On peut considérer à bien des égards que la médecine a fait des bonds en avant ces dernières années. La technologie toujours plus poussée propose au médecin d’aujourd’hui toute une gamme de moyens diagnostiques ; l’investissement dans le domaine de la santé est l’un des plus important. Même si une étude statistique nous apprend que l’élévation de l’espérance de vie n’est pas tellement due à ces progrès qu’à l’amélioration du niveau d’hygiène générale, on peut dire que la médecine, par son développement technologique, a acquis ses lettres de noblesse parmi les sciences dans le monde occidental. Il y aurait donc lieu de se féliciter de ce succès de la civilisation que représente notre médecine.
Mais n’y a-t-il vraiment aucune ombre au tableau ? Où ces progrès nous mènent-ils ? La médecine est-elle aussi pure et sans contradictions qu’il y paraît au premier abord ? Qu’en est-il de l’homme ? Que devient-il dans l’univers blanchi de l’hôpital moderne ? Là aussi on enregistre bien des progrès : toute une tendance de la médecine actuelle, notamment sous l’influence du psychiatre Michaël Balint, s’est attachée à envisager ses propositions thérapeutiques sous un angle beaucoup plus global, en ce qu’elles ne s’adressent plus seulement à la chose malade mais à l’homme dans son ensemble ; considérer un niveau plus profond de diagnostic ; ne pas s’arrêter au somatique, mais, tant pour ses origines que pour son retentissement général, envisager le psychisme du malade comme une donnée primordiale qu’il ne faut en aucune manière laisser de côté ni même séparer. Ce dépassement de l’approche traditionnelle, fruit d’un certain constat d’échec face à toute une catégorie de malades que l’on ne pouvait faire entrer dans l’ancien système diagnostic — thérapeutique, reste cependant pour le monde médical dans son ensemble, plus théorique que réel.
La situation de la médecine actuelle ne laisse pas de nous interroger. C’est dans la confrontation avec la révélation chrétienne que j’aimerais ébaucher une réponse à ces questions.
En quoi le Christ a-t-il droit à la parole ici ? Comme chrétiens nous avons à considérer qu’il exerce sa seigneurie sur tous les domaines de notre vie ; le Christ est notre jugement et notre espérance. En cela, il régit aussi notre manière de pratiquer une science qui prétend se prononcer et mettre la main sur le corps et le psychisme de l’homme.
Il faut ici nous mettre en garde contre un christianisme spiritualisé à l’extrême, qui serait coupé du monde. Dieu, en Jésus-Christ, ne nous délocalise pas. Il nous donne à la fois une base et une espérance pour maintenant. A aucun moment il ne nous faut oublier que la mort et la résurrection du Christ se sont passées ici, sur terre, et non pas dans quelque recoin céleste. Ceci dit, l’Evangile ne propose aucun système socio-politique qui serait le système voulu de Dieu ; il y a par contre une exigence, des questions posées à toute autorité. Il ne s’agit pas de sacrifier aux modes idéologiques, sachant que la référence de l’Eglise n’est pas le monde, mais bien Jésus-Christ.
Il y a donc lieu, ici comme partout ailleurs, de prendre position en tant que chrétien pour interroger la médecine quant à ses fins et fixer ses limites.
La médecine s’est toujours targuée de neutralité, de n’être qu’une approche scientifique d’un objet comme les autres : l’homme. Cette prétention n’est en fait pas réaliste. On ne peut concevoir une science déterminant ce qui est normal et ce qui est pathologique qui puiserait ses valeurs et ses critères en elle-même. Elle participe, qu’elle le veuille ou non, à un pouvoir, à une certaine vision de l’homme et à la politique sociale qui en découle. Se prononcer en restant neutre sur la normalité des comportements, de l’équilibre d’un couple, sur l’avortement, etc…, est une prétention aveugle.
La vision tranchée que nous apporte la médecine à propos de tous ces problèmes de vie est particulièrement inacceptable en ce qu’elle détourne les questions que l’homme est en droit de se poser, spécialement dans les moments difficiles que représente l’état de maladie. Elle donne à ces questions une réponse unilatérale, qui se prétend objective, mais qui maintient en fait le malade dans un état infantile de dépendance. Combien de fois les symptômes que le malade présente au médecin sont-ils l’expression de sa révolte, le seul moyen d’expression de son inadaptation sociale. Ceci n’est pas seulement vrai pour ceux qu’on appelle des fonctionnels : les gens chez qui l’on n’a pas trouvé d’organe malade. Les atteintes physiques le sont également. Un infarctus, n’est-ce pas aussi un cri, un refus par le corps de la manière de vivre infernale que nous propose cette société ? Pour nous médecins, nous envisageons ce problème comme un événement cardiologique qui se traduit par des manifestations électriques sur un tracé électrocardiographique, bref notre savoir nous cache l’essentiel.
Ce langage qu’est la maladie, le médecin moderne n’est pas habitué à l’écouter : rien, dans sa formation, ne l’y prédispose. Face à cette plainte, à ce seul refuge possible qu’est la maladie, le médecin se contente, quand il le peut, de proposer un retour à l’état antérieur, Ce langage, la médecine ne le parle pas, elle s’exprime au contraire dans les mêmes catégories que la société dont elle est le délégué, le mécano.
Elle n’échappe pas non plus aux lois de l’économie de marché. Dans cette économie, la médecine se trouve donc enfermée dans une double démarche : d’une part, rétablir des hommes à un état propre à la production-consommation d’un système sans finalité humaine ; d’autre part, s’acharner à un progrès technique qui ne vise qu’accessoirement le mieux-être des malades.
Il semble désormais clair, malgré ce que cet aperçu a de raccourci et de carré, que la médecine, pas plus qu’une autre science, ne peut prétendre à la neutralité. Elle est tributaire d’une vision de l’homme qui est celle de notre société, et nous avons vu dans quelques domaines comment elle cesse d’être au service de la personne.
Les conséquences sont graves et nous pourrions les résumer ainsi : prétendant être neutre et objective, la science médicale considère le malade comme un objet d’étude et prononce sur lui des jugements absolus, le morcelant, jouant à cache-cache avec la vérité qu’elle ne peut dire, n’acceptant pas ses limites, s’acharnant dans des thérapeutiques où l’homme n’est plus qu’un jeu de l’esprit.
Comprenons bien : il ne s’agit pas de renoncer aux progrès techniques, mais d’en faire de vrais progrès. Pour cela il faut absolument quitter l’illusion de la neutralité et poser un regard critique sur notre pratique. Pourquoi rétablir, dans quel but, pour quel homme ?
La problématique de la médecine ne peut ainsi rester au niveau d’une discussion technique.
Il est temps de regarder au Christ. La Bible nous le présente comme celui qui guérit, qui sauve, comme le médecin par excellence. Il rétablit la créature dans ses possibilités d’être homme, et il y a dans son intervention bien autre chose qu’un travail de mécano. Plus encore, Jésus-Christ s’inscrit réellement dans le plan du Dieu vivant, il accomplit sa volonté, il est l’homme nouveau. C’est avec cette vision qu’il nous faut étudier les rencontres de Jésus.
Il ressort de ces quelques remarques, qu’une autre vision de l’homme préside à ces rencontres du Christ. Il nous reste à chercher d’où elle procède, où elle mène et enfin comment elle renverse nos vieilles notions de la relation médecin-malade.
Nous avons dit qu’en Christ, il n’y a plus d’homme divisé, abstrait et inerte. Mais il y a plus : en lui, il n’y a plus ni juif, ni grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus ni homme, ni femme. Pas question de différences culturelles, sociales ou sexuelles, dont on pourrait tirer quelque supériorité, ou quelque autorité. L’autre, c’est désormais celui qui est aimé de Dieu et pour qui le Christ est mort. Là, plus qu’ailleurs, notre pratique médicale est battue en brèche, car si Balint a amené bien des progrès dans ce domaine de la relation médecin-malade, elle reste toujours teintée de condescendance, l’opposition “malade-quémandeur’” — “médecin-bien-portant-qui-a-la-connaissance” demeure. Il existe un fossé entre les deux, creusé par les privilèges du savoir qui restent ancrés dans notre mentalité et par la maladie elle-même devant laquelle le bien portant (et le bien portant médecin) ne cesse de se boucher les yeux.
En ce qui concerne l’obstacle ‘‘maladie”, la révélation biblique nous apprend que tous les hommes ont péché et que tous sont de même justifiés en Jésus-Christ. Nous devons, comme chrétiens, accepter d’être tous à la même enseigne. Ainsi ce jugement et cet appel nous atteignent tous et englobent la notion de maladie liée à notre condition commune.
Dès lors, la médecine n’est plus la science suprême destinée à sauvegarder le bien suprême qu’est la santé, et ceci sans limite jusque dans les attitudes les plus absurdes qui consistent à faire survivre des morts. Non, la maladie ne doit plus être l’échec, le mauvais moment à faire oublier. Autrement dit elle ne doit pas être déshumanisée. Il est significatif de voir, par exemple, combien, sous prétexte technique, l’hôpital est déculturé, scandaleusement insipide : tout y est organisé pour que la parenthèse maladie ne soit l’occasion d’aucune question, ni pour le malade, ni pour le médecin.
Quant à l’obstacle “privilège”, la seule forme de pouvoir et d’autorité qui est prise en considération dans l’Evangile est (curieusement pour nous, avouons-le) celle du serviteur.
De cette double acceptation de notre égalité humaine et du service du prochain dépendra une vision nouvelle de la médecine. Le médecin n’éprouvera plus le besoin très humain de manifester son autorité savante. Il aura la préoccupation de “soigner avec”, de mettre ce qu’il sait au service de l’autre, de respecter son droit de contester les thérapeutiques qu’il lui propose et d’agréer cette part de responsabilité du malade. Enfin, il ne devra pas refuser au malade le droit d’aller voir ailleurs ; cela implique aussi pour le médecin de ne pas se couper d’autres formes d’approche de la maladie. Car enfin, est-ce bien le souci du malade qui fait refuser à la médecine traditionnelle toutes les formes de médecine parallèle, à l’exclusion, bien sûr, de celle qui touche aux sciences occultes ? Si d’autres soulagent, sans avoir les mêmes présupposés scientifiques, au nom de quoi les refuser ? Qu’on ne nous dise pas qu’un tel dogmatisme est pour le bien du malade.
En conclusion, renouveler notre approche des malades et de la maladie devrait, à mon avis, comporter les éléments suivants :
Cette “impression” que nous rapporte un malade de sa rencontre avec un médecin nous donnera mieux que tout ce qui précède cette vision :
“Lorsqu’au petit matin, après un long voyage, il sonna à la porte de sa clinique, ce fut le médecin lui-même qui vint ouvrir, revêtu non de la traditionnelle blouse blanche, mais d’une veste qui ne criait pas à tous les vents l’identité professionnelle de celui qui la portait ; imaginez un accueil bienveillant, la main tendue, la main secourable qui s’empare de vos bagages, les porte à votre chambre, l’ouvre, la prépare, vous reçoit ; l’accolade fraternelle, le tutoiement réciproque. Mesurez l’importance des échanges à table dans la communauté des malades, du personnel, du médecin et de sa famille ; des ‘‘causettes” du soir auxquelles chacun participe par intérêt personnel, pour méditer avec tous sur ses problèmes, mais aussi pour aider chacun par le partage et le dialogue… Songez que ce médecin, durant les soins qu’il vous donne, parle avec vous, s’efforce à la rencontre, vous interroge, vous écoute et vous conseille. Imaginez qu’il ne borna pas ses soins, son attention vigilante au seul malade mais s’inquiéta de sa compagne… qu’il s’efforça de la fortifier et de les armer tous deux pour affronter une situation qui les touchait l’un et l’autre…” 1
1 Claude Pantillon dans “Les cahiers protestants” 1973, n° 3 p.83.
Bien qu’utilisant les progrès techniques, une telle médecine est une “autre médecine” et c’est dans ce sens qu’il nous faut progresser.