L’apparition d’un Sauveur sans péché au milieu d’un monde corrompu est en réalité un fait étonnant, un sublime miracle moral dans l’histoire. Cependant son affranchissement de la culpabilité et de la dette communes à toute la race humaine n’est que le côté négatif de son caractère qui s’élève bien plus haut encore, si nous en étudions le côté positif, je veux dire sa perfection religieuse et morale absolue.
Il est universellement admis, même par les déistes et les rationalistes, à quelque nuance qu’ils appartiennent, que le Christ a enseigné le plus pur et le plus sublime système de morale, dont la lumière jette dans l’ombre tous les préceptes moraux et toutes les maximes des hommes les meilleurs et les plus sages de l’antiquité. Le Sermon sur la montagne, à lui seul, est infiniment supérieur à tout ce que Confucius, Socrate et Sénèque ont dit et écrit sur le devoir et la vertu.
Cependant, la distance qui sépare Jésus de ces philosophes s’agrandit encore, si nous examinons sa vie sous son côté pratique. Tous les systèmes de philosophie morale, pris ensemble, seraient incapables de renouveler le monde. Les paroles ne sont rien, si les actes ne viennent les appuyer et les fortifier. Une vie sainte donne au bien une plus grande force que les meilleurs principes ou que les plus beaux traités de morale. A ce point de vue, la différence entre Jésus et les plus grands sages est si radicale et fondamentale, qu’on ne peut établir entre eux aucune comparaison. Cicéron, qui, malgré son immense vanité, est cependant l’un des plus nobles et des plus purs caractères de l’antiquité romaine, avoue n’avoir jamais trouvé dans sa vie un sage parfait, et confesse que la philosophie montre seulement ce que doit être un sage, si jamais il existe. Personne n’ignore que les hommes les plus excellents de la Grèce et de Rome ont approuvé l’esclavage, l’oppression, la vengeance, le meurtre des enfants ou leur exposition, la polygamie et des vices encore pires, ou bien que leur vie a démenti leurs beaux traités de morale, comme celle du lâche et cupide Sénèque14. Les plus grands saints eux-mêmes de l’Ancienne Alliance, bien qu’ils eussent obtenu le secours de la grâce divine, n’ont point échappé au blâme, et quelques-uns d’entre eux se sont souillés d’adultère et de meurtre. On peut donc soutenir hardiment que les hommes les plus pieux et les meilleurs, même parmi les peuples chrétiens, n’ont jamais atteint leur propre idéal de sainteté, quelque imparfait qu’il fût d’ailleurs.
14 – Cicéron, Quæst. Tuscul., II, 22 : Quem (in quo erit perfecta sapientia) adhuc nos quidem vidimus neminem, sed philosophorum sententiis, qualis futurus sit, si modo aliquando fuerit, exponitur : « Nous n’avons encore vu personne qui ait possédé une sagesse parfaite, mais les philosophes exposent dans leurs ouvrages ce que cet homme sera, si jamais il existe. » Ce même écrivain parle dans ce même ouvrage, II, 4, et dans les termes les plus exacts, du grossier contraste qui existe entre l’enseignement et ]a vie des philosophes ; et Quintilien les accuse de cacher les vices les plus grossiers sous le nom de la philosophie ancienne. Inst. I, Proœmium. La chasteté, au sens chrétien, était presque complètement inconnue parmi les païens. La femme, au fond, était l’esclave des basses passions de l’homme. On sait que des femmes, appelées ἑταῖραι ou arnicæ étaient établies au temple d’Aphrodite, à Corinthe, et que la pratique du vice y était placée sous la sanction de la religion. Ces personnes débauchées jouissaient de plus d’estime que les épouses, et étaient les véritables représentantes de l’éducation féminine et des grâces sociales. Qu’on se rappelle Aspasie, Phryné, Laïs, Théodora, qui s’attireraient l’admiration et le respect de philosophes aussi graves que Socrate, et d’hommes d’Etat tels que Périclès. A cette question de Socrate : « Y a-t-il quelqu’un avec qui tu aies moins d’entretiens, qu’avec ton épouse ? » son disciple Aristobule répond : « Personne, ou du moins très peu. » Tel vice plus infâme encore, et que nous ne nommerons point, était une habitude nationale chez les Grecs qui le pratiquaient sans honte et sans châtiment ; on en parlait publiquement ; les poètes et les philosophes le louaient, et il avait une sanction divine dans l’exemple de Jupiter avec Ganimède. Dans toute la littérature qui a précédé le christianisme, on trouverait à peine un écrivain qui le flétrisse résolument. Toute la société en était infectée, et on respirait ce miasme moral, pour ainsi dire ; comme l’air. Voyez l’ouvrage si savant et si instructif du DrDœllinger : Paganisme et. Judaïsme, 1857. — Et aussi celui de M. C. Schmidt : Essai historique sur la société dans le monde romain, et sur sa transformation par le christianisme, 1852. — Et encore Schaff : Histoire de l’Eglise apostolique, p. 147, 157, 443, 454, et Histoire de l’Eglise chrétienne, de Jésus-Christ à Constantin, p. 302.
Le Christ, au contraire, a réalisé dans sa vie et dans sa conduite la perfection de sa doctrine. Il fut et il fit ce qu’il enseignait. Il prêchait sa propre vie, et il vivait mi propre prédication. Il est l’incarnation vivante de l’idéal de la vertu et de la sainteté, et, de l’aveu de tous, le modèle et le type suprême de tout ce qui est pur, bon et noble aux yeux de Dieu et des hommes. Les incrédules eux-mêmes sont obligés d’en convenir. Théodore Parker, le Strauss de l’Amérique, a dit à ce sujet : « Le Christ réunit dans sa personne les préceptes les plus élevés et la vie la plus divine, réalisant ainsi le rêve des prophètes et des sages ; bien plus, il se place librement au-dessus de tous les préjugés de son temps, de son peuple et de sa secte ; il ouvre librement et largement sa conscience au souffle de l’Esprit de Dieu ; il ne prend pas souci de la loi, quelque sainte, vraie et vénérée qu’elle eût toujours été ; il se met au-dessus de ses formes, de ses sacrifices et de ses prêtres ; il laisse de côté les docteurs de la loi avec toutes leurs ruses et leur sécurité, et répand à flots une doctrine belle comme la lumière, sublime comme le ciel, et vraie comme Dieu10. » M. Renan lui-même, quelques entorses qu’il ait faites à la vie et au caractère de Jésus, avoue cependant que par ses paroles et par ses œuvres, par sa doctrine et par sa vie, le héros de Nazareth est sans égal, et que sa gloire reste entière et sera toujours renouvelée15.
10 – Théodore Parker, Discours sur la religion, p. 294.
15 – M. Renan fait ici quelques aveux étonnants, quoiqu’ils ne soient pas sans mélange d’erreurs. « La morale », dit-il dans le cinquième chapitre de sa Vie de Jésus, « ne se compose pas de principes plus ou moins bien exprimés. La poésie du précepte, qui le fait aimer, est plus que le précepte lui-même, pris comme une vérité abstraite. Or, on ne peut nier que ces maximes, empruntées par Jésus à ses devanciers — (le Christ n’a emprunté à personne) — ne fassent dans l’Evangile un tout autre effet que dans l’ancienne Loi, dans le Pirké Aboth ou dans le Talmud… Peu originale en elle-même, si l’on veut dire par là qu’on pourrait, avec des maximes anciennes, la recomposer presque tout entière, la morale évangélique n’en reste pas moins la plus haute création qui soit sortie de la conscience humaine, le plus beau code de la vie parfaite qu’aucun moraliste ait tracé… Jésus, fils de Sirach, Hillel, touchèrent presque le but, et déclarèrent que l’abrégé de la loi était la justice… Ils avaient émis des presque aussi élevés que ceux de Jésus. Hillel cependant ne passera jamais pour le vrai fondateur du christianisme. Dans la morale, comme dans l’art, dire n’est rien, faire est tout. L’idée qui se cache sous un tableau de Raphaël est peu de chose seul qui compte. De même, en morale, la vérité ne prend quelque valeur que si elle passe à l’état de sentiment, et elle n’atteint tout son prix que quand elle se réalise dans le monde à l’état de fait. Des hommes d’une médiocre moralité ont écrit de fort bonnes maximes. Des hommes très vertueux, d’un autre côté, n’ont rien fait pour continue dans le monde la tradition de la vertu. La palme est à celui qui a été puissant en paroles et en œuvres, qui a senti le bien, et au prix, de son sang l’a fait triompher. Jésus, à ce double point de vue, est sans égal ; sa gloire reste entière et sera toujours renouvelée. »
Fils, frère, ami, citoyen, maître, chez lui et au dehors, le Christ se présente à nous sous tous les aspects ordinaires et essentiels de la vie. Nous le voyons en rapport avec toutes les classes de la société, avec des pécheurs et des hommes pieux, avec des pauvres et avec des riches, avec des malades et des gens bien portants, avec des enfants, des hommes et des femmes, avec de simples pêcheurs et des scribes érudits, avec des péagers, objets du mépris général, et des membres considérés du sanhédrin, avec des amis et des ennemis, avec des disciples qui l’admirent et des persécuteurs acharnés après lui, tantôt avec un homme comme Nicodème, ou une femme comme la Samaritaine, tantôt dans le cercle familier des Douze, ou bien au milieu des foules populaires. Nous le trouvons dans toutes les situations, aux synagogues et au temple, à la maison et sur les routes, dans les villages et dans Jérusalem, au désert et sur la montagne, au Jourdain et sur les bords de la mer de Galilée, assis à un joyeux festin de noces, ou sur le bord d’un lugubre tombeau, dans la lutte terrible de Gethsémané, au prétoire, devant le souverain sacrificateur, en face du roi et du gouverneur romain, devant de grossiers soldats et une foule fanatique, et enfin au Golgotha, dans les amères angoisses de la croix.
Au milieu de toutes ces relations, de toutes ces circonstances, de toutes ces situations, telles qu’elles se pressent dans les trois années de son ministère public, il montre sans cesse le même caractère sans s’exposer même à un blâme. Il remplit tous les devoirs envers Dieu, envers les hommes et envers lui-même, sans en violer un seul, et se conforme entièrement à la loi, selon l’esprit et selon la lettre. Sa vie est un service continuel, une obéissance active et passive à la sainte volonté de Dieu, un déploiement immense et unique du plus parfait amour pour Dieu et pour les hommes ; un sacrifice personnel pour l’honneur de son Père céleste et pour la rédemption de l’humanité décime. Plus nous étudions sa vie et plus aussi nous devons nous écrier, dans la langue du ; peuple étonné de ses œuvres : « Il a tout bien fait11 ! » Aussi pouvait-il, à l’heure du départ, dans sa solennelle prière sacerdotale, annoncer au monde qu’il avait glorifié son Père céleste, et qu’il avait achevé l’œuvre qui lui avait été confiée (Jean 17.3, 22).
11 – Marc 7.37. Cette déclaration du peuple : il a tout bien fait, est évidemment un jugement général qu’il tirait non seulement du cas individuel ici raconté, mais de tout ce qu’il avait vu et entendu de lui.