Arnold Bovet, sa vie, son œuvre

VI.
Sonvillier

J’aimais à aller vers eux, je m’asseyais à leur tête, J’étais comme un roi au milieu d’une troupe, Comme un consolateur auprès des affligés.

Job 29.25

On ne calomnie guère le Val de Saint-Imier en disant qu’il n’est pas le plus pittoresque de toute la Suisse. Les peintres y doivent affluer moins qu’en d’autres parties de ce beau pays.

Figurez-vous, entre les Convers et Sonceboz, une vallée descendant en ligne presque droite et en pente assez rapide, surtout au-dessus de Saint-Imier. Le fond consiste en prairies, sans l’ornement des champs et des vergers qui en égaierait la tristesse un peu fière ; à partir d’une certaine hauteur, de sombres forêts de sapins l’enserrent de près et ferment son horizon.

La poésie de la campagne suisse y est représentée par les sonneries bruyantes des troupeaux ; celle du passé, par la tour féodale d’Erguel, qui se dresse dans la forêt à une petite distance de Sonvillier.

Si le Val de Saint-Imier n’a pas la souriante beauté des paysages purement agricoles, il n’a pas non plus le cachet sombre et presque effrayant des pays d’industrie où, de la terre bouleversée et salie, s’élèvent les usines noires et les cheminées rouges dont la flamme et la fumée ne symbolisent que trop bien l’âpre lutte pour la vie et les haines sociales. L’industrie horlogère, qui seule y règne, met plus à contribution l’habileté de l’homme que les forces de la nature ; elle fait peu de bruit et peu de poussière, elle ne gâte pas le paysage. Pourtant, en envahissant le « Vallon » qu’elle enrichit, elle a remplacé les pittoresques maisons des paysans, par des bâtiments qui ressemblent trop à d’énormes cubes percés d’innombrables fenêtres. Le soir, quand tout cela s’éclaire, l’aspect de tant de lumières parle à l’âme autant qu’aux yeux. Tel est Sonvillier, dont les maisons se groupent sur le flanc incliné de la vallée, dominées, ou plutôt protégées par les deux édifices qui nous y intéressent le plus : le temple et le presbytère.

Quel genre de population habite ce vallon ? Au point de vue politique et social, ce peuple pouvait, au temps du ministère d’Arnold Bovet, se dire « avancé ». Le voyageur qui traverse en chemin de fer le Val de Saint-Imier ne se doute peut-être pas, en voyant ces paisibles villages, que ses yeux contemplent un des berceaux de « l’Internationale ».

S’il y avait, à Sonvillier, des ouvriers très ardents en politique, au moment où Arnold Bovet s’y établit, il s’en trouvait aussi, grâce à Dieu, qui, au point de vue religieux, ne l’étaient pas moins.

Le pasteur Empeytaz, que M. Borel-Girard qualifie d’« eau bouillante, débordant aisément », avait, par son court ministère, vigoureusement secoué les âmes et réveillé la paroisse. Il était, essentiellement, un militant de l’évangélisation. Sa théologie, extrêmement simple, ne connaissait que deux espèces d’hommes : les convertis et les non-convertis. Sa prédication consistait à présenter aux âmes, avec une clarté et une force extrêmes, leur péché et leur Sauveur. Quand il estima avoir mis tous ses paroissiens dans une lumière suffisante pour se décider, il jugea sa tâche terminée et il partit pour l’Espagne, où il travaille encore.

Le ministère de cet apôtre avait produit beaucoup de conversions ; il appartenait à son successeur de continuer l’œuvre et de l’affermir. Ce n’était pas là une besogne aisée et il est plus commode, pour un jeune pasteur, de remplacer une momie qu’un prophète. Pour Arnold Bovet, en particulier, la tâche délicate et ardue était de régulariser, sans l’amoindrir, une agitation qui déplaisait à beaucoup, de diriger des chrétiens encore mal affermis, de distribuer l’aliment approprié à des âmes dont le développement différait beaucoup, et d’achever de délivrer de leurs liens des Lazares à peine sortis du tombeau.

À ce travail complexe et difficile, le jeune pasteur consacra la période de sa vie qui va du mois de décembre 1868 à celui de septembre 1875. (Sa nomination officielle et, partant, l’installation furent un peu retardées par suite de la nécessité de régulariser sa situation au point de vue bernois et, paraît-il, un peu aussi à cause de sa réputation de « dissident ».)

La justice la plus élémentaire exige que nous donnions ici une place aux fidèles et précieux collaborateurs que trouva le jeune pasteur, à ses anciens tout d’abord. Tous zélés et consacrés, ils ne terminaient jamais qu’à genoux les réunions où ils avaient eu à s’occuper des intérêts de la paroisse. Des hommes comme Félicien Bourquin, Ulysse Chopard, Justin Bourquin, le Papa Gerber, etc… entouraient leur pasteur et travaillaient avec lui. Comment oublier Auguste Bourquin, l’ami paternel de la Cure, au cœur de sacrificateur, qui venait imposer les mains aux enfants d’Arnold et à leur mère, souvent malades ?

Au milieu d’une telle nuée de témoins, un ministère doit être béni. Que fut ce ministère ?

Posez, après trente ans, cette question aux gens de Sonvillier, vous n’obtiendrez, tout d’abord, que des exclamations émues et touchantes dans le genre de celles-ci : « Oh alors ! Monsieur Bovet !!… quel pasteur, est-il possible au monde!!!…&nnbsp;» Au bout d’un moment, le calme renaît dans ces cœurs fidèles, et les souvenirs reviennent en foule. Chaque récit en réveille un autre, chaque mot ressuscite un incident, chaque pierre du chemin évoque une vision.

Voici la cure où se succédaient les visites, les parents, les amis, tellement que les paroissiens disaient d’elle : « C’est un caravansérail… » Voici la descente rapide qui mène au village ; c’est là qu’on voyait le pasteur, sa canne à la main, sa Bible dans sa poche, partir, de sa démarche un peu sautillante, pour ses visites ou bien pour quelque course d’évangélisation… Voici, un peu plus bas, la place où le petit Samuel frappait du pied, parce que sa mère le rappelait, alors qu’il voulait absolument aller chez ses amis Evalet. Il leur devait bien cela, cet enfant dont ils avaient sauvé la vie, en conseillant de remplacer par une nourrice, la garde qui l’affamait. Eux-mêmes se plaisent à répéter en parlant du missionnaire : « Nous avons bien fait de ne pas laisser mourir Samuel… »

C’est ici, sur la terrasse ombragée qui sépare l’église de la cure, que le pasteur organisa, en septembre 1871, à l’occasion d’une réunion d’Alliance évangélique, un repas de 97 couverts !… C’est sur ces chemins que Mme Bovet roulait elle-même sa poussette avec ses deux bébés, comme les autres femmes de la localité, qui trouvaient cela « magnifique »… C’est ici, au bas du village, devant ce réverbère, que le pasteur se tenait, au retour des réunions de Saint-Imier, le soir du jour de jeûne, et qu’avant la dispersion, il serrait la main à chacun… C’est ici… mais nous n’en finirions pas, si nous devions écrire toutes ces bouffées de souvenirs, les uns gais, les autres douloureux, mais tous bienfaisants et chéris, qu’évoque à chaque coin de Sonvillier le nom du pasteur Bovet.

Il vaut mieux essayer de caractériser, aussi exactement que possible, ce ministère de sept ans, dont la trace profonde subsiste encore. Un regard jeté sur cette période, avec le recul nécessaire, permet de la résumer en disant que le ministère d’Arnold Bovet, à Sonvillier, a été surtout de conservation, de défense et de conquête.

Il est rare qu’un réveil se maintienne longtemps, sans qu’il s’y produise un certain ralentissement. Même dans la nature, il en est ainsi. Toutes les fleurs écloses au printemps ne fructifient pas. Eh bien, on est frappé de voir combien solides se sont montrés les chrétiens convertis pendant le réveil de Sonvillier. Il y a eu des chutes, mais peu éclatantes ; des rétrogrades, mais peu nombreux. Le noyau est resté.

L’œuvre de M. Empeytaz avait été bien comprise et bien poursuivie.

Tout d’abord, le jeune pasteur se dit que, pour avoir réellement sa paroisse sur le cœur, il devait l’avoir devant les yeux ; or, malgré sa position avantageuse, la cure ne présentait à ses regards que les toits des maisons. Ce n’était pas assez pour ses intercessions. Déjà alors, Arnold-architecte vint en aide à Arnold-pasteur. Sur la première page d’un cahier aux dimensions énormes, notre ami traça un plan général du village. Sur une deuxième page, ce plan fut reproduit, divisé en dix-huit carrés numérotés. Chacun de ces carrés occupait une des pages suivantes et présentait clairement, au regard, les maisons divisées en appartements. Dans chaque logement étaient inscrits, avec l’année de leur naissance, tous les habitants, parents, enfants et domestiques. Les morts étaient marqués d’une croix. On ne s’étonnera plus des « grands cubes de pierre » que sont les habitations de Sonvillier, quand on saura que, par exemple, dans une seule maison abritant six familles, se trouvait, dans le nombre, la tribu suivante : Bourquin, Lucien, et Marguerite, née Leuenberger. Enfants : 1. Louis ******, 49. 2. Esther ******, 51. 3. Antoine *******, 52. 4. Léa, 54. 5. Ariste, 57. 6. Émile, 59. 7. Léon ****** 60. 8. Emma, 60. 9. Paul, 62. 10. Ami, 64. 11. Lina, 65. Un peu plus loin, une maison à trois logements abrite entre autres : Chopard, Louis-Eugène, avec sa femme, née Ballinaux. Ils ont eu, de 1847 à 1869, quinze enfants, dont treize étaient vivants quand le plan a été fait.

Que de souffrances, de besoins, de misères, derrière tous ces noms ! Ces choses, que le crayon de l’architecte ne pouvait pas noter, le cœur du pasteur les découvrait, et sa prière les portait à Dieu. Ce plan était son pectoral.

Pour répondre à tant de besoins, il ne se contentait pas du sermon dominical, mais il multiplia les réunions, et continua fidèlement les assemblées de quartiers instituées par son prédécesseur. Désireux de varier l’alimentation, il attirait chez lui tous les hommes, pasteurs, missionnaires et évangélistes qu’il voyait poindre à l’horizon le plus lointain, munis de quelque message non encore entendu. Ses paroissiens disent de lui — « Il n’ennuyait pas son monde. »

Mieux que les voix de près ou de loin, ce qui maintint la vie dans les âmes, c’est le talent du jeune pasteur à faire travailler les chrétiens. Jamais le soc des charrues n’est plus brillant qu’après les labours. Pour éviter la rouille que produit l’inaction, même et surtout dans les hommes, Arnold Bovet, qui ne boudait pas la besogne, s’entendait à la distribuer.

Quand il escaladait la montagne pour une visite aux disséminés du plateau ou pour une réunion d’évangélisation, il emmenait un ami dont la forte épaule lui était un appui précieux, à la descente. De même, il sut mettre en valeur, avec ses propres dons, ceux des autres. Les jeunes unionistes étaient envoyés auprès des vieillards et des malades ; comme tous les autres pasteurs, il les employait à l’École du dimanche, mais non content d’éclairer leurs esprits pour ce travail par la réunion d’explication biblique, il tenait à y préparer leurs cœurs par une réunion de prières, un quart d’heure avant chaque leçon.

Pour enrichir le culte public et y intéresser la jeunesse, il organisa une société mixte de chant, dont les réunions se tenaient tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre de ses membres, sous la direction du pasteur et de sa femme.

Toujours dans le but de tenir ses jeunes gens en haleine, il les lançait dans la mêlée. On les voyait courir aux fêtes de tir ou de gymnastique, chargés de bons traités. Cette jeunesse, ainsi nourrie de la moelle des lions, c’est-à-dire de travail, de sacrifices volontaires, d’assauts pour la bonne cause, de bienfaits accomplis autant que de bienfaits reçus, devint une jeunesse forte et vaillante. Aujourd’hui encore, dans les hommes faits ou même grisonnants qui forment le noyau le plus solide de l’Église de Sonvillier, on retrouve les « Timothées » de jadis, formés pour le service par Arnold Bovet.

Pour conserver, il ne suffit pas d’organiser et d’utiliser les forces et les âmes ; il faut les défendre. Le prophète Ésaïe parle de « chiens muets qui ne savent pas aboyer, » et le prophète Ézéchiel de « sentinelles qui ne sonnent pas de la trompette ». Ce reproche ne retombera pas sur le pasteur de Sonvillier, car il a défendu les âmes avec une ardeur qui, à certains moments, a pu paraître exagérée.

On sait combien ardente est la soif du plaisir dans toutes les classes de la société. Il n’appartient pas à la bourgeoisie de condamner sur ce point les classes plus pauvres. N’est-ce pas elle qui leur a donné l’exemple ? L’homme fatigué après d’interminables journées d’un labeur toujours le même, entre les tristes murs d’un atelier, a besoin de récréations. Nous n’avons le droit de l’exhorter à supporter l’affliction qu’après avoir tout fait pour lui donner de la joie.

Les sociétés de tir, de chant, de gymnastique, de musique instrumentale, répondent si bien à ce besoin de distractions, que le nombre s’en accroît tous les jours, et qu’elles récoltent, sans effort, la fleur de notre jeunesse. Pourquoi faut-il que ce qui met en valeur l’âme du jeune homme, la mette en même temps en péril ? Organisées en dehors de l’action de l’Église et souvent même contre elle, ces sociétés développent l’homme extérieur aux dépens de l’homme intérieur, et l’athlète qui s’engage à leur service s’éloigne presque toujours de celui de Dieu.

Le pasteur de Sonvillier s’efforça de défendre la jeunesse de sa paroisse contre ces tentations. Ce n’est pas là une tâche aisée, nul ne l’ignore. Déjà pendant son catéchuménat, le jeune homme subit l’attrait du plaisir ; parfois même il y cède ; de sorte qu’au moment où il se croit encore libre de choisir, il est déjà prisonnier.

Devant le spectacle de cette jeunesse qui, si facilement, comme sans y penser, s’embrigade dans le monde, au moment même où elle promet de le fuir, il ne sert de rien de pleurer et de récriminer. Le pasteur n’a pas non plus le droit de se contenter, son cours d’instruction religieuse consciencieusement terminé, de dire au catéchumène : « Je prends le ciel et la terre à témoins contre toi, que j’ai mis devant toi tant la vie et le bien que la mort et le mal. » Son cœur l’oblige à ajouter : « Choisis donc le bien, afin que, tu vives », et à faire le nécessaire pour que le jeune homme puisse réellement choisir. Or, comment peut-il choisir quand la contrainte morale de l’exemple de la majorité et de l’opinion publique exerce sur lui sa terrible pression ? Comment se décider virilement à remonter le courant, dans un âge où le motif déterminant est toujours de faire comme les autres ? Oh la contradiction d’un acte qui, théoriquement, doit être libre et, pratiquement, l’est si peu !

On ignore trop les angoisses qu’éprouve un pasteur pieux, au moment d’admettre à la sainte Cène une « volée » de catéchumènes, parmi lesquels il sait que beaucoup manquent du minimum de piété exigible pour un tel acte.

Que faire ? Qui opérera le triage ? Comment discerner les bons des mauvais, que faire de ceux qui ne sont ni bons ni mauvais, comment s’ériger en juge de la conscience d’autrui ? La crainte de profaner la Table sainte en y admettant des indignes par trop d’indulgence, lutte dans le cœur du pasteur avec celle d’en éloigner à toujours des pécheurs par trop de sévérité. Qui dira les tempêtes morales qui agitent son âme pendant les semaines qui précèdent la réception… et souvent encore pendant celles qui la suivent ?

Ces angoisses, Arnold Bovet les a connues ; et dès la première année de son ministère, au risque de paraître très révolutionnaire et intolérant, il résolut le problème d’une façon plutôt radicale :

« J’ai beaucoup de soucis pour mes catéchumènes. Dieu ne m’a pas donné ce que j’espérais. Plusieurs sont sérieux et décidés dans ce moment ; mais l’œuvre du Saint-Esprit n’est nullement puissante chez aucun d’eux. Je ne les ferai pas ratifier, mais leur ferai déclarer, devant l’Église, qu’ils savent et connaissent parfaitement les conditions nécessaires pour être sauvés, et, sur cette déclaration, je les livrerai au tribunal de leur propre conscience et leur accorderai l’admission à la sainte Cène, sans les presser de la prendre, et en les engageant, au contraire, à attendre encore. Ce mode est un terme moyen, que Dieu m’a inspiré ce matin, après bien des obscurités et des indécisions. »

Après la réception, le pasteur revenait à la charge et invitait tous ses catéchumènes à un souper après lequel il leur offrait un souvenir. Enfin, chaque fois qu’avait lieu quelque fête dangereuse à ses yeux, il organisait, de l’autre côté du village, une réunion spéciale pour aider les chrétiens à fuir la tentation.

Parmi les nombreux catéchumènes instruits par lui pendant les sept années de son ministère à Sonvillier, beaucoup ont oublié ses instructions et choisi un autre chemin que le sien ; mais tous, paraît-il, lui conservent leur respect pour son intransigeance, et leur reconnaissance pour son affection.

L’œuvre de défense a pris, par moments, une allure un peu violente, et l’Esprit de Dieu dut, dans la suite, clarifier et diriger ce torrent impétueux. Écrivant non un panégyrique mais une histoire, nous ne cacherons pas les erreurs de tactique du jeune pasteur. Longtemps avant de devenir l’apôtre heureux et intelligent de la tempérance, il l’a défendue, comme il a pu. Il a raconté lui-même qu’un jour, apercevant, dans un cabaret, un homme attablé devant un verre d’absinthe, il n’hésita pas à entrer et, brusquement, demanda le prix de la consommation. « Quinze centimes », lui fut-il répondu. « Eh bien, les voici », s’écria-t-il en les posant sur la table, « l’absinthe est à moi ! » et, ce disant, il jeta violemment par la fenêtre le contenu du verre. La tradition orale ne dit pas si le buveur fut corrigé.

Plus que l’alcool, Arnold Bovet redoutait pour ses chers Jurassiens la propagande de l’incrédulité. Sa sollicitude fut, à cet égard, mise en grand émoi par l’arrivée à Saint-Imier de F. Buisson, qui représentait alors avec science, talent et conscience, le rationalisme le plus avancé. Ses conférences faisaient dans la contrée beaucoup d’impression. Avec son ardeur juvénile, notre ami ne se contenta pas d’appeler M. Buisson un « antéchrist », il s’apprêta à le combattre et à neutraliser, si possible, son action néfaste. Pendant que le conférencier parlait aux hommes, le pasteur, avec quelques chrétiens, parlait à Dieu dans une réunion de prières ; et puis, aussitôt après le passage de l’ennemi, il lui riposta, par une autre conférence qu’il demanda à Félix Bovet.

Tout n’était pas pour l’attrister dans ces batailles en faveur de la foi. La lutte lui plaisait, comme à tous ceux qui ont encore la couronne de la jeunesse et celle de la piété. Après la mêlée, il écrivait ceci : « Tout cela fait du bien, cela donne du nerf aux chrétiens, et quelques hommes se sentent pressés de venir au temple. »

Pour une église, les bruits de guerre valent encore mieux que la paix du cimetière.

Le ministère d’Arnold Bovet ne pouvait se borner à conserver et à défendre l’héritage de ses prédécesseurs. Il devait être encore saintement agressif et conquérant, comme sa foi.

En apparence, la paroisse de Sonvillier se borne à l’agglomération compacte qui forme le village ; en réalité elle s’étend plus loin, et surtout plus haut.

Par dessus les murailles de forêts qui forment les deux côtés du « Vallon », il y a des fermes, des maisons isolées, dont les habitants ne furent pas négligés par le pasteur. Il les visitait régulièrement, et même, d’accord avec ses collègues Borel-Girard et Châtelain, il organisa une réunion à la Chaux d’Abel, où demeurait l’anabaptiste Abraham Hummel qu’Arnold appelait « son Abraham », pour exprimer la vénération et l’attachement que lui inspirait ce chrétien.

Si c’était un plaisir que d’escalader, en été, la montagne, pour apporter aux isolés la parole de vie, au milieu des splendeurs d’une nature parée, à d’autres époques de l’année, le sentiment du devoir et l’amour des âmes pouvaient seuls aiguillonner l’homme de Dieu. Une fois, par exemple, malgré un mètre de neige, il partit avec son ami Georges Godet, pour tenir sa réunion de la montagne. « Mais, monsieur le Pasteur, on ne sort pas par ce temps ! » lui disait-on à Sonvillier. « Je suis attendu, répondit-il, et je ne veux pas manquer. » Et ils partirent. Voici comment lui-même raconte une expédition de ce genre : « J’ai brassé la neige pendant trois heures. Malheureusement il n’y avait personne pour la réunion, et j’ai dû me réunir tout seul. J’ai fait ensuite une ou deux visites sur la montagne. »

À une plus grande distance de Sonvillier, à Bellefonds, près de Tavannes, le jeune pasteur prit une part active à la réunion annuelle en plein air qui a lieu encore aujourd’hui dans un autre endroit. Il n’y allait pas seul, et tel était son ascendant sur ses paroissiens, que, pour ces réunions assez lointaines, une troupe très nombreuse l’accompagnait joyeusement, et remplissait plusieurs wagons du train, d’entretiens et de chants, bien différents de ceux qu’on y entend souvent, le dimanche soir.

Lors de la construction du chemin de fer qui dessert le Vallon, une nuée d’ouvriers italiens envahit la contrée. Immédiatement, le pasteur de Sonvillier les considéra comme ses paroissiens. Ces hommes, séparés de leurs familles par leur dure destinée, éprouvent souvent une tristesse et un ennui que même la « Mora » ne parvient pas à dissiper, et qui les expose à d’autres tentations. Et puis, ce sont là aussi des âmes rachetées qui ignorent sinon le Rédempteur du moins la rédemption. En voilà assez pour émouvoir un chrétien. Pour ces exilés, Arnold loua un local dont il fit une sorte de cercle ; et, chaque soir, lui-même ou quelques paroissiens envoyés par lui allaient leur parler, lire avec eux, et mettre un peu de lumière dans leur âme obscure.

Aucun cas n’était pour lui un cas désespéré, et même pour les plus militants de l’incrédulité, son cœur savait battre et sa bouche parler.

Au commencement de 1871, plusieurs jeunes gens du pays allèrent à Besançon où ils s’engagèrent parmi les francs-tireurs. Un d’eux revint, la campagne finie, et se maria à Sonvillier. À la suite de ses fatigues et de ses excès, il devint phtisique. Pendant sa maladie, il reçut de fréquentes visites d’Arnold et de Félix Bovet. Ses camarades lui disaient : « Comment peux-tu accepter la visite de ces pasteurs, toi, libre-penseur et membre de l’Internationale ? » Il leur répondit simplement : « Renoncer à lire la Bible ? Jamais ! Quand vous serez où j’en suis, vous ferez comme moi ! »

C’est surtout à l’égard de ses ennemis qu’apparaît l’esprit de conquête d’Arnold Bovet. Ses ennemis ? Il en avait donc ? Comment un homme aussi aimant et pacifique pouvait-il avoir des ennemis ? Ceux-là seuls s’en étonneront qui ignorent la vraie nature de l’homme et celle de l’Évangile. Un pasteur fidèle a toujours des ennemis.

Ce qui surprend, chez Arnold, ce n’est pas qu’il ait eu des adversaires, c’est sa façon de les traiter. Le missionnaire Paton, des Nouvelles-Hébrides, raconte que lorsqu’un cannibale s’élançait vers lui, sa massue levée, lui se jetait sur son ennemi et le tenait étroitement embrassé, jusqu’à ce que l’autre, paralysé par cette étreinte et subjugué par tant d’amour, laissât tomber son arme.

Dans ses rapports avec ses ennemis, Arnold s’est montré bon disciple de Paton. On ne l’attaquait pas, il est vrai, à coups de massue, mais à coups de langue et à coups de plume. Chacun sait le mal que peuvent faire à un homme les calomnies grossières ou perfides qu’accueillent la presse et le public avec une coupable complaisance, et qui, à l’ordinaire, anonymes ou pseudonymes, rappellent, par leur lâcheté, les soufflets et les crachats dont les soldats accablaient la tête voilée du Sauveur, en lui disant Devine qui t’a frappé !

Quelquefois le pasteur devinait qui l’avait frappé ; aussitôt il allait visiter son ennemi, non pour lui répondre, mais pour lui pardonner, et essayer de le gagner. Il ne permettait pas que, devant lui, on flétrît ses adversaires qu’il appelait simplement : « Ces braves » ; et telle était son insistance à leur apporter son amour et celui de Dieu dont ils ne voulaient pas, qu’ils disaient de lui : « Quand on le chasse par la porte, il rentre par la fenêtre ! »

Désarmés par sa mansuétude, quelques-uns de ceux qui l’avaient lacéré dans les journaux, se mirent à le défendre contre de nouveaux adversaires que son zèle lui avait gagnés. Cette apologie inattendue inquiéta notre ami. Il craignit d’avoir été infidèle et se mit à dire : « Ils ne m’attaquent plus ? Il faut que je me tienne sur mes gardes ! »

L’esprit pratique, conquérant et social du pasteur de Sonvillier ne pouvait guère se contenter du ministère de la parole. Il connaissait le proverbe : « Verba volant, scripta manent. » Il savait aussi quelle puissance exerce dans un pays où chacun lit, cette arme qui s’appelle la presse. Il avait prévu qu’à la fin du XIXe siècle, elle serait la grande directrice des âmes, et qu’elle ne les conduirait pas toujours vers la vraie lumière.

C’est un grand tourment pour un pasteur, de constater qu’un autre que lui est le véritable berger du troupeau, et que l’homme toujours écouté, toujours suivi, ce n’est pas celui qui parle à l’église et qui prie à la cure, c’est celui qui, dans un bureau de rédaction, imprime des choses dont, parfois, il est le premier à se moquer, et que recevront des milliers de lecteurs, avec une confiance digne d’un meilleur placement. Mais à quoi bon récriminer ? La presse existe. Qui voudrait la museler ne le pourrait pas, et qui le pourrait, ne le voudrait pas ; car, à côté du mal qu’elle propage, que de bien elle serait en mesure de faire ! Le pasteur de Sonvillier se dit que tout instrument est bon ou mauvais, suivant la main qui le saisit et la pensée qui le dirige ; il estima ne pas pouvoir mieux combattre l’œuvre néfaste de certains journaux, qu’en en créant un bon, dont les colonnes, ouvertes à la vérité seule, la porteraient dans tout son cher Jura. Ce fut l’origine de l’Union jurassienne, organe des intérêts religieux du Pays, qui, fondée en 1872, fut pendant bien des années la messagère fidèle de l’Évangile et s’est continuée dans le Libérateur.

Toutes ces branches d’activité finirent par donner au jeune pasteur un ministère plutôt absorbant. On en jugera par cette phrase tirée d’une lettre qu’il écrivait à sa mère le 31 décembre 1869, un an après son arrivée à Sonvillier : « J’ai encore énormément à faire aujourd’hui : mon rapport, mon discours de minuit, mon sermon de demain qui n’est qu’ébauché, des visites, des remontrances sévères à des gens qui vont au bal ce soir… » Cette vie déjà si riche allait bientôt trouver le complément nécessaire qui devait l’amener à son plein épanouissement.

Vinet déconseille sagement au jeune pasteur de prendre en même temps une paroisse et une femme. On peut ajouter, sans se permettre de le contredire, qu’il y a presque autant de danger à trop séparer ces deux actes qu’à les trop rapprocher.

Le ministre jeune et célibataire obtient souvent, dans les premiers temps, et parmi une fraction de sa paroisse, — on devine laquelle, — un succès d’un genre spécial, dont il y a plus lieu de s’effrayer que de se réjouir, et qui prend fin dès qu’il se marie. C’est une des raisons pour lesquelles on peut répéter l’antique parole : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » L’effervescence des premiers temps fait place à une action plus sérieuse, plus religieuse et plus complète quand c’est Dieu lui-même qui y remédie en disant : « Je lui ferai une aide semblable à lui. »

Toute l’histoire du mariage d’Arnold Bovet tient dans cette citation dont chaque détail s’est réalisé pour lui. Toutefois, le lecteur nous en voudrait peut-être, si nous bornions à un verset de la Genèse le récit des fiançailles de notre ami. Nous développerons donc un peu notre texte, sans cependant violer en faveur des vivants la discrétion due aux morts.

Le mariage d’Arnold Bovet n’a pas été romanesque dans le sens ordinaire de ce mot. Il donnera une déception méritée aux âmes nourries de la littérature sentimentale, où les choses du cœur n’existent qu’avec accompagnement de passions violentes ou de fade langueur, de mornes désespoirs, suivis ou précédés de folles ivresses, et où il est heureux que le récit s’arrête au moment du mariage, parce qu’on se demande avec inquiétude comment les choses pourront bien tourner…

Dans le roman du jeune pasteur, rien de semblable. Il s’y rencontre, en revanche, certaines choses plus rares, plus précieuses, plus divines, et qui expliquent à ceux qui peuvent comprendre, pourquoi cette pure aurore de bonheur n’a pas connu de crépuscule.

Déjà pendant son premier séjour à Männedorf, quand il n’avait que dix-sept ans, il arriva à Arnold de faire quelques allusions à l’éventualité lointaine de son mariage. Il s’en excusait alors, en disant que c’étaient des « pensées de jeune homme ». L’atmosphère de Männedorf ne prêtait pas aux rêves sentimentaux. À Tubingue, l’étudiant revient sur ce sujet, mais sa raison parle encore bien plus que son cœur. Il déclare que, s’il se marie jamais, ce sera non pour lui-même, mais seulement pour « sa paroisse ». La vérité nous oblige à ajouter que, peu après, il change complètement de langage, et sa correspondance avec sa mère abonde de plus en plus en allusions souriantes et poétiques à l’ange qu’il espérait avoir un jour à ses côtés, et qu’il se déclare décidé à décorer de ce titre, « malgré les regards sévères de Samuel Zeller ».

Il faut dire, pour expliquer ce changement dans ses idées sur le mariage, que ses pensées, après avoir erré, comme celles de tout jeune homme, sur diverses apparitions fugitives, avaient fini par s’arrêter avec une fixité croissante sur une seule personne, dont le nom ou les initiales apparaissent désormais sous sa plume, toutes les fois qu’il parle à sa mère d’avenir, de paroisse ou de bonheur.

Son ami Auguste Bernus l’avait entretenu d’une cousine de Francfort, Nanette Bernus, dont la famille était en relations avec celle de Mme Philippe Bovet. Le portrait qu’il avait fait de la jeune fille, de sa profonde piété, de son caractère sérieux, de sa simplicité un peu austère, correspondait étonnamment avec l’idéal que, depuis longtemps, l’étudiant contemplait dans ses rêves ; ce qu’il vit lui-même en elle lui inspira peu à peu l’idée qu’elle était la compagne, « semblable à lui », destinée à partager son ministère et sa vie.

Même dans les unions que Dieu prépare, il entre toujours un élément humain. Il faut se voir, apprendre à se connaître, faire sa cour et se fiancer. C’est là un minimum à peu près indispensable. Sur ce point, comme sur tant d’autres, Arnold est sorti de tous les sentiers battus, il a violé toutes les règles du protocole.

C’est aux Ormonts, chez M. le pasteur Burnier, qu’eut lieu ce qu’on pourrait appeler la première rencontre. De là, Mme et Mlle Bernus furent invitées à visiter Grandchamp. C’eût été le cas, pour Arnold, de profiter du voyage pour faire valoir sa famille et son nid. Au lieu de cela, l’incorrigible disciple de Mütterli, plus préoccupé de simplicité apostolique que d’hospitalité aimable, ne songeait qu’à s’excuser à l’avance du « luxe excessif de Grandchamp », devant ces dames, habituées à bien autre chose.

Une fois au foyer maternel, le devoir élémentaire du jeune homme eût été d’en faire les honneurs à ces visites de marque, et de mettre quelque peu en lumière, avec les grâces du lieu, celles de l’héritier. Eh bien non ! Son regard fuit la présence que son cœur désire ; et, sous prétexte de penser à sa consécration, il se cache au bord du lac, d’où il écrit à son parrain, M. le pasteur Bonnet : « Je suis comme Adam lorsque Dieu lui préparait sa compagne… je dors. » Et c’était bien cela. Celui qui veut tenir de Dieu son épouse doit savoir le laisser travailler.

Il arrive aux chrétiens de cesser de « dormir », quand il leur semble que Dieu « dort trop » et n’amène pas assez vite l’accomplissement de leur volonté. Arnold, lui, demeura tranquille. Une année pourtant se passa sans qu’aucun signe encourageât ses espérances. Son ministère remplissait sa vie, et sa foi renouvelait sa patience ; mais souvent, sans doute, il était obligé de se rappeler ce beau verset : « C’est dans le calme et la confiance que sera votre force. » (Ésaïe 30.15.)

Il ne se trompait pas. Pendant cette longue attente, son Père céleste travaillait pour lui, et lui préparait sa compagne. Comme il la destinait à un ministère dont la royale beauté est faite d’obéissance et de sacrifice, il trempait cette âme, comme celle de toute jeune fille consacrée, dans la fournaise du sacrifice et de l’obéissance ; il assouplissait cette forte nature par les renoncements, il l’affinait « comme le fondeur affine l’argent », il l’épanouissait aux rayons de sa grâce. Avant qu’elle connût bien Arnold Bovet, elle était préparée pour lui. Ce qu’elle ne pouvait comprendre alors lui devint clair par la suite.

Celui qui avait modelé le cœur de la jeune fille, sut aussi l’incliner au moment voulu, en lui inspirant la conviction qu’elle devait accepter la main de l’homme dont elle ne connaissait encore qu’imparfaitement l’âme.

Mme Philippe Bovet, allant à Francfort, désira y être accompagnée par son fils. Celui-ci hésitait, non pas à cause de ses gros souliers de montagnard qui, lui disait-on, feraient mauvais effet dans les salons, mais parce qu’il craignait de mettre une main impatiente dans l’œuvre de Dieu. Encouragé par Auguste Bernus, il se décida pourtant, et, après une nuit passée à genoux, il partit.

Dès ce moment, c’est-à-dire dès qu’il vit clair dans la volonté divine, il s’avança avec une rapidité contraire à toutes les règles. Pendant que le pasteur Bonnet s’efforçait de l’initier aux manœuvres compliquées, délicates et savantes qui, dans la bonne société, accompagnent nécessairement une demande en mariage, notre ami concluait l’alliance avec une simplicité digne d’un autre âge ; et, au lieu de se répandre en déclarations passionnées, ou en transports d’allégresse, bien que son cœur en débordât, il invita sa fiancée à s’agenouiller avec lui, et fit monter vers Dieu une prière de consécration tellement réelle, tellement détaillée, tellement sérieuse, que la jeune fille, effrayée de tout ce qu’il s’agissait d’accepter et de donner, hésita presque à prononcer l’« amen ». Elle le dit cependant, et ce qu’elle promit en tremblant, elle l’a tenu sans trembler. C’était le 25 octobre 1869.

Le temps des fiançailles se passa, comme tout le reste, un peu en dehors des conventions. Le pasteur était dans sa paroisse, et cette première fiancée n’eut pas à souffrir de ce qu’il donnait à l’autre. La correspondance consistait moins en effusions lyriques qu’en communications destinées à préparer la vie d’un ménage vraiment chrétien. Alors qu’ailleurs la période ensoleillée s’écoule en invitations bruyantes et en courses affolantes, comme si l’essentiel était d’empêcher les jeunes gens de se connaître — crainte de rupture, — nos deux fiancés rédigeaient leur biographie détaillée et en échangeaient les feuilles à mesure qu’elles étaient écrites. Ces confidences qui ne laissaient rien dans l’ombre, loin de nuire à leur amour, l’enracinèrent si profondément que son épanouissement les étonna eux-mêmes.

Le mariage fut célébré le 28 avril 1870. Le voyage de noce, abrégé par la mort d’une tante, les conduisit tout simplement de Francfort à Sonvillier, avec plusieurs arrêts, dont un, de quelques jours, à Grandchamp. Il y eut à cette occasion un grand dîner où M. F. de Rougemont prononça cette parole : « Il y a des choses que les hommes appellent : le hasard, mais qui sont le jeux de la Sagesse éternelle, jouant parmi les enfants des hommes. » (Proverbes 8.30-31.)

C’est un événement que l’arrivée de « Mme la Ministre » dans sa paroisse. À Sonvillier, l’attente était intense et même un peu anxieuse, malgré toutes les descriptions du fiancé, la renommée avait annoncé, en Mme Bovet, « une grande dame de la ville ». Les paroissiens furent vite rassurés et, bientôt après, charmés ; car si la jeune femme était véritablement une dame grande, et même une grande dame, à l’allure majestueuse et plutôt aristocratique, ses manières étaient si simples et son regard si lumineux, que, malgré sa timidité extrême et l’apparente froideur de son abord, on pressentait en elle une amie, une sœur, une mère. On trouve dans le monde des personnes aimables qui, à la première rencontre, vous promettent une amitié éternelle ; à la deuxième, elles ne savent plus votre nom. On préférerait une gamme moins brillante et plus durable. Le cœur des habitants de Sonvillier n’eut pas à souffrir semblable déception et s’ouvrit facilement à Mme Bovet. Dans les visites qu’elle leur fit, ils constatèrent avec un étonnement joyeux qu’elle les connaissait déjà tous et que dans sa mémoire, comme sur le plan de son mari, leurs noms étaient inscrits depuis longtemps.

Arnold Bovet ne tarda pas à constater qu’il avait eu raison de laisser Dieu lui choisir son épouse et de ne pas se borner, comme tant d’autres, à demander à la Providence de bénir une union conclue sans elle. Sa compagne était bien ce qu’il lui fallait, précisément parce qu’elle n’était pas entièrement semblable à lui. La nature du jeune pasteur, exubérante et un peu remuante, essentiellement pratique et plus portée à l’action qu’à la méditation, avait besoin d’être enrichie par la présence d’une âme plus calme, plus concentrée, plus réservée. Il fallait à ce torrent impétueux un lac profond et tranquille, qui maintint son niveau en le réglant, et, en le purifiant encore, augmentât sa beauté.

Tous ceux qui ont eu le bonheur d’entrer dans le presbytère de Sonvillier et dans celui de Berne, confirmeront la parole par laquelle nous concluons l’histoire du mariage d’Arnold Bovet : Dieu fait bien ce qu’il fait.

♦ ♦ ♦

En 1873, pendant la quatrième année de son ministère, le jeune pasteur fit, en France, un voyage de colportage. Ce voyage mérite d’être raconté avec quelques détails, parce qu’il jette une vive lumière sur l’évangéliste qui était en lui et qui n’eut plus, dans la suite, l’occasion de se révéler aussi bien.

On sait comment les héroïques et lamentables débris de l’armée de Bourbaki furent reçus en Suisse, au commencement de 1871. Non contents de soigner les pauvres corps épuisés de ces soldats qui avaient tant souffert pour n’aboutir qu’à la retraite, nos voisins leur témoignèrent une affection compatissante et s’efforcèrent de faire un peu de bien à leurs âmes. Si l’obligé s’attache souvent au bienfaiteur, le bienfaiteur s’attache toujours à l’obligé. Les internés, revenus chez eux, ont souvent regretté la Suisse compatissante et, de leur côté, les Suisses sentirent la séparation et désirèrent renouer des liens chers à leurs cœurs. C’est de ce regain d’amour qu’est née la mission confiée à Arnold Bovet, d’aller visiter, au nom d’un Comité neuchâtelois, les anciens internés de la Haute-Loire et de la Lozère.

Dans ce voyage se joignit à lui un compagnon bien cher : M. Émile Peugeot, grand industriel de Valentigney (Doubs), et depuis longtemps ami particulier de sa famille. En cet homme brûlaient deux flammes : l’amour pour le Sauveur et l’amour pour la multitude souffrante. Patriote éclairé et anti-militariste, ennemi irréconciliable de l’Empire, il avait osé dévoiler autour de lui le mensonge du plébiscite et protester contre cette manifestation soi-disant pacifique qui préparait la guerre et la débâcle. Les désastres arrivés, il ne s’était pas permis de crier avec une satisfaction pharisaïque : « Je l’avais prédit ! », mais il s’était donné, sans compter, au soin des blessés et des malheureux. C’est poussé par la même passion, qu’à l’âge de cinquante-deux ans, il prit le sac de colporteur pour apporter au cœur de ses compatriotes ignorants un peu de la lumière qui avait réchauffé le sien.

Après quelques jours passés à Lyon et à Saint-Étienne, nos deux amis arrivèrent, le 12 mai 1873, au Puy, par un beau clair de lune. Cette douce lumière d’en-haut, au milieu des ténèbres de la nuit, symbolise d’une façon saisissante la tournée de vingt et un jours que les colporteurs firent dans ce sombre pays.

L’obscurité, c’était, tout d’abord, une religion pleine de superstitions. La ville du Puy est peut-être la plus pittoresque et la plus catholique de France. Sa vieille cathédrale romane, si bien campée pour recevoir d’immenses processions de pèlerins, la petite église Saint-Michel, si fièrement perchée sur le rocher de l’Aiguilhe, c’est le catholicisme du moyen âge. L’affreuse statue de la Vierge que Napoléon III fit couler avec le bronze des canons ramenés de Sébastopol et dresser au sommet d’un gigantesque rocher, d’où elle semble surveiller le pays, représente bien la piété catholique du second Empire : dominatrice, militariste et mondaine. Aux pieds de cette déesse, vingt-quatre couvents, cloîtres et séminaires ! On comprend que nos deux huguenots aient senti, comme Paul à Athènes, leur esprit s’irriter au-dedans d’eux, à la vue de cette ville pleine d’idoles.

Ce qui, au Puy et dans toute cette région, épaississait encore ces ténèbres et augmentait cette irritation, c’étaient les difficultés opposées alors à la moindre tentative d’évangélisation. La religion étant un gouvernement, toute piété autre que la piété régnante apparaît nécessairement comme l’émissaire, plus ou moins déguisé, d’un gouvernement étranger, et un évangéliste passe facilement pour un espion. Même quand elle ne va pas jusqu’à soupçonner d’aussi noirs desseins, l’administration est tracassière et gênante pour ceux qui veulent parler au peuple. Arnold Bovet, habitué à la liberté, ressemblait à un grand oiseau pris dans les mailles d’un filet, et dont l’essor est perpétuellement entravé. Il put constater qu’en certains pays, le réseau des lois, à la fois très serré et très lâche, parait destiné, non pas à protéger les libertés et l’ordre publics, mais à permettre, pour les amis, la licence, contre les ennemis, l’oppression, pour tous, l’arbitraire.

Alors, c’était l’oppression. Quand nos colporteurs arrivèrent à Brioude, bien décidés à y tenir une conférence, la première nouvelle qu’ils reçurent fut celle du renversement du gouvernement de M. Thiers, remplacé par celui du maréchal de Mac-Mahon, célèbre dans l’histoire sous le nom de « gouvernement de l’ordre moral ». Ce petit coup d’État atteignit en plein cœur le républicain Émile Peugeot et nuisit beaucoup à l’œuvre d’évangélisation. Le préfet de la Haute-Loire, grâce à une intervention amicale, n’avait pas osé refuser aux visiteurs l’autorisation de colporter. Il leur retira celle de tenir des conférences publiques, ce qui les contraignit à des prodiges de célérité pour réunir, par cartes d’invitations, leurs auditoires et parler au peuple dans des réunions privées.

Ténèbres aussi dans l’âme de certains dirigeants. À part quelques hommes sincèrement libéraux, les colporteurs rencontraient presque toujours des maires catholiques ou libres-penseurs. Les premiers voyaient en eux des hérétiques, les seconds des cléricaux. Les uns et les autres se ressemblaient comme des frères, par leur ignorance de la vraie nature de la religion, par leur caractère autoritaire et par leur terreur de se compromettre.

Ténèbres encore, dans ce peuple même qu’il s’agissait d’évangéliser. À l’offre de leurs traités, tel adulte répondait : « Je ne sais pas lire ! » et nos amis voyaient avec douleur dans ces illettrés, d’ailleurs si bien disposés, des affamés qui n’auraient pas la force d’ouvrir leur bouche.

Ténèbres enfin dans l’âme des conducteurs qui se croyaient lumières. Indifférents vis-à-vis des vrais ennemis de l’Église, savoir l’alcoolisme, l’immoralité et le scepticisme, les curés montraient une vigilance extraordinaire, pour dénoncer ou extirper « le poison de l’hérésie ». Arnold Bovet eut affaire à l’un d’eux à qui il osa dire que le clergé était responsable de l’ignorance générale. On discuta sur les dogmes, et le prêtre finit par proposer au pasteur une dispute publique. Acceptation empressée ; sur quoi le curé, après quelques instants de réflexion, battit en retraite, mais non sans dire au protestant : « Si vous vous permettez de raconter dans ma paroisse que j’ai fait le capon et fui la discussion, je vais vous trouver à votre hôtel, et je vous applique un soufflet sur chaque joue ! » L’Église romaine a eu de meilleurs controversistes que celui-là. La conclusion affligeante à laquelle toutes ces luttes amènent Arnold Bovet retentit comme une sorte de glas funèbre : « Le clergé a rendu la France incrédule, et il est absolument incapable de lui rendre la foi. » Il aurait pu ajouter — « Si la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes ces ténèbres ! »

Pourtant, dans cette nuit, il y avait des étoiles qui guidèrent et consolèrent nos amis. Ce fut tout d’abord la force que leur donnait l’étroitesse de leur union. Quand ils se séparèrent, Arnold écrivit ceci : « Émile Peugeot était pour moi un stimulant, et me donnait du ton. Quand il avait peur, cela me donnait du courage, et quand je voyais les choses en noir, lui redoublait d’entrain. » Constatons une fois de plus la sagesse de Celui qui envoyait toujours ses disciples « deux à deux ».

La lumière, ce fut ensuite la présence, au Puy, d’une famille chrétienne, celle de M. Pigeard, ancien officier de marine et trésorier-payeur général, qui faisait le culte, chaque dimanche, dans sa maison, et qui se proposait bien de ne pas quitter la localité sans y avoir installé un pasteur. Son obligeance et son influence furent précieuses à nos colporteurs, pour se guider dans le maquis de l’administration et de la police.

La lumière, ce fut encore la fidélité du colporteur Vinson, du Chambon-de-Tence, consciencieux, zélé, infatigable, qui remplit d’admiration ses compagnons de travail, et dont l’exemple fut si contagieux que même le cocher Vignon devint, au bout de quelques jours, un excellent colporteur.

La lumière, ce fut aussi la découverte, dans les ténèbres du département de la Haute-Loire, de deux communautés huguenotes, singulièrement vivantes, grâce à l’apostolat de leurs deux pasteurs, hommes selon le cœur d’Arnold : l’Église libre du Riou, dirigée par M. Monnier, et l’Église réformée du Chambon-de-Tence, réveillée par M. Poulain.

La lumière, c’était encore ce village de Roches, brouillé avec l’évêque, parce que celui-ci lui refusait un curé résidant dans l’endroit, et qui fit appel aux protestants. Le jour de la Pentecôte, nos évangélistes y tinrent, dans le « Poulailler » de leur ami Lachamp, une réunion « privée » à laquelle assistèrent plus de 450 personnes, toute la population du village. Pris au cœur par cette œuvre, Arnold sacrifia, non sans regrets, une visite qu’il avait projeté de faire à Nîmes, chez ses amis Babut, et il écrivit au professeur Godet pour supplier qu’on envoyât sans retard un pasteur à ce troupeau privé de berger.

La lumière, chose étrange, c’était surtout l’âme même du peuple de la Haute-Loire. Quelle joie de parler à ces auditeurs si peu blasés ! Leurs cœurs vibraient fortement à l’ouïe des paroles de vérité qui laissent froids et inertes tant de protestants. « Ces gens, écrit Arnold, sont si paisibles, si honnêtes, si peu bruyants, si loyaux, si peu blagueurs, si doux et si avenants, que Dieu veut peut-être les laisser ignorer leur responsabilité. » Par instants, devant la virginité relative de cette âme populaire que son ignorance même préserve de certains dangers, le pasteur-colporteur sentait son esprit doucement envahi par la tendresse que son beau-frère Félix avouait pour les pays catholiques ; mais, tout aussitôt, il songeait aux droits de la vérité, aux dangers de l’erreur, et il se ressaisissait pour supplier qu’on évangélisât largement, profondément, courageusement la Haute-Loire. Pour un peu, abandonnant tout autre souci, il se fût consacré à cette œuvre !…

Les deux apôtres se séparèrent au Puy, le 2 juin, non comme Paul et Barnabas, mais plus liés que jamais. Arnold Bovet entreprit seul la deuxième partie de sa mission : la visite des internés de la Lozère.

En dix heures de diligence, il parcourut la distance qui le séparait de Mende. Ses yeux contemplèrent avec une douloureuse émotion l’étrange contrée qu’il traversait. De tous côtés ce ne sont que volcans éteints, gorges profondes, plateaux arides, âpres solitudes, çà et là, quelque vallon frais et verdoyant.

Il crut s’apercevoir, par la suite, que l’aspect extérieur des Cévennes est un peu l’image de leur état religieux. Pendant le voyage, il relisait l’ouvrage de Napoléon Peyrat qui réveillait dans son âme les récits, autrefois entendus, d’un passé héroïque. C’est ici le cimetière des martyrs, le champ de bataille des Camisards ; chaque nom ressuscite quelque souvenir de vaillance guerrière ou d’ardente piété… Hélas ! beaucoup de ces églises huguenotes ressemblent un peu à des volcans éteints ; la piété est desséchée et aride comme cette terre déboisée. « Ce pays, écrivait Arnold, est livré aux rationalistes, aux darbystes et aux jésuites. » Le colportage fut presque nul parmi ces protestants dont quelques-uns n’ont conservé, de l’héritage de leurs ancêtres, que la haine du catholicisme. À l’offre de quelque bon livre, ils répondaient tranquillement qu’ils en savaient assez, et n’avaient nulle envie de se faire « Moraves ». Leur endurcissement inspira au colporteur navré la réflexion suivante qui, même en admettant un peu d’exagération, doit nous donner à réfléchir : « l’incrédulité entée sur le protestantisme est encore pire que l’incrédulité entée sur le catholicisme. »

Pourtant, dans la tristesse infinie que lui causa ce pays, l’évangéliste éprouva quelques joies semblables aux frais vallons qu’il rencontrait de temps en temps. Ce fut, par exemple, l’accueil amical de plusieurs pasteurs qui, même parmi les libéraux, lui ouvrirent fraternellement leurs temples ; ce fut la rencontre bienfaisante de quelques familles pieuses, comme celle de Mme Barral à Saint-André-de-Valborgne, ou de quelque prosélyte sorti du catholicisme et solidement établi dans la pure doctrine ; ce fut enfin la joie de constater qu’il n’y a pas de désert qui, sous un souffle printanier d’en haut, ne puisse refleurir comme la rose.

Dans une grande salle d’auberge, au Puy, nous avons vu, il y a quelques années, la muraille entièrement couverte d’images, scènes de romans, scènes militaires et scènes de crimes, gravures de modes et réclames diverses, recueillies par la patronne et, par elle, collées bien en vue. En plein centre du panneau, tel un agneau au milieu des loups, une image, plus grande que toutes les autres, représentait Jésus visitant un intérieur ouvrier. Largement éclectique comme toutes ses pareilles, la patronne du café l’avait achetée à un colporteur et installée à cette place. Jamais la figure du Sauveur ne nous est apparue plus belle qu’au milieu des grimaces qui l’environnaient de toute part.

Faire briller la lumière en pleines ténèbres, telle fut l’œuvre bénie d’Émile Peugeot et d’Arnold Bovet en cette contrée.

Malgré beaucoup de peines et de déceptions, de tristesses et de fatigues, malgré la douleur d’avoir vu, dans la partie catholique de la Lozère, les traités lacérés en pleine rue et le Nouveau Testament servir à un feu de joie, notre colporteur n’avait pas perdu son temps, et il put terminer le rapport qu’il présenta à son Comité, par cette constatation pleine d’espérance : « Nous avons répandu, pendant ces cinq semaines, environ 12,000 traités, brochures et livres, 1700 à 1800 Nouveaux Testaments, et 500 recueils de cantiques. »

Le bon semeur, après sa rude journée, se rendit à Francfort pour chercher les siens et les ramener à Sonvillier. Ils remarquèrent dans sa figure une légère modification : il avait laissé pousser sa moustache ; désormais, son visage ne devait plus changer que pour vieillir un peu.

♦ ♦ ♦

L’année 1874, qui devait tant enrichir l’âme du pasteur de Sonvillier, fit d’abord à son cœur une profonde blessure. Le 5 juin, il perdit sa mère. Elle avait souffert d’hydropisie pendant cinq mois. Cette longue école ne fut pas perdue pour elle, et acheva de la mûrir. Le vide qu’elle laissa fut immense, mais il n’y eut, dans cette grande douleur, aucune amertume. Pour cette croyante, la mort avait depuis longtemps perdu son aiguillon. Quand son mal s’aggrava, elle dit à sa fille Hélène : « Si on te demande dans quelle foi je suis morte, tu répondras : Je te rends grâce du fond de mon âme, Seigneur, de ce que, par un décret éternel, tu m’as amenée à la communion de tes souffrances, et de ce que tu m’as sauvée. » À ses funérailles, le pasteur Verdan, de Boudry, prononça une allocution plus semblable à un chant d’actions de grâces qu’à une oraison funèbre.

Le lendemain de la mort de sa mère, naissait à Arnold une fille à qui, pour cette raison, on donna le prénom de Bertha.

Dieu a des baumes spécialement précieux pour les blessures de ses serviteurs. Il réservait au fils orphelin d’autres consolations que celles offertes par les joies de la famille ; plus que son presbytère, il voulait enrichir son âme et sa vie. C’est ce qui eut lieu pendant l’été des années 1874 et 1875 aux réunions d’Oxford et de Brighton.

Pour bien apprécier de quelle sorte furent les bénédictions reçues, surtout à Oxford, il convient de rappeler à quels besoins elles répondaient.

Le livre de Samuel raconte que, vingt ans après le retour de l’Arche de l’Alliance à Kirjath Jearim, « toute la maison d’Israël poussa des gémissements vers l’Éternel. » Pourquoi ce soupir ? Parce que le peuple avait fini par comprendre qu’une nation en possession de l’Arche de l’Alliance n’a pas le droit d’être esclave. On brisa les idoles, on se laissa juger, on se confia en l’Éternel, et Israël, peuple libre en droit, le redevint aussi en fait.

C’est à un soupir semblable que répondirent les assemblées d’Oxford et de Brighton. Qu’on en juge par ce qu’écrivait, immédiatement après, un homme qui en a éprouvé, d’une façon particulière, et le besoin et le bienfait — M. l’Inspecteur Rappard, de Sainte-Crischona : « Je suis convaincu que des milliers de croyants me comprendront, si je dis que, depuis ma conversion au Seigneur, et pendant dix années d’activité, comme témoin de l’Évangile, j’ai souvent senti avec douleur le besoin d’une sanctification intérieure, d’une délivrance du péché et d’une communion ininterrompue avec Dieu. Combien souvent j’ai été repris pour avoir prêché aux autres ce que je ne possédais pas complètement moi-même ! Notre Dieu fidèle, qui entend le soupir de son enfant, m’a fait la grâce inattendue, de chercher et de trouver à Oxford, précisément ce qui me manquait. » (Der Glaubensioeg, page 4.)

Les réunions de 1874 ont, en effet, remis en lumière la nécessité, la possibilité et la condition de la sanctification. Sa nécessité, en montrant que la sainteté de Dieu l’exige ; sa possibilité, en rappelant que, refusée aux efforts de l’homme, elle est, comme le salut, une grâce accordée à sa foi ; sa condition, en insistant sur l’obligation d’une consécration absolue, définitive, pratique.

La sanctification par la foi fut le thème principal, mais non le seul fruit des réunions d’Oxford. Une vague puissante de réveil passa alors sur presque tous les pays protestants, et atteignit des personnes qui, tout d’abord, avaient ri « des conventicules méthodistes d’Angleterre ». S’il y eut, ici et là, quelques exagérations dans la proclamation d’une délivrance actuelle et complète du péché, si l’on vit des chrétiens méconnaître les grâces antérieures de Dieu en affirmant qu’avant Oxford ils ignoraient l’Évangile ; si l’instrument lui-même dont Dieu s’était servi a été mis de côté ; tout cela ne saurait diminuer l’ineffable beauté du printemps qui, en 1875, fit refleurir le désert et produisit tant de fruits. « Qu’y a-t-il donc de nouveau en tout cela ? » demandait quelqu’un. Une chrétienne répondit : « Rien de nouveau, mais toutes choses nouvelles ! »

Le soupir dont parle M. Rappard, Arnold Bovet l’avait souvent poussé, jadis, à Männedorf ; sans cesse il éprouvait, dans le fond de son âme, la soif intense d’une vie chrétienne plus pure, plus profonde, plus victorieuse. Aussi fut-il un des premiers à courir à Oxford, en 1874, et à Brighton, en 1875 ; il respira largement l’atmosphère vivifiante et tonique de ces réunions, comme respire au Gornergrat un homme habituellement condamné à l’air moins pur des villes.

Après Brighton, il écrivit à son beau-frère Félix : «Les réunions ont eu un caractère normal, simple, scripturaire. Il n’y a pas trace d’exaltation et de fanatisme dans les discours et dans les prières, et tous les moyens d’édification employés ne sont absolument que ceux dont il est question dans la Bible. »

Après une réunion de 300 à 400 étrangers (le total des participants, à Brighton, dépassa 5000), la bénédiction fut telle, que le vieux docteur Mahan affirmait, en sortant, que jamais il n’avait vu quelque chose qui lui fît penser davantage à ce qu’avait dû être la Pentecôte.

Il est rare que les changements survenus dans la vie intérieure n’en amènent pas dans la vie extérieure, et Dieu n’augmente pas nos richesses pour faire de nous des rentiers. Arnold Bovet fut de ceux qui surent le mieux distribuer autour d’eux le butin récolté à Oxford. Non seulement dans sa paroisse, mais dans plusieurs autres localités, il fut appelé à témoigner de ce que son Dieu avait fait pour lui et en lui. Sa parole chaude et puissante, dans les assemblées tenues à Bâle à ce moment, fit grande impression, et décida quelques membres de l’Église libre de Berne à lui offrir la succession du pasteur Kleinhans.

Cet appel n’était pas, en lui-même, de nature à le tenter beaucoup. L’œuvre à faire devait lui paraître étriquée, car l’Église libre de Berne ne comptait que peu de membres ; il redoutait, par instinct, les petites chapelles étroites et fermées, où les grandes ailes de son activité ne pourraient jamais prendre tout leur essor ; la perspective de travailler dans une ville et dans un pays de langue allemande l’effrayait aussi un peu ; enfin, il se sentait attaché au Jura, et il avait à Sonvillier de si fidèles amis, qu’il ne pouvait, sans un brisement de cœur, envisager la perspective d’une séparation.

Et cependant, il accepta ; et malgré les instances de ses chers paroissiens, parmi lesquels une chrétienne le supplia « de se détracter », il persista dans sa résolution. Ce n’est pas qu’aucun signe extérieur décisif et évident l’eût déterminé. Bien des pasteurs connaissent les affres de l’incertitude où leur Maître les laisse, en face d’un appel, entre deux devoirs également pressants, également impératifs. Combien on voudrait, alors, un ordre positif et tranchant ! Souvent Dieu le refuse. Il nous traite, non comme des choses, mais comme des hommes ; il attend de nous une obéissance intelligente et non passive, il nous rappelle que nous sommes non les machines de son usine, mais « ouvriers avec lui ».

Ce qui inclina la volonté d’Arnold Bovet, ce ne fut pas, comme pour d’autres, une révolte de sa conscience contre le ministère dans l’Église établie. « Je veux que l’on sache bien, écrivit-il, que ce n’est pas du tout par principe que je quitte l’Église nationale » (lettre du 12 mai 1875).

À part les souffrances qu’inflige au pasteur le mélange inévitable et officiel, dans les assemblées, dans les volées de catéchumènes et dans le registre électoral, Arnold ne s’est jamais plaint d’avoir été entravé, dans son activité, par le joug de l’État, heureux, au contraire, que son titre de pasteur national le mît en contact avec toute la population de son village et lui permît d’exercer une influence chrétienne dans les écoles, dans les institutions de bienfaisance ou de mutualité, dans la vie communale et publique.

Pour toutes ces raisons, il garda soigneusement son titre de pasteur de l’Église nationale du canton de Berne.

Pour le détacher de Sonvillier, il fallut la conviction intérieure que son ministère y avait fait tout le bien qu’il y pouvait produire. Son amour avait donné à ses amis ce qu’il avait reçu pour eux, sans réussir à gagner tous ses adversaires. Ceux-ci, au contraire, profitant de la nouvelle loi ecclésiastique de 1874, qui remplaçait les Anciens d’église par un Conseil de paroisse, purement administratif, mobilisèrent leurs forces, rassemblèrent les mécontents et organisèrent l’opposition. En pareil cas, on voit presque toujours se ranger du mauvais côté le troupeau des indifférents, qui forment les majorités et déterminent le résultat. C’est ce qui arriva à Sonvillier. Le Conseil de paroisse qui sortit « des ondes pures du suffrage universel » n’était pas directement opposé au pasteur Bovet, mais se composait surtout d’hommes que l’on ne voit pas d’ordinaire sur les bancs d’une église.

Cette victoire de la partie adverse faillit amener un schisme. Beaucoup de paroissiens pieux, outrés de voir, une fois de plus, une majorité d’indifférents imposer brutalement sa volonté aux vrais membres de l’Église exprimèrent hautement l’intention d’en sortir. Qui donc les en dissuada ? Ce fut Arnold Bovet. Celui que les « nationaux » traitaient de « dissident », empêcha seul la dissidence que les « nationaux » avaient failli produire. Il estimait que le Royaume de Dieu avait plus à perdre qu’à gagner, si les fidèles sortaient du troupeau et si le levain n’était plus dans la pâte. Seulement, comme il ne lui plaisait pas non plus de laisser ses brebis à la merci des loups, il entreprit, d’accord avec ses amis, la construction d’un bâtiment pouvant servir de lieu de réunions, et, au besoin, de lieu de culte.

« L’Auditoire » ne fut terminé qu’après son départ, et il n’en profita pas lui-même ; mais, dans ce modeste sanctuaire, s’est réfugié et vit encore tout ce qu’il avait fondé ; après trente ans, on y retrouve quelque chose de son âme. Ayant prononcé, le jour du jeûne, 19 septembre 1875, son dernier sermon sur Hébreux 10.32-39, Arnold Bovet quitta le presbytère de Sonvillier. Il avait alors trois enfants : Samuel, né en 1871 ; Paul, né en 1872 ; Bertha, née en 1874. Un peu comme Abraham, il s’en allait vers l’inconnu, ignorant tout ce que pouvait amener sa transplantation à Berne. Pourquoi abandonner, pour un petit carré de jardin, son vaste champ, si richement ensemencé ? Qu’est-ce donc que son Maître lui réservait ? Pourquoi l’appelait-il là-bas ? Arnold l’ignorait alors, nous le savons aujourd’hui. La paroisse à laquelle il sacrifiait Sonvillier, ce n’était pas seulement l’Église libre de Berne ; le peuple qui l’attendait, ce n’était pas seulement un petit groupe de chrétiens ; Dieu lui avait préparé la plus grande paroisse que jamais pasteur national ait eue, il avait un grand peuple dans cette ville. Quelle œuvre était-ce donc ? La Tempérance.

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