Celte première édition des Loci d’après laquelle nous venons de résumer la doctrine de Mélanchthon, doit le jour à une indiscrétion. Un élève de Mélanchthon s’était permis de publier une suite de Loci dictés par le professeur dans son cours sur l’Épître aux Romains. Ce livre se répandit fort vite malgré toutes ses imperfections ; Mélanchthon ne réussit plus à en supprimer les divers exemplaires ; il se vit donc obligé de préparer une autre édition plus complète et plus soignéel.
l – Loci, p. 81, 1re éd.
Le seul but qu’il poursuit en publiant ces Loci, c’est de faciliter l’étude de la Bible, de fournir un guide qui puisse nous conduire dans le bon cheminm. Parlant de Dieu, de la Trinité, Mélanchthon traite ensuite de la création, de l’homme, du péché, des fruits du péché, de la loi, de la grâce, des fruits de la grâce, et termine enfin par quelques considérations sur l’épiscopat et l’eschatologie. Les deux questions qui le préoccupent surtout sont celles du péché et de la grâce ; elles sont pour lui le point de départ de tout le christianisme. A quoi bon, dit-il, ces interminables discussions sur des questions que nous ne résoudrons cependant jamais ? Où en sont arrivés tous ces théologiens qui, pendant des siècles, se sont perdus dans de vaines spéculations sur la Trinité, le mystère de la création et le mode de l’incarnation ?
m – Loci, p. 83.
Qu’ont-ils obtenu ? Rien, ou plutôt, hélas ! beaucoup trop, car ils n’ont fait que jeter des ténèbres sur l’Évangile et sur les bienfaits de Christ. L’essentiel, dit Mélanchthon, c’est de savoir ce que demande la loi, où nous pouvons trouver la force nécessaire pour l’accomplir, à qui nous avons à demander pardon pour nos péchés, comment nous pouvons relever le courage abattu d’une personne qui lutte contre le démon, la chair et le monde. Voilà le vrai christianisme. Les scolastiques parlent-ils de telles questions ? Paul, dans son épître aux Romains, traite-t-il des mystères de la Trinité, du mode de l’incarnation, de la création active et de la création passive ? De quoi parle-t-il ? De la loi, du péché, de la grâce. Il prévoyait bien que s’il laissait de telles questions de côté, nous tournerions nos cœurs vers ces froides et stériles discussions, dont le seul résultat est de nous détourner du Christn.
n – Loci, p. 85.
Ah ! plût à Dieu que ces paroles fussent rappelées aujourd’hui encore à la mémoire de tous ceux qui, confondant théologie et christianisme, font dépendre le salut, non de la foi en Christ, mais de la foi en des dogmes : lentes et parfois trop subtiles élucubrations de l’esprit humain ! A notre époque surtout, elles devraient servir de ligne de conduite à beaucoup de chrétiens ; ce serait la meilleure manière de faire cesser ces scissions qui, loin de disparaître, ne font que croître et augmenter.
Les Loci eurent un très grand succès ; ils se répandirent dans presque toute l’Allemagne ; de 1521 à 1525 parurent dix-sept éditions.
Ce premier ouvrage était une édition revue, corrigée et considérablement augmentée. Il devait l’être plus encore. Mélanchthon découvrait toujours des points faibles ; toujours il avait à polir et à repolir. Son système théologique, d’ailleurs, n’était pas un système achevé une fois pour toutes ; aussi ne se crut-il pas-obligé de le laisser tel quel, de s’en contenter lui-même, pour l’imposer ensuite aux autres. C’est chose facile, en effet, que de poser des principes, d’en déduire les conséquences avec ordre, méthode et logique ; mais pour que les conséquences soient justes, ne faut-il pas que les prémisses soient à l’abri de toute attaque ? Ne faut-il pas toujours approfondir les questions, au risque même de se voir obligé de changer ses opinions ? On décore du nom de girouettes les hommes qui, par suite de leurs études ou de leurs expériences personnelles, modifient leurs premières opinions ; ne serait-on pas en droit d’appeler paresseux ou autoritaires tous ceux qui se contentent d’une première ébauche et la regardent ensuite comme l’expression de la seule et unique vérité ?
Mélanchthon n’était pas du nombre de ces derniers. Galle, dans son exposé de la doctrine sur la Sainte-Cène, regrette que Mélanchthon n’ait jamais eu l’idée de nous indiquer les motifs pour lesquels il a abandonné l’opinion de Luther. Ce que Galle dit de la Sainte-Cène, nous pouvons le répéter à propos de la doctrine du libre arbitre et de la prédestination ; mais nous croyons avec Heppe que Mélanchthon n’a pas été amené à ces modifications par suite de motifs ou de considérations d’un genre tout particulier ; c’est la force des idées qui a été, sinon le seul, du moins le principal agento. On ne nous demandera point de résoudre un problème que des hommes plus compétents ont dû déclarer insoluble. Les causes de ces changements, nous ne pouvons les découvrir, à moins peut-être d’écrire une psychologie complète de Mélanchthon. Nous constaterons la suite de ces changements ; nous aurons ainsi la chronologie, mais non la genèse de ses opinions. Sans doute que dans cette seconde période, c’est-à-dire dans les temps qui ont précédé la publication de la troisième édition (1533 à 1543), Mélanchthon a été influencé tour à tour par les prétentions d’un Thomas Münzer, 1525, par la lutte de Luther avec Érasme (1522 à 1528), par la diète de Spire (1525 et 1526), et par les querelles à propos de la Sainte-Cène (Carlstadt, Bucer, Capito, Zwingli, Colloque de Marbourg, 1529).
o – Gesch. des deut. Prot., t. I, p. 42, note 1.
[Pour bien comprendre la grande influence que cette polémique entre Érasme et Luther a exercée sur l’esprit de Mélanchthon, il faudrait lire les ouvrages mêmes des deux adversaires. Il nous est impossible de donner ici une analyse détaillée de ces écrits : cette question exigerait toute une étude à part. Cependant nous ne pouvons nous empêcher d’attirer l’attention de nos lecteurs sur ce sujet. Ce qui tout d’abord milite en faveur d’Érasme, c’est sa manière de discuter : il prouve, il n’injurie pas ; aussi Mélanchthon a-t-il pu le louer de sa modération malgré le sel amer que le spirituel humaniste a su répandre dans son écrit. Il n’en était pas ainsi de Luther, il sentait, dirait-on, les profondes blessures que lui portèrent les attaques d’Érasme, et quoique jamais « ouvrage plus faible, plus pauvre en fait d’arguments » ne lui fut tombé sous les mains, il trahissait cependant le grand trouble que cet écrit avait jeté dans son esprit. Plus ces arguments sont forts, plus il se cramponne à son opinion une fois arrêtée. La liberté et la prescience de Dieu, dit-il, se repoussent comme l’eau et le fer. Dieu prévoit, fait et arrange tout : c’est là le « coup de foudre » qui anéantit le libre arbitre. Érasme lui dira que Dieu ne veut pas la mort du pécheur ; Luther l’admettra, mais de quelle manière ? D’après la volonté révélée dans la Parole, répondra-t-il, Dieu ne peut vouloir cette mort, mais il la veut d’après sa volonté cachée, insondable. Il y a donc deux volontés en Dieu : l’une comme l’autre inconnue, la première en contradiction avec la seconde ! — Si Érasme invoque les paroles de saint Paul (Phil.3.12) : « Travaillez à votre salut, » Luther répondra que ce sont là des manières de parler. Paul, en nous recommandant de déposer le vieil homme, sait parfaitement que nous ne pourrons pas le faire, et s’il nous donne ce conseil, c’est pour se moquer de nous. Faites toujours, vous ne réussirez cependant jamais ! Cruelle ironie !
On peut juger par ces deux exemples de l’esprit qui animait Luther. Un juge impartial ne pouvait pas ne pas en être frappé. Les arguments avaient fait place aux hyperboles ; c’était chose facile à reconnaîtrep.]
p – Voy. Plank, Geschichte des protest. Lehrbegriffs, vol. U, p. 107-139.
Sa visitation des églises de Saxe, la rédaction de ses articles publiés en 1528, les discussions soulevées à ce propos par Jean Agricola (conférences de Torgau), ainsi que ses études philosophiques recommencées depuis l’année 1528q, n’ont pu manquer, non plus de le rendre attentif à des questions dont auparavant peut-être il n’avait pas encore reconnu toute l’importance. Ses relations avec Bucer, Capito, Zwingli et Œcolampade ont sans doute aussi exercé quelque influence sur l’esprit de Mélanchthon. Le principal mouvement, cependant, dans toute cette période, me semble être la diète d’Augsbourg (1530). Le premier édifice, il est vrai, branlait déjà, mais là, sans doute, il a été définitivement renversé. Rien enfin ne passa inaperçu, comme dit fort bien M. Schmidtr, et dans sa franche honnêteté, il n’avait pas honte de modifier ses opinions et de céder à la vérité reconnue comme telle.
q – Dogmatik des luth. Protest. de Heppe, 1er vol., p. 25.
r – Ph. Mél., p. 304.
D’ailleurs n’oublions pas que Mélanchthon était aussi professeur de théologie ; comme tel, il devait naturellement toujours étudier et approfondir les Saintes-Écritures. Cette étude continue de la Bible, jointe à celle des Pères apostoliques, peut même être considérée comme la cause essentielle de ses différents changements. Il a dû être surpris de voir Justin Martyr, Irénée, Tertullien, Clément d’Alexandrie, Origène et Chrysostome accorder quelque liberté à la volonté humaine et, au risque de regarder tous ces Pères comme autant de faux docteurs, il a dû nécessairement revenir à la question et la soumettre à une critique plus approfondies.
s – Strobelii Versuch e. litt. Gesch. von Mel. Loci, d’après Corpus reform., p. 231, note 2.
Du reste, toute l’influence exercée par ces différents incidents que nous venons d’énumérer dût-elle se réduire à zéro, la seule manière vraiment grossière par laquelle Luther énonce son opinion sur le libre arbitre suffit pour éveiller des doutes dans l’esprit d’un homme habitué à penser et à réfléchir. Luther, en effet, compare la volonté humaine à une jument ; deux cavaliers se la disputent, Dieu et Satan ; la jument n’a pas le droit de se faire monter par l’un ou par l’autre ; elle attend que la lutte entre Dieu et Satan soit terminée, et alors elle est obligée d’aller où la conduit le vainqueurt.
t – « Sic humana voluntas in medio posita est seu jumentum, si insederit Deus, vult et vadit, quo Deus vult, si insederit Satan, vult et vadit quo vult Satan ; non est in ejus arbitrio, ad utrum sessorem currere aut eum quærere, sed ipsi sessores certant ob ipsum obtinendum et possidendum. » d’après Galle, p. 273, note 1.
Les premiers changements se remarquent dans son Commentaire de l’épître aux Colossiens (1527). Il y dit formellement que Dieu ne peut être l’auteur du péché ; que si nous ne pouvons, par nos propres forces, sans le secours du Saint-Esprit, aimer Dieu, il existe cependant une certaine justice de la chair ; cette justice existe parce que l’Écriture accorde à la raison une certaine liberté, un certain choixu.
u – « Rationem quandam et electionem tribuit homini (Deus). Eam electionem non adimit, sed vitara et motum impertit, Deum eligimus, agimus. » Dogm. de Heppe, vol. I, p. 35.
Dans ses Articuli visitationis (1528), il s’exprime de la même manière. En 1529 parurent ses Scholia pour les Proverbes. Là il laisse de côté la question de la prédestination ; il aime mieux ne s’occuper que de questions pratiques, de peur de faire naufrage en traitant ces sujets, d’ailleurs fort peu nécessaires. Pour ce qui concerne le libre arbitre, il renvoie à son commentaire sur l’épître aux Colossiens ceux qui veulent s’instruire à ce sujet. Les Loci, il ne les recommande pas il y a encore trop de changements à y faire.
Dans la Confession d’Augsbourg (1530), il place la cause du péché dans la volonté de l’hommev. Dans son Apologie, il ne s’occupe que de ce qui convient aux besoins du cœur, soupirant après le salut. Il laisse de côté la prédestination, cette longue et subtile question, et en parle toujours comme si elle suivait la foi et les œuvres ; il le fait à dessein, pour ne pas égarer les âmes dans ces labyrinthesw. En 1532, l’attitude de Mélanchthon est plus franche, plus nettement accentuée. Il publie un Commentaire tout nouveau sur l’épître aux Romains, et dans sa préface, adressée à Albert, archevêque de Mayence, il déclare qu’il a modifié plusieurs de ses opinions, de telle façon que les premières explications publiées par lui ne peuvent presque plus passer pour les siennes.
v – « De causa peccati docent, quod tametsi Deus créât ei conservât « naturam, tamen causa peccati est voluntas malorum, videlicet diaboli et impiorum, quæ non adjuvante Deo avertit se a Deo, sicut Christus ait : Cum loquiter mendacium, ex se ipso loquitur. »
w – Ch. Schmidt, Ph. Mel., p. 243.
Il soutient que Paul n’a pas pu enseigner la prédestination. S’il en a parlé, c’était pour repousser les prétentions des Juifs, pour consoler les âmes pieuses. Il fallait leur montrer que l’Église ne périra jamais, puisqu’elle doit son origine, non pas à une propagation naturelle, ni à la sagesse humaine, mais à l’action divine, fruit de la miséricorde de Dieu. La promesse, dit-il encore, est universelle. Tournons nos regards vers l’Évangile ; il offre le salut à tous, pourvu que nous croyions à la promesse. Tous sont élus, à condition qu’ils croient à cette promesse et ne la rejettent point. La cause de l’élection est sans doute la miséricorde de Dieu ; mais il dépend de l’homme d’accepter ou de rejeter la grâce offerte.
Le péché vient de l’homme ; Dieu ne fait pas le mal, il le permet.
Enfin dans ses Scholia à l’épître aux Colossiens, publiés en 1534, nous trouvons les mêmes idées. Ce sont là les opinions énoncées dans la seconde édition des Loci : on pourra s’en convaincre par le résumé suivant.