L’Antinomisme est, d’après l’Encyclopédie des sciences religieuses, « la théorie contraire au principe de la loi ». Bien que Jésus eût déclaré « qu’il n’était pas venu pour abolir la loi et les prophètes, mais pour les accomplir », il y eut de bonne heure des chrétiens qui, en exagérant certains textes de saint Paul, prétendirent que la foi excluait la loi. Les réformateurs, en opposant le salut par la foi au salut par les œuvres, se laissèrent entraîner à parler de la loi avec mépris. Ainsi Luther osa l’appeler « une parole de perdition et de malédiction », en disant « qu’il n’y a plus de commandement de contrainte et qu’un peuple qu’on veut encore effrayer ou contraindre au nom de la loi ne mérite plus le nom d’un peuple chrétien. » Luther revint sur ces expressions outrées ; mais il eut des disciples, tels qu’Agricola, qui se lancèrent dans cette voie et qu’on appela antinomiens. « Es-tu débauché, adultère, en un mot pécheur, disait Agricola, à ses partisans, si tu crois, tu es sur le chemin du salut. » Il ajoutait : « Tous ceux qui ont commercé avec Moïse, doivent aller au diable avec Moïse. » Amsdorf, ami et disciple de Luther, prétendait que les bonnes œuvres sont nuisibles au salut. La Formule de concorde de 1577 condamna les antinomiens.
Tandis que Calvin se maintenait sagement opposé aux erreurs antinomiennes, ses partisans, en Angleterre surtout, adoptant les vues les plus extrêmes sur la prédestination, poussaient jusqu’à l’antinomisme, qui en était l’aboutissement logique. Pour Wesley, le calvinisme représentait, non une doctrine avec laquelle on pût transiger, mais une erreur morale à laquelle on ne devait pas faire de concessions. S’il n’eût pas, pour le grand chrétien que fut Calvin, la sympathie que nous aurions aimé, c’est qu’il ne connut guère de lui que l’homme de la prédestination absolue et l’homme du bûcher de Servet.
Nous renvoyons à notre Vie de Wesley, l’histoire de la scission, qui, dès 1740, constitua, à côté du Méthodisme arminien, dirigé par les deux frères Wesley, le Méthodisme calviniste, dont Whitefield fut le chef. Nous renvoyons aussi au même ouvrage, l’histoire détaillée de la Controverse calviniste, qui éclata après la mort de Whitefield. Nous devons cependant, pour l’intelligence des doctrines de Wesley, montrer le milieu où elles grandirent.
L’éclat qui se produisit à la Conférence de 1770 naquit de l’adoption d’un document qui eût pu paraître insignifiant à d’autres moments, mais qui, dans l’état des esprits, mit le feu aux poudres.
Nous avons publié ailleurs cette déclaration doctrinale, rédigée par Wesley. En voici le résumé :
Wesley déclare que les Méthodistes « ont trop penché vers le calvinisme », qu’ils ont eu tort d’admettre que « l’on n’a rien à faire en vue de la justification », tandis que, pour se repentir véritablement, d’après l’Écriture, il faut « faire des œuvres de repentance », etc.
Et ce document continuait ainsi en relevant le devoir d’ajouter les œuvres à la foi. Plusieurs des expressions employées par Wesley firent l’effet d’intolérables hérésies à quelques-uns des chefs du calvinisme, surtout à Lady Huntingdon, qui était devenue une sorte de mère de l’Église.
« Une vieille controverse, dit fort justement Frédéric W. Macdonald, a ceci en commun avec un volcan éteint, c’est quelle se réveille après des générations écoulées, et vomit des flammes là où l’on croyait qu’il n’y avait plus que des cendresa. » Les flammes rallumées de l’odium theologicum furent ardentes. Wesley fut traité d’hérétique, d’apostat, de papiste, en un mot toute la kyrielle des injures qui avaient déjà servi au temps de la Réformation. Comme un tel vocabulaire n’était pas à son usage, il rédigea une note explicative pour se laver de l’accusation lancée contre lui ; mais si quelques champions s’apaisèrent, d’autres surgirent. Ce fut une nouvelle « guerre de sept ans », où les armes, si elles n’étaient pas meurtrières, n’en étaient pas moins empoisonnées. Un homme que son caractère johannique eût tenu loin de cette dispute, s’y précipita avec une ardeur admirable et un talent de premier ordre, quand il entendit traiter d’hérétique l’homme en qui il voyait le plus grand serviteur que Dieu eût suscité depuis les jours de la Réformation pour réveiller l’Église. Ne pouvant pas donner un long extrait des traités par lesquels La Fléchère défendit son grand ami Wesley, nous en insérerons la belle page qui suit :
a – F. W. Macdonald, Fletcher of Madeley, p. 108.
« Comme si vous étiez un Barak, commandé par l’Éternel, Dieu d’Israël, vous appelez au combat les enfants de Nephtali et de Zabulonb ; vous convoquez d’Angleterre et du pays de Galles, le clergé et les laïcs, les anglicans et les dissidents, pour vous rencontrer à Bristol ; pourquoi cette grande expédition ? Afin de marcher en corps au jour indiqué, non pour attaquer Sisera et ses chariots de fer, mais pour attaquer un vieux Caleb, qui, sans se mêler de vos affaires, va tranquillement à la conquête de Canaan… Oh ! ne le répétez pas dans Rome, de peur que les fils de l’Inquisition ne se réjouissent !
b – Allusion à une circulaire de Shirley, qui invitait les chefs du calvinisme anglais à se donner rendez-vous à la prochaine conférence wesleyenne de Bristol, pour obtenir une rétractation de Wesley. Cette convocation aboutit à un fiasco misérable.
… Ô monsieur ! n’avons-nous pas assez de luttes au dehors pour occuper notre temps et nos forces ? Devrons-nous aussi avoir la guerre au dedans ? Devrons-nous saisir toutes les occasions de nous frapper l’un l’autre, parce que nous ne portons pas la même livrée ? Qu’y a-t-il de plus pénible pour un vieux serviteur de Christ que d’être ainsi traîné devant le public comme un redoutable hérétique, et cela au moyen de lettres imprimées, envoyées aux hommes les plus marquants du pays et signées par un homme de votre rang et de votre piété ? Qu’y a-t-il de plus pénible que de se voir imputer des choses qu’il n’a jamais dites, ni pensées ; de voir, pendant qu’il est occupé à prêcher Jésus-Christ dans un royaume voisinc, ses amis excités contre lui, ses ennemis exaltés et le fruit de son ministère menacé d’être compromis ? Mettez-vous à sa place, monsieur, et vous comprendrez que la blessure est profonde et pénètre jusqu’au cœur.
c – Wesley était en Irlande, en tournée d’évangélisation (24 mars au 22 juillet 1771), pendant que Shirley lançait contre lui sa circulaire offensante.
Notre Elied est dernièrement monté au ciel. Elisée, à la tête blanchie, reste encore un peu de temps ici-bas. Allons-nous, par nos disputes, soulever contre lui les accusations haineuses ? Les fils des prophètes, ses enfants en grâce et en connaissance, vont-ils diffamer le vénérable prophète et ses vastes travaux ? Vont-ils, alors qu’ils le voient marcher sur les traces de son frère, lui crier, non pas : Monte, chauve ! mais : Monte, hérétique ! — Ô Jésus de Nazareth ! Toi le rejeté des hommes, toi qui fus appelé un séducteur du peuple, ne le permets pas, de peur que l’ours enragé de la persécution, sortant soudainement de la forêt, ne se jette sur ces enfants de discorde et ne les déchiree. »
d – Whitefield, qui était mort en Amérique le 30 septembre 1770.
e – Cette première brochure de La Fléchère répondait à la sommation du Rev. W. Shirley, neveu de lady Huntingdon.
Cette défense de la personne et des doctrines de Wesley causa une vive sensation dans le monde religieux. L’auteur, très considéré comme pasteur anglican, s’y montrait écrivain supérieur et polémiste accompli. Cet étranger, Suisse de langue française, que l’on confondait volontiers avec les pasteurs réfugiés qui n’avaient jamais réussi à savoir l’anglais, le parlait et l’écrivait comme s’il était né à Londres. Son style avait le charme spécial et la floraison luxuriante que les Anglais nous envient, quand ils ne nous les reprochent pas. Sur le fond de son argumentation, laissons parler Robert Southey, peu suspect assurément de wesleyanisme et le biographe le plus littéraire, sinon le plus sûr, de Wesley. Il lui reproche une manière un peu diffuse, mais il ajoute que « l’abondance des images et l’onction trahissent l’origine française de l’écrivain ; l’argumentation est d’ailleurs ingénieuse et claire, l’esprit qui anime ses œuvres est excellent, et l’on sent qu’on a affaire à un maître qui connaît à fond le sujet qu’il traite. » Southey dit encore : « Si jamais la vraie charité chrétienne fut manifestée dans des écrits polémiques, ce fut bien dans ceux de La Fléchère de Madeley. La controverse théologique ne réussit jamais, au moindre degré, à irriter son caractère vraiment céleste. Ce saint homme fut un polémiste à la fois plein de candeur, de distinction et d’habiletéf. »
f – Robert Southey, The Life of Wesley, chap. XXV.
En donnant le nom de Checks to Antinomianism (Guerre à l’Antinomisme)g, aux écrits qu’il publia au cours de la Controverse calviniste, La Fléchère montrait assez que le vrai adversaire contre lequel il entrait en lutte était moins la doctrine de Calvin, mort depuis longtemps, et dont l’enseignement de la prédestination avait alors peu de partisans, même à Genève (La Fléchère, ancien élève de l’Académie de Genève, le savait mieux que personne), mais ces tendances antinomiennes qui pénétraient dans toutes les Églises, sans excepter les sociétés méthodistes, comme un ferment de dissolution. Dans ses écrits, il décrivait l’état de relâchement moral et de décadence religieuse où la plupart des Églises évangéliques de son temps étaient tombées, et il avait le courage de lui déclarer la guerre.
g – Le titre de ces fameux traités de La Fléchère est à peu près intraduisible en français. Il signifie échec ou frein. L’expression guerre à l’antinomisme se rapproche le plus du sens de l’original.
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Comme nous l’avons dit dans la quatrième édition de John Wesley, sa vie et son œuvre, et comme nous tenons à le redire dans ce chapitre, La Fléchère, âme essentiellement pacifique, ne fut qu’accidentellement un controversiste. Il eut voulu réconcilier les deux parties en lutte et leur trouver un terrain commun où ils eussent pu se réconcilier.
Il publia, en 1777, deux brochures, dont les titres indiquent le but irénique. En voici les titres :
1. Les Doctrines de la Grâce et de la Justice également essentielles au pur Évangile. Ou quelques remarques sur les divisions malfaisantes produites parmi les chrétiens qui ont voulu séparer ces doctrines. Introduction à un plan de réconciliation entre les défenseurs d’une grâce partiale, communément appelés Calvinistes, et les défenseurs d’une impartiale justice, communément appelés Arminiens.
2. La deuxième brochure contenait trois parties, où l’auteur exposait d’abord ce qu’il appelle : l’Arminianisme de la Bible et le Calvinisme de la Bible, et où il montrait ensuite leur réconciliation, ou le moyen de faire d’Arminiens candides de bons Calvinistes bibliques, et de Calvinistes candides de bons Arminiens bibliques. La troisième partie contenait un Plan de Réconciliation.
Les titres de ces brochures indiquent assez le but que poursuivait l’auteur. Dans un ouvrage intitulé Le Portrait de saint Paul, qu’il écrivit en français, pendant le séjour qu’il fit à Nyon, sa ville natale, dans les dernières années de sa vie, il reprit ce sujet qui lui tenait à cœur, et défendit, avec une ardeur touchante, la cause de la conciliation entre Arminiens et Calvinistes, dans la contrée même où Calvin avait vécu et publié son Institution de la religion chrétienne. Mais, pas plus en Suisse qu’en Angleterre, les chrétiens n’étaient mûrs pour accepter la voie moyenne où La Fléchère les invitait à se rencontrerh.
h – Voyez dans l’Appendice un extrait de cet ouvrage écrit en français, où La Fléchère se révèle comme un ancêtre de l’Alliance évangélique.