Vie de John Hunt, missionnaire aux îles Fidji

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Premiers travaux à Viwa

(1842-1843)

Hunt devient président du district et est appelé à Viwa. — Origine de l’évangélisation de cette île. — L’île de Mbau attire l’attention des premiers missionnaires. — Insuccès de leurs efforts. — Ils s’établissent à Viwa. — Le chef Namosimaloua. — Son caractère. — Il embrasse extérieurement le christianisme. — Premiers travaux. — Mort du missionnaire Cross. — Hunt vient le remplacer. — Etat de l’œuvre. — Il se décide à travailler à la préparation d’évangélistes indigènes. — La méthode de son enseignement. — Ses élèves. — Ses succès auprès d’eux. — L’évangéliste qui craint de tomber à plat. — Une tentative de strangulation. — Travaux divers. — Pensées sur la mort. — Revue des diverses localités du circuit. — Appel au Comité.

Après les trois années de travail ingrat que nous venons de raconter rapidement, John Hunt fut appelé, en conséquence de la maladie (bientôt suivie de mort) de son collègue Cross, à occuper le double poste laissé vacant par ce frère, c’est-à-dire à la fois la direction de l’église centrale et fort importante de Viwa et la surintendance générale de la mission des îles Fidji. Cette place de confiance attribuée à un pasteur aussi jeune que l’était notre missionnaire, suffirait à prouver, si le récit qui précède ne l’avait prouvé surabondamment, à quel point son caractère à la fois plein de modestie et brûlant d’activité lui avait concilié le respect et l’affection de tous. Il unissait en effet aux élans passionnés et enthousiastes de la jeunesse cette rectitude de jugement et cette maturité d’idées qui les équilibrent, et sans lesquelles ils n’aboutiraient qu’à l’impuissance et au découragement. Dieu appelle rarement, il est vrai, un homme aussi jeune à passer par des épreuves aussi multipliées que celles que John Hunt comptait déjà dans sa carrière chrétienne. Son âme avait été soumise à une austère discipline qui l’avait rapidement mûrie.

Avant de raconter les luttes et les succès de notre missionnaire dans le nouveau champ de travail où la Providence venait de l’appeler, il est nécessaire que nous fassions connaître au lecteur ce champ lui-même et que nous résumions rapidement les travaux qui s’y étaient accomplis précédemment et que Hunt avait pour mission de poursuivre.

Les premiers missionnaires qui, dès 1835, s’étaient établis à Lakemba n’avaient pas tardé à tourner leurs regards et leurs pensées vers l’occident de l’archipel, d’où leur venaient les récits les plus lamentables sur l’état de dégradation du peuple. Là d’ailleurs se trouvait la grande île de Viti Levou la plus grande du groupe fidjien. Près de cette île montagneuse, et tout le long de ses côtes, se trouvent une foule de petites îles tellement rapprochées que quelques-unes d’entre elles peuvent communiquer par terre avec leur grande voisine, lorsque la mer est basse. C’est l’une de ces petites îles, nommée Mbau, qui est la plus influente de l’archipel tout entier. Ses chefs ont su, par leur valeur et leurs nombreux faits d’armes, s’acquérir un grand renom et une suzeraineté incontestée sur tout le pays. Une révolution puissante s’efforça en vain, il y a bon nombre d’années, de secouer le joug de ces chefs redoutables ; ils la noyèrent dans le sang, et leur pouvoir sortit de cette épreuve plus étendu et plus fort que jamais. Le vieux roi Tanoa put quitter la retraite où il s’était caché pour échapper à la fureur des rebelles, et il remit les rênes du gouvernement à son plus jeune fils Thakombau, à l’habileté et à la valeur duquel il était redevable de sa restauration. Le jeune chef ne tarda pas à rehausser l’éclat de la puissance du gouvernement de Mbau, et il n’y eut pas un roi dans l’archipel tout entier qui n’attachât le plus haut prix à son alliance.

Ce fut à ce moment même que l’attention des missionnaires se porta vivement sur ce centre du pays où se donnaient rendez-vous toutes les abominations qu’on rencontrait ailleurs. Moins de deux ans après son arrivée, M. Cross s’embarqua pour aller commencer une mission à Mbau. Mais l’orage révolutionnaire qui avait un moment ébranlé le pouvoir des chefs était à peine passé, et ceux-ci, soupçonneux et méfiants, refusèrent carrément de se prêter aux projets du nouveau venu. Thakombau lui déclara qu’il ne pouvait lui accorder aucune garantie contre les mauvais sentiments de la population, et que, pour lui-même, il avait tout autre chose à faire que de s’occuper de religion. Ainsi éconduit, et voyant que le peuple était en effet animé de sentiments hostiles, le pieux serviteur de Dieu se décida à ajourner ses projets. La tourmente révolutionnaire était loin d’ailleurs d’être apaisée : deux chefs puissants venaient d’être égorgés et dévorés ; deux autres allaient subir le même traitement.

Un peu plus tard, lorsque le calme se fut rétabli, M. Cross fit de nouvelles tentatives. Le vieux monarque lui permit de s’établir dans l’île, et lui promit de lui construire une maison et une chapelle. Mais, quand le moment fut venu, il ne tint aucun compte de ses promesses, et, au lieu de construire un temple chrétien, il éleva un temple païen, dont la consécration s’accomplit, suivant le rite du pays, au milieu de nombreux sacrifices humains. L’opposition venait surtout de Thakombau, le nouveau chef, qui, intelligent comme il l’était, redoutait l’influence chrétienne.

En présence de cette opposition systématique, M. Cross ne vit rien de mieux à faire que de chercher une île voisine où il put s’établir, en attendant des dispositions meilleures de la part du chef de Mbau. Une lieue à peine au nord, se trouve Viwa, petite île qui convenait d’autant mieux à ce dessein que ses habitants semblaient disposés favorablement en faveur des nouvelles doctrines. Le missionnaire s’y transporta, et y rencontra un accueil très bienveillant. Cette île tirait toute son importance de sa position au point de vue politique, et son chef suprême prenait rang immédiatement après celui de Mbau dont il se considérait à la fois comme le vassal et l’allié.

M. Cross, en venant s’établir dans cette île, répondait aux invitations réitérées du chef Namosimalouaa, homme remarquable à bien des égards et qui mérite une mention particulière, d’autant plus que son nom reviendra dans ce récit et qu’il joua un rôle assez considérable dans l’établissement du christianisme aux îles Fidji. Namosi, comme on l’appelait par abréviation, avait pris une part active dans toutes les guerres de l’archipel. Sa grande prudence et sa perspicacité remarquable en avaient fait une sorte d’Ulysse au milieu des conspirateurs de la rébellion dont nous avons parlé. Au moment où l’insurrection avait le dessus, il avait conseillé le meurtre du remuant héritier du roi Tanoa, prévoyant, ce qui arriva en effet, que, si on laissait la vie à Thakombau, il saurait quelque jour écraser les ennemis de son père. Son conseil ne fut pas suivi, et Namosi qui avait deviné juste et prévu que la victoire de l’insurrection ne serait pas de longue durée, ne s’occupa plus que de se réconcilier avec Tanoa, pour conserver sa position, lorsque la fortune redeviendrait favorable à ce roi détrôné. Il lui sauva la vie dans une occasion, et sut, avec une ruse et une habileté consommées, gagner son amitié et sa reconnaissance. Aussi, quand Thakombau eut écrasé la rébellion et replacé son père sur le trône, Namosi fut épargné, tandis que les autres chefs expiaient dans des supplices la part qu’ils avaient prise à ce soulèvement.

a – Ce nom signifie : La terreur désormais et il était bien mérité.

Tel était l’habile personnage, le fin et rusé politique qui appela M. Cross dans l’île de Viwa, et lui donna une si cordiale bienvenue. Son adhésion au christianisme était le fait d’une intelligence avancée, beaucoup plutôt que d’un cœur touché et convaincu. En donnant la main au christianisme alors que tout le monde le méprisait, il croyait faire acte de haute politique, absolument comme lorsqu’il avait sollicité l’alliance de Tanoa, quand sa cause paraissait perdue. Il prévoyait que la doctrine des missionnaires deviendrait un jour une puissance avec laquelle il faudrait compter, et il tenait à être en bons rapports avec elle. Il se rattacha ouvertement, dès l’origine, au culte nouveau et abandonna les pratiques du paganisme auxquelles il ne reconnaissait aucune valeur depuis longtemps. Cette adhésion fut franche, mais elle ne changea que fort peu les habitudes et les mœurs de ce chef sauvage ; et, tout en affichant hautement des convictions chrétiennes, il continua à pratiquer les coutumes barbares qu’il avait apprises de ses pères. Les missionnaires ne se firent aucune illusion sur le caractère superficiel de cette conversion ; ils acceptaient toutefois avec reconnaissance la protection que leur offrait ce chef dont la haute intelligence leur était une garantie d’équité ; et bientôt ils exercèrent sur lui une influence bienfaisante qui adoucit ce caractère farouche et amena quelque amélioration dans ses mœurs. Il sut même, en certaines occasions, déployer du courage dans la défense de ses amis les missionnaires, et il ne craignit pas de s’exposer à la colère de son suzerain Thakombau, pour les protéger.

Avec les bonnes dispositions de Namosimaloua, M. Cross put travailler avec succès dans l’île, et il réussit à amener à Jésus-Christ un bon nombre de païens. Au bout de trois ans, il tomba malade, à la suite des grandes fatigues que lui avait occasionnées le travail missionnaire, et dut se transporter à Somosomo, pour se placer sous les soins médicaux de M. Lyth ; il y termina sa carrière, quelques mois après, le 15 octobre 1842, à la fleur de l’âge et dans la joie de la foi.

John Hunt arriva à Viwa le 30 août 1842. Il recueillit avec joie et reconnaissance les fruits du travail de son prédécesseur. Cent vingt personnes environ avaient complètement renoncé au paganisme, et déjà huit évangélistes indigènes avaient pu être formés et secondaient activement le missionnaire. Ces éléments étaient précieux, et le nouveau venu ne manqua pas de les utiliser en s’efforçant de les développer. Il rencontrait ainsi, dans l’œuvre accomplie par son prédécesseur et dans les bonnes dispositions du chef, des garanties de paix et de prospérité qu’il n’avait jamais eues à Somosomo. A la place du mauvais vouloir qui avait entravé tous ses efforts, il trouvait à Viwa une certaine cordialité qui le mettait à l’aise. Le fonds du caractère des habitants était empreint d’une bienveillance qui manquait absolument à d’autres parties de l’archipel Fidji. Avec un bon petit noyau de personnes décidément pieuses, la famille missionnaire était assurée de rencontrer une sympathie plus générale, en même temps que quelques-uns de ces conforts qui sont si nécessaires, même en pays païen. La protection intelligente du chef lui créait aussi une position bien supérieure à celle qu’elle occupait à Somosomo, tant au point de vue des avantages matériels qu’à celui de l’influence morale.

A peine arrivé dans son nouveau poste, Hunt remarqua avec joie que bon nombre d’hommes jeunes et intelligents avaient déjà accepté et compris le message du salut et étaient disposés à en faire part à d’autres. Il vit là un gage certain de succès et de prospérité pour l’avenir, et il n’eut plus qu’une pensée, celle de s’appliquer à former ces jeunes gens pour en faire d’utiles auxiliaires et pour multiplier de la sorte les forces vives de l’évangélisation. Depuis longtemps déjà, il mûrissait cette pensée et se demandait ce qu’il y aurait à faire pour la mettre à exécution. Plus d’une fois, il s’était dit que la société-mère, en présence de son œuvre multiple, et en face des innombrables besoins qu’elle avait à satisfaire sur tous les points du globe, ne pourrait jamais fournir qu’un nombre bien limité de missionnaires aux îles Fidji, et que cette poignée d’ouvriers ne suffirait jamais à l’évangélisation de ces deux cents îles et de ces cent cinquante mille habitants. Le remède à cette pénurie d’agents, il le voyait dans cette institution d’un ministère laïque, libre et non salarié, qu’il considérait, à juste titre, comme le secret des beaux succès de l’Église méthodiste dans le monde. Il se disait que l’avenir de cette œuvre missionnaire était là et que le soin principal des agents devait se concentrer sur ce point spécial, s’ils voulaient assurer à leurs travaux des résultats étendus et profonds. Cette préoccupation prouve avec quelle intelligence et quelle sûreté de jugement John Hunt jugeait les perspectives qui s’ouvraient devant lui et appréciait les nécessités de la position. Il est certain que la prédication d’anciens cannibales, preuves vivantes de la puissance de transformation de l’Évangile, devait avoir auprès des Fidjiens une autorité considérable. Le jour où John Hunt comprit cela et se décida à entreprendre quelque chose pour préparer et former des prédicateurs et des évangélistes indigènes, travaillant sous les inspirations des ministres réguliers, il inaugura une ère nouvelle pour la mission fidjienne, et la fit passer de la période des tâtonnements à celle de l’activité féconde et des grands succès.

Dès la première année de son séjour à Viwa, Hunt organisa une sorte d’école préparatoire, destinée à former des évangélistes indigènes. Il rassembla autour de lui quelques jeunes gens chrétiens dont l’intelligence lui semblait susceptible de développement, et se mit à travailler à leur culture intellectuelle et religieuse, sans se laisser décourager par les premières difficultés. Il fallait un zèle bien grand et une persévérance à l’épreuve de tous les découragements pour essayer de défricher des esprits aussi incultes et chez lesquels tout était à commencer. Hunt était un de ces hommes qui croient devoir bien faire tout ce qu’ils entreprennent. Les leçons de toute nature qu’il donnait à ses élèves étaient soigneusement préparées ; il les rédigeait et les fit même imprimer, sous forme de manuel et de résumé, afin qu’après avoir quitté son école, ses jeunes amis pussent se les remémorer. Ces leçons étaient le plus souvent de simples entretiens, sur un sujet d’histoire, de géographie ou de théologie, dans lesquels on n’avançait que pas à pas, parce qu’il fallait, avant tout, s’assurer que les mots les plus simples étaient compris. Le missionnaire ne se rebutait pas ; il revenait volontiers sur les mêmes choses, préférant donner à ses élèves quelques idées claires, quelques notions justes que d’entasser pêle-mêle dans leur mémoire une foule de connaissances indigestes et confuses. Il essayait surtout de leur apprendre à penser, à réfléchir, à comparer, ce qui n’était pas facile avec des sauvages dont la vie s’était écoulée jusque-là dans le plus abject matérialisme. Son journal nous donne quelques rapides indications au sujet de ces difficultés qui l’arrêtaient parfois.

25 octobre 184. — J’ai mis par écrit aujourd’hui ma leçon sur la justification, à l’usage de mes élèves. J’ai eu de la peine à trouver des mots répondant à peu près aux idées que je voulais exprimer. Ils font tellement défaut dans le langage du pays que nous devons nous résigner à être compris imparfaitement, pendant quelque temps, sur plusieurs de ces sujets. Ce soir, j’ai commencé à rédiger un petit questionnaire dont je ferai la base des examens que je veux faire subir, tous les trois mois, à nos élèves sur nos leçons théologiques.

6 juin 1843. — J’ai cette année trois élèves réguliers à mes leçons du matin ; deux d’entre eux sont de jeunes gens qui m’ont été confiés l’an dernier, et l’autre est notre évangéliste indigène de Viwa. Mon domestique a également suivi avec régularité ces instructions ; un ou deux autres y ont pris part aussi, quoique moins régulièrement. J’ai l’espérance que ces jeunes hommes deviendront utiles par la suite pour l’évangélisation de leurs compatriotes.

Nous nous réunissons à six heures du matin, et c’est là une heure fort convenable. A l’origine, je leur donnais quatre leçons par semaine sous forme de conférence. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’une pareille méthode n’amenait que fort peu de résultats, attendu que mes élèves étaient incapables de prendre des notes, et que même la signification de plusieurs des choses dont je leur parlais leur échappait complètement ; il arrivait qu’ils avaient bien vite oublié tout ce que je leur avais dit. Je me décidai alors à écrire un certain nombre de leçons, que nous lisions ensuite ensemble et sur lesquelles nous conversions familièrement. Je me suis fait aider pour en copier un certain nombre d’exemplaires, ce qui nous permet à tous d’en avoir un sous les yeux. Je n’ai que de bons témoignages à rendre à l’attention et à la conduite de mes jeunes amis. On ne peut pas s’attendre sans doute à les voir étudier comme des Anglais ; mais au moins, en nous quittant, ils emporteront une connaissance de la théologie, bien supérieure à celle de leurs compatriotes, et c’est déjà quelque chose. Puis, nous leur remettrons un manuel de 250 pages et un résumé de ce manuel que nous avons fait préparer pour leur usage. Mes leçons sont loin d’être ce que je voudrais qu’elles fussent ; mais j’ai fait de mon mieux, et j’ai dû beaucoup travailler pour les amener à ce qu’elles sont.

Je me suis efforcé de former le caractère de ces jeunes gens, en même temps que j’ai travaillé à enrichir leur intelligence ; et, bien que ce soit là la partie la plus difficile en même temps que la plus importante de ma tâche, je crois pouvoir dire que j’ai réussi en une certaine mesure. Nos jeunes amis ont une conduite sérieuse et dévouée ; ils apportent de la diligence et de la régularité dans leurs études et dans leurs diverses occupations ; ils témoignent de la soumission et de la déférence à ceux qui les dirigent selon le Seigneur ; et, ce qui est l’essentiel, ils font des progrès dans la grâce, la connaissance et l’amour de notre Seigneur Jésus-Christ.

Mme Hunt leur enseigne l’anglais. Je ne pense pas qu’ils arrivent jamais à en posséder une connaissance parfaite ; mais ils peuvent pourtant dès aujourd’hui lire et traduire deux ou trois chapitres du Nouveau Testament. L’un de nos évangélistes nous disait que sa connaissance de l’anglais lui était d’un grand service pour l’intelligence de son Testament fidjien.

Nous n’avons pas pu faire grand’chose en fait de géographie, faute d’un globe et de cartes géographiquesb.

b – Le Comité de Londres ne tarda pas à réparer cette lacune, en envoyant à Fidji une belle collection de globes et de cartes géographiques.

Deux de mes jeunes gens sont assez avancés dans leur développement pour que j’ose dès maintenant leur confier des postes. Que Dieu veuille en faire des ouvriers qui n’aient pas à rougir de leur travail ! »

John Hunt, on le voit, s’occupait avec une tendre sollicitude de ces jeunes hommes, en qui se personnifiait à ses yeux l’avenir de l’œuvre missionnaire de Fidji. Il n’y avait dans les relations qu’il entretenait avec eux rien qui sentît l’arrogance ; il n’écrasait pas leur ignorance par sa supériorité. Il les traitait sans doute en enfants, au point de vue des tendres ménagements et des égards paternels dont il usait envers eux, mais il les envisageait aussi comme des frères en la foi, et leur témoignait l’affection et l’estime qui devaient les relever aux yeux du troupeau, dont ils allaient devenir par la suite les conducteurs ; de pareils égards devaient ainsi faciliter leur tâche future.

Le missionnaire possédait une aptitude toute spéciale pour bien accomplir la tâche qu’il s’était donnée ; nul aussi bien que lui, ne savait parler au peuple sa langue et mettre à sa portée, à force de simplicité et de persévérance, les plus hautes vérités de la foi. Son école forma d’excellents évangélistes, et il dota la mission d’une institution qui exerça par la suite une influence décisive sur ses destinées.

Une anecdote amusante, racontée par John Hunt, montrera que ses élèves avaient beaucoup à faire pour se débarrasser de leur ignorance, et que les figures de langage en particulier n’offraient pas à leur esprit un sens bien précis.

« Nous n’oublierons pas de longtemps ce qui arriva à notre élève Noé, la première fois qu’il voulut prêcher. Je l’avais prié de se rendre à Naivourouvourou petite localité à trois milles de Viwa, où nous avons quatre ou cinq chrétiens, et de les réunir pour leur adresser une petite méditation. Noé se fit longtemps prier, avant d’y consentir, et lorsque je lui demandai de me dire quelles objections l’arrêtaient, il fut impossible de le faire parler ; il me déclara seulement qu’il préférerait de beaucoup prêcher dans la grande chapelle de Viwa, surtout pour une première fois. Je lui dis que je ne pouvais pas y consentir, et je l’engageai à se rendre là où je l’envoyais. Lorsqu’il vit que je n’étais pas disposé à céder, il se soumit et se rendit à son poste, accompagné de plusieurs de ses condisciples, désireux d’entendre son premier sermon.

Lorsqu’il revint dans la soirée, je lui demandai des nouvelles de ce premier essai ; et voici en quels termes il me raconta son aventure et m’expliqua le mystère de ses objections que j’avais mis toute mon intelligence à percer, sans y réussir :

« Les évangélistes de Tonga, dit-il, m’avaient averti que les jeunes prédicateurs sont en général très effrayés, lorsqu’ils font leur premier sermon, et qu’il leur arrive souvent de tomber à plat. Je m’attendais à ce que tel serait mon cas ; et c’est pour cela que je désirais tant prêcher d’abord dans la grande chapelle ; je me promettais de saisir vigoureusement les deux côtés de la chaire, et de m’y cramponner, de façon à ne pas tomber à plat. J’ai dû renoncer à mon désir et me rendre là où vous m’avez envoyé. Je me suis donc levé et j’ai indiqué un cantique ; et mes camarades ont si bien chanté qu’une femme a commencé à pleurer ; pendant ma prière, elle sanglotait. J’ai lu ensuite un passage, et j’ai trouvé que ma parole était très forte pour l’expliquer. Nous avons chanté de nouveau, et j’ai alors indiqué mon texte. J’ai pu parler avec la plus grande liberté et sans faire la moindre chute. »

Ce qui étonnait notre brave Noé, c’était de n’être pas tombé tout de son long devant ses auditeurs. Ce succès l’encouragea, et il a continué, depuis lors, à prêcher d’une façon très convenable. »

Que l’on nous permette d’extraire maintenant quelques fragments des lettres et journaux de John Hunt, en ne suivant d’autre ordre que celui des dates. Peut-être que cette confusion apparente servira mieux notre dessein de faire connaître simultanément l’homme et le missionnaire que ne le ferait tout autre disposition des matériaux que nous avons sous la main. La vie d’ailleurs est loin d’être elle-même tout d’une pièce ; les jours s’y suivent et ne s’y ressemblent pas, et son unité n’est après tout que la résultante de ses innombrables modifications.

1842, 22 octobre. — Ce matin, un certain nombre de femmes sont venues de Mbau pour étrangler une pauvre femme à laquelle j’avais donné des soins médicaux, pendant quelque temps. Je réussis à les empêcher d’accomplir leur dessein. A peine avais-je le dos tourné qu’elles résolurent de l’enterrer vivante. Heureusement que, n’étant pas complètement rassuré sur leurs intentions, je revins à la ville, où j’appris que Vérani, le neveu du chef, avait ordonné qu’on l’enterrât. Lui-même creusait en ce moment la fosse où il voulait la faire jeter. J’accourus aussitôt et le suppliai instamment de se désister de ce projet ; il me fallut faire appel à tous les moyens de persuasion pour le dissuader. J’y réussis pourtant, et il ordonna que l’on comblât la fosse et qu’on me rendît la femme. Puis il se frotta les mains, avec un geste significatif, en disant : « C’est dommage, j’ai sali mes mains pour ne rien faire ; » et il ne cachait pas son mécontentement. J’interrogeai la femme et je m’assurai qu’elle n’avait nulle envie de mourir, et qu’elle ne serait pas fâchée de goûter de l’existence quelque temps encore. Ratou-Mara, un chef de Mbau auquel elle appartenait, lui avait envoyé l’ordre de se laisser étrangler, mais il me parut évident qu’elle tenait fort à la vie. Le lendemain, j’appris sa mort ; je crois bien que ces malheureux y ont contribué en quelque manière, bien qu’ils m’eussent promis de n’en rien faire.

24 octobre. — Nous avons travaillé à paver mon cabinet d’étude. J’ai dirigé nos ouvriers, et je n’ai pu que mettre en ordre mon journal pour l’envoyer par le Triton.

25 octobre. — Je commence à être fatigué de mes menuisiers ; ils sont si maladroits que je serai obligé de faire moi-même le travail Je sens que j’ai besoin de plus de religion, et pour cela de plus de confiance en la miséricorde de Dieu en Christ.

26 octobre. — J’ai rédigé ma leçon sur le témoignage du Saint-Esprit, et mené mon questionnaire jusqu’à la fin des attributs divins. Mes charpentiers n’avancent pas. Wesley, l’un de mes évangélistes indigènes, nous a prêché aujourd’hui sur : « Si les morts ne ressuscitent pas, Christ n’est pas non plus ressuscité. » Sa conclusion m’a surtout fait plaisir ; l’Évangile était là dans sa puissance.

27 octobre. — Préparé ma leçon sur la régénération. Avancé mon catéchisme. Commencé la traduction de la première Épître aux Corinthiens.

28octobre. — Jour passé presque exclusivement dans des préoccupations matérielles.

29 octobre. — Préparation pour le dimanche.

30 octobre. — J’ai prêché trois fois aujourd’hui en langue fidjienne et une fois en anglais. »

Hunt écrivait à la même époque à son collègue et ami, M. Calvert :

« J’ai maintenant à ma disposition un canot qui me transporte d’une île à l’autre. Nos perspectives sont bonnes ; le travail abonde et ma santé n’est pas mauvaise. Je prêche trois fois le dimanche et trois fois la semaine. Je compte visiter l’île d’Ovalau une fois par mois. Ces temps-ci, je me sens comme tout enveloppé par les rayons d’un beau soleil. »

Le 8 décembre, il reçoit la nouvelle de la mort de M. Cross, son collègue et son prédécesseur qui, comme nous l’avons dit, s’était retiré à Somosomo, pour se placer sous les soins médicaux de M. Lyth. Cette mort lui causa une vive et solennelle impression. Il écrivait le dimanche suivant dans son journal :

« Ce matin, j’ai présidé la réunion de prières, et j’ai prêché à 10 heures sur la mort de M. Cross. Cette réunion laissera après elle de bons souvenirs, je crois. Beaucoup ont pleuré ; et moi-même j’ai pleuré aussi cordialement que je l’aie fait depuis mon départ d’Angleterre. J’espère et j’ai la confiance que cet événement sera en bénédiction à plusieurs personnes. J’avais choisi pour texte cette parole : « Désirant de déloger et d’être avec Christ, ce qui me sera beaucoup meilleur. »



Tombe du missionnaire Cross à droite ; temple païen à gauche

En janvier et février 1843, la santé de M. Hunt reçut une assez grave atteinte, par suite de ses fatigues incessantes. Une visite qu’il fit à Rewa contribua à la rétablir. Il y revenait en mars pour apporter quelques consolations à son collègue qui venait de perdre une petite fille. Il écrivait à cette occasion :

« Nous avons à Rewa quatre membres de nos familles missionnaires qui reposent dans le même coin de terre, en attendant le glorieux matin où ceux qui sont morts en Christ ressusciteront les premiers. Oh ! jour glorieux ! Si nous pouvions nous le représenter plus parfaitement, comme toutes nos joies de ce monde nous paraîtraient imparfaites et peu réelles ! Hâtons-nous donc pour atteindre ce jour, afin que nous soyons prêts quand le Fils de l’homme viendra ! La mort est la servante de Christ ; mais pour le fidèle elle ne vient jamais seule ; son Maître l’accompagne toujours, et le chrétien sanctifié peut dire en mourant : Viens, Seigneur Jésus, viens bientôt ! C’est là le grand secret pour avoir un passage aisé de ce monde à l’autre, en même temps que c’est là le grand secret pour vivre d’une manière utile ici-bas. La vraie sagesse consiste à pénétrer dans l’intimité du Sauveur. O mon Sauveur, pardonne-moi de l’avoir tant négligé. Sauveur de mes chers petits enfants et mon Sauveur ! prends mon corps, mon esprit, mon âme pour toi-même, dans le temps et dans l’éternité. Amen, amen.

Ma santé n’est pas si bonne que précédemment, à ce qu’il me semble. Je suis quelquefois tout à fait faible. Dieu soit loué, il sanctifie cet état pour moi ; ainsi tout va bien. Les choses vont mieux à Viwa qu’autrefois. J’ai souvent encore de la peine à prêcher ; pourtant j’ai pu reprendre tous mes devoirs. »

A ce moment, John Hunt faisait connaître, en ces termes, au comité de Londres l’état spirituel de l’œuvre qui lui était confiée, tel qu’il s’offrait à lui après une année de travail.

« Nos assemblées sont bonnes à Viwa. Nous comptons de cent à cent cinquante auditeurs réguliers le dimanche. Le Seigneur nous favorise de sa présence, de telle sorte que nous avons pu souvent nous écrier : « Maître, il fait bon ici ! » Les classes et les réunions de prières sont bien suivies. Je réunis une fois par semaine tous les enfants et je les questionne sur ce qu’ils ont entendu le dimanche ; les grandes personnes se joignent souvent à leurs enfants dans ces réunions.

Mon champ de travail est très étendu, et la plus grande partie de mon temps se passe à en visiter les diverses parties.

Naivourouvourou n’est qu’à trois milles de Viwa et est visité par les jeunes gens qui étudient sous ma direction. Le chef et sa femme ont voulu être mariés chrétiennement ; deux autres personnes se préparent à recevoir le baptême.

Ovalau est à trente milles de Viwa, et nous y avons cent quarante-sept chrétiens avec deux évangélistes ; je les ai visités plusieurs fois. Les femmes et les enfants apprennent rapidement à lire, et plusieurs ont été baptisés. J’ai la confiance que les enfants y seront un moyen de bénédiction, mais il nous y faudrait un missionnaire. Il y a là une population qui pourra rendre de grands services à la cause de l’Évangile, si elle est dirigée avec sagesse. Malheureusement, mes grandes occupations m’empêchent de faire pour elle tout ce que je voudrais, et je crains que cette œuvre ne périclite, si nous n’avons bientôt un renfort de missionnaires.

Mboua est à cent milles de Viwa ; nous avons là trois aides indigènes. L’un d’entre eux et le meilleur, Josué, m’a écrit dernièrement pour m’informer que la guerre avait éclaté dans cette localité ; il m’assurait d’ailleurs que les chefs chrétiens n’étaient pour rien dans les causes qui avaient amené cette guerre. J’ai pu m’en convaincre par moi-même. La guerre a éclaté entre deux frères, Toui-Mboua et Toui-Morou. Ce dernier voulait détrôner son frère, et c’est la seconde fois qu’il se met à la tête d’une insurrection, quoique sans plus de succès cette fois-ci que la précédente. Le chef chrétien, Raitono, n’a pris part à la guerre que lorsqu’il y a été contraint. C’est un homme qui possède une grande influence à Mboua ; il est, par son rang, le bras droit du roi, et par le fait, il règne en son nom. Deux autres hommes de distinction se sont rattachés également au christianisme. Il y a là plus de quatre-vingts chrétiens de profession. La guerre actuelle a un peu paralysé les progrès de ces personnes. Un missionnaire serait indispensable là aussi. »

Hunt termine cet exposé sommaire de l’état de son champ de travail par un appel pressant adressé au Comité missionnaire, et qui nous semble digne d’être reproduit ici.

« Nos aides indigènes sont des hommes excellents, mais il nous faudrait, d’ici à peu de temps, un missionnaire de plus, pour chaque station principale, et je suis convaincu que le Seigneur Jésus nous en enverrait deux au lieu d’un, s’il avait la chose entre les mains. Nous ne pouvons que très difficilement visiter des stations dont quelques-unes sont à cent milles de distance et plus ; et nos visites d’ailleurs ne peuvent pas se prolonger longuement. Et pourtant ces pauvres Fidjiens sont de vrais enfants auxquels il faut expliquer ligne après ligne et précepte après précepte ; et, si l’on n’y veille pas, on en fera des chrétiens qui seront bien loin de faire respecter le nom chrétien dans les îles de la mer du Sud. Notre mode de calculer le nombre de missionnaires nécessaire pour répondre aux besoins d’un champ de travail n’est pas celui de nos frères d’Angleterre. Ils ont bien vite fait leur compte : « Il y a dans ces îles une population de trois cent mille habitantsc, se disent-ils ; ils ont cinq missionnaires et une trentaine d’aides laïques. » Nous raisonnons tout autrement, nous autres : Il y a ici trois cent mille enfants à enseigner (car ce sont de vrais enfants) et ils sont dispersés sur un groupe considérable d’îles, dont plusieurs sont fort éloignées des autres, et, pour leur enseigner les premiers éléments des connaissances humaines et de la vérité divine, il n’y a que cinq missionnaires (dont l’un est obligé d’accorder la moitié de son temps à l’impression des livres en langue fidjienne), aidés par quelques évangélistes indigènes que l’on peut à peine comparer aux enfants auxquels on confie momentanément la surveillance d’une classe d’écoliers et qui sont loin de posséder des connaissances suffisantes pour la diriger d’une manière permanente. » Que pouvons-nous faire, je vous le demande, en face d’une telle multitude, nous faibles et petits ?

c – Ce chiffre semble un peu exagéré, si l’on en croit les calculs les plus récents.

Combien étonnantes et mystérieuses sont les voies de la Providence envers Fidji ! M. Spinney a reçu vocation pour venir nous aider et il est mort avant d’avoir commencé son travail missionnaire.

[Ce jeune prédicateur, après quatre années de travaux infatigables dans les îles des Amis, avait été appelé à venir renforcer la mission fidjienne. Mais, à peine eût-il mis le pied sur le sol des îles Fidji, que ses nouveaux collègues virent qu’ils ne le posséderaient pas longtemps. Il apportait les germes, assez développés déjà, d’une affection des poumons qui l’obligea à repartir bientôt. Il arriva en Australie, pour y mourir en février 1840.]

M. Waterhouse nous a été envoyé et nous l’avons reçu à bras ouverts comme un messager de Dieu, et nous l’avons considéré comme un père, mais notre Elie nous a presque aussitôt été enlevé.

[M. Waterhouse était le surintendant général des missions wesleyennes dans les îles de la mer du Sud. Sa mort fut un deuil pénible pour ses collègues dont il avait su gagner l’affection par les qualités de son cœur et de son esprit.]

Nos yeux se sont alors tournés sur M. Cross, à qui nous avions voué une vive affection et dont la sagesse et l’expérience nous rassuraient ; mais hélas ! lui aussi a été rappelé par le Seigneur. Qu’allons-nous devenir ? Nous nous regardons l’un l’autre avec tristesse et nous crions à Dieu : « Seigneur, aide-nous ! » Nous n’avons plus de conducteur ! nous sommes tous jeunes et sans expérience. Nous ne sommes que cinq, et trois d’entre nous ont été à diverses reprises très éprouvés. Le Comité aura pitié de nous et nous enverra un président et au moins un missionnaire. »

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