Origine et diversité des théories panthéistes. — Cycle allemand : Idéalisme Transcendantal de Kant, Subjectif de Fichte, Objectif de Schelling, Dialectique de Hegel. — Le panthéisme est dans tous ces systèmes ; ils veulent être théistes et ne le peuvent.
Le Panthéisme est la grande erreur de notre époque ; c’est « l’hérésie du xixe siècle », selon l’expression de M. Bautain ; les esprits les plus distingués, et les plus étrangers d’ailleurs à ses écarts, le considèrent comme le dernier terme de la spéculation rationnelle ou logique.
Le panthéisme envahit tout, sinon comme une théorie nettement formulée, du moins comme une sorte d’idée vague, de tendance générale et confuse. On sent son action secrète là même où ses doctrines ne se laissent pas apercevoir ; ses conséquences se montrent là où ses principes n’apparaissent point encore : c’est comme un orage qui menace le monde et dont on entrevoit partout les signes précurseurs ; le fatalisme de l’école historique, le socialisme, le communisme, l’humanitarisme, en sont des échos lointains et inconscients ; il pénètre plus ou moins les nouvelles théories philosophiquesd et économiquese ; il constitue l’esprit du temps, de même que le matérialisme constituait l’esprit du xviiie siècle ; dès lors il est tout simple qu’il descende de mille manières dans la vie pratique, lors même qu’il n’est pas positivement accepté ; il se mêle à bien des conceptions du christianisme. Il est d’autant plus redoutable qu’il flatte l’orgueil de la raison et du cœur, en exaltant l’homme à ses propres yeux et en s’annonçant comme la solution définitive du grand problème des origines, la révélation rationnelle du mystère des mystères, le dernier mot de la philosophie et, selon l’expression des écoles allemandes, la science de la science.
d – P. Leroux, Lamennais, etc.
e – Saint-Simon, Fourrier, etc.
Les doctrines et les tendances panthéistiques sont aujourd’hui (dans la sphère de la spéculation) le véritable ennemi du christianisme, et il importe de s’armer contre elles pour en préserver, s’il est possible, l’Eglise et la société. Cependant, malgré les égarements et les périls où jettent ces doctrines, je crois qu’elles seront au fond moins funestes à la foi que ne l’a été le sensualisme du xviiie siècle, qu’elles achèvent de renverser. A première vue, il est vrai, rompant tous les rapports de l’homme avec Dieu en détruisant toute distinction réelle entre Dieu et le monde, elles semblent anéantir, plus que ne le faisait la philosophie de la sensation, les principes et les sentiments religieux ; mais elles dessèchent moins l’âme et la vie intérieure (elles ramènent Dieu dans l’univers, en allant jusqu’à le confondre avec lui ; elles mettent en évidence l’action de la Providence et de la Grâce, par cela même qu’elles soumettent à une loi supérieure le cours général des choses humaines aussi bien que des choses physiques) ; elles pénètrent à de plus grandes profondeurs que les systèmes qu’elles remplacent ; elles sont quelquefois imprégnées d’une religiosité mystique pleine d’intérêt et de vie ; elles touchent de toutes parts aux questions éternelles que le matérialisme avait écartées ; elles ravivent et remuent ces questions devant notre siècle qui n’en tenait plus de comptef ; et la conscience, la raison, l’Evangile, les résoudront tôt ou tard, n’en doutons point, dans l’intérêt de la foi. De l’excès de l’erreur et du mal, Dieu tirera la vérité et le bien, selon la marche générale de sa Providenceg. Souvenons-nous que des doctrines à peu près semblables, les théories gnostiques et néoplatoniciennes, dominaient le monde et la science lors de l’établissement du christianisme. Le christianisme vainquit alors, il vaincra certainement aujourd’hui. Cependant ne nous endormons pas sur cette espérance, quelque fondée qu’elle soit. Les dangers sont réels et sérieux. Je regrette de ne pouvoir guère porter dans cette lutte que des armes maintenant fort peu estimées ; mais peut-être le plus sûr est-il d’opposer à certaines aberrations de la science les simples données de la conscience immédiate et de la raison commune. Ces données que l’homme ne se fait pas, qu’il puise dans sa nature, sont aussi une enclume qui a brisé bien des marteaux et qui en brisera bien d’autres encore.
f – Note postérieure : Je ne me figurais guère alors que le panthéisme idéaliste de l’Allemagne finirait par un humanisme athée.
g – Cette opinion, que j’avais émise avec quelque défiance, je l’ai trouvée professée et confirmée par Tholuck (Guido et Julius, note 2, p. 188). Il dit là : « Le mendiant panthéiste est plus près de la porte du ciel que le déiste couvert de ses haillons empruntés. Aussi a-t-on vu de nos jours plusieurs des premiers introduits dans le Royaume. Gaudeatis cum tremore. » — Cependant je doute fort que cette assertion, vraie du matérialisme, le soit du déisme. Le déisme sincère est bien plutôt un acheminement à la foi ; et pour ma part je le préfère de beaucoup au panthéisme.
Si nous ne nous trompons, la cause première de ces doctrines qui ont étonné le monde en s’y produisant de nouveau, est dans le développement exclusif des facultés intellectuelles, appliquées seules aux recherches ontologiques ; comme si les facultés morales n’étaient pas, surtout dans cette sphère supérieure, une source importante de connaissance et de certitude, et qu’elles ne dussent pas contrôler la science elle-même afin de pouvoir régir la vie. Le vrai et le bien tenant l’un à l’autre par des liens indissolubles, ils influent nécessairement l’un sur l’autre. L’homme n’est pas uniquement une intelligence, dans le sens étroit de ce mot, il est aussi un être sensible et responsable, un agent moral ; il est une âme et non un pur entendement. A côté des données de la raison spéculative, il y a celles de la raison pratique, comme celles de l’observation ; il y a les révélations de la conscience et du cœur, qui entrent pour leur part, et comme éléments essentiels, dans la solution du grand problème de notre existence et de notre nature, de notre condition et de notre destinéeh : négliger ces données fondamentales, c’est négliger une partie des principes d’où doit sortir la solution qu’on cherche ; c’est s’exposer ou, pour mieux dire, se condamner à l’erreur. Or voilà précisément la marche de la philosophie moderne. Sans méconnaître les faits de conscience et d’observation, elle les traverse et n’apporte à ces hautes questions dont elle s’occupe que l’investigation logique ou rationnelle, lorsqu’elle n’aime mieux s’abandonner à l’imagination sous le nom de vision intellectuelle. La croyance ne lui suffit en rien, elle aspire en tout à la science. Il lui faut la représentation interne, la conception, la notion. Elle veut pénétrer l’essence même des choses, leur raison et leur fin ; ce n’est pas assez pour elle de savoir qu’elles sont, elle prétend savoir ce qu’elles sont, comment et pourquoi elles sont ; à ses yeux ce n’est pas connaître que de ne pas comprendre ; et tandis qu’en mille occasions l’homme est appelé à marcher par la foi plus que par la vue, il faut qu’elle voie pour croire. Pour elle, comme pour l’ancien gnosticisme, la destinée entière de l’homme se termine à la connaissance, car c’est un de ses principes qu’il y a identité entre le connaître et l’être. « La perfection et la béatitude suprême, le ciel sur la terre, c’est de se savoir un avec l’absolu ; et la raison spéculative élève à cette hauteur de sciencei ». C’est là, c’est dans les prétentions excessives de cette philosophie, dans l’opinion exagérée qu’elle se fait de ses prérogatives et de ses forces, dans son oubli des croyances du cœur destinées à lui servir de base et de règle, dans son dédain des principes de sens commun, par delà lesquels elle prétend se placer, qu’est, selon nous, la cause la plus profonde de ses aberrations. Comment ne pas s’égarer, en effet, quand on abandonne la lumière de la vie, pour s’enfoncer dans des régions que de mystérieuses ténèbres recouvrent devant l’œil de l’homme, et peut-être de toute intelligence créée ? Le caractère général de la philosophie actuelle est de vouloir tout concevoir et tout expliquer a priori, de faire de la question de l’essence des choses la question première, ce qui est, comme on l’a dit, le secret de sa profondeur et de sa puissance apparentes, en même temps que de sa faiblesse réelle ; car c’est faiblesse que de ne pas savoir reconnaître et respecter les limites de la connaissance humaine, que de se dire à soi-même et de dire aux autres : Vous serez comme des dieux.
h – Les données morales servirent d’ancre à Kant et à Fichte eux-mêmes dans le naufrage de leur philosophie ; ils se rattachèrent à la foi quand une fausse science eut miné le sol sous leurs pieds.
i – Hegel.
Dédaignant la voie lente de l’observation, se flattant d’atteindre d’un seul effort au centre de la vérité, de pénétrer au cœur de la substance et de l’être, et de contempler de là le déroulement de tout ce qui est, elle s’est posé de nouveau, avec une présomptueuse confiance, le grand problème sur lequel l’esprit humain a vu échouer toutes ses tentatives ; elle a prétendu sonder le mystère de l’existence et de l’origine des choses, et ne pouvant concevoir la création, elle s’est arrêtée à l’évolution de l’être en soi qu’elle croyait mieux comprendre, comme le gnosticisme s’était arrêté à l’émanation : confondant tout, afin de tout simplifier, elle se figure avoir tout expliqué, tout démontré, tout éclairci, quand elle a mis des formules logiques, de pures notions intellectuelles à la place des choses, et substitué ses idées aux réalités, sans s’inquiéter si ce ne sont pas des chimères. Loin d’avoir fait avancer la vraie science, elle l’a fait rétrograder en la reportant sur les questions insolubles.
Le panthéisme est fort ancien, et il a revêtu bien des formes. Il y a le panthéisme Indien, le plus complet ou du moins le plus naïf dans son développement et son expression ; l’Ionien, qui fait de la matière (υλη) l’essence infinie des choses (hylozoïsme — panthéisme matérialiste) ; l’Eléate, qui transforme le monde phénoménal en une pure apparence et réduit tout à l’unité rationnelle ; le Stoïcien, qui voit dans l’univers un être vivant, dont Dieu est l’âme (ζοων ο κοσμος) ; le Spinozien, ou dualiste, qui doue la substance infinie d’étendue et de pensée, la concevant tout à la fois comme matière et comme esprit, et le moderne, ou Allemand, qui est essentiellement idéaliste ; qui le fut du moins à ses origines. C’est ce dernier qui nous intéresse surtout, parce que c’est celui qui nous menace et nous enveloppe ; On peut diviser les doctrines ou tendances panthéistiques en trois grandes catégories, selon qu’elles ont leur origine ou dans la réflexion, ou dans l’imagination, ou dans le sentimentj. On a aussi divisé le panthéisme en psychologique, cosmologique, ontologique et mystique.
j – Tholuck : Guido et Julius, 2e note, p. 188.
Il faudrait embrasser dans son ensemble le mouvement philosophique de l’Allemagne pour juger les doctrines panthéistiques qui y règnent aujourd’hui, car elles ne sont qu’un résultat des théories et des tendances antérieuresk. Mais quelques traits généraux pourront, j’espère, suffire ici. Quatre noms résument ce grand cycle de la science, et en marquent les phases principales : Kant, Fichte, Schelling, Hegel.
k – Il est d’autant plus fâcheux, quand on parle de ces systèmes, de n’en avoir pas fait une étude approfondie et puisée aux sources, que leurs partisans vous accusent sans cesse de les mal entendre ; accusation que, du reste, ils s’adressent aussi les uns aux autres, et dont il est permis, par conséquent, de se défier un peu, pour sa consolation.
Kant posa cette maxime pour dernier résultat de ses recherches : Nous connaissons les choses, non telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais telles qu’elles nous apparaissent, à travers les lois de notre entendement et les formes de notre sensibilité. Quoique la raison spéculative nous donne forcément l’idée du moi, celle du monde, celle de Dieu, elle n’en peut démontrer la réalité objective ; si nous y croyons, c’est que la raison pratique nous y oblige. Dans ce système le réel est admis, mais il n’est qu’une supposition ; c’est de la foi, non de la science ; logiquement l’idéal seul est connu et certain. Cette théorie a reçu le nom d’idéalisme transcendantal.
Fichte développa le principe de Kant, en se tenant dans la conscience psychologique ou dans la sphère de l’idée pure. Il fait tout sortir du moi, qui se pose lui-même, qui pose le monde, qui pose Dieu. La supposition du réel ou de la chose en soi, nécessaire selon Kant comme cause efficiente de nos représentations, ne l’est pas selon Fichte ; la théorie pure peut s’en passer et doit dès lors la rejeter. Avec Leibnitz, Fichte voit dans le moi une « monade » qui se construit ou se crée son univers. Si, avec Kant, il admet d’autres êtres que le moi, c’est uniquement, de même que pour Kant, afin que le moi puisse remplir sa destination morale ; et encore ces êtres sont-ils terriblement idéalisés, car à ses yeux Dieu se dépouille de toute existence personnelle, il n’est que l’ordre ou la loi. Ce système a été appelé l’égothéisme ou l’idéalisme subjectif. Fichte faisait dire au moi ce que Jehovah dit de lui-même dans la Bible : Je suis celui qui suis (1re période de Fichte).
Schelling, retournant la thèse de Fichte, substitua à l’idéalisme subjectif l’idéalisme objectif. Il part de l’absolu. Suivant lui, l’absolu s’est brisé pour se développer en formes multiples ; de là l’idéal et le réel, Dieu et l’univers, le moi et le monde, l’humanité et la nature avec tous leurs phénomènes ; mais sous ces manifestations diverses l’absolu reste immuable dans son essence ; il est l’identité du différent, l’unité du multiple et du contraire (1re période de Schelling).
Hegel a pris à Fichte sa méthode et à Schelling sa doctrine. Tandis que Schelling, s’appuyant sur l’intuition rationnelle, s’abandonnait à des tendances enthousiastes et mystiques, Hegel s’est appuyé sur la dialectique pure ; il a donné pour base à sa théorie une méthode rigoureusement logique ou déductive. Il part aussi de l’absolu, ou de l’unité, ou, selon l’expression qu’il préfère, de l’idée. Pour lui l’idée est à la fois objective et subjective ; et la logique se confond avec la métaphysique. « La maladie de notre temps, dit-il, est de considérer la connaissance comme purement subjective, et de faire de cette subjectivité une prison dont nous ne saurions sortir. Mais tous les actes de la vie commune supposent une foi instinctive à l’harmonie des choses avec la pensée. Reconquérir, en la légitimant, cette foi primitive, voilà la mission de la philosophie. La philosophie veut fonder sur la raison ce qui existe chez tous les hommes à l’état de préjugé. »
« Philosopher, dit ailleurs Hegel, c’est se dépouiller de tout élément subjectif, et s’abandonner à l’éther pur de la raison, sans s’inquiéter de la côte où l’on ira aborder ; c’est assister, en spectateur désintéressé, au développement de l’absolu, ou de l’idée. » Son idée n’est pas immobile comme la substance première des Eléates, des Indiens ou de Spinoza. Elle a un mouvement interne (processus) sans commencement ni fin, mais qui se compose de trois moments principaux : l’idée pure ou abstraite, idée logique sans forme ni conscience (être en soi égal au non être) ; l’idée tournée en nature, idée réalisée ou concrète (idée hors de soi, monde) ; l’idée revenue à elle-même, se saisissant et se reconnaissant dans l’homme, idée réfléchie (esprit). Hegel s’attache à montrer que la loi trinaire préside constamment à l’évolution de l’idée.
Ces systèmes, quoi qu’en disent leurs auteurs et leurs partisans, sont des systèmes panthéistes ou panthéistiques. Ce n’est pas, si l’on veut, un panthéisme explicite, c’est un panthéisme implicite, qui voudrait d’ordinaire rester théiste et qui ne le peut, emporté qu’il est par son principe.
Le fini et l’infini s’y confondent ; tout est un ; le monde n’est en dernière analyse qu’une manifestation extérieure et nécessaire de la divinité, au lieu d’être un produit de sa volonté libre et souveraine. Il n’existe qu’une substance unique qui se déploie par un mouvement interne, incessant, fatal, tantôt natura naturans, tantôt natura naturatal ; tantôt matière, tantôt esprit ; tantôt ni l’un ni l’autre, parce qu’elle est alors sans détermination, mais toujours identique à elle-même, au milieu de ces différences et de ces oppositions apparentes. On y est donc inconséquent lorsqu’on y accorde à Dieu, à l’homme et au monde une existence propre et distincte, afin de sauver en quelque manière la religion, la moralité, l’activité, et surtout pour ne pas rompre absolument avec ces données immédiates de la conscience, contre lesquelles se brise tout ce qui les heurte. Mais cette inconséquence, on l’adopte, on la maintient généralement, et nous devons en tenir compte.
l – Natura naturans et natura naturata sont deux expressions inventées par la scholastique du Moyen-âge, la première se référant à la nature faisant ce qui est naturel, la seconde à la nature déjà créée. (ThéoTEX)
Du reste, la vraie question est de savoir si c’est à raison ou à tort que ces systèmes repoussent la dénomination de panthéistes qu’on s’accorde à leur appliquer. Ils ne renferment pas, je le veux, le panthéisme matérialiste qui dit : le tout, l’univers est Dieu. Mais ils constituent le panthéisme spiritualiste qui fait de l’ensemble des choses un déroulement de l’être primitif, une évolution de l’idée, une forme de l’absolu, toujours identique à lui-même.
Substituez à l’absolu le mot Dieu, et vous avez un panthéisme complet. En dernière analyse, le panthéisme consiste à tout ramener à une seule substance (το εν και παν). Or, n’est-ce pas la notion fondamentale de tous ces systèmes ? N’est-ce pas leur caractère essentiel, leur principe et leur but avoué ? N’est-ce pas par là qu’ils prétendent tout expliquer, le christianisme comme le reste ? La grande donnée chrétienne, suivant Hegel, c’est que Dieu et l’homme sont un, donnée longtemps présentée sous forme historique et renfermée dans une individualité déterminée, Jésus-Christ homme-Dieu, mais qu’il était réservé à l’Allemagne de produire, sous sa forme générale et pure, en dégageant la vérité suprême de son symbole temporaire et mythique ». Hegel établit, il est vrai, une différence entre Dieu et l’homme, comme entre Dieu et le monde ; mais cette différence phénoménale, cette « diremption », comme il la nomme, s’absorbe et se perd aussitôt dans l’identité absolue. L’accusation de panthéisme n’est que trop méritée.