Jocelyne, me permets-tu de dire ce que j’ai vu, accroché au-dessus de ton lit ?
Cette phrase m’a été donnée. Inspirée.
J’avais la tâche écrasante de célébrer le culte à l’occasion de la mort d’un père de famille. Le dimanche précédent, lui, sa femme, ses enfants, avaient fui le brouillard de la plaine et s’étaient rendus au bord d’un lac de montagne. Le gel de février avait recouvert les rives d’une épaisse couche de glace : On allait patiner !
Ce fut le drame : un craquement et, avant même qu’il ait eu le temps de crier, cet homme avait disparu dans l’eau profonde.
Jocelyne avait tout vu. Serviable et dévouée, elle avait accepté de rester au bord pour promener son petit frère.
Jamais plus elle n’oublierait les séquences heurtées de ce film d’horreur : les appels affolés de sa mère aux passants interloqués ; la course démentielle d’un automobiliste complaisant vers le village voisin… le téléphone… l’arrivée (enfin !) des sauveteurs en combinaison de plongée… les recherches interminables et le retour à la surface d’un corps inerte… les tentatives de réanimation, vaines hélas, le départ à l’hôpital voisin… le verdict sans appel.
Alors, le retour en plaine ; les formalités ; et cette consternation qui gagne par vagues successives les proches, les parents, les amis, les voisins, les connaissances. Ils sont tous là maintenant. Ensemble dans cette heure poignante. La contagion d’une émotion convulsive les gagne. Jocelyne aussi, dont je vois qu’elle est en train de craquer. Avant-hier aussi, elle a craqué. Tandis que sa mère me faisait le récit de leur drame, soudain elle à fui la pièce où nous nous tenions et s’est jetée sur son lit en proie à une violente crise de sanglots. Nous l’avions rejointe dans sa chambre et j’avais vu, au-dessus de la table de chevet, accrochée au mur, la pancarte porteuse de cette redoutable affirmation :
« PLUS TARD… C’EST TROP TARD ! »
Saisi par cette étrange devise, j’avais demandé l’origine d’un tel écriteau. Et Jocelyne s’était arrêtée de pleurer pour m’expliquer :
« C’est maman qui me l’a fait broder pour me faire passer cette sale habitude que j’ai de répondre « oui… plus tard », à chaque fois qu’elle me demande un service ou me rappelle un devoir à faire… Alors l’autre jour elle m’a préparé le carton… elle m’a apporté le coton à broder et je m’y suis mise… c’est du point de croix. »
— Jocelyne ! me permets-tu de dire ce que j’ai vu, accroché au-dessus de ton lit ?
Dans cette église où la foule consternée s’était rassemblée pour le culte, la petite a ravalé ses larmes. Elle à fait oui de la tête. Avec sa permission, j’ai donc raconté l’origine « ménagère » de cette broderie. L’assistance, interloquée, avait retrouvé quelque calme.
Suffisamment pour prêter attention à trois enseignements que cette parabole domestique me semblait contenir.
D’abord : cette brutale séparation nous signalait à tous l’urgence qu’il y à à nous aimer les uns les autres pendant qu’il en est temps. Car la mort est parfois d’une telle soudaineté que… « plus tard, c’est trop tard ».
Tragique vérité, que les cimetières, de tombe en tombe, nous brodent aussi au point de croix. Mais savons-nous déchiffrer leur message d’urgence, décoder leur consigne pressante, éviter de la sorte que le pardon, les réconciliations, les aveux, les réparations soient systématiquement remis au lendemain par ces élèves insouciants que nous sommes ? A quelle dimension faut-il donc agrandir la pancarte pour que le regard myope de nos têtes dures réalise enfin les choses et, peut-être, nous sorte de notre indolence coupable ?
Ensuite : les croix de nos cimetières n’ont de sens qu’en référence à une autre croix : la croix centrale de Golgotha. Il l’avait bien compris ce jeune Olivier Giran, fusillé en 1943 par les Allemands, pour avoir, le 30 juin 1942, servi de guide à des Juifs qui tentaient de fuir en Suisse.
Au matin du 16 avril, il écrit à ses parents son dernier billet :
« Ce matin à sept heures, on est venu me dire que c’était pour neuf heures… parents adorés, à qui une terrible et dernière épreuve est donnée, pardon. Il faut bien le dire, j’espérais encore. Je suis calme, mais la mort me presse et j’ai tant à vous dire…
» Réglons bien certaines choses : devant Dieu je me présente conscient et confiant. Je crois en lui (…), devant les hommes j’ai fait avec élan, joie, enthousiasme à certains moments, ce que j’ai cru de mon devoir de faire…
» Je vous aime. Je vous aime. Je vous aime !
» Mettez une croix sur tout ce qui a pu vous peiner, vous blesser, vous décevoir. Gardez à jamais de moi une image souriante, gaie, vivante, d’un fils qui, grâce à vous, et avec la conscience de l’amour profond qui nous unit, meurt heureux. » 1
1 Voir : L’homme qui a sauvé Londres. George Martelli, p. 94.
Mettez une croix… qu’est-ce que ça y changerait, si Christ n’y avait été mis, Lui, sur la croix ?…
Enfin : parmi les choses à faire sans retard… en priorité absolue des urgences à ne différer sous aucun prétexte, il faut accepter (ou, si l’on pense l’avoir accepté, vérifier que ç’ait été fait en réalité), accepter ce salut.
Car il est offert, certes ; proposé, oui. Mais il ne prend son efficacité qu’à dater du jour où nous en avons personnellement contresigné le décret, admis la grâce. Or, là aussi, là surtout, l’incroyable légèreté qui dit « plus tard », prépare l’amère litanie des « trop tard ». Litanie des regrets éternels et des existences perdues sur lesquelles — quoi que puissent sculpter les menuisiers, ou polir les marbriers funéraires — le verdict de Dieu constatera l’absence du signe sauveur: ici, point de Croix.
Ce que Jocelyne m’a permis de dire, elle m’autorise sans doute, implicitement à l’écrire ici. Des choses graves, rédigées pour que, les lisant, nous ayons une pensée pour elle et pour les siens, bien sûr ; mais plus encore : pour que nous ayons la présence d’esprit d’assurer, sans différer davantage, ce qui sera indispensable à notre « plus tard »…