Pour bien pénétrer la doctrine christologique de l’apôtre Paul, il faudrait embrasser tout son système dogmatique et en raconter la genèse. C’est la un travail très intéressant, mais très considérable que ni le temps ni les forces dont je dispose ne me permettent d’entreprendre ; il a d’ailleurs été fait et bien fait par un écrivain qui honore la théologie de langue française, M. le professeur Sabatier. C’est à son livre si remarquable à la fois par l’étendue de la science, la clarté du style et la pénétration de la pensée religieuse, et qui a pour titre : L’Apôtre Paul, que je renvoie ceux de mes auditeurs qui veulent connaître un peu à fond la personnalité et la doctrine de ce grand serviteur de Dieu. Il va sans dire que je n’ai pas craint de le mettre largement à profit dans cette partie de mon travail.
Une lecture attentive des épîtres de saint Paul nous amène bientôt à constater que la partie la plus importante de son système n’est pas la christologie, mais la sotériologie. Ce qui passionne le cœur et ce qui domine la pensée de l’apôtre, c’est la préoccupation du salut de l’homme, de tout homme, « grec comme juif ». La question de l’œuvre du Christ l’emporte pour lui sur la question de sa nature. De là la place prépondérante qu’occupe la rédemption dans les principales épîtres de saint Paul : l’épître aux Romains, celle aux Galates et les deux aux Corinthiens. Toutefois, on aurait tort d’en conclure que la personne de Jésus-Christ n’est pas pour saint Paul le point central de la religion ; n’est-ce pas par elle que la rédemption a été accomplie ? N’est-ce pas la révélation du Christ glorifié qui a déterminé la conversion de l’apôtre ? N’est-ce pas enfin la présence vivante du Christ dans le cœur de son disciple qui lui communique une vie nouvelle ? Christ est donc le foyer de la pensée comme du ministère de l’apôtre ; mais la doctrine de celui-ci sur le Sauveur n’en sort pas moins logiquement de sa doctrine sur le salut. La théologie moderne a constaté un développement progressif dans la christologie de saint Paul ; c’est là en particulier l’opinion très arrêtée de M. le professeur Sabatier qui distingue, sur ce point dogmatique comme sur tous les autres, trois phases dans la pensée de l’écrivain sacré ; la première correspondant à la première période de son activité missionnaire et dont les deux épîtres aux Thessaloniciens sont le document ; la seconde qu’il appelle la période des grandes luttes avec les docteurs judaïsants et qui trouve son expression dans les quatre grandes épîtres aux Galates, aux Corinthiens, aux Romains ; la troisième, qui comprend les dernières années de la vie de saint Paul, dans lesquelles il a surtout à combattre les premiers symptômes de l’ascétisme gnostique et qui embrasse les épîtres dites de la captivité, Philémon, Colossiens, Éphésiens, et les épîtres pastorales, que M. Sabatier incline à ne pas considérer comme authentiques.
Nous n’avons pas assez étudié cette question particulière pour oser nous prononcer avec netteté ; il nous semble cependant que, s’il y a eu un développement réel dans la pensée de saint Paul, il ne faut pas l’exagérer. Sur le point qui nous occupe, nous constatons dans les grandes épîtres tous les germes de la doctrine christologique développé dans les épîtres de la captivité. Indiquons rapidement cette doctrine en nous arrêtant sur quelques passages importants qui touchent à notre sujet.
Pour l’apôtre, le Christ rédempteur est d’abord un homme sérieusement homme, car il ne peut sauver l’humanité qu’à la condition d’entrer en elle et d’en être un membre réel et vivant : « Il n’y a qu’un seul médiateur, dit-il, entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme » (1 Timothée 2.5). Saint Paul attribue à Jésus tous les caractères constitutifs de la nature humaine : il est né de femme ; il est de la race d’Abraham et de David selon la chair ; il a été sous la loi, il a appris l’obéissance ; il a connu les besoins, les infirmités, les souffrances et les afflictions inhérentes à notre pauvre humanité (Galates 4.4 ; Romains 9.3-5 ; 1.3 ; Galates 3.16 ; 1 Timothée 2.8 ; Philippiens 2.7 ; 2 Corinthiens 8.9 ; 1 Corinthiens 15.3-4 ; Colossiens 1.24). Mais s’il est pleinement homme, le Christ est un homme sans péché (2 Corinthiens 5.21. Comp. Galates 2.17 ; Romains 7.3). La sainteté absolue de Jésus est un élément essentiel de la doctrine paulinienne, car si le péché l’avait atteint en quelque mesure, il aurait eu besoin lui-même d’être sauvé et il n’aurait pas pu sauver les autres. Quant à la possibilité de cette sainteté absolue, saint Paul ne nous dit rien de la conception miraculeuse de Jésus dans le sein de la vierge Marie, telle qu’elle nous est racontée dans Matthieu et Luc ; il ne combat pas plus qu’il n’affirme ces récits. Toutes ses déclarations supposent, d’ailleurs, que la sainteté du Seigneur a été obtenue et maintenue par l’usage des moyens moraux et spirituels, la foi, la lutte et la prière. L’obéissance à la volonté de Dieu qui en était l’âme a trouvé sa manifestation parfaite dans la mort de la croix (Philippiens 2.8). Jésus a donc réalisé la nature humaine dans son intégrité et la vocation humaine dans tout son idéal ; il a été le second Adam, un esprit vivifiant (1 Corinthiens 15.46 ; Romains 5.12 et sq.)
Ce caractère supérieur suppose en lui un élément supérieur aussi, un élément divin. Né de la race de David selon la chair, le Christ a été « le Fils de Dieu selon l’Esprit » (Romains 1.3-4), « le propre Fils de Dieu » (Romains 1.9 ; 8.3, 32), ce qui suppose un rapport unique et spécial entre Dieu et jésus-Christ et élève celui-ci bien au-dessus des autres créatures. Cette impression est confirmée par un autre passage emprunté à l’une des grandes épîtres, la deuxième aux Corinthiens, et dans lequel le Christ est appelé « l’image de Dieu » (2 Corinthiens 4.4).
Mais cette filialité divine entraîne-t-elle pour l’apôtre la préexistence personnelle du Christ ? Nous le croyons fermement. Nous trouvons la préexistence indirectement enseignée dans cette expression d’ « image de Dieu » que nous avons relevée et qui se retrouve plus tard avec une addition dans une des épîtres de la captivité, l’épître aux Colossiens où le Seigneur est appelé « l’image de Dieu invisible, le premier né de toute la création » (Colossiens 1.15) et aussi dans la formule souvent employée par l’écrivain sacré : « Dieu a envoyé son fils au monde. » Mais nous pouvons invoquer des textes bien plus significatifs. Tout d’abord, 2 Corinthiens 8.9 : « Vous connaissez la charité de notre Seigneur Jésus-Christ qui, étant riche, s’est fait pauvre pour vous (plus exactement a vécu pauvre) (ἐπτώχευσε), afin que par sa pauvreté vous fussiez rendus riches. » Quoique ce soit ici une parole d’exhortation morale, il n’en reste pas moins que l’apôtre attribue au Christ une vie antérieure, riche de gloire, à laquelle il a renoncé pour vivre pauvre sur la terre. On pourrait aussi citer 1 Corinthiens 10.4 : « Ils burent tous du rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher était Christ », mais ce passage renferme un sens trop allégorique pour que nous y insistions. — Mais nous pouvons nous arrêter sur 1 Corinthiens 8.6 où, à propos des viandes sacrifiées aux idoles, l’écrivain déclare que « les idoles ne sont rien ; qu’il n’y a qu’un seul Dieu et Père, de qui sont toutes choses et nous pour lui et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui sont toutes choses, et nous sommes par lui ». On ne peut échapper à cette conclusion que, si Dieu est pour saint Paul le principe et la source de tout ce qui est, le Christ est l’instrument par lequel Dieu a créé toutes choses. — Ajoutons encore que Jésus-Christ est sans cesse présenté comme l’objet des prières, des hommages et des adorations des hommes. Saint Paul le prie, et le Seigneur lui répond (2 Corinthiens 12.9). Il déclare que quiconque invoquera le nom du Seigneur — qui est bien ici le Christ — sera sauvé (Romains 10.3), et il désigne les chrétiens par cette même formule : « Ceux qui invoquent le nom de notre Seigneur Jésus-Christ » (1 Corinthiens 1.2). Enfin, ce nom occupe une place centrale dans toutes les formules de bénédiction et de doxologie de l’apôtre (Romains 1.7 ; 16.24, 27 ; 1 Corinthiens 1.3 ; 16.23 ; 2 Corinthiens 1.2 ; 13.13).
Ces diverses déclarations ont été empruntées aux grandes épîtres ; mais si nous passons aux épîtres postérieures, celles de la captivité, nous retrouvons les mêmes affirmations, mais bien plus développées. Nous nous contenterons de rappeler trois textes bien connus.
Le premier est tiré de l’épître aux Colossiens (Colossiens 1.16-17) : « Car en lui ont été créées toutes les choses qui sont dans le ciel et sur la terre… toutes choses ont été créées par lui et pour lui ; il est avant toutes choses et toutes choses subsistent par lui. » Le sens de ce texte est parfaitement clair : en écrivant aux Colossiens, l’apôtre ne fait que développer ce qu’il avait déjà dit en quelques mots aux chrétiens de Corinthe ; il leur présente Christ à la fois comme l’instrument de l’activité créatrice de Dieu et comme le centre et le but suprême de la création, ce qui suppose bien sa préexistence personnelle.
Le second texte est emprunté à la même épître (Colossiens 2.9) : « Car en lui toute la plénitude de la divinité habite corporellement. » Cette déclaration de l’apôtre était destinée à motiver l’avertissement qu’il avait donné au verset précédent : « Prenez garde que personne ne vous séduise, par la philosophie et par de vaines tromperies, selon la tradition des hommes, selon les éléments du monde et non selon Christ. » La raison pour laquelle les Colossiens ne doivent pas se laisser ainsi séduire, c’est qu’ils ont tout en Christ. L’expression τὸ πλήρωμα τῆς θεότητος don saint Paul se sert est empruntée au langage de l’école et désigne la totalité des attributs de la divinité, et les mots κατοικεν ἐν αὐτῷ indiquent bien la présence de tous ces attributs dans la personne du Christ. Cette plénitude divine « habite corporellement » en lui et non pas a habité, ce qui qu’il prouve qu’il s’agit ici du Christ actuel, du Christ glorifié après sa manifestation terrestre ; mais il est évident que, si la plénitude de la divinité habite maintenant en Jésus-Christ et si Jésus-Christ est ce fils de Dieu en qui, par qui et pour qui sont toutes choses, il a préexisté personnellement à son apparition terrestre.
Le troisième texte est plus décisif encore, et il est devenu classique dans notre sujet (Philippiens 2.5-8) : « Ayez en vous les mêmes sentiments qui furent en Jésus-Christ, lequel étant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à ravir l’égalité avec Dieu, mais il s’est anéanti lui-même ayant pris la forme de serviteur, fait à la ressemblance des hommes et étant trouvé en figure comme un homme, il s’est abaissé lui-même étant devenu obéissant jusqu’à la mort, même la mort de la croix. » On sait que ce passage a été traduit autrement par nos anciennes versions : « Lequel étant en forme de Dieu n’a pas regardé comme une usurpation d’être égal à Dieu, cependant il s’est anéanti lui-même… » Nous croyons que la traduction que nous avons adoptée d’après les plus récents interprètes et d’après la version d’Osterwald révisée, est la plus exacte, la plus conforme à la fois aux mots et au sens du texte. Le mot ἁρπαγμὸν signifie butin, proie que l’on ravit, et la conjonction ἀλλὰ indique bien le contraste entre ce que le Christ aurait pu faire et ce qu’il a fait ; elle doit donc être traduite non par toutefois, comme dans l’ancienne version, mais par mais. Le but de l’apôtre étant de donner aux Philippiens une leçon de renoncement et d’humilité, il n’a pas cru pouvoir mieux faire que de leur proposer comme modèle Jésus-Christ lui-même. Pour cela, il les transporte en esprit dans les temps antérieurs à la manifestation terrestre du Seigneur et il leur montre leur maître comme ayant existé dans le ciel, « en forme de Dieu » (ἐν μορφῆ θεοῦ) ce qui n’implique nullement une pensée de docétisme, comme l’a prétendu Baur, mais l’idée de la substance divine, comme l’a très bien démontré M. Reuss et après lui M. Sabatier, de même que plus loin les mots ἐν ὁμοιώματι ἀνθρώπων γενόμενος et de σχήματι εὑρεθείς ὡς ἅνθρωπος marquent non pas une apparence d’humanité, mais l’humanité réelle. Dans un état semblable, le Christ aurait pu considérer comme un butin dont il pouvait s’emparer τὸ εῖναι ἴσα θεῷ l’égalité avec Dieu ; il ne l’a pas fait, mais au contraire il s’est anéanti lui-même en prenant la forme de serviteur. Le mot ἐκένωσε peut se traduire indistinctement par : il s’est vidé, ou il s’est dépouillé, ou il s’est anéanti. Il y a là évidemment la révélation d’un acte suprême d’amour et de renoncement qui a déterminé le passage de l’état divin du fils de Dieu à l’état humain. En renonçant à la forme divine de son essence pour revêtir la nature humaine, le Christ s’est véritablement sacrifié : il était semblable à Dieu, il s’est fait « semblable aux hommes » et, qui plus est, il est devenu « obéissant et obéissant jusqu’à la mort de la croix ». Cet abaissement n’est donc pas seulement l’effet d’un changement métaphysique, mais aussi d’un acte moral et volontaire, qui doit servir d’exemple à ses vrais disciples. Nous n’ignorons pas que plusieurs théologiens entendent autrement ce passage biblique et appliquent l’acte du renoncement du Christ non à l’abandon de son état divin par l’incarnation, mais au sacrifice que le Christ homme a fait, durant toute sa vie terrestre, de toute gloire propre et de toute volonté propre. La lecture attentive du texte ne nous permet pas de limiter ainsi la pensée de l’apôtre et la grandeur du dépouillement qu’il attribue à son maître : il suffit, ce nous semble, pour en être convaincu, de peser la valeur des expressions employées dans le texte : « Lequel étant en forme de Dieu n’a point regardé etc., mais il s’est anéanti lui-même ayant pris la forme du serviteur. » Après la description de ce deuxième état du Christ, l’écrivain veut montrer aux chrétiens de Philippes quelles sont les conséquences finales de cet acte de renoncement et de charité. En vertu de cette grande loi morale, que le Seigneur a lui-même exprimée pendant les jours de sa chair par cette grande parole : « Celui qui perdra sa vie la retrouvera », l’abaissement du Christ est devenu le point de départ de son élévation. « C’est pourquoi, dit saint Paul, Dieu l’a souverainement élevé et lui a donné un nom au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et au-dessous de la terre, et que toute langue confesse que Jésus-Christ est le Seigneur, à la gloire de Dieu le Père. » Après l’état d’inanitionis voici l’état d’exaltationis. Pour s’être ainsi abaissé, le Christ a été souverainement exalté ; à la gloire qu’il avait eue auprès du Père comme fils, il ajoute une gloire nouvelle, celle de rédempteur et de roi de l’humanité, et il glorifie avec lui cette nature humaine qu’il avait revêtue dans son incarnation.
Comme l’a remarqué M. Sabatier, nous touchons dans ce passage au point suprême où s’est arrêtée la pensée de saint Paul ; elle n’avait qu’à faire un pas de plus pour arriver à l’idée du Λόγος qui est à la base de la doctrine de saint Jean. Si elle ne l’a pas fait, c’est que « la christologie de saint Paul a été construite du point de vue de l’homme tandis que celle de saint Jean a été construite du point de vue de Dieu ».
Quoiqu’il en soit, il nous sera permis de conclure que notre passage affirme nettement deux choses : la préexistence personnelle du Christ et son dépouillement de la gloire divine, et probablement aussi des attributs divins, par le fait de son incarnation.
L’école de Ritschl, dans la personne de ses meilleurs représentants, constate le vrai sens de ces divers textes ; seulement elle n’en reconnaît pas la valeur doctrinale. Dans la brochure que j’ai déjà citée, M. Lobstein déclare avec une grande sincérité que l’étude des épîtres de saint Paul — des grandes études comme de celles de la captivité — « aboutissent à une double conclusion. D’un côté, elle établit que l’apôtre s’est positivement élevé à la notion d’une préexistence réelle et personnelle du fils de Dieu, mais elle démontre d’autre part que cette notion a pour lui la valeur secondaire et relative d’une explication théologique, non d’un axiome religieux » (La notion de la préexistence, p. 40 et 41). Et ailleurs il ajoute que dans l’esprit de Paul, « la foi religieuse en l’éternité du plan de la rédemption se traduit par la formule de la préexistence de l’organe de la rédemption ». Nous aurons à discuter plus loin la valeur de cette explication.
Nous passons sous silence le témoignage des épîtres pastorales, parce qu’elles sont ou directement contestées ou mises en doute par plusieurs des théologiens adversaires de la doctrine que nous étudions. Nous reconnaissons d’ailleurs qu’elles contiennent peu de passages décisifs sur notre question, les deux textes que l’on pourrait citer : 1 Timothée 3.16 : « Le mystère de piété est grand : Dieu manifesté en chair » ou « celui qui a été manifesté » ; Tite 2.13 ; « l’apparition de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur Jésus-Christ » ou « et de notre Sauveur Jésus-Christ » pouvant être lus et entendus de deux manières différentes.
Ai-je besoin d’ajouter que, dans le système de l’apôtre, la divinité du Fils n’est pas séparée de sa subordination au Père ; voyez Colossiens 1.19 ; Philippiens 2.8 ; Éphésiens 1.20 ; surtout 1 Corinthiens 3.23 : « Toutes choses sont à vous, comme vous êtes à Christ et Christ est à Dieu », et 1 Corinthiens 11.3 : « Dieu est le chef de Christ. » Cette subordination n’est pas transitoire, elle est définitive et éternelle : 1 Corinthiens 15.28 : « Alors le Fils lui-même sera assujetti au Père, qui lui a assujetti toutes choses, et Dieu sera tout en tous. »
Comme on le voit, nous ne trouvons pas ici le système du symbole d’Athanase, ni même celui de Nicée sur la trinité. L’apôtre admet bien une certaine trinité dans ses doxologies (2 Corinthiens 13.13), où il parle de la « grâce du Seigneur Jésus-Christ, de l’amour de Dieu le Père et de la communion du Saint-Esprit », mais cette trinité ne renferme pas toutes les conclusions et spéculations qu’en ont tirées plus tard la théologie ecclésiastique : elle tend surtout à exprimer l’unité et la suite du développement de l’œuvre du salut. C’est une trinité économique plus que métaphysique.
Nous sommes donc en droit de penser que l’apôtre Paul enseigne dans ses lettres la préexistence réelle et personnelle du Christ en même temps que sa divinité. De quelques passages, notamment celui de l’épître aux Philippiens que nous avons analysé, on peut déduire la notion de l’anéantissement, de la Kénosis du Fils de Dieu dans l’incarnation.
Il nous resterait à étudier deux épîtres qui se rattachent étroitement au système de l’apôtre Paul : l’Épître aux Hébreux et la première Épître de saint Pierre ; mais le temps nous presse, bornons-nous à quelques rapides indications.
Tout le monde sait que le but principal de l’Épître aux Hébreux et de montrer aux chrétiens d’origine judaïque la supériorité de la nouvelle alliance sur l’ancienne. Cette supériorité porte sur deux points : la dignité relative des personnages qui représentent ces deux dispensations et les résultats qui ressortent de l’une et de l’autre. Sur le premier point, l’écrivain est naturellement amené à exalter la personne aussi bien que l’œuvre de Jésus-Christ, qui est le médiateur, le grand prêtre de la nouvelle alliance. Dès les premières lignes de l’épître on assiste à cette glorification. Christ nous est présenté comme le Fils de Dieu par lequel il a parlé à son peuple en ces derniers temps après lui avoir autrefois parlé par ses prophètes. C’est par lui qu’il a fait le monde ; c’est lui qui est la splendeur de sa gloire et l’empreinte de sa personne, et qui soutient toutes choses par sa parole puissante. Il est infiniment supérieur aux anges car auquel des anges Dieu a-t-il jamais dit : « Tu es mon Fils je t’ai engendré aujourd’hui ? » C’est lui que les anges de Dieu adorent et duquel il est dit dans l’Écriture : « O Dieu ton trône demeure aux siècles des siècles », et auquel Dieu dit : « Assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que j’aie mis tes ennemis sous tes pieds » (Hébreux 1). Nous reconnaissons là les idées christologiques que nous avons constatées dans les épîtres de saint Paul, surtout dans les dernières. J’ajoute que l’écrivain proclame aussi l’humanité de Christ et met ce côté de sa nature en relation étroite avec son œuvre de rédempteur ; il aime à contempler le Sauveur comme étant devenu semblable en toutes choses à ses frères, afin qu’il fût un souverain sacrificateur, miséricordieux et fidèle pour expier les péchés du peuple ; comme ayant souffert, ayant été éprouvé pour nous en toutes choses, sans péché ; il va même jusqu’à dire, ce qui donne à la nature humaine du Seigneur toute sa tragique réalité : « qu’il a appris l’obéissance par les choses qu’il a souffertes » (Hébreux 2.17-18 ; 4.15-16 ; 7.26 ; 5.8-9). Pour revêtir ainsi notre nature, le Fils de Dieu s’est abaissé et il est descendu au-dessous des anges (Hébreux 2.6-8). Mais cet abaissement a été momentané et est devenu pour lui la condition d’une gloire nouvelle (Hébreux 2.9 ; 5.9-10 ; 12.2). Telle est en peu de mots la christologie de l’épître aux Hébreux. Sans aborder les difficultés du problème de l’incarnation, l’auteur affirme très nettement la préexistence personnelle du Fils de Dieu.
L’Épître de saint Pierre (nous ne parlons que d’une, la première qui seule est authentique) est bien moins explicite que celle aux Hébreux sur la nature de Jésus-Christ. C’est qu’elle est plus parénétique que dogmatique, plus riche d’expériences religieuses que de considérations doctrinales.
L’auteur y insiste sur les dispositions hostiles du monde contre l’Église et sur le devoir des chrétiens de mener une vie pure et qui glorifie le Seigneur. Le mobile, c’est d’une part la conscience des grâces et des privilèges que leur a acquis la mort de Jésus-Christ, et de l’autre la certitude de leurs espérances chrétiennes. Pierre prend pour point de départ la personne historique de Jésus en qui se sont accomplies les prophéties messianiques. Le Christ est pour lui un envoyé de Dieu, mis à part dès l’origine du monde pour accomplir l’œuvre du salut et ayant reçu pour cela la plénitude de l’Esprit. Homme comme nous, il a été revêtu d’une chair semblable à la nôtre, qui l’a rendu capable de souffrir et de mourir pour nous, mais il a été un homme sans péché, le juste, l’agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde (1 Pierre 3.18 ; 1.19 ; 2.22). Mais Pierre s’élève plus haut que la personne historique du Christ, il contemple sa gloire céleste. Il nous le présente comme assis maintenant à la droite de Dieu, ce qui signifie qu’il partage la gloire et la puissance divines (1 Pierre 3.22). S’il ne donne pas à Jésus comme saint Paul, le nom de Fils de Dieu, il dit que Dieu est le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ (1 Pierre 1.2), ce qui implique la filialité divine de Jésus dans un sens absolu. Jésus-Christ est nommé au début de l’épître, à côté de Dieu le Père et de l’Esprit saint, comme auteur de notre rédemption (1 Pierre 1.2). La même doxologie est rapportée tour à tour à Jésus-Christ et à Dieu (1 Pierre 4.11 ; 5.11). Enfin, l’esprit des anciens prophètes, qui est appelé ordinairement « l’Esprit de Dieu », est appelé dans cette épître « l’Esprit de Christ » (1 Pierre 1.11), ce qui semblerait indiquer qu’aux yeux de l’apôtre, Christ aurait préexisté à son apparition historique et même inspiré aux prophètes le témoignage qu’ils devaient rendre de lui. Cette interprétation serait confirmée quelques versets plus bas par le verset 20, dans lequel l’écrivain, en nous parlant de l’agneau sans défaut ni tache, déclare qu’il a été désigné avant la fondation du monde et qu’il a été manifesté en ces derniers temps pour nous (1 Pierre 1.20). Il faut cependant reconnaître que, sur le point qui nous occupe, les textes de l’épître de Pierre ne sont ni nombreux ni formels.