choses, ne suivent que leurs propres penchants, ne consultent que leurs propres goûts. Cela ne les empêche pas de se croire en état de grâce et exempts de péché, car ils se persuadent que leur volonté est droite, juste et parfaite. Ce n’est pas pour eux que la troisième demande a été insérée dans l’oraison dominicale. Aussi, de crainte de Dieu, nulle trace dans leur cœur.
d – Cette sur-volonté, comme dit Luther, se trouve chez celui-là même qui se l’impose, et qui doit s’y soumettre ; et Luther entend, non que l’homme maître de ses actions se choisisse arbitrairement un maître étranger à la volonté duquel il obéisse, mais qu’il s’habitue à plier sa volonté propre à celle de Dieu. (F. R.)
En second lieu, le vieil homme est crucifié en nous par d’autres hommes, lesquels nous sont contraires, nous harcèlent, nous inquiètent, s’opposent à notre volonté en toutes choses, nous contrariant non seulement dans la recherche des biens temporels, mais même dans les bonnes œuvres auxquelles nous nous appliquons, méprisant nos prières, se moquant de nos jeûnes, insultant à notre piété ; bref, ne nous accordant ni trêve, ni repos. Personnes précieuses, dont nous devrions acheter au besoin les services à prix d’or. Car c’est par elles que Dieu nous exauce, brisant notre volonté pour que la sienne se fasse. C’est pour cela aussi que le Seigneur nous commande de nous mettre d’accord avec notre partie adverse, tandis que nous sommes en chemin avec elle (Matthieu 5.25), c’est-à-dire de renoncer à notre volonté, et de donner droit à notre adversaire ; car en agissant ainsi nous brisons notre volonté. Or c’est précisément par là que se fait la volonté de Dieu, puisque son bon plaisir est que nos inclinations soient contrariées et que tout propre vouloir soit anéanti. Si donc quelqu’un vous méprise et se joue de vous, ne lui résistez pas ; au contraire soyez contents de ce qui vous arrive, et persuadez-vous que cela est bien ainsi, comme effectivement cela est bien aux yeux de Dieu. Que si votre prochain vous enlève ce qui est à vous, ou cherche à vous causer quelque dommage, laissez faire et ne doutez pas que cela ne doive être ainsi, attendu que si cela ne devait être, Dieu bien certainement aurait su l’empêcher. L’autre commet une injustice, je le veux bien, mais ce que vous souffrez n’est pas une injustice. Car toutes choses sont à Dieu, et ce qu’il vous a donné il peut vous le reprendre, soit par la main des bons, soit par celle des méchants, ceci importe peu. Ne résistez donc pas, mais dites : Ta volonté soit faite ! Et de même en toutes choses, tant spirituelles que temporelles. Si quelqu’un veut t’ôter ta robe, dit Jésus, laisse lui encore le manteau. (Matthieu 5.40).
Mais j’entends votre objection : Si c’est ainsi qu’il faut que la volonté de Dieu s’accomplisse, qui donc sera sauvé ? Quel est l’homme capable d’observer un tel commandement, de laisser toutes choses et de n’avoir plus aucune volonté ?
A cela je réponds : Que cela nous apprenne combien est grande et nécessaire cette prière et avec quelle ferveur il faut qu’on la récite ! Non certes, ce n’est pas une petite chose que nous demandons, lorsque nous désirons que notre volonté soit anéantie et que celle de Dieu seule soit faite. Nous confessons par là que nous sommes pécheurs, nous nous disons incapables de faire cette volonté de Dieu, et implorons grâce et secours afin que nos manquements passés nous soient pardonnés et que dorénavant nous ne retombions pas dans les mêmes fautes. A cette fin il faut que notre volonté soit anéantie, car elle ne peut subsister en même temps que celle de Dieu, ces deux volontés étant de leur nature opposées l’une à l’autre. C’est ce que vous pouvez voir par la prière que fit notre Seigneur Jésus-Christ dans le jardin de Gethsémané lorsqu’il demanda à son Père céleste de transporter loin de lui la coupe : Toutefois, ajouta-t-il, que ma volonté ne soit point faite, mais la tienne. (Luc 22.42). S’il a fallu que la volonté de Christ même, laquelle certainement était bonne et a toujours été parfaite, se rangeât pour que la volonté ne Dieu se fît : sera-ce donc à nous, pauvres vermisseaux, de faire grand bruit de notre volonté, laquelle pourtant n’est jamais entièrement nette de toute malice, et mérite toujours d’être empêchée ?
Pour bien comprendre cela, il faut que vous sachiez que notre volonté peut être mauvaise et opposée à celle de Dieu en deux manières différentes.
En combien de manières notre volonté est opposée à celle de Dieu.
Elle l’est d’abord ouvertement, sous aucun masque ni voile, lorsqu’elle nous pousse à faire ce qui, de l’aveu de tout le monde, est mal ; comme par exemple, à nous mettre en colère, à mentir, à tromper, à nuire au prochain, à nous livrer aux passions de la chair. Il n’y a pas d’hommes en qui il ne s’élève parfois de ces mouvements désordonnés, surtout quand il est excité par quelque tentation extérieure. Mais il doit les combattre en priant que la volonté de Dieu soit faite, la volonté de Dieu étant que nous soyons amis de la paix, de la vérité, de la pureté et de la douceur.
Notre volonté est mauvaise, en second lieu, d’une manière cachée lorsqu’elle est revêtue des apparences d’un zèle louable. C’est ainsi que les fils de Zébédée voyant que les Samaritains ne voulaient point recevoir Jésus, s’écrièrent : Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu du ciel descende du ciel et les consume ? A quoi le Seigneur répondit : Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés. Car le Fils de l’homme n’est pas venu pour faire périr les âmes des hommes, mais pour les sauver (Luc 9.53, 56). Tels sont aussi les gens qui, sous enseigne de venger les injustices et de corriger les sottises dont on s’est rendu coupable envers eux-mêmes ou envers d’autres, prétendent faire à leur tête, veulent tout emporter à haute lutte, et puis, s’ils ne réussissent pas, jettent de grands cris et se plaignent : « Voici, mon projet était excellent, on n’avait qu’à suivre mes conseils, mais le diable renverse tous mes projets. » Bizarres personnages, qui se croient en droit de s’emporter et de se livrer à toutes sortes d’extravagances chaque fois que leurs idées ne prévalent pas. Ils iront tapager, gronder, exciter autour d’eux le trouble et le désordre pour la seule raison qu’on a résisté à leurs bonnes intentions. Mais s’ils examinaient ces bonnes intentions au grand jour, ils découvriraient qu’elles ne le sont qu’en apparence, et qu’en réalité ils ne cherchent que leur propre avantage, ou tout au moins une satisfaction d’amour-propre et le plaisir d’avoir fait triompher leur volonté. Car si leurs intentions étaient véritablement et foncièrement bonnes, d’où leur viendrait l’humeur colère et turbulente qu’ils déploient du moment qu’on les contrarie ?
L’homme qui ne peut souffrir qu’on s’oppose à ses vues, prouve par là même que sa volonté est mauvaise. L’impatience qu’il ressent est la marque certaine à laquelle vous pouvez reconnaître qu’il n’y a que fausseté, trompeuses apparences et malice sous l’enveloppe de sa prétendue bonne volonté. En effet, voici le langage que tient une volonté vraiment bonne, lorsqu’on renverse ses desseins : « Mon Dieu, je croyais qu’il serait utile que la chose fût ainsi ; mais si cela ne doit pas être, je me résigne et dis : Que ta volonté soit faite ! » Car où éclatent l’impatience et le trouble, il doit y avoir nécessairement quelque vice caché, n’importe les honnêtes dehors dont il a su se revêtir.
A côté de ces deux volontés mauvaises, il y a encore une volonté sincèrement droite et honnête, laquelle non plus ne doit pas être faite. Telle était la volonté de David lorsqu’il projeta de bâtir un temple à l’Éternel, et que Dieu, tout en approuvant ses intentions, ne voulut point lui permettre de les accomplir (2 Samuel 7.1-29). Telle était encore la volonté de Jésus-Christ, lorsque, dans le jardin de Gethsémané, il désirait que la coupe fût transportée loin de lui, sans que toutefois son désir fût rempli. Vous, de même, quand vous souhaiteriez de convertir le monde entier, de ressusciter des morts, d’amener au ciel tous les hommes avec vous et d’opérer toutes sortes de miracles, avant de vouloir ces choses, il faudrait consulter la volonté de Dieu, préférer la sienne à la vôtre, soumettre la vôtre à la sienne, et vous écrier : « Mon Dieu, telle ou telle chose me semble bonne, puisse-t-elle se faire, si c’est ton bon plaisir ; si non qu’il n’en soit rien ! »
Vous verrez souvent Dieu briser dans ses saints cette volonté quoique bonne en elle-même. Il veut empêcher par là que sous le couvert de louables intentions ne vienne se glisser cette bonne volonté fausse, maligne et trompeuse dont j’ai parlé plus haut. Il veut aussi nous apprendre que notre volonté, toute bonne qu’elle soit, est beaucoup inférieure à la sienne, et qu’il est juste par conséquent que la première se range à la seconde, que nos désirs s’anéantissent devant ses vues infiniment plus excellentes et seules parfaitement saintes. Enfin, Dieu contrarie notre bonne volonté pour la rendre meilleure, en la contraignant de s’assujettir et conformer à la sienne, jusqu’à ce que nous soyons entièrement libres, dépouillés de toute propre volonté, et résignés parfaitement à tout ce que Dieu jugera à propos de faire, d’ordonner et de nous dispenser.
Cette abnégation complète de toute propre volonté est ce qui constitue la vraie obéissance à Dieu. Toutefois on ne la connaît guère parmi les hommes de notre époque. Ecoutez les insipides rhéteurs qui de leur bavardage étourdissent la chrétienté et séduisent par leurs doctrines le pauvre peuple : « Ayez de bons principes, proposez-vous fermement le bien, formez de vertueuses résolutions et tout ira à merveille, vous n’aurez point à craindre de faillir. » Voilà les maximes qu’avec emphase ils débitent du haut de leurs chaires. Ils ne voient pas que de pareils discours ne peuvent qu’engendrer dans les auditeurs une fausse sécurité, les rendre altiers, opiniâtres, entichés de leur propre volonté, guerroyant sans cesse contre Dieu ; car ils les induisent à penser que leurs intentions sont naturellement bonnes, qu’ils n’ont qu’à en suivre la pente, qu’il leur est permis d’en forcer l’accomplissement, et que toute résistance qu’elles trouvent vient du diable et non pas de Dieu.
De là les loups en habits de brebis, de là ces saints tout pétris d’arrogance, hommes des plus dangereux sur terre. De là aussi tant de querelles, tant de disputes, tant de guerres entre évêque et évêque, entre église et église, entre prêtre et prêtre. Tous parlent de la droiture de leur volonté, de la pureté de leurs intentions, de leurs divines inspirations, et c’est en prétextant la gloire de Dieu qu’ils font les œuvres du diable.
C’est un langage tout autre qu’il faut tenir aux hommes. Il faut les exhorter à mettre leur volonté sous le joug de la crainte de Dieu, à se défier de leurs intentions, à renoncer à cette maudite présomption qui fait qu’ils se persuadent de pouvoir par eux-mêmes former de bonnes résolutions. Nul homme n’est capable de tirer du fond de son cœur des pensées pures, des désirs pieux, de saints projets. Notre volonté n’est bonne qu’autant que nous ne nous permettons pas d’avoir même une bonne volonté ; car, comme je l’ai dit plus haut, où il n’y a pas de volonté, là seulement celle de Dieu peut s’accomplir parfaitement. Mais c’est ce que ne comprennent pas ces grands déclamateurs, et par leurs discours tout bouffis d’orgueil ils nous amènent à dire des lèvres : Ta volonté soit faite, tandis que dans nos cœurs nous disons : ma volonté soit faite, nous riant ainsi de Dieu et de nous-mêmes.
Mais, me répliquera-t-on, Dieu ne nous a-t-il pas donné une volonté libre ? Je réponds : Oui sans doute, Dieu t’a donné une volonté libre. Pourquoi donc la veux-tu condamner à l’esclavage, en en faisant ta propre volonté ? Si tu t’en sers pour faire ce qui te plaît, elle n’est plus libre, elle est asservie, elle est à toi. Or Dieu n’a donné de volonté propre ni à toi, ni à nul autre. La propre volonté vient du diable et d’Adam, qui se sont emparés pour leur propre compte de la volonté qu’ils avaient reçue libre des mains de Dieu. Car qu’est-ce qu’une volonté libre ? C’est celle qui ne reçoit que les ordres de Dieu et non les nôtres, et qui de cette manière maintient sa liberté, ne s’attachant et ne se livrant à aucune créature.
Conclusion.
Vous voyez donc que dans cette prière Dieu nous ordonne d’invoquer son secours contre nous-mêmes, nous enseignant par là que nous n’avons pas de plus grand ennemi que nous. Car notre volonté est ce qui forme l’essence de notre être ; et c’est contre cette volonté que nous sommes forcés de prier : « O mon Père, ne permets pas que ma volonté s’accomplisse. Brise ma volonté. Résiste à ma volonté. Advienne ce qui voudra, pourvu que rien ne se fasse selon ma volonté, mais que tout se fasse uniquement selon la tienne, afin qu’il en soit sur la terre comme au ciel, où il n’y a pas de propre volonté ! » Cette prière, et plus encore l’exaucement de cette prière, est extrêmement douloureux à la nature humaine, attendu que la propre volonté est ce que nous avons de plus cher et de plus profondément enraciné dans notre âme.
C’est une prière par laquelle nous ne demandons autre chose que croix, tortures, contrariétés et toute espèce de souffrances propres à détruire notre volonté. Les hommes volontaires ne la comprennent pas ; sans quoi ils la prendraient en haine, ou ils auraient peur de la prononcer.
Examinons maintenant quelle est la connexion des trois premières demandes ? Dans la première, nous désirons que le nom de Dieu soit honoré et que sa louange soit en nous. Ceci ne peut avoir lieu qu’autant que nous nous appliquons à la piété et que nous rentrons dans le royaume de Dieu. Car les morts, ni les pécheurs ne peuvent célébrer l’Éternel, selon qu’il est écrit au psaume sixième : Il n’est point fait mention de toi en la mort ; et qui est-ce qui te célébrera dans le sépulcre ? C’est pour cette raison que nous ajoutons : Ton règne vienne. Mais pour être admis dans le royaume de Dieu, il faut être affranchi du péché, et pour être affranchi du péché, il faut que la propre volonté de l’homme soit extirpée et qu’elle fasse place à la volonté de Dieu. Tel est l’objet de la troisième demande. Car la volonté étant le chef et le roi de tous les membres, il suffit qu’elle soit émancipée de l’empire du mal et de nous-mêmes, pour que ses sujets le soient pareillement. C’est pourquoi cette prière attaque notre malice, non par la main ou par le pied, mais par la tête, s’en prenant à la volonté qui est la tête de notre malice et le vrai coupable.