Argument. – Saint Augustin s’attache à l’examen des dieux choisis de la théologie civile, Janus, Jupiter, Saturne et les autres ; il démontre que le culte rendu à ces dieux n’est d’aucun usage pour acquérir la félicité éternelle.
Si je m’efforce de délivrer les âmes des fausses doctrines qu’une longue et funeste erreur y a profondément enracinées, coopérant ainsi de tout mon pouvoir, avec le secours d’en haut, à la grâce de celui qui peut tout faire, parce qu’il est le vrai Dieu, j’espère que ceux de mes lecteurs, dont l’esprit plus prompt et plus perçant a jugé les six précédents livres suffisants pour cet objet, voudront bien écouter avec patience ce qui me reste à dire encore, et, en considération des personnes moins éclairées, ne pas regarder comme superflu ce qui pour eux n’est pas nécessaire. Il ne s’agit point ici d’une question de médiocre importance : il faut persuader aux hommes que ce n’est point pour les biens de cette vie mortelle, fragile et légère comme une vapeur, que le vrai Dieu veut être servi, bien qu’il ne laisse pas de nous donner tout ce qui est ici-bas nécessaire à notre faiblesse, mais pour la vie bienheureuse de l’éternité.
Que le caractère de la divinité ou (pour mieux rendre le mot grec θεότης) de la déité ne se trouve pas dans la théologie civile exposée en seize livres par Varron, en d’autres termes, que les institutions religieuses du paganisme ne servent de rien pour conduire à la vérité éternelle, c’est ce dont quelques-uns n’auront peut-être pas été entièrement convaincus par ce qui précède ; mais j’ai lieu de croire qu’après avoir lu ce qui va suivre ils n’auront plus aucun éclaircissement à désirer. Les personnes que j’ai en vue ont pu, en effet, s’imaginer qu’on doit au moins servir pour la vie bienheureuse, c’est-à-dire pour la vie éternelle, ces dieux choisis que Varron a réservés pour son dernier livre et dont j’ai encore très-peu parlé. Or, je me garderai de leur opposer ce mot plus mordant que vrai de Tertullien : « Si on choisit les dieux comme on fait les oignons, tout ce qu’on ne prend pas est de rebut[1] ». Non, je ne dirai pas cela, car il peut arriver que même dans une élite on fasse encore un choix pour quelque fin plus excellente et plus relevée, comme à la guerre on s’adresse pour un coup de main aux jeunes soldats et parmi eux aux plus braves. De même, dans l’Église, quand on fait choix de certains hommes pour être pasteurs, ce n’est pas à dire que le reste des fidèles soit réprouvé, puisqu’il n’en est pas un qui n’ait droit au nom d’élu. C’est ainsi encore qu’en construisant un édifice on choisit les grosses pierres pour les angles, sans pour cela rejeter les autres, qui trouvent également leur emploi ; et enfin, quand on réserve certaines grappes de raisin pour les manger, on n’en garde pas moins les autres pour en faire du vin. Il est inutile de pousser plus loin les exemples. Je dis donc qu’il ne s’ensuit pas, de ce que dans la multitude des dieux païens on en a distingué quelques-uns, qu’il y ait à blâmer ni l’auteur qui rapporte ce choix, ni ceux qui l’ont fait, ni les divinités préférées : il s’agit seulement d’examiner quelles sont ces divinités et pourquoi elles ont été l’objet d’une préférence.
[1] Tertullien, Contra Nation., lib. II, cap. 9.
Voici les dieux choisis que Varron a compris en un seul livre : Janus, Jupiter, Saturne, Génius, Mercure, Apollon, Mars, Vulcain, Neptune, le Soleil, Orcus, Liber, la Terre, Cérès, Junon, la Lune, Diane, Minerve, Vénus et Vesta ; vingt en tout, douze mâles et huit femelles. Je demande pourquoi ces divinités sont appelées choisies : est-ce parce qu’elles ont des fonctions d’un ordre supérieur dans l’univers ou parce qu’elles ont été plus connues des hommes et ont reçu de plus grands honneurs ? Si c’est la grandeur de leurs emplois qui les distingue, on ne devrait pas les trouver mêlées dans cette populace d’autres divinités chargées des soins les plus bas et les plus minutieux. Par où commencent, en effet, les petites fonctions réparties entre tous ces petits dieux ? à la conception d’un enfant. Or, Janus intervient ici pour ouvrir une issue à la semence. La matière de cette semence regarde Saturne. Il faut aussi Liber pour aider l’homme à s’en délivrer et Libéra, qu’ils identifient avec Vénus, pour rendre à la femme le même service. Tous ces dieux sont au nombre des dieux choisis ; mais voici Mena, qui préside aux mois des femmes, déesse assez peu connue, quoique fille de Jupiter[1]. Et cependant Varron, dans le livre des dieux choisis, confère cet emploi à Junon, qui n’est pas seulement une divinité d’élite, mais la reine des divinités ; toute reine qu’elle soit, elle n’en préside pas moins aux mois des femmes, conjointement avec Mena, sa belle-fille. Je trouve encore ici deux autres dieux des plus obscurs, Vitumnus et Sentinus, dont l’un donne la vie, et l’autre le sentiment au nouveau-né[2]. Aussi bien, si peu considérables qu’ils soient, ils font beaucoup plus que toutes ces autres divinités patriciennes et choisies ; car sans la vie et le sentiment, qu’est-ce, je vous prie, que ce fardeau qu’une femme porte dans son sein, sinon un misérable mélange très-peu différent de la poussière et du limon ?
[1] Sur la déesse Mena, voyez plus haut, livre VI, ch. 9, et livre IV, ch. 11.
[2] Comparez Tertullien, Contra Nat., lib. II, cap. 11.
D’où vient donc que tant de dieux choisis se sont abaissés à de si petits emplois, au point même de jouer un rôle moins considérable que des divinités obscures, telles que Vitumnus et Sentinus ? Voilà Janus, dieu choisi, qui introduit la semence et lui ouvre pour ainsi dire la porte ; voilà Saturne, autre dieu choisi, qui fournit la semence même ; voilà Liber, encore un dieu choisi, qui aide l’homme à s’en délivrer, et Libera, qu’on appelle aussi Cérès ou Vénus, qui rend à la femme le même service ; enfin, voilà la déesse choisie Junon, qui procure le sang aux femmes pour l’accroissement de leur fruit, et elle ne fait pas seule cette besogne, étant assistée de Mena, fille de Jupiter ; or, en même temps, c’est un Vitumnus, un Sentinus, dieux obscurs et sans gloire, qui donnent la vie et le sentiment : fonctions éminentes, qui surpassent autant celles des autres dieux que la vie et le sentiment sont surpassés eux-mêmes par l’intelligence et la raison. Car autant les êtres intelligents et raisonnables l’emportent sur ceux qui sont réduits, comme les bêtes, à vivre et à sentir, autant les êtres vivants et sensibles l’emportent sur la matière insensible et sans vie. Il était donc plus juste de mettre au rang des dieux choisis Vitumnus et Sentinus, auteurs de la vie et du sentiment, que Janus, Saturne, Liber et Libera, introducteurs, pourvoyeurs ou promoteurs d’une vile semence qui n’est rien tant qu’elle n’a pas reçu le sentiment et la vie. N’est-il pas étrange que ces fonctions d’élite soient retranchées aux dieux d’élite pour être conférées à des dieux très-inférieurs en dignité et à peine connus ? On répondra peut-être que Janus préside à tout commencement et qu’à ce titre on est fondé à lui attribuer la conception de l’enfant ; que Saturne préside à toute semence et qu’en cette qualité il a droit à ce que la semence de l’homme ne soit pas retranchée de ses attributions ; que Liber et Libera président à l’émission de toute semence, et que par conséquent celle qui sert à propager l’espèce humaine tombe sous leur juridiction ; que Junon, enfin, préside à toute purgation, à toute délivrance, et que dès lors elle ne peut rester étrangère aux purgations et à la délivrance des femmes ; soit, mais alors que répondra-t-on sur Vitumnus et Sentinus, quand je demanderai si ces dieux président, oui ou non, à tout ce qui a vie et sentiment ? Dira-t-on qu’ils y président ? c’est leur donner une importance infinie ; car, tandis que tout ce qui naît d’une semence naît dans la terre ou sur la terre, vivre et sentir, suivant les païens, sont des privilèges qui s’étendent jusqu’aux astres mêmes dont ils ont fait autant de dieux. Dira-t-on, au contraire, que le pouvoir de Vitumnus et de Sentinus se termine aux êtres qui vivent dans la chair et qui sentent par des organes ? mais alors pourquoi le dieu qui donne la vie et le sentiment à toutes choses ne les donne-t-il pas aussi à la chair ? pourquoi toute génération n’est-elle pas comprise dans son domaine ? et qu’est-il besoin de Vitumnus et de Sentinus ? Que si le dieu de la vie universelle a confié à ces petits dieux, comme à des serviteurs, les soins de la chair, comme choses basses et secondaires, d’où vient que tous ces dieux choisis sont si mal pourvus de domestiques, qu’ils n’ont pu se décharger aussi sur eux de mille détails infimes, et qu’en dépit de toute leur dignité, ils ont été obligés de vaquer aux mêmes fonctions que les divinités du dernier ordre ? Ainsi Junon, déesse choisie, reine des dieux, sœur et femme de Jupiter, partage, sous le nom d’Iterduca, le soin de conduire les enfants avec deux déesses de la plus basse qualité, Abéona et Adéona[1]. On lui adjoint encore la déesse Mens[2], chargée de donner bon esprit aux enfants, et qui néanmoins n’a pas été mise au rang des divinités choisies, quoiqu’un bon esprit soit assurément le plus beau présent qu’on puisse faire à l’homme. Chose singulière ! l’honneur qu’on refuse à Mens, on l’accorde à Junon Iterduca et Domiduca[3] comme s’il servait de quelque chose de ne pas s’égarer en chemin et de revenir chez soi, quand on n’a pas l’esprit comme il faut. Certes, la déesse qui le rend bien fait méritait d’être préférée à Minerve, à qui on a donné, parmi tant de menues fonctions, celle de présider à la mémoire des enfants. Qui peut douter qu’il ne vaille beaucoup mieux avoir un bon esprit que de posséder la meilleure mémoire ? Nul ne saurait être méchant avec un bon esprit, au lieu qu’il y a de très-méchantes personnes qui ont une mémoire admirable, et elles sont d’autant plus méchantes qu’elles peuvent moins oublier leurs méchantes pensées. Cependant Minerve est du nombre des dieux choisis, tandis que Mens est perdue dans la foule des petits dieux. Que n’aurais-je pas à dire de la Vertu et de la Félicité, si je n’en avais déjà beaucoup parlé au quatrième livre ? On en a fait des déesses, et néanmoins on n’a pas voulu les mettre au rang des divinités d’élite, bien qu’on y mit Mars et Orcus, dont l’un est chargé de faire des morts et l’autre de les recevoir. Puis donc que nous voyons les dieux d’élite confondus dans ces fonctions mesquines avec les dieux inférieurs, comme des membres du sénat avec la populace, et que même quelques-uns de ces petits dieux ont des offices plus importants et plus nobles que les dieux qu’on appelle choisis, il s’ensuit que ceux-ci n’ont pas mérité leur rang par la grandeur de leurs emplois dans le gouvernement du monde, mais qu’ils ont eu seulement la bonne fortune d’être plus connus des peuples. C’est ce qui fait dire à Varron lui-même qu’il est arrivé à certains dieux et à certaines déesses du premier ordre de tomber dans l’obscurité, comme cela se voit parmi les hommes. Mais alors, si on a bien fait de ne pas placer la Félicité parmi les dieux choisis, parce que c’est le hasard et non le mérite qui a donné à ces dieux leur rang, au moins fallait-il placer avec eux, et même au-dessus d’eux, la Fortune, qui passe pour dispenser au hasard ses faveurs. Évidemment elle avait droit à la première place parmi les dieux choisis ; c’est envers eux, en effet, qu’elle a montré ce dont elle est capable, tous ces dieux ne devant leur grandeur ni à l’éminence de leur vertu, ni à une juste félicité, mais à la puissance aveugle et téméraire de la Fortune, comme parlent ceux qui les adorent. N’est-ce pas aux dieux que fait allusion l’éloquent Salluste, quand il dit : « La Fortune gouverne le monde ; c’est elle qui met tout en lumière et qui obscurcit tout, plutôt par caprice que par raison[4] ». Je défie les païens, en effet, d’assigner la raison qui fait que Vénus est en lumière, tandis que la Vertu, déesse comme elle et d’un tout autre mérite, est dans l’obscurité. Dira-t-on que l’éclat de Vénus vient de la masse de ses adorateurs, beaucoup plus nombreux, en effet, que ceux de la Vertu ? mais alors pourquoi Minerve est-elle si renommée, et la déesse Pecunia si inconnue[5] ? car assurément la science est beaucoup moins recherchée par les hommes que l’argent, et entre ceux qui cultivent les sciences et les arts, il en est bien peu qui ne s’y proposent la récompense et le gain. Or, ce qui importe avant tout, c’est la fin qu’on poursuit en faisant une chose, plutôt que la chose même qu’on fait. Si donc l’élection des dieux a dépendu de la populace ignorante, pourquoi la déesse Pecunia n’a-t-elle pas été préférée à Minerve, la plupart des hommes ne travaillant qu’en vue de l’argent ? et si, au contraire, c’est un petit nombre de sages qui a fait le choix, pourquoi la Vertu n’a-t-elle pas été préférée à Vénus, quand la raison lui donne une préférence si marquée ? La Fortune tout au moins, qui domine le monde, au sentiment de ceux qui croient à son immense pouvoir, la Fortune, qui met au grand jour ou obscurcit toute chose plutôt par caprice que par raison, s’il est vrai qu’elle ait eu assez de puissance sur les dieux eux-mêmes pour les rendre à son gré célèbres ou obscurs, la Fortune, dis-je, devrait occuper parmi les dieux choisis la première place. Pourquoi ne l’a-t-elle pas obtenue ? serait-ce qu’elle a eu la fortune contraire ? Voilà la Fortune contraire à elle-même ; la voilà qui sait tout faire pour élever les autres et ne sait rien faire pour soi.
[1] Voyez plus haut, livre IV, ch. 21.
[2] On sait que Mens signifie esprit, intelligence.
[3] Junon était appelée Domiduca (ducere, conduire, domi, à la maison) comme conduisant l’épousée à la maison conjugale.
[4] Salluste, Conj. Catil., cap. 8.
[5] La déesse Pecunia n’avait point de temple. Voyez Juvénal, Sat. I, v. 113, 114.
Je concevrais qu’un esprit amoureux de l’éclat et de la gloire félicitât les dieux choisis de leur grandeur et les regardât comme heureux, s’il pouvait ignorer que cette grandeur même leur est plus honteuse qu’honorable. En effet, la foule des petites divinités est protégée contre l’opprobre par son obscurité, bien qu’il soit difficile de ne pas rire quand on voit cette troupe de dieux occupés aux différents emplois que leur a départis la fantaisie humaine : semblables à l’armée des petits fermiers d’impôts[1], ou encore à ces nombreux ouvriers qui, dans la rue des Orfèvres, travaillent à un seul vase, où chacun met un peu du sien, quand il suffirait d’un habile homme pour l’achever ; mais on a jugé que le meilleur emploi de cette multitude d’ouvriers, c’était de leur diviser le travail, afin que chacun fît sa part de l’œuvre avec promptitude et facilité, au lieu d’acquérir par un long et pénible labeur le talent d’accomplir l’œuvre tout entière. Quoi qu’il en soit, il en est fort peu parmi ces petits dieux dont la réputation ait souffert quelque atteinte, au lieu qu’on aurait de la peine à citer un seul des grands dieux qui ne soit déshonoré par quelque infamie. Les grands dieux sont descendus aux basses fonctions des petits ; mais les petits dieux ne se sont pas élevés aux crimes sublimes des grands. Pour Janus, il est vrai, je ne vois pas qu’on dise rien de lui qui souille son honneur, et peut-être a-t-il mené une meilleure vie que les autres. Il fit bon accueil à Saturne fugitif et partagea avec lui son royaume, d’où prirent naissance les deux villes de Janiculum et de Saturnia[2] ; mais les païens, empressés de mettre à tout prix du scandale dans le culte de leurs dieux, ont déshonoré l’image de celui-ci, faute de pouvoir déshonorer sa vie ; ils l’ont représenté avec un corps double et monstrueux, ayant deux et même quatre visages. Serait-ce par hasard qu’il a fallu donner du front en abondance à ce dieu vertueux, les autres dieux n’en ayant pas assez pour rougir de leur turpitude ?
[1] Selon Ducange, ces petits fermiers d’impôts, minuscularii, dont parle saint Augustin, servaient d’intermédiaires entre les contribuables et un petit nombre de gros fermiers qui avaient l’entreprise générale de l’impôt. Comparez Facciolati au mot minuscularius.
[2] Voyez Ovide, Fastes, livre I, vers 365 et seq. ; et Virgile, Énéide, livre VIII, vers 357, 358.
Mais écoutons les explications physiques dont ils se servent pour couvrir des apparences d’une doctrine profonde la turpitude de leurs misérables superstitions. Varron prétend que les statues des dieux, leurs attributs et leurs ornements ont été institués par les anciens, afin que les esprits initiés au sens mystérieux de ces symboles pussent, en les voyant, s’élever à la contemplation de l’âme du monde et de ses parties, c’est-à-dire à la connaissance des dieux véritables. Si on a représenté la divinité sous une figure humaine, c’est, selon lui, parce que l’esprit qui anime le corps de l’homme est semblable à l’esprit divin. Supposez, dit-il, qu’on se serve de différents vases pour distinguer les dieux, un œnophore[1] placé dans le temple de Bacchus servira à désigner le vin ; le contenant sera le signe du contenu ; c’est ainsi qu’une statue de forme humaine est le symbole de l’âme raisonnable dont le corps humain est comme le vase et qui par son essence est semblable à l’âme des dieux. Voilà les mystères de doctrine où Varron avait pénétré et qu’il a voulu révéler au monde. Mais, je vous le demande, ô habile homme ! n’auriez-vous pas égaré dans ces profondeurs le sens judicieux qui vous faisait dire tout à l’heure que les premiers instituteurs du culte des idoles ont ôté aux peuples la crainte pour la remplacer par la superstition, et que les anciens qui n’avaient point d’idoles adoraient les dieux d’un culte plus pur ? C’est l’autorité de ces vieux Romains qui vous a donné la hardiesse de parler de la sorte à leurs descendants, et peut-être si l’antiquité eût adoré des idoles, eussiez-vous enseveli dans un silence discret cet hommage à la vérité, et célébré d’une voix plus pompeuse encore et plus complaisante les mystères de sagesse cachés sous une vaine et pernicieuse idolâtrie. Et cependant tous ces mystères n’ont pu élever votre âme, malgré les trésors de science et de lumière que nous aimons à y reconnaître et qui redoublent nos regrets, jusqu’à la connaissance de son Dieu, de ce Dieu qui est son principe créateur et non sa substance, dont elle n’est point une partie, mais une production, qui n’est pas l’âme de toutes choses, mais l’auteur de toutes les âmes et la source unique de la béatitude pour celles qui se montrent touchées de ses dons. – Au surplus, que signifient au fond et que valent les mystères du paganisme ? c’est ce que nous aurons tout à l’heure à examiner de près. Constatons, dès ce moment, cet aveu de Varron, que l’âme du monde et ses parties sont les dieux véritables ; d’où il suit que toute sa théologie, même la naturelle qu’il tient en si haute estime, ne s’est pas élevée au-dessus de l’idée de l’âme raisonnable. Il s’étend du reste fort peu sur cette théologie naturelle dans le livre où il en parle, et nous verrons si, avec ses explications physiologiques, il parvient à y ramener cette partie de la théologie civile qui regarde les dieux choisis. S’il le fait, toute la théologie sera théologie naturelle ; et alors quel besoin d’en séparer si soigneusement la théologie civile ? Veut-il que cette séparation soit légitime ? en ce cas, la théologie naturelle, qui lui plaît si fort, n’étant déjà pas la théologie vraie, puisqu’elle s’arrête à l’âme et ne s’élève pas jusqu’au vrai Dieu, créateur de l’âme, à combien plus forte raison la théologie civile sera-t-elle méprisable ou fausse, puisqu’elle s’attache presque uniquement à la nature corporelle, comme on pourra le voir par quelques-unes des savantes et subtiles explications que j’aurai à citer dans la suite.
[1] Vase pour conserver ou transporter du vin.
Varron dit encore, dans son introduction à la théologie naturelle, qu’il croit que Dieu est l’âme du monde ou du cosmos, comme parlent les Grecs, et que ce monde est Dieu ; mais de même qu’un homme sage, quoique formé d’une âme et d’un corps, est appelé sage à cause de son âme, ainsi le monde est appelé Dieu à cause de l’âme qui le gouverne, bien qu’il soit également composé d’une âme et d’un corps. Il semble ici que Varron reconnaisse en quelque façon l’unité de Dieu ; mais pour faire en même temps la part du polythéisme, il ajoute que le monde est divisé en deux parties, le ciel et la terre, le ciel en deux autres, l’éther et l’air, la terre, de même, en eau et en continent ; que l’éther occupe la région la plus haute, l’air la seconde, l’eau la troisième, la terre enfin la plus basse région ; que ces quatre éléments sont remplis d’âmes, le feu et l’air d’âmes immortelles, l’eau et la terre d’âmes mortelles ; que dans l’espace qui s’étend depuis la limite circulaire du ciel jusqu’au cercle de la lune habitent les âmes éthérées, qui sont les astres et les étoiles, dieux célestes, visibles aux sens en même temps qu’intelligibles à la raison ; qu’entre la sphère lunaire et la partie de l’air où se forment les nuées et les vents habitent les âmes aériennes, que l’esprit conçoit sans que les yeux les puissent voir, c’est-à-dire les héros, les lares, les génies ; voilà l’abrégé que nous offre Varron de sa théologie naturelle qui est aussi celle d’un grand nombre de philosophes. Nous aurons à l’examiner à fond, quand ce qui nous reste à dire sur la théologie civile relativement aux dieux choisis aura été conduit à bonne fin, avec la grâce de Dieu.
Je demande d’abord ce que c’est que Janus, qu’on place à la tête de ces dieux choisis ? on me dit : c’est le monde. Voilà une réponse courte et claire assurément ; mais pourquoi n’attribue-t-on à Janus que le commencement des choses, tandis qu’on en réserve la fin à un autre dieu nommé Terme ? car c’est pour cela, dit-on, qu’en dehors des dix mois qui s’écoulent de mars à décembre, on a consacré deux mois à ces divinités, janvier à Janus et février à Terme ; d’où vient aussi que les Terminales se célèbrent en février et qu’il s’y fait une cérémonie expiatrice appelée Februum, laquelle a donné au mois son nom[1]. Quoi donc ! est-ce à dire que le commencement des choses appartienne à Janus et que la fin ne lui appartienne pas, étant réservée à un autre dieu ? Mais n’est-il pas reconnu des païens que tout ce qui prend commencement en ce monde y prend également fin ? Voilà une dérision étrange de ne donner à ce dieu qu’une demi-puissance dans la réalité, tandis qu’on donne à sa statue un double visage ! Ne serait-ce pas une explication plus heureuse de cet emblème, de dire que Janus et Terme sont un seul et même dieu dont une face répond au commencement des choses et l’autre à leur fin ? car on ne peut agir sans considérer ces deux points. Quiconque, en effet, perd de vue le commencement de son action, ne saurait en prévoir la fin, et il faut que l’intention qui regarde l’avenir se lie à la mémoire qui regarde le passé. Autrement, après avoir oublié par où on a commencé, on ne sait plus par où finir. Dira-t-on que si la vie bienheureuse commence dans le monde, elle s’achève ailleurs, et que c’est pour cela que Janus, qui est le monde, n’a de pouvoir que sur les commencements ? mais à ce compte on aurait dû mettre le dieu Terme au-dessus de Janus, au lieu de l’écarter du nombre des divinités choisies ; et même dès cette vie, où l’on partage le commencement et la fin des choses entre Janus et Terme, Terme aurait dû être plus honoré que Janus. C’est en effet quand on touche au terme d’une entreprise qu’on éprouve le plus de joie. Les commencements sont pleins d’inquiétude, et l’âme n’est tranquille qu’en voyant la fin de son action ; c’est à la fin qu’elle tend ; c’est la fin qu’elle désire, qu’elle espère, qu’elle appelle de ses vœux, et il n’y a de triomphe pour elle que dans le complet achèvement.
[1] Varron cite cette cérémonie comme une institution de Numa (De lingua lat., lib. VI, § 13). Sur la fête des Terminales, voyez Ovide, Fastes, livre II, v. 639 et suiv.
Mais voyons un peu comment on explique cette statue à double face. On dit que Janus a deux visages, l’un devant, l’autre derrière, parce que notre bouche ouverte a quelque ressemblance avec la forme du monde, ce qui fait que les Grecs ont appelé le palais de la bouche οὐρανός (ciel), comme aussi quelques poètes latins ont donné au ciel le nom de palais[1]. Ce n’est pas tout : notre bouche ouverte a deux issues, l’une extérieure du côté des dents ; l’autre intérieure vers le gosier. Et voilà ce qu’on a fait du monde avec un mot grec ou poétique qui signifie palais[2] ! Mais quel rapport y a-t-il entre tout cela et l’âme et la vie éternelle ? Qu’on adore ce dieu seulement pour la salive qui entre ou sort sous le ciel du palais, je le veux bien ; mais quoi de plus absurde à des gens incapables de trouver dans le monde deux portes opposées l’une à l’autre et servant à y introduire les choses du dehors et à en rejeter celles du dedans, que de vouloir, de notre bouche et de notre gosier auxquels le monde ne ressemble en rien, figurer le monde sous les traits de Janus, à cause du palais seul auquel Janus ne ressemble pas davantage ? D’autre part, quand on lui donne quatre faces en le nommant double Janus, on veut y voir un emblème des quatre parties du monde ; comme si le monde regardait quelque chose hors de soi ainsi que Janus regarde par ses quatre visages ! Et puis, si Janus est le monde et si le monde a quatre parties, il s’ensuit que le Janus à deux faces est une fausse image, ou si elle est vraie en ce sens que l’Orient et l’Occident embrassent le monde entier, l’emblème ne laisse pas d’être faux à un autre point de vue ; car en considérant les deux autres parties du monde, le Septentrion et le Midi, nous ne disons pas que le monde est double, comme on appelle double le Janus à quatre visages. Toujours est-il que si on a trouvé dans la bouche de l’homme une analogie avec le Janus à double visage, on ne saurait trouver dans le monde rien qui ressemble aux quatre portes figurées par les quatre visages de Janus ; à moins que Neptune n’arrive au secours des interprètes, tenant à la main un poisson qui, outre la bouche et le gosier, nous présente à droite et à gauche la double ouverture de ses ouïes. Et cependant, avec toutes ces portes, il n’en est pas une seule par laquelle l’âme puisse échapper aux vaines superstitions, à moins qu’elle n’écoute la vérité, qui a dit : « Je suis la porte[3] ».
[1] Allusion à cette expression d’Ennius : le palais du ciel, rapportée par Cicéron, De nat. deor., lib. II, cap. 18.
[2] On ne trouve nulle part, ni dans Plutarque, ni dans Macrobe, ni dans Servius, aucune trace de cette étrange théorie du dieu Janus, que saint Augustin paraît emprunter à Varron.
[3] Jean. X, 9.
Je voudrais encore savoir quel est ce Jovis qu’ils nomment aussi Jupiter. C’est, disent-ils, le dieu de qui dépendent les causes de tout ce qui se fait dans le monde. Voilà une fonction admirable et dont Virgile exprime fort bien la grandeur dans ce vers célèbre : « Heureux qui a pu connaître les causes des choses[1] ! ».
Mais d’où vient qu’on place Jupiter après Janus ? Que le docte et pénétrant Varron nous réponde là-dessus : « C’est, dit-il, que Janus gouverne le commencement des choses, et Jupiter leur accomplissement. Il est donc juste que Jupiter soit estimé le roi des dieux ; car si l’accomplissement a la seconde place dans l’ordre du temps, il a la première dans l’ordre de l’importance ». Cela serait vrai s’il s’agissait ici de distinguer dans les choses l’origine et le terme de leur développement. Ainsi, partir est l’origine d’une action, arriver en est le terme ; l’étude est une action qui commence et qui se termine à la science ; or partout, en général, le commencement n’est le premier qu’en date et la perfection est dans la fin. C’est un procès déjà vidé entre Janus et Terme[2] mais les causes dont on donne le gouvernement à Jupiter sont des principes efficients et non des effets ; et il est impossible, même dans l’ordre du temps, que les effets et les commencements des effets soient avant les causes ; car ce qui fait une chose est toujours antérieur à la chose qui est faite. Qu’importe donc que les commencements soient gouvernés par Janus ? ils n’en sont pas pour cela antérieurs aux causes efficientes gouvernées par Jupiter ; car de même que rien n’arrive, rien aussi ne commence qui ne soit précédé d’une cause. Si donc c’est ce dieu, arbitre de toutes les causes et de tout ce qui existe et arrive dans la nature, que l’on salue du nom de Jupiter et que l’on adore par tant d’opprobres et d’infamies, je dis qu’il y a là une impiété plus grande qu’à ne reconnaître aucun dieu. Ne serait-il pas, en effet, préférable d’appeler Jupiter quelque objet digne de ces adorations honteuses, quelque fantôme, par exemple, comme celui qu’on présenta, dit-on, à Saturne à la place de son enfant, plutôt que de se figurer un dieu tout à la fois tonnant et adultère, maître du monde et asservi à l’impudicité, disposant de toutes les causes des actions naturelles et ne sachant pas donner des causes légitimes à ses propres actions ?
Je demanderai ensuite, en supposant que Janus soit le monde, quel sera le rôle de Jupiter parmi les dieux ? Varron n’a-t-il pas déclaré que les vrais dieux sont l’âme du monde et ses parties ? par conséquent tout ce qui n’est pas cela n’est pas vraiment dieu. Dira-t-on que Jupiter est l’âme du monde et que Janus en est le corps, c’est-à-dire qu’il est le monde visible ? Mais à ce compte Janus n’est pas vraiment dieu, puisqu’il est accordé par nos adversaires que la divinité consiste, non dans le corps du monde, mais dans l’âme du monde et dans ses parties ; et c’est ce qui a fait dire nettement à Varron que Dieu, pour lui, n’est autre chose que l’âme du monde, et que si le monde lui-même est appelé Dieu, c’est au même sens où un homme est appelé sage à cause de son âme, bien qu’il soit composé d’une âme et d’un corps ; ainsi le monde, quoique formé d’une âme et d’un corps, doit à son âme seule d’être appelé dieu. D’où il suit que le corps du monde, pris isolément, n’est pas dieu ; il n’y a de divin que l’âme toute seule, ou la réunion de l’âme et du corps, de telle façon pourtant que dans cette réunion même, la divinité vienne de l’âme et non pas du corps. Si donc Janus est le monde, et si Janus est dieu, comment Jupiter sera-t-il dieu, à moins d’être une partie de Janus ? Or, on a coutume, au contraire, d’attribuer l’univers entier à Jupiter, d’où vient ce mot du poète : « … Tout est plein de Jupiter[3] ».
Si donc on veut que Jupiter soit dieu, bien plus qu’il soit le roi des dieux, il faut nécessairement qu’il soit le monde, afin de pouvoir régner sur les autres dieux, c’est-à-dire sur ses propres parties. Voilà sans doute en quel sens Varron, dans cet autre ouvrage qu’il a composé sur le culte des dieux, rapporte les deux vers suivants de Valérius Soranus[4] : « Jupiter tout-puissant, père et mère des rois, des choses et des dieux, dieu unique, embrassant tous les dieux ».
Varron explique en son traité que le mâle est ici le principe qui répand la semence, et la femelle celui qui la reçoit ; or, Jupiter étant le monde, toute semence vient de lui et rentre en lui : « C’est pourquoi, ajoute Varron, Soranus appelle Jupiter père et mère, et fait de lui tout ensemble l’unité et le tout ; car le monde est un et cet un comprend tout[5] ».
[1] Géorg. liv. II, v. 490.
[2] Voyez plus haut le chap. VII.
[3] Virgile, Églogues, III, v. 60.
[4] Valérius, de Sora, ville du Latium, est ce savant homme dont parle Cicéron dans le De orat., lib. iii, cap. 11. Pline lui attribue (Hist. nat., Præfat., et lib. III, cap. 5-9) un ouvrage intitulé Έποπτίδων, d’où sont peut-être tirés les deux vers que citent Varron et saint Augustin.
[5] Jupiter est également appelé mâle et femelle dans un vers orphique cité par l’auteur du De mundo (cap. 7) et par Eusèbe (Præpar. Evang., lib. III, cap. 9.)
Si donc Janus est le monde, et si Jupiter l’est aussi, pourquoi, n’y ayant qu’un seul monde, Janus et Jupiter sont-ils deux dieux ? pourquoi ont-ils chacun son temple et ses autels, ses sacrifices et ses statues ? Dira-t-on qu’autre chose est la vertu des commencements, autre chose celle des causes, et que c’est pour cela qu’on a nommé l’une Janus et l’autre Jupiter ? Je demanderai à mon tour si parce qu’un homme est revêtu d’un double pouvoir ou parce qu’il exerce une double profession, on est autorisé à voir en lui deux magistrats ou deux artisans ? Pourquoi donc d’un seul Dieu, qui gouverne les commencements et les causes, ferait-on deux dieux distincts, sous prétexte que les commencements et les causes sont deux choses distinctes ? À ce compte, il faudrait dire aussi que Jupiter est à lui seul autant de dieux qu’on lui a donné de noms différents à cause de ses attributions différentes, puisque les objets qui sont l’origine de ces noms sont différents. Je vais en citer quelques exemples.
Jupiter a été appelé Victor, Invictus, Opitulus, Impulsor, Stator, Centipeda, Supinalis, Tigillus, Almus, Ruminus, et autres surnoms qu’il serait trop long d’énumérer ; tous ces titres sont fondés sur la diversité des puissances d’un même dieu, et non sur la diversité de plusieurs dieux. On a nommé Jupiter Victor, parce qu’il est toujours vainqueur ; Invictus, parce qu’il est invincible ; Opitulus, parce qu’il est secourable aux faibles ; Propulsor et Stator, Centipeda et Supinalis, parce qu’il donne et arrête le mouvement, parce qu’il soutient et renverse tout ; Tigillus[1] parce qu’il est l’appui du monde ; Almus[2], parce qu’il nourrit les êtres ; Ruminus[3], parce qu’il allaite les animaux. De toutes ces fonctions, il est assez clair que les unes sont grandes, les autres mesquines, et cependant on les attribue au même dieu. De plus, n’y a-t-il pas plus de rapport entre les causes et les commencements des choses, qu’entre soutenir le monde et donner la mamelle aux animaux ? Et cependant on a voulu, pour les commencements et les causes, admettre deux dieux, Janus et Jupiter, en dépit de l’unité du monde, au lieu que pour deux fonctions bien différentes en importance et en dignité on s’est contenté du seul Jupiter, en l’appelant tour à tour Tigillus et Ruminus. Je pourrais ajouter qu’il eût été plus à propos de faire donner la mamelle aux animaux par Junon que par Jupiter, du moment surtout qu’il y avait là une autre déesse, Rumina, toute prête à l’aider dans cet office ; mais on me répondrait que Junon elle-même n’est autre que Jupiter, comme cela résulte des vers de Valérius Soranus déjà cités : « Jupiter tout-puissant, père et mère des rois, des choses et des dieux ».
Mais alors pourquoi l’appeler Ruminus, du moment, qu’à y regarder de près, il est aussi la déesse Rumina ? Si, en effet, c’est une chose indigne de la majesté des dieux, comme nous l’avons montré plus haut, que pour un même épi de blé, un dieu soit chargé des nœuds du tuyau et un autre de l’enveloppe des grains, combien n’est-il pas plus indigne encore qu’une fonction aussi misérable que l’allaitement des animaux soit partagée entre deux dieux, dont l’un est Jupiter même, le roi de tous les dieux, et qu’il la remplisse, non pas avec sa femme Junon, mais avec je ne sais quelle absurde Rumina ? à moins qu’il ne soit tout ensemble Ruminus et Rumina, Ruminus pour les mâles et Rumina pour les femelles. Dirai-je qu’ils n’ont pas voulu donner à Jupiter un nom féminin ? mais il est appelé père et mère dans les vers qu’on vient de lire, et d’ailleurs je rencontre sur la liste de ses noms celui d’une de ces petites déesses que nous avons mentionnées au quatrième livre[4], la déesse Pecunia. Sur quoi je demande pour quel motif on n’a pas admis Pecunius avec Pecunia, comme on a fait Ruminus avec Rumina ; car enfin, mâles et femelles, tous les hommes regardent à l’argent.
[1] Tigillum signifie soliveau.
[2] Almus, nourricier.
[3] De ruma, mamelle.
[4] Chap. 21.
Mais quoi ! ne faut-il pas admirer la raison ingénieuse qu’on donne de ce surnom ? Jupiter, dit-on, s’appelle Pecunia, parce que tout est à lui. Ô la belle raison d’un nom divin ! et n’est-ce pas plutôt avilir et insulter celui à qui tout appartient que de le nommer Pecunia ? car au prix de ce qu’enferment le ciel et la terre, que vaut la richesse des hommes ? C’est l’avarice qui seule a donné ce nom à Jupiter, pour fournir à ceux qui aiment l’argent le prétexte d’aimer une divinité, et non pas quelque déesse obscure, mais le roi même des dieux. Il n’en serait pas de même si on l’appelait Richesse. Car autre chose est la richesse, autre chose est l’argent. Nous appelons riches ceux qui sont sages, justes, gens de bien quoique n’ayant pas d’argent ou en ayant peu ; car ils sont effectivement riches en vertus qui leur enseignent à se contenter de ce qu’ils ont, alors même qu’ils sont privés des commodités de la vie ; nous disons au contraire que les avares sont pauvres, parce que, si grands que soient leurs trésors, comme ils en désirent toujours davantage, ils sont toujours dans l’indigence. Nous disons encore fort bien que le vrai Dieu est riche, non certes en argent, mais en toute-puissance. Je sais que les hommes pécunieux sont aussi appelés riches, mais ils sont pauvres au dedans, s’ils sont cupides. Je sais aussi qu’un homme sans argent est réputé pauvre, mais il est riche au dedans, s’il est sage. Quel cas peut donc faire un homme sage d’une théologie qui donne au roi des dieux le nom d’une chose qu’aucun sage n’a jamais désirée[1] ? n’eût-il pas été plus simple, sans la radicale impuissance du paganisme à rien enseigner d’utile à la vie éternelle, de donner au souverain Maître du monde le nom de Sagesse plutôt que celui de Pecunia ? car c’est l’amour de la sagesse qui purifie le cœur des souillures de l’avarice, c’est-à-dire de l’amour de l’argent.
[1] Allusion à un passage de Salluste, De conj. Catil., cap. 11.
Mais à quoi bon parler davantage de ce Jupiter, à qui peut-être il convient de rapporter toutes les autres divinités ? Et dès lors la pluralité des dieux ne subsiste plus, du moment que Jupiter les comprend tous, soit qu’on les regarde comme ses parties ou ses puissances, soit qu’on donne à l’âme du monde partout répandue le nom de plusieurs dieux à cause des différentes parties de l’univers ou des différentes opérations de la nature. Qu’est-ce, en effet, que Saturne ? « C’est, dit Varron, un des principaux dieux, dont le pouvoir s’étend sur toutes les semences ». Or, n’a-t-il pas expliqué tout à l’heure les vers de Valérius Soranus en soutenant que Jupiter est le monde, qu’il répand hors de soi toutes les semences et les absorbe toutes en soi ? Jupiter ne diffère donc pas du dieu dont le pouvoir s’étend sur toutes les semences. Qu’est-ce maintenant que Génius ? « Un dieu, dit Varron, qui a autorité et pouvoir sur toute génération ». Mais le dieu qui a ce pouvoir, qu’est-il autre chose que le monde, invoqué par Valérius sous le nom de « Jupiter père et mère de toutes choses ? » Et quand Varron soutient ailleurs que Génius est l’âme raisonnable de chaque homme, assurant d’autre part que c’est l’âme raisonnable du monde qui est Dieu, ne donne-t-il pas à entendre que l’âme du monde est une sorte de Génie universel ? C’est donc ce Génie que l’on nomme Jupiter ; car si vous entendez que tout Génie soit un dieu et que l’âme de chaque homme soit un Génie, il en résultera que l’âme de chaque homme sera un dieu, conséquence tellement absurde que les païens eux-mêmes sont obligés de la rejeter ; d’où il suit qu’il ne leur reste plus qu’à nommer proprement et par excellence Génius le dieu, qui est, suivant eux, l’âme du monde, c’est-à-dire Jupiter.
Quant à Mercure et à Mars, ne sachant comment les rapporter à aucune partie du monde ni à aucune opération divine sur les éléments, ils se sont contentés de les faire présider à quelques autres actions humaines et de leur donner puissance sur la parole et sur la guerre. Or, si le pouvoir de Mercure s’étend aussi sur la parole des dieux, il s’ensuit que le roi même des dieux lui est soumis, puisque Jupiter ne peut prendre la parole qu’avec le consentement de Mercure, ce qui est absurde. Dira-t-on qu’il n’est maître que du discours des hommes ? mais il est incroyable que Jupiter, qui a pu s’abaisser jusqu’à allaiter non-seulement les enfants, mais encore les bêtes, d’où lui est venu le nom de Ruminus, n’ait pas voulu prendre soin de la parole, laquelle élève l’homme au-dessus des bêtes ? Donc Mercure n’est autre que Jupiter. Que si l’on veut identifier Mercure avec la parole (comme font ceux qui dérivent Mercure de medius currens[1] parce que la parole court au milieu des hommes ; et c’est pourquoi, selon eux, Mercure s’appelle en grec Ἑρμῆς, parce que la parole ou l’interprétation de la pensée se dit έρμηνεία[2], d’où vient encore que Mercure préside au commerce, où la parole sert de médiatrice entre les vendeurs et les acheteurs ; et si ce dieu a des ailes à la tête et aux pieds, c’est que la parole est un son qui s’envole ; et enfin le nom de messager qu’on lui donne vient de ce que la parole est la messagère de nos pensées), tout cela posé, que s’ensuit-il, sinon que Mercure, n’étant autre que le langage, n’est pas vraiment un dieu ? Et voilà comment il arrive que les païens, en se faisant des dieux qui ne sont pas même des démons, et en adressant leurs supplications à des esprits immondes, sont sous l’empire, non des dieux, mais des démons. Même conclusion pour ce qui regarde Mars : dans l’impossibilité de lui assigner aucun élément, aucune partie du monde où il pût contribuer à quelque action de la nature, ils en ont fait le dieu de la guerre, laquelle est le triste ouvrage des hommes. D’où il résulte que si la déesse Félicité donnait aux hommes la paix perpétuelle, le dieu Mars n’aurait rien à faire. Veut-on dire que la guerre même fait la réalité de Mars comme la parole fait celle de Mercure ? plût au ciel alors que la guerre ne fût pas plus réelle qu’une telle divinité !
[1] Qui court au milieu. Arnobe et Servius dérivent Mercurius de medicurrius. (Voyez Arnobe, Contra Gent., lib. III, p. 112, 113, et Servius, ad Georg., lib. III, v. 302.)
[2] Cette étymologie est une de celles que donne Platon dans le Cratyle (trad. fr., tome XI, page 70.)
On dira peut-être que ces dieux ne sont autre chose que les étoiles auxquelles les païens ont donné leurs noms ; et, en effet, il y a une étoile qu’on appelle Mercure et une autre qu’on appelle Mars ; mais il y en a une aussi qu’on appelle Jupiter, et cependant les païens soutiennent que Jupiter est le monde. Ce n’est pas tout, il y en a une qu’on appelle Saturne, et cependant Saturne est déjà pourvu d’une fonction considérable, celle de présider à toutes les semences ; il y en a une enfin, et la plus éclatante de toutes, qu’on appelle Vénus, et cependant on veut que Vénus soit aussi la lune, bien qu’au surplus les païens ne tombent pas plus d’accord au sujet de cet astre que ne firent Vénus et Junon au sujet de la pomme d’or. Les uns, en effet, donnent l’étoile du matin à Vénus, les autres à Junon ; mais, ici comme toujours, c’est Vénus qui l’emporte, et presque toutes les voix sont en sa faveur. Or, qui ne rirait d’entendre appeler Jupiter le roi des dieux, quand on voit son étoile si pâle à côté de celle de Vénus ? L’étoile de ce dieu souverain ne devrait-elle pas être d’autant plus brillante qu’il est lui-même plus puissant ? On répond qu’elle paraît moins lumineuse parce qu’elle est plus haute et plus éloignée de la terre ; mais si elle est plus haute parce qu’elle appartient à un plus grand dieu, pourquoi l’étoile de Saturne est-elle placée plus haut que Jupiter ? Est-ce donc que le mensonge de la fable, qui a fait roi Jupiter, n’a pu monter jusqu’aux astres, et que Saturne a obtenu dans le ciel ce qu’il n’a pu obtenir ni dans son royaume ni dans le Capitole[1] ? Et puis, pourquoi Janus n’a-t-il pas son étoile ? Est-ce parce qu’il est le monde et qu’à ce titre il embrasse toutes les étoiles ? mais Jupiter est le monde aussi, et cependant il y a une étoile qui porte son nom. Janus se serait-il arrangé de son mieux, et, au lieu d’une étoile qu’il devait avoir dans le ciel, se serait-il contenté d’avoir plusieurs visages sur la terre ? Enfin, si c’est seulement à cause de leurs étoiles qu’on regarde Mercure et Mars comme des parties du monde, afin d’en pouvoir faire des dieux, le langage et la guerre n’étant point des parties du monde, mais des actes de l’humanité, pourquoi n’a-t-on pas dressé des temples et des autels au Bélier, au Taureau, au Cancer, au Scorpion et autres signes célestes, lesquels ne sont pas composés d’une seule étoile, mais de plusieurs, et sont placés au plus haut des cieux avec des mouvements si justes et si réglés ? Pourquoi ne pas les mettre, sinon au rang des dieux choisis, au moins parmi les dieux de l’ordre plébéien[2] ?
[1] Il faut rappeler ici deux choses ; d’abord, que, selon la mythologie païenne, Saturne fut chassé de son royaume de Crète par Jupiter, son fils, puis, que la colline du Capitole était consacrée à Saturne, avant de l’être à Jupiter.
[2] Cette argumentation rappelle trait pour trait celle de Cotta contre le stoïcien Balbus, dans le De natura deorum de Cicéron (livre III, chap. 20.)
Ils veulent qu’Apollon soit devin et médecin ; et cependant, pour lui donner une place dans l’univers, ils disent qu’il est aussi le soleil, et que sa sœur Diane est la lune et tout ensemble la déesse des chemins. De là vient qu’ils la font vierge, les chemins étant stériles ; et s’ils donnent des flèches au frère et à la sœur, c’est comme symbole des rayons qu’ils lancent du ciel sur la terre. Vulcain est le feu, Neptune l’eau, Dis ou Orcus l’élément inférieur et terrestre. Liber et Cérès président aux semences : le premier à celle des mâles, la seconde à celle des femelles, ou encore l’un à ce qu’elles ont de liquide, et l’autre à ce qu’elles ont de sec. Et ils rapportent tout cela au monde, c’est-à-dire à Jupiter, qui est appelé père et mère, comme répandant hors de soi toutes les semences et les recevant toutes en soi. Ils veulent encore que la grande mère des dieux soit Cérès, laquelle n’est autre chose que la terre, et qu’elle soit aussi Junon. C’est pourquoi on la fait présider aux causes secondes, quoique Jupiter, en tant qu’il est le monde entier, soit appelé, comme nous l’avons vu, père et mère des dieux. Pour Minerve, dont ils ont fait la déesse des arts, ne trouvant pas une étoile où la placer, ils ont dit qu’elle était l’éther, ou encore la lune. Vesta passe aussi pour la plus grande des déesses, en tant qu’elle est la terre, ce qui n’a pas empêché de lui départir ce feu léger mis au service de l’homme, et qui n’est pas le feu violent dont l’intendance est à Vulcain[1]. Ainsi tous les dieux choisis ne sont que le monde ; les uns le monde entier, les autres, quelques-unes de ses parties : le monde entier, comme Jupiter ; ses parties, comme Génius, la grande Mère, le Soleil et la Lune, ou plutôt Apollon et Diane ; tantôt un seul dieu en plusieurs choses, tantôt une seule chose en plusieurs dieux : un dieu en plusieurs choses, comme Jupiter, par exemple, qui est le monde entier et qui est aussi le ciel et une étoile. De même, Junon est la déesse des causes secondes, et elle est encore l’air et la terre, et elle serait en outre une étoile, si elle l’eût emporté sur Vénus. Minerve, elle aussi, est la plus haute région de l’air, ce qui ne l’empêche pas d’être en même temps la lune, qui est pourtant située dans la région la plus basse. Voici enfin qu’une seule et même chose est plusieurs dieux : le monde est Jupiter, et il est aussi Janus ; la terre est Junon, et elle est aussi la grande Mère et Cérès.
[1] Même argument dans la bouche de Balbus chez Cicéron (De nat. deor., lib. II, cap. 27.)
On peut juger, par ce qui précède, de tout le reste de la théologie des païens : ils embrouillent toutes choses en essayant de les débrouiller et courent à l’aventure, selon que les pousse ou les ramène le flux ou le reflux de l’erreur ; c’est au point que Varron a mieux aimé douter de tout que de rien affirmer sans réserve. Après avoir achevé le premier de ses trois derniers livres, celui où il traite des dieux certains, voici ce qu’il dit sur les dieux incertains au commencement du second livre : « Si j’émets dans ce livre des opinions douteuses touchant les dieux, on ne doit point le trouver mauvais. Libre à tout autre, s’il croit la chose possible et nécessaire, de trancher ces questions avec assurance ; pour moi, on m’amènerait plus aisément à révoquer en doute ce que j’ai dit dans le premier livre, qu’à donner pour certain tout ce que je dirai dans celui-ci ». C’est ainsi que Varron a rendu également incertain, et ce qu’il avance des dieux incertains, et ce qu’il affirme des dieux certains. Bien plus, dans le troisième livre, qui traite des dieux choisis, passant de quelques vues préliminaires sur la théologie naturelle aux folies et aux mensonges de la théologie civile, où, loin d’être conduit par la vérité des choses, il est pressé par l’autorité de la coutume : « Je vais parler, dit-il, des dieux publics du peuple romain, de ces dieux à qui on a élevé des temples et des statues ; mais, pour me servir des expressions de Xénophane de Colophon[1], je dirai plutôt ce que je pense que ce que j’affirme ; car l’homme a sur de tels objets des opinions, Dieu a la science ». Ce n’est donc qu’en tremblant qu’il promet de parler de ces choses, qui ne sont point à ses yeux l’objet d’une claire compréhension et d’une ferme croyance, mais d’une opinion incertaine, étant l’ouvrage de la main des hommes. Il savait bien, dans le fait, qu’il y a au monde un ciel et une terre ; que le ciel est orné d’astres étincelants, que la terre est riche en semences, et ainsi du reste ; il croyait également que toute nature est conduite et gouvernée par une force invisible et supérieure qui est l’âme de ce grand corps ; mais que Janus soit le monde, que Saturne, père de Jupiter, devienne son sujet, et autres choses semblables, c’est ce que Varron ne pouvait pas aussi positivement affirmer.
[1] Philosophe grec du sixième siècle avant l’ère chrétienne, fondateur de l’école d’Élée. Voyez Aristote, Métaphys., livre I, ch. 4, et Cicéron, Acad., livre II, ch. 3.
Ce qu’on peut dire de plus vraisemblable sur ce sujet, c’est que les dieux du paganisme ont été des hommes à qui leurs flatteurs ont offert des fêtes et des sacrifices selon leurs mœurs, leurs actions et les accidents de leur vie, et que ce culte sacrilège s’est glissé peu à peu dans l’âme des hommes, semblable à celle des démons et amoureuse de frivolités, pour être bientôt propagé par les ingénieux mensonges des poètes et par les séductions des malins esprits. En effet, qu’un fils impie, poussé par l’ambition ou par la crainte d’un père impie, ait chassé son père de son royaume, cela est plus aisé à croire que de s’imaginer Saturne vaincu par son fils Jupiter, sous prétexte que la cause des êtres est antérieure à leur semence ; car si cette explication était bonne, jamais Saturne n’eût existé avant Jupiter, puisque la cause précède toujours la semence et n’en est jamais engendrée. Mais quoi ! dès que nos adversaires s’efforcent de relever de vaines fables et des actions purement humaines par des explications tirées de la nature, les plus habiles se trouvent réduits à de telles extrémités, que nous sommes forcés de les plaindre.
« Quand on raconte (c’est Varron qui parle) que Saturne avait coutume de dévorer ses enfants, cela veut dire que les semences rentrent au même lieu où elles ont pris naissance. Quant à la motte de terre substituée à Jupiter, elle signifie qu’avant l’invention du labourage, les hommes recouvraient les blés de terre avec leurs mains ». À ce compte, il fallait dire que Saturne était la terre, et non pas la semence, puisqu’en effet la terre dévore en quelque sorte ce qu’elle a engendré, quand les semences sorties de son sein y rentrent de nouveau. Et cette motte de terre, que Saturne prit pour Jupiter, quel rapport a-t-elle avec l’usage de jeter de la terre sur les grains de blé ? Est-ce que la semence, ainsi recouverte de terre, en était moins dévorée pour cela ? Il semblerait, à entendre cette explication, que celui qui jetait de la terre emportait le grain, comme on emporta, dit-on, Jupiter, tandis qu’au contraire, en jetant de la terre sur le grain, cela ne servait qu’à le faire dévorer plus vite. D’ailleurs, de cette façon, Jupiter est la semence, et non, comme Varron le disait tout à l’heure, la cause de la semence. Aussi bien, que peuvent dire de raisonnable des gens qui veulent expliquer des folies ?
« Saturne a une faux, poursuit Varron, comme symbole de l’agriculture ». Mais l’agriculture n’existait pas sous le règne de Saturne, puisqu’on fait remonter ce règne aux temps primitifs, ce qui signifie, suivant Varron, que les hommes de cette époque vivaient de ce que la terre produisait sans culture. Serait-ce qu’après avoir perdu son sceptre, Saturne aurait pris une faux, afin de devenir sous le règne de son fils un laborieux mercenaire, après avoir été aux anciens jours un prince oisif ? Varron ajoute que dans certains pays, à Carthage par exemple, on immolait des enfants à Saturne, et que les Gaulois lui sacrifiaient même des hommes faits, parce que, de toutes les semences, celle de l’homme est la plus excellente. Mais qu’est-il besoin d’insister sur une folie si cruelle ? Il nous suffit de remarquer et de tenir pour certain que toutes ces explications ne se rapportent point au vrai Dieu, à cette nature vivante, immuable, incorporelle, à qui l’on doit demander la vie éternellement heureuse, mais qu’elles se terminent à des objets temporels, corruptibles, sujets au changement et à la mort. « Quand on dit que Saturne a mutilé le Ciel, son père, cela signifie, dit encore Varron, que la semence divine n’appartient pas au Ciel, mais à Saturne, et cela parce que rien au Ciel, autant qu’on en peut juger, ne provient d’une semence ». Mais si Saturne est fils du Ciel, il est fils de Jupiter ; car on reconnaît d’un commun accord que le Ciel est Jupiter. Et voilà comme ce qui ne vient pas de la vérité se ruine de soi-même, sans que personne y mette la main. Varron dit aussi que Saturne est appelé Cronos, mot grec qui signifie le Temps, parce que sans le temps les semences ne sauraient devenir fécondes ; et il y a encore sur Saturne une foule de récits que les théologiens ramènent tous à l’idée de semence. Il semble tout au moins que Saturne, avec une puissance si étendue, aurait dû suffire à lui tout seul pour ce qui regarde la semence ; pourquoi donc lui adjoindre d’autres divinités, comme Liber et Libera, c’est-à-dire Cérès ? pourquoi entrer, comme fait Varron, dans mille détails sur les attributions de ces divinités relativement à la semence, comme s’il n’avait pas déjà été question de Saturne ?
Entre les mystères de Cérès, les plus fameux sont ceux qui se célébraient à Éleusis, ville de l’Attique. Tout ce que Varron en dit ne regarde que l’invention du blé attribuée à Cérès, et l’enlèvement de sa fille Proserpine par Pluton. Il voit dans ce dernier récit le symbole de la fécondité des femmes : « La terre, dit-il, ayant été stérile pendant quelque temps, cela fit dire que Pluton avait enlevé et retenu aux enfers la fille de Cérès, c’est-à-dire la fécondité même, appelée Proserpine, de proserpere (pousser, lever). Et comme après cette calamité qui avait causé un deuil public on vit la fécondité revenir, on dit que Pluton avait rendu Proserpine, et on institua des fêtes solennelles en l’honneur de Cérès ». Varron ajoute que les mystères d’Éleusis renferment plusieurs autres traditions, qui toutes se rapportent à l’invention du blé.
Quant aux mystères du dieu Liber, qui préside aux semences liquides, c’est-à-dire non-seulement à la liqueur des fruits, parmi lesquels le vin tient le premier rang, mais aussi aux semences des animaux, j’hésite à prolonger mon discours par le récit de ces turpitudes ; il le faut néanmoins pour confondre l’orgueilleuse stupidité de nos adversaires. Entre autres rites que je suis forcé d’omettre, parce qu’il y en a trop, Varron rapporte qu’en certains lieux[1] de l’Italie, aux fêtes de Liber, la licence était poussée au point d’adorer, en l’honneur de ce dieu, les parties viriles de l’homme, non dans le secret pour épargner la pudeur, mais en public pour étaler l’impudicité. On plaçait en triomphe ce membre honteux sur un char que l’on conduisait dans la ville, après l’avoir d’abord promené à travers la campagne. À Lavinium, on consacrait à Liber un mois entier, pendant lequel chacun se donnait carrière en discours scandaleux, jusqu’au moment où le membre obscène, après avoir traversé la place publique, était mis en repos dans le lieu destiné à le recevoir. Là il fallait que la mère de famille la plus honnête allât couronner ce déshonnête objet devant tous les spectateurs. C’est ainsi qu’on rendait le dieu Liber favorable aux semences, et qu’on détournait de la terre tout sortilège en obligeant une matrone à faire en public ce qui ne serait pas permis sur le théâtre à une courtisane, si les matrones étaient présentes. On voit maintenant pourquoi Saturne n’a pas été jugé suffisant pour ce qui regarde les semences ; c’est afin que l’âme corrompue eût occasion de multiplier les dieux, et qu’abandonnée du Dieu véritable en punition de son impureté, de jour en jour plus impure et plus misérablement prostituée à une multitude de divinités fausses, elle couvrît ces sacrilèges du nom de mystères sacrés et s’abandonnât aux embrassements et aux turpitudes de cette foule obscène de démons.
[1] Saint Augustin se sert du mot compita, ce qui a fait conjecturer qu’il s’agissait ici des fêtes nommées Compitalia.
Neptune avait pour femme Salacie, qui figure, dit-on, la région inférieure des eaux de la mer : à quoi bon lui donner encore Vénilie[1] ? Je ne vois là que le goût dépravé de l’âme corrompue qui veut se prostituer à un plus grand nombre de démons. Mais écoutons les interprétations de cette belle théologie et les raisons secrètes qui vont la mettre à couvert de notre censure : « Vénilie, dit Varron, est l’eau qui vient battre le rivage[2], Salacie l’eau qui rentre dans la pleine mer (salum) ». Pourquoi faire ici deux déesses, puisque l’eau qui vient et l’eau qui s’en va ne sont qu’une seule et même eau ? En vérité, cette fureur de multiplier les dieux ressemble elle-même à l’agitation tumultueuse des flots. Car bien que l’eau du flux et celle du reflux ne soient pas deux eaux différentes, toutefois, sous le vain prétexte de ces deux mouvements, l’âme « qui s’en va et qui ne revient plus[3] » se plonge plus avant dans la fange en invoquant deux démons. Je t’en prie, Varron, et je vous en conjure aussi, vous tous qui avez lu les écrits de tant de savants hommes, et vous vantez d’y avoir appris de grandes choses, de grâce expliquez-moi ce point, je ne dis pas en partant de cette nature éternelle et immuable qui est Dieu seul, mais du moins selon la doctrine de l’âme du monde et de ses parties qui sont pour vous des dieux véritables. Que vous ayez fait le dieu Neptune de cette partie de l’âme du monde qui pénètre la mer, c’est une erreur supportable ; mais l’eau qui vient battre contre le rivage et qui retourne dans la pleine mer, voyez-vous là deux parties du monde ou deux parties de l’âme du monde, et y a-t-il quelqu’un parmi vous d’assez extravagant pour le supposer ? Pourquoi donc vous en a-t-on fait deux déesses, sinon parce que vos ancêtres, ces hommes pleins de sagesse, ont pris soin, non pas que vous fussiez conduits par plusieurs dieux, mais possédés par plusieurs démons amis de ces vanités et de ces mensonges ? Je demande en outre de quel droit cette explication théologique exile Salacie de cette partie inférieure de la mer où elle vivait soumise à son mari ; car, identifier Salacie avec le reflux, c’est la faire monter à la surface de la mer. Serait-ce qu’elle a chassé son mari de la partie supérieure pour le punir d’avoir fait sa concubine de Vénilie ?
[1] Cette Vénilie n’est pas la même dont saint Augustin a parlé au livre IV, ch. 11. Dans Virgile (Énéide, livre X, vers 76), il est question d’une déesse Vénilie, qui parait n’être qu’une nymphe. (Voyez Servius, ad Æneid., I. 1.)
[2] Il y a ici entre Venilia et venire, Salacia et salum des rapports supposés d’étymologie presque intraduisibles.
[3] Allusion à ces paroles du psaume LXXVII, 44 : Spiritus vadens et non rediens.
Il n’y a qu’une seule terre, peuplée, il est vrai, d’êtres animés, mais qui n’est après tout qu’un grand corps parmi les éléments et la plus basse partie du monde. Pourquoi veut-on en faire une déesse ? est-ce à cause de sa fécondité ? mais alors les hommes seraient des dieux, à plus forte raison, puisque leurs soins lui donnent un surcroît de fécondité en la cultivant et non pas en l’adorant. On répond qu’une partie de l’âme du monde, en pénétrant la terre, l’associe à la divinité. Comme si l’âme humaine, dont l’existence ne fait pas question, ne se manifestait pas d’une manière plus sensible ! et cependant les hommes ne passent point pour des dieux. Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est qu’ils sont assez aveugles pour adorer des êtres qui ne sont pas des dieux et qui ne les valent pas.
Dans ce même livre des dieux choisis, Varron distingue dans tout l’ensemble de la nature trois degrés d’âmes : au premier degré, l’âme, bien que pénétrant les parties d’un corps vivant, ne possède pas le sentiment, mais seulement la force qui fait vivre, celle, par exemple, qui s’insinue dans nos os, dans nos ongles et dans nos cheveux. C’est ainsi que nous voyons les plantes se nourrir, croître et vivre à leur manière, sans avoir le sentiment. Au second degré l’âme est sensible, et cette force nouvelle se répand dans les yeux, dans les oreilles, dans le nez, dans la bouche et dans les organes du toucher. Le troisième degré, le plus élevé de l’âme, c’est l’âme raisonnable où brille l’intelligence, et qui, entre tous les êtres mortels, ne se trouve que dans l’homme. Cette partie de l’âme du monde est Dieu ; dans l’homme elle s’appelle Génie. Varron dit encore que les pierres et la terre, où le sentiment ne pénètre pas, sont comme les os et les ongles de Dieu ; que le soleil, la lune et les étoiles sont ses organes et ses sens ; que l’éther est son âme, et que l’influence de ce divin principe, pénétrant les astres, les transforme en dieux ; de là, gagnant la terre, en fait la déesse Tellus, et atteignant enfin la mer et l’Océan, constitue la divinité de Neptune[1].
Que Varron veuille bien quitter un instant cette théologie naturelle où, après mille détours et mille circuits, il est venu se reposer ; qu’il revienne à la théologie civile. Je l’y veux retenir encore ; il me reste quelques mots à lui adresser. Je pourrais lui dire en passant que si la terre et les pierres sont pareilles à nos os et à nos ongles, elles sont pareillement destituées d’intelligence comme de sentiment, à moins qu’il ne se trouve un esprit assez extravagant pour prétendre que nos os et nos ongles ont de l’intelligence, parce qu’ils sont des parties de l’homme intelligent ; d’où il suit qu’il y a autant de folie à regarder la terre et les pierres comme des dieux, qu’à vouloir que les os et les ongles des hommes soient des hommes. Mais ce sont là des questions que nous aurons peut-être à discuter avec des philosophes ; je n’ai affaire encore qu’à un politique. Car, bien que Varron semble, en cette rencontre, avoir voulu relever un peu la tête et respirer l’air plus libre de la théologie naturelle, il est très-supposable que le sujet de ce livre, qui roule sur les dieux choisis, l’aura ramené au point de vue de la théologie politique, et qu’il n’aura pas voulu laisser croire que les anciens Romains et d’autres peuples aient rendu un vain culte à Tellus et à Neptune. Je lui demande donc pourquoi, n’y ayant qu’une seule et même terre, cette partie de l’âme du monde qui la pénètre n’en fait pas une seule divinité sous le nom de Tellus ? Et si la terre est une divinité unique, que devient alors Orcus ou Dis, frère de Jupiter et de Neptune[2] ? Que devient sa femme Proserpine qui, selon une autre opinion rapportée dans les mêmes livres, n’est pas la fécondité de la terre, mais sa plus basse partie[3] ? Si l’on prétend que l’âme du monde, en pénétrant la partie supérieure de la terre, fait le dieu Dis, et Proserpine en pénétrant sa partie inférieure, que devient alors la déesse Tellus ? Elle est tellement divisée entre ces deux parties et ces deux divinités, qu’on ne sait plus ce qu’elle est, ni où elle est, à moins qu’on ne s’avise de prétendre que Pluton et Proserpine ne sont ensemble que la déesse Tellus, et qu’il n’y a pas là trois dieux, mais un seul, ou deux tout au plus. Et cependant on s’obstine à en compter trois, on les adore tous trois ; ils ont tous trois leurs temples, leurs autels, leurs statues, leurs sacrifices, leurs prêtres, c’est-à-dire autant de sacrilèges, autant de démons à qui se livre l’âme prostituée. Qu’on me dise encore quelle est la partie de la terre que pénètre l’âme du monde pour faire le dieu Tellumon ? – Ce n’est pas cela, dira Varron ; la même terre a deux vertus : l’une, masculine, pour produire les semences ; l’autre, féminine, pour les recevoir et les nourrir ; de celle-ci lui vient le nom de Tellus, de celle-là le nom de Tellumon. Mais alors pourquoi, selon Varron lui-même, les pontifes ajoutaient-ils à ces deux divinités Altor et Rusor ? Supposons Tellus et Tellumon expliqués ; pourquoi Altor ? C’est, dit Varron, que la terre nourrit tout ce qui naît[4]. Et Rusor ? C’est que tout retourne à la terre[5].
[1] Comparez Cicéron (De Nat. deor., lib. II, cap. 2 et seq.)
[2] Voyez plus haut, ch. 16.
[3] Voyez plus haut, livre IV, ch. 8.
[4] Altor, d’alere, nourrir.
[5] Saint Augustin, d’après Varron, fait venir Rusor de rursus, qui marque un mouvement de retour.
La terre ayant les quatre vertus qu’on vient de dire, je conçois qu’on lui ait donné quatre noms, mais non pas qu’on en ait fait quatre divinités. Jupiter est un, malgré tous ses surnoms ; Junon est une avec tous les siens ; dans la diversité des désignations se maintient l’unité du principe, et plusieurs noms ne font pas plusieurs dieux. De même qu’on voit des courtisanes prendre en dégoût la foule de leurs amants, il arrive aussi sans doute qu’une âme, après s’être abandonnée aux esprits impurs, vient à rougir de cette multitude de démons dont elle recherchait les impures caresses. Car Varron lui-même, comme s’il avait honte d’une si grande foule de divinités, veut que Tellus ne soit qu’une seule déesse : « On l’appelle aussi, dit-il, la grande Mère. Le tambour qu’elle porte figure le globe terrestre ; les tours qui couronnent sa tête sont l’image des villes ; les sièges dont elle est environnée signifient que dans le mouvement universel elle reste immobile. Si elle a des Galles[1] pour serviteurs, c’est que pour avoir des semences il faut cultiver la terre, qui renferme tout dans son sein. En s’agitant autour d’elle, ces prêtres enseignent aux laboureurs qu’ils ne doivent pas demeurer oisifs, ayant toujours quelque chose à faire. Le son des cymbales marque le bruit que font les instruments du labourage, et ces instruments sont d’airain, parce qu’on se servait d’airain avant la découverte du fer. Enfin, dit Varron, on place auprès de la déesse un lion libre et apprivoisé pour faire entendre qu’il n’y a point de terre si sauvage et si stérile qu’on ne la puisse dompter et cultiver ». Il ajoute que les divers noms et surnoms donnés à Tellus l’ont fait prendre pour plusieurs dieux. « On croit, dit-il, que Tellus est la déesse Ops[2], parce que la terre s’améliore par le travail, qu’elle est la grande Mère, parce qu’elle est féconde, Proserpine, parce que les blés sortent de son sein, Vesta, parce que l’herbe est son vêtement[3], et c’est ainsi qu’on rapporte, non sans raison, plusieurs divinités à celle-ci ». – Soit ; Tellus, je le veux bien, n’est qu’une déesse, elle qui, dans le fond, n’est rien de tout cela ; mais pourquoi supposer cette multitude de divinités ? Que ce soient les noms divers d’une seule, à la bonne heure, mais que des noms ne soient pas des déesses. Cependant, l’autorité d’une erreur ancienne est si grande sur l’esprit de Varron, qu’après ce qu’il vient de dire, il tremble encore et ajoute : « Cette opinion n’est pas contraire à celle de nos ancêtres, qui voyaient là plusieurs divinités ». Comment cela ? y a-t-il rien de plus différent que de donner plusieurs noms à une seule déesse et de reconnaître autant de déesses que de noms ? « Mais il se peut, dit-il, qu’une chose soit à la fois une et multiple ». J’accorderai bien, en effet, qu’il y a plusieurs choses dans un seul homme ; mais s’ensuit-il que cet homme soit plusieurs hommes ? Donc, de ce qu’il y a plusieurs choses en une déesse, il ne s’ensuit pas qu’elle soit plusieurs déesses. Qu’ils en usent, au surplus, comme il leur plaira : qu’ils les divisent, qu’ils les réunissent, qu’ils les multiplient, qu’ils les mêlent et les confondent, cela les regarde.
Voilà les beaux mystères de Tellus et de la grande Mère, où il est clair que tout se rapporte à des semences périssables et à l’art de l’agriculture ; et tandis que ces tambours, ces tours, ces Galles, ces folles convulsions, ces cymbales retentissantes et ces lions symboliques viennent aboutir à cela, je cherche où est la promesse de la vie éternelle. Comment soutenir d’ailleurs que les eunuques mis au service de cette déesse font connaître la nécessité de cultiver la terre pour la rendre féconde, tandis que leur condition même les condamne à la stérilité ? Acquièrent-ils, en s’attachant au culte de cette déesse, la semence qu’ils n’ont pas, ou plutôt ne perdent-ils pas celle qu’ils ont ? Ce n’est point-là vraiment expliquer des mystères, c’est découvrir des turpitudes ; mais voici une chose qu’on oublie de remarquer, c’est à quel degré est montée la malignité des démons, d’avoir promis si peu aux hommes et toutefois d’en avoir obtenu contre eux-mêmes des sacrifices si cruels. Si l’on n’eût pas fait de la terre une déesse, l’homme eût dirigé ses mains uniquement contre elle pour en tirer de la semence, et non contre soi pour s’en priver en son honneur ; il eût rendu la terre féconde et ne se serait pas rendu stérile. Que dans les fêtes de Bacchus une chaste matrone couronne les parties honteuses de l’homme, devant une foule où se trouve peut-être son mari qui sue et rougit de honte, s’il y a parmi les hommes un reste de pudeur ; que l’on oblige, aux fêtes nuptiales, la nouvelle épouse de s’asseoir sur un Priape, tout cela n’est rien en comparaison de ces mystères cruellement honteux et honteusement cruels, où l’artifice des démons trompe et mutile l’un et l’autre sexe sans détruire aucun des deux. Là on craint pour les champs les sortilèges, ici on ne craint pas pour les membres la mutilation ; là on blesse la pudeur de la nouvelle mariée, mais on ne lui ôte ni la fécondité, ni même la virginité ; ici on mutile un homme de telle façon qu’il ne devient point femme et cesse d’être homme.
[1] Sur les prêtres de Cybèle nommés Galles, voyez plus haut, livre VI, ch. 7, et livre II, ch. 5 et 6.
[2] Ops, puissance, effort, travail.
[3] Vesta, de vestire.
Varron ne dit rien d’Atys et ne cherche pas à expliquer pourquoi les Galles se mutilent en mémoire de l’amour que lui porta Cybèle[1]. Mais les savants et les sages de la Grèce n’ont eu garde de laisser sans explication une tradition si belle et si sainte. Porphyre[2], le célèbre philosophe, y voit un symbole du printemps qui est la plus brillante saison de l’année ; Atys représente les fleurs, et, s’il est mutilé, c’est que la fleur tombe avant le fruit. À ce compte le vrai symbole des fleurs n’est pas cet homme ou ce semblant d’homme qu’on appelle Atys, ce sont ses parties viriles qui tombèrent, en effet, par la mutilation ; ou plutôt elles ne tombèrent pas ; elles furent, non pas cueillies, mais déchirées en lambeaux, et tant s’en faut que la chute de cette fleur ait fait place à aucun fruit qu’elle fût suivie de stérilité. Que signifie donc cet Atys mutilé, ce reste d’homme ? à quoi le rapporter et quel sens lui découvrir ? Certes, les efforts impuissants où l’on se consume pour expliquer ce prétendu mystère font bien voir qu’il faut s’en tenir à ce que la renommée en publie et à ce qu’on en a écrit, je veux dire que cet Atys est un homme qu’on a mutilé. Aussi Varron garde-t-il ici le silence ; et comme un si savant homme n’a pu ignorer ce genre d’explication, il faut en conclure qu’il ne la goûtait nullement.
[1] Sur Cybèle, Atys et les Galles, voyez le chapitre précédent.
[2] Dans son livre De ratione naturali deorum. Sur Porphyre, voyez plus bas, chap. 9 du livre X.
Un mot maintenant sur ces hommes énervés que l’on consacre à la grande Mère par une mutilation également injurieuse à la pudeur des deux sexes ; hier encore on les voyait dans les rues et sur les places de Carthage, les cheveux parfumés, le visage couvert de fard, imitant de leur corps amolli la démarche des femmes, demander aux passants de quoi soutenir leur infâme existence[1]. Cette fois encore Varron a trouvé bon de ne rien dire, et je ne me souviens d’aucun auteur qui se soit expliqué sur ce sujet. Ici l’exégèse fait défaut, la raison rougit, la parole expire. La grande Mère a surpassé tous ses enfants, non par la grandeur de la puissance, mais par celle du crime. C’est une monstruosité qui éclipse le monstrueux Janus lui-même ; car Janus n’est hideux que dans ses statues, elle est hideuse et cruelle dans ses mystères ; Janus n’a qu’en effigie des membres superflus, elle fait perdre en réalité des membres nécessaires. Son infamie est si grande, qu’elle surpasse toutes les débauches de Jupiter. Séducteur de tant de femmes, il n’a déshonoré le ciel que du seul Ganymède ; mais elle, avec son cortège de mutilés scandaleux, a tout ensemble souillé la terre et outragé le ciel. Je ne trouve rien à lui comparer que Saturne, qui, dit-on, mutila son père. Encore, dans les mystères de ce dieu, les hommes périssent par la main d’autrui ; ils ne se mutilent point de leur propre main. Les poètes, il est vrai, imputent à Saturne d’avoir dévoré ses enfants, et la théologie physique interprète cette tradition comme il lui plaît ; mais l’histoire porte simplement qu’il les tua ; et si à Carthage on lui sacrifiait des enfants, c’est un usage que les Romains ont répudié. La mère des dieux, au contraire, a introduit ses eunuques dans les temples des Romains, et cette cruelle coutume s’est conservée, comme si on pouvait accroître la virilité de l’âme en retranchant la virilité du corps. Au prix d’un tel usage, que sont les larcins de Mercure, les débauches de Vénus, les adultères des autres dieux, et toutes ces turpitudes dont nous trouverions la preuve dans les livres, si chaque jour on ne prenait soin de les chanter et de les danser sur le théâtre ? Qu’est-ce que tout cela au prix d’une abomination qui, par sa grandeur même, ne pouvait convenir qu’à la grande Mère, d’autant plus qu’on a soin de rejeter les autres scandales sur l’imagination des poètes ! Et, en effet, que les poètes aient beaucoup inventé, j’en tombe d’accord ; seulement je demande si le plaisir que procurent aux dieux ces fictions est aussi une invention des poètes ? Qu’on impute donc, j’y consens, à leur audace ou à leur impudence l’éclat scandaleux que la poésie et la scène donnent aux aventures des dieux ; mais quand j’en vois faire, par l’ordre des dieux, une partie de leur culte et de leurs honneurs, n’est-ce pas le crime des dieux mêmes, ou plutôt un aveu fait par les démons et un piège tendu aux misérables ? En tout cas, ces consécrations d’eunuques à la Mère des dieux ne sont point une fiction, et les poètes en ont eu tellement horreur qu’ils se sont abstenus de les décrire. Qui donc voudrait se consacrer à de telles divinités, afin de vivre heureusement dans l’autre monde, quand il est impossible, en s’y consacrant, de vivre honnêtement dans celui-ci ? – « Vous oubliez, me dira Varron, que tout ce culte n’a rapport qu’au monde ». – J’ai bien peur que ce soit plutôt à l’immonde. D’ailleurs, il est clair que tout ce qui est dans le monde peut aisément y être rapporté ; mais ce que nous cherchons, nous, n’est pas dans le monde : c’est une âme affermie par la vraie religion, qui n’adore pas le monde comme un dieu, mais qui le glorifie comme l’œuvre de Dieu et pour la gloire de Dieu même, afin de se dégager de toute souillure mondaine et de parvenir pure et sans tache à Dieu, Créateur du monde.
[1] Une loi romaine donnait aux prêtres de Cybèle le droit de demander l’aumône. Voyez Ovide (Fastes, liv. IV, v. 350 et suiv.), et Cicéron (De legibus, lib. II, cap. 9 et 16.)
Nous voyons à la vérité que ces dieux choisis ont plus de réputation que les autres ; mais elle n’a servi, loin de mettre leur mérite en lumière, qu’à faire mieux éclater leur indignité, ce qui porte à croire de plus en plus que ces dieux ont été des hommes, suivant le témoignage des poètes et même des historiens. Virgile n’a-t-il pas dit[1] : « Saturne, le premier, descendit des hauteurs éthérées de l’Olympe, exilé de son royaume et poursuivi par les armes de Jupiter ». Or, ces vers et les suivants ne font que reproduire le récit développé tout au long par Évhémère et traduit par Ennius[2] ; mais comme les écrivains grecs et latins, qui avant nous ont combattu les erreurs du paganisme, ont suffisamment discuté ce point, il n’est pas nécessaire d’y insister.
Quant aux raisons physiques proposées par des hommes aussi doctes que subtils pour transformer en choses divines ces choses purement humaines, plus je les considère, moins j’y vois rien qui ne se rapporte à des œuvres terrestres et périssables, à une nature corporelle qui, même conçue comme invisible, ne saurait être le vrai Dieu. Du moins, si ce culte symbolique avait un caractère de religion, tout en regrettant son impuissance complète à faire connaître le vrai Dieu, il serait consolant de penser qu’il n’y a là du moins ni commandements impurs, ni honteuses pratiques. Mais, d’abord, c’est déjà un crime d’adorer le corps ou l’âme à la place du vrai Dieu, qui seul peut donner à l’âme où il habite la félicité ; combien donc est-il plus criminel encore de leur offrir un culte qui ne contribue ni au salut, ni même à l’honneur de celui qui le rend ? Que des temples, des prêches, des sacrifices, que tous ces tributs, qui ne sont dus qu’au vrai Dieu, soient consacrés à quelque élément du monde ou à quelque esprit créé, ne fût-il d’ailleurs ni impur ni méchant, c’est un mal, sans aucun doute ; non que le mal se trouve dans les objets employés à ce culte, mais parce qu’ils ne doivent servir qu’à honorer celui à qui ce culte est dû. Que si l’on prétend adorer le vrai Dieu, c’est-à-dire le Créateur de toute âme et de tout corps, par des statues ridicules ou monstrueuses, par des couronnes déposées sur des organes honteux, par des prix décernés à l’impudicité, par des incisions et des mutilations cruelles, par la consécration d’hommes énervés, par des spectacles impurs et scandaleux, c’est encore un grand mal, non qu’on ne doive adorer celui qu’on adore ainsi, mais parce que ce n’est pas ainsi qu’on le doit adorer. Mais d’adorer une créature quelle qu’elle soit, même la plus pure, soit âme, soit corps, soit âme et corps tout ensemble, et de l’adorer par ce culte infâme et détestable, c’est pécher doublement contre Dieu, en ce qu’on adore, au lieu de lui, ce qui n’est pas lui, et en ce qu’on lui offre un culte qui ne doit être offert ni à lui, ni à ce qui n’est pas lui. Pour le culte des païens, il est aisé de voir combien il est honteux et abominable ; mais on ne s’expliquerait pas suffisamment l’origine et l’objet de ce culte, si les propres historiens du paganisme ne nous apprenaient que ce sont les dieux eux-mêmes qui, sous de terribles menaces, ont imposé ce culte à leurs adorateurs. Concluons donc sans hésiter, que toute cette théologie civile se réduit à attirer les esprits de malice et d’impureté sous de stupides simulacres pour s’emparer du cœur insensé des hommes.
[1] Énéide, livre VIII, v. 319, 320.
[2] Sur Évhémère, voyez plus haut, livre VI, ch. 7.
Que sert au savant et ingénieux Varron de se consumer en subtilités pour rattacher tous les dieux païens au ciel et à la terre ? Vains efforts ! ces dieux lui échappent des mains ; ils s’écoulent, glissent et tombent. Voici en quels termes il commence son exposition des divinités femelles ou déesses : « Ainsi que je l’ai dit en parlant des dieux au premier livre, les dieux ont deux principes, savoir : le ciel et la terre, ce qui fait qu’on les a divisés en dieux célestes et dieux terrestres. Dans les livres précédents j’ai commencé par le ciel, c’est-à-dire par Janus, qui est le ciel pour les uns et le monde pour les autres ; dans celui-ci je commencerai par la déesse Tellus ». Ainsi parle Varron, et je crois sentir ici l’embarras qu’éprouve ce grand génie. Il est soutenu par quelques analogies assez vraisemblables, quand il fait du ciel le principe actif, de la terre le principe passif, et qu’il rapporte en conséquence la puissance masculine à celui-là et la féminine à celle-ci ; mais il ne prend pas garde que le vrai principe de toute action et de toute passion, de tout phénomène terrestre ou céleste, c’est le Créateur de la terre et du ciel. Varron ne paraît pas moins aveuglé au livre précédent, où il prétend donner l’explication des fameux mystères de Samothrace, et s’engage avec une sorte de solennité pieuse à révéler à ses concitoyens des choses inconnues. À l’entendre, il s’est assuré par un grand nombre d’indices que, parmi les statues des dieux, l’une est le symbole du ciel, l’autre celui de la terre ; une autre est l’emblème de ces exemplaires des choses que Platon appelle idées. Dans Jupiter il voit le ciel, la terre dans Junon et les idées dans Minerve ; le ciel est le principe actif des choses ; la terre, le principe passif, et les idées en sont les types. Je ne rappellerai pas ici l’importance supérieure que Platon attribue aux idées (à ce point que, suivant lui, le ciel, loin d’avoir rien produit sans idées, a été lui-même produit sur le modèle des idées[1]) ; je remarquerai seulement que Varron, dans son livre des dieux choisis, perd de vue cette doctrine des trois divinités auxquelles il avait réduit tout le reste. En effet, il rapporte au ciel les dieux et à la terre les déesses, parmi lesquelles il range Minerve, placée tout à l’heure au-dessus du ciel. Remarquez encore que Neptune, divinité mâle, a pour demeure la mer, laquelle fait partie de la terre plutôt que du ciel. Enfin, Dis, le Pluton des Grecs, frère de Jupiter et de Neptune, habite la partie supérieure du ciel, laissant la partie inférieure à son épouse Proserpine ; or, que devient ici la distribution faite plus haut qui assignait le ciel aux dieux et la terre aux déesses ? où est la solidité de ces théories, où en est la conséquence, la précision, l’enchaînement ? La suite des déesses commence par Tellus, la grande Mère, autour de laquelle s’agite bruyamment cette foule insensée d’hommes sans sexe et sans force qui se mutilent en son honneur ; la tête des dieux c’est Janus, comme Tellus est la tête des déesses. Mais quoi ! la superstition multiplie la tête du dieu, et la fureur trouble celle de la déesse. Que de vains efforts pour rattacher tout cela au monde ! et à quoi bon, puisque l’âme pieuse n’adorera jamais le monde à la place du vrai Dieu ? L’impuissance des théologiens est donc manifeste, et il ne leur reste plus qu’à rapporter ces fables à des hommes morts et à d’impurs démons ; à ce prix toute difficulté disparaîtra.
[1] Voyez le Timée, où Platon nous montre en effet l’artiste suprême formant le ciel et la terre, tous les êtres en un mot, sur le modèle des idées (tome xi de la trad. franç., page 416 et suiv.). Même doctrine dans la République, livres VI et VII, et dans les Lois, livre X.
Et en effet, tout ce que la théologie physique rapporte au monde, combien il serait plus aisé, sans crainte d’une opinion sacrilège, de le rapporter au vrai Dieu, Créateur du monde, principe de toutes les âmes et de tous les corps ! C’est ce qui résulte de ce simple énoncé de notre croyance : Nous adorons Dieu, et non pas le ciel et la terre, ces deux parties dont se compose le monde ; nous n’adorons ni l’âme ni les âmes répandues dans tous les corps vivants, mais le Créateur du ciel, de la terre et de tous les êtres, l’Auteur de toutes les âmes, végétatives, sensibles ou raisonnables.
Pour commencer à parcourir les œuvres de ce seul vrai Dieu, lesquelles ont donné lieu aux païens de se forger une multitude de fausses divinités dont ils s’efforcent vainement d’interpréter en un sens honnête les mystères infâmes et abominables, je dis que nous adorons ce Dieu qui a marqué à toutes les natures, dont il est le Créateur, le commencement et la fin de leur existence et de leur mouvement ; qui renferme en soi toutes les causes, les connaît et les dispose à son gré ; qui donne à chaque semence sa vertu ; qui a doué d’une âme raisonnable tels animaux qu’il lui a plu ; qui leur a départi la faculté et l’usage de la parole ; qui communique à qui bon lui semble l’esprit de prophétie, prédisant l’avenir par la bouche de ses serviteurs privilégiés, et par leurs mains guérissant les malades ; qui est l’arbitre de la guerre et qui en règle le commencement, le progrès et la fin, quand il a trouvé bon de châtier ainsi les hommes ; qui a produit le feu élémentaire et en gouverne l’extrême violence et la prodigieuse activité suivant les besoins de la nature ; qui est le principe et le modérateur des eaux universelles ; qui a fait le soleil le plus brillant des corps lumineux, et lui a donné une force et un mouvement convenables ; qui étend sa domination et sa puissance jusqu’aux enfers ; qui a communiqué aux semences et aux aliments, tant liquides que solides, les propriétés qui leur conviennent ; qui a posé le fondement de la terre et qui lui donne sa fécondité ; qui en distribue les fruits d’une main libérale aux hommes et aux animaux ; qui connaît et gouverne les causes secondes aussi bien que les causes premières ; qui a imprimé à la lune son mouvement ; qui, sur la terre et dans le ciel, ouvre des routes au passage des corps ; qui a doté l’esprit humain, son ouvrage, des sciences et des arts pour le soulagement de la vie ; qui a établi l’union du mâle et de la femelle pour la propagation des espèces ; qui enfin a fait présent du feu terrestre aux sociétés humaines pour en tirer à leur usage lumière et chaleur. Voilà les œuvres divines que le docte et ingénieux Varron s’est efforcé de distribuer entre ses dieux[1], par je ne sais quelles explications physiques, tantôt empruntées à autrui, et tantôt imaginées par lui-même. Mais Dieu seul est la cause véritable et universelle ; Dieu, dis-je, en tant qu’il est tout entier partout, sans être enfermé dans aucun lieu ni retenu par aucun obstacle, indivisible, immuable, emplissant le ciel et la terre, non de sa nature, mais de sa puissance. Si en effet il gouverne tout ce qu’il a créé, c’est de telle façon qu’il laisse à chaque créature son action et son mouvement propres ; aucune ne peut être sans lui, mais aucune n’est lui. Il agit souvent par le ministère des anges, mais il fait seul la félicité des anges. De même, bien qu’il envoie quelquefois des anges aux hommes, ce n’est point par les anges, c’est par lui-même qu’il rend les hommes heureux. Tel est le Dieu unique et véritable de qui nous espérons la vie éternelle.
[1] Tout lecteur attentif remarquera que l’énumération qui précède répond trait pour trait aux douze dieux choisis et à la suite de leurs attributions convenues.
Outre les biens qu’il dispense aux bons et aux méchants dans ce gouvernement général de la nature dont nous venons de dire quelques mots, nous avons encore une preuve du grand amour qu’il porte aux bons en particulier. Certes, en nous donnant l’être, la vie, le privilège de contempler le ciel et la terre, enfin cette intelligence et cette raison qui nous élèvent jusqu’au Créateur de tant de merveilles, il nous a mis dans l’impuissance de trouver des remerciements dignes de ses bienfaits ; mais si nous venons à considérer que dans l’état où nous sommes tombés, c’est-à-dire accablés sous le poids de nos péchés et devenus aveugles par la privation de la vraie lumière et l’amour de l’iniquité, loin de nous avoir abandonnés à nous-mêmes, il a daigné nous envoyer son Verbe, son Fils unique, pour nous apprendre par son incarnation et par sa passion combien l’homme est précieux à Dieu, pour nous purifier de tous nos péchés par ce sacrifice unique, répandre son amour dans nos cœurs par la grâce de son Saint-Esprit, et nous faire arriver, malgré tous les obstacles, au repos éternel et à l’ineffable douceur de la vision bienheureuse, quels cœurs et quelles paroles peuvent suffire aux actions de grâces qui lui sont dues ?
Dès l’origine du genre humain, les anges ont annoncé à des hommes choisis ce mystère de la vie éternelle par des figures et des signes appropriés aux temps. Plus tard, les Hébreux ont été réunis en corps de nation pour figurer ce même mystère, et c’est parmi eux que toutes les choses accomplies depuis l’avènement du Christ jusqu’à nos jours, et toutes celles qui doivent s’accomplir dans la suite des siècles, ont été prédites par des hommes dont les uns comprenaient et les autres ne comprenaient pas ce qu’ils prédisaient. Puis la nation hébraïque a été dispersée parmi les nations, afin de servir de témoin aux Écritures qui annonçaient le salut éternel en Jésus-Christ. Car non-seulement toutes les prophéties transmises par la parole, aussi bien que les préceptes de morale et de piété contenus dans les saintes lettres, mais encore les rites sacrés, les prêtres, le tabernacle, le temple, les autels, les sacrifices, les cérémonies, les fêtes, et généralement tout ce qui appartient au culte qui est dû à Dieu et que les Grecs nomment proprement culte de latrie[1], tout cela était autant de figures et de prophéties de ce que nous croyons s’être accompli dans le présent, et de ce que nous espérons devoir s’accomplir dans l’avenir par rapport à la vie éternelle dont les fidèles jouiront en Jésus-Christ.
[1] Sur le culte de latrie, voyez plus haut la préface du livre VI.
La religion chrétienne, la seule véritable, est aussi la seule qui ait pu convaincre les divinités des gentils de n’être que d’impurs démons, dont le but est de se faire passer pour dieux sous le nom de quelques hommes morts ou de quelques autres créatures, afin d’obtenir des honneurs divins qui flattent leur orgueil et où se mêlent de coupables et abominables impuretés. Ces esprits immondes envient à l’homme son retour salutaire vers Dieu ; mais l’homme s’affranchit de leur domination cruelle et impie, quand il croit en Celui qui lui a enseigné à se relever par l’exemple d’une humilité égale à l’orgueil qui fit tomber les démons. C’est parmi ces esprits de malice qu’il faut placer non-seulement tous les dieux dont j’ai déjà beaucoup parlé, et tant d’autres semblables qu’on voit adorés des autres peuples, mais particulièrement ceux dont il est question dans ce livre, je veux dire cette élite et comme ce sénat de dieux qui durent leur rang non à l’éclat de leurs vertus, mais à l’énormité de leurs crimes. En vain Varron s’efforce de justifier les mystères de ces dieux par des explications physiques ; il veut couvrir d’un voile d’honnêteté des choses honteuses et il n’y parvient pas : la raison en est simple, c’est que les causes des mystères du paganisme ne sont pas celles qu’il croit ou plutôt qu’il veut faire croire. Si les causes qu’il assigne étaient les véritables, s’il était possible, en effet, d’expliquer les mystères par des raisons naturelles, cette interprétation aurait au moins l’avantage de diminuer le scandale de certaines pratiques qui paraissent obscènes ou absurdes, tant qu’on en ignore le sens. Et c’est justement ce que Varron a essayé de faire pour certaines fictions du théâtre ou certains mystères du temple : or, bien qu’il ait moins réussi à justifier le théâtre par le temple qu’à condamner le temple par le théâtre, il n’a toutefois rien négligé pour affaiblir par de prétendues explications physiques la répugnance qu’inspirent tant de choses abominables.
Et cependant, au témoignage de Varron lui-même, on ne put souffrir les livres de Numa, où sont expliqués les principes de ses institutions religieuses, et on les jugea indignes non-seulement d’être lus par les personnes de piété, mais encore d’être conservés par écrit dans le secret des ténèbres. C’est ici le moment de rapporter ce que j’ai promis au troisième livre de placer en son lieu. Voici donc ce qu’on lit dans le traité de Varron sur le culte des dieux : « Un certain Térentius », dit ce savant homme, « possédait une terre au pied du Janicule. Or, il arriva un jour que son bouvier, faisant passer la charrue près du tombeau de Numa Pompilius, déterra les livres où ce roi avait consigné les raisons de ses institutions religieuses. Térentius s’empressa de les porter au préteur, qui, en ayant lu le commencement, jugea la chose assez importante pour en donner avis au sénat. Les principaux de cette assemblée eurent à peine pris connaissance de quelques-unes des raisons par où chaque institution était expliquée, qu’il fut décidé que, sans toucher aux règlements de Numa, il était de l’intérêt de la religion que ses livres fussent brûlés par le préteur[1] ». Chacun en pensera ce qu’il voudra, et il sera même permis à quelque habile défenseur d’une si étrange impiété de dire ici tout ce que l’amour insensé de la dispute lui pourra suggérer ; pour nous, qu’il nous suffise de faire observer que les explications données sur le culte par son propre fondateur, devaient rester inconnues au peuple, au sénat, aux prêtres eux-mêmes, ce qui fait bien voir qu’une curiosité illicite avait initié Numa Pompilius aux secrets des démons ; il les mit donc par écrit pour son usage et afin de s’en souvenir ; mais il n’osa jamais, tout roi qu’il était et n’ayant personne à craindre, ni les communiquer à qui que ce soit, de peur de découvrir aux hommes des mystères d’abominations, ni les effacer ou les détruire, de peur d’irriter ses dieux, et c’est ce qui le porta à les enfouir dans un lieu qu’il crut sûr, ne prévoyant pas que la charrue dût jamais approcher de son tombeau. Quant au sénat, bien qu’il eût pour maxime de respecter la religion des ancêtres, et qu’il fût obligé par-là de ne pas toucher aux institutions de Numa, il jugea toutefois ces livres si pernicieux qu’il ne voulut point qu’on les remît en terre, de peur d’irriter la curiosité, et ordonna de livrer aux flammes ce scandaleux monument. Estimant nécessaire le maintien des institutions établies, il pensa qu’il valait mieux laisser les hommes dans l’erreur en leur en dérobant les causes, que de troubler l’État en les leur découvrant.
[1] Ce récit est reproduit, mais avec des différences, dans Tite-Live (lib. XL, cap. 29) et dans Plutarque (Vie de Numa). Voyez aussi Pline l’Ancien (Hist. nat., lib. XIII, cap. 27.)
Comme aucun prophète de Dieu, ni aucun ange ne fut envoyé à Numa, il eut recours à l’hydromancie pour voir dans l’eau les images des dieux ou plutôt les prestiges des démons, et apprendre d’eux les institutions qu’il devait fonder. Varron dit que ce genre de divination a son origine chez les Perses, et que le roi Numa, et après lui le philosophe Pythagore, en ont fait usage. Il ajoute qu’on interroge aussi les enfers en répandant du sang, ce que les Grecs appellent nécromancie[2] ; mais hydromancie et nécromancie ont ce point commun qu’on se sert des morts pour connaître l’avenir. Comment y réussit-on ? cela regarde les experts eu ces matières ; pour moi, je ne veux pas soutenir que ces sortes de divinations fussent interdites par les lois chez tous les peuples et sous des peines rigoureuses, même avant l’avènement du Christ ; je ne dis pas cela, car peut-être étaient-elles permises ; je dis seulement que c’est par des pratiques de ce genre que Numa connut les mystères qu’il institua et dont il dissimula les causes. tant il avait peur lui-même de ce qu’il avait appris. Que vient donc faire ici Varron avec ses explications tirées de la physique ? Si les livres de Numa n’en eussent renfermé que de cette espèce, on ne les eût pas brûlés, ou bien on eût brûlé également les livres de Varron, lesquels sont dédiés au souverain pontife César. La vérité est que le mariage prétendu de Numa Pompilius avec la nymphe Égérie vient de ce qu’il puisait de l’eau[3] pour ses opérations d’hydromancie, ainsi que Varron lui-même le rapporte. Et voilà comme le mensonge fait une fable d’un fait réel. C’est donc par l’hydromancie que ce roi trop curieux fut initié, soit aux mystères qu’il consigna dans les livres des pontifes, soit aux causes de ces mystères dont il se réserva à lui le secret et qu’il fit pour ainsi dire mourir avec lui, en prenant soin de les ensevelir dans son tombeau. Il faut assurément, ou que ces livres continssent des choses assez abominables pour révolter ceux-là mêmes qui avaient déjà reçu des démons bien des rites honteux, ou qu’ils fissent connaître que toutes ces divinités prétendues n’étaient que des hommes morts dont le temps avait consacré le culte chez la plupart des peuples, à la grande joie des démons qui se faisaient adorer sous le nom de ces morts transformés en dieux. Qu’est-il arrivé ? c’est que, par une secrète providence de Dieu, Numa s’étant fait l’ami des démons, grâce à l’hydromancie, ils lui ont tout révélé, sans toutefois l’avertir de brûler en mourant ses livres plutôt que de les enfouir. Ils n’ont pu même empêcher qu’ils n’aient été découverts par un laboureur, et que Varron n’ait fait passer jusqu’à nous cette aventure. Après tout, ils ne peuvent que ce que Dieu leur permet, et Dieu, par un conseil aussi profond qu’équitable, ne leur donne pouvoir que sur ceux qui méritent d’être tentés par leurs prestiges ou trompés par leurs illusions. Ce qui montre, au surplus, à quel point ces livres étaient dangereux et contraires au culte du Dieu véritable, c’est que le sénat passa par-dessus la crainte qui avait arrêté Numa et les fit brûler. Que ceux donc qui n’aspirent point, même en ce monde, à une vie pieuse, demandent la vie éternelle à de tels mystères ! mais pour ceux qui ne veulent point avoir de société avec les démons, qu’ils sachent bien que toutes ces superstitions n’ont rien qui leur puisse être redoutable, et qu’ils embrassent la religion vraie par qui les démons sont dévoilés et vaincus.
[1] Hydromancie, divination par l’eau (d’ὕδωρ, eau, et μαντεία, divination.)
[2] Νεκρομαντεία, divination par les morts.
[3] Il y a ici un rapport intraduisible entre le nom d’Égérie et le mot latin egerere, puiser.