- Dieu est-il infini ?
- Y a-t-il en dehors de lui un être qui soit infini en son essence ?
- Quelque chose peut-il être infini en étendue ?
- Peut-il y avoir dans les choses une multitude infinie ?
Objections
1. Il ne semble pas. En effet, tout infini est imparfait parce qu'il a raison de partie et de matière, selon Aristote. Mais Dieu est absolument parfait. Il n'est donc pas infini.
2. Selon le Philosophe, le fini et l'infini se rapportent à la quantité. Mais en Dieu il n'y a pas de quantité puisqu'il n'est pas corporel, comme on l'a montré précédemment.
3. Ce qui est ici et n'est pas ailleurs est fini quant au lieu, donc ce qui est ceci et n'est pas autre chose est fini selon sa substance. Or, Dieu est ce qu'il est et n'est pas autre chose ; il n'est pas pierre ni bois.
En sens contraire, S. Jean Damascène nous dit : « Dieu est infini, éternel, sans frontières de son être. »
Réponse
Comme il est dit dans la Physique d'Aristote, « tous les anciens philosophes attribuaient l'infini au premier Principe », observant avec raison que du principe premier les choses découlent à l'infini. Mais quelques-uns, s'étant trompés sur la nature du premier principe, se sont trompés par suite sur son infinité. Pensant que le premier principe était la matière, ils lui ont attribué une infinité matérielle, disant que le premier principe des choses était un corps infini.
Il faut donc considérer qu'on appelle infini ce qui n'est pas limité. Or, sont limitées, chacune à sa manière, la matière par la forme, et la forme par la matière. La matière est limitée par la forme en tant que, avant de recevoir la forme, elle est en puissance à une multitude de formes ; mais, dès qu'elle en reçoit une elle est limitée à elle. La forme, elle, est limitée par la matière, car, considérée en elle-même, elle est commune à beaucoup de choses ; mais par le fait qu'elle est reçue dans une matière, elle devient déterminément la forme de telle chose.
La différence est que la matière reçoit sa perfection de la forme, qui la limite, de sorte que l'infini qui provient de la matière est imparfait par nature : c'est comme une matière sans forme. Au contraire la forme ne reçoit pas de la matière sa perfection, mais, bien plutôt, son amplitude naturelle est restreinte par elle. Il suit de là que l'infini, qui résulte de ce que la forme n'est pas déterminée par la matière, ressortit au parfait.
Or ce qui, dans tous les êtres, est le plus formel, c'est l'être même, comme on l'a vu clairement plus haut. Puisque l'être divin ne peut être reçu dans un sujet autre que lui, Dieu étant son propre être subsistant, ainsi qu'on l'a montré, il est manifeste que Dieu est à la fois infini et parfait.
Solutions
1. Cela répond à la première objection.
2. Ce qui limite la quantité joue à son égard le rôle d'une forme : le signe en est que la forme extérieure d'un corps, qui limite sa quantité, se présente bien comme informant celle-ci. Ainsi donc l'infini quantitatif est un infini qui se tient du côté de la matière, et un tel infini ne peut être attribué a Dieu, nous venons de le dire.
3. Par là même que l'être de Dieu est subsistant par soi et n'est reçu en rien d'autre en raison de quoi on le dit infini il se distingue de tous les autres êtres, et ceux-ci lui sont extérieurs : de même que la blancheur, si elle subsistait par elle-même se distinguerait de toutes les blancheurs qui se trouvent dans les corps blancs, par là même qu'elle n'affecte aucun corps.
Objections
1. Il semble qu'un être autre que Dieu puisse être infini par essence. En effet, l'énergie d'une chose est proportionnée à son essence. Si l'essence de Dieu est infinie, son énergie doit l'être aussi. Donc il peut réaliser un effet infini, puisque c'est à l'effet qu'on reconnaît l'efficacité d'une énergie.
2. Tout ce qui a une énergie infinie est infini en essence. Or l'intellect créé est doté d'une telle énergie, puisqu'il saisit l'universel, qui s'étend à une infinité de singuliers. Donc toute substance intellectuelle créée est infinie.
3. La matière première est autre que Dieu, on l'a montré précédemment. Mais la matière première est infinie. Donc un être autre que Dieu peut être infini.
En sens contraire, l'infini ne peut procéder d'un principe, dit Aristote. Or, tout ce qui est et qui n'est pas Dieu, procède de Dieu comme de son premier principe. Donc rien, en dehors de Dieu, ne peut être infini.
Réponse
Quelque chose, en dehors de Dieu, peut être infini à certains égards, mais non purement et simplement. En effet, si nous parlons de l'infini lui relève de la matière, il est évident que tout ce qui existe en acte a une certaine forme, et par cette forme la matière est limitée. Mais, parce que la matière, sous l'emprise d'une forme substantielle, demeure en puissance à une multitude de formes accidentelles, il faut dire que ce qui est fini purement et simplement, peut être dit infini en quelque façon ; ainsi, un morceau de bois est chose finie quant à sa forme substantielle, mais il est infini d'une certaine manière, étant en puissance à revêtir une infinité de figures.
Mais si nous parlons de l'infini qui se rapporte à la forme, alors il est clair que les êtres dont les formes sont unies à la matière sont finis absolument et ne sont d'aucune manière infinis. Mais s'il y a des formes créées, qui ne sont pas reçues dans une matière, mais qui subsistent par elles-mêmes, comme certains le disent des anges, ces formes-là seront infinies d'une certaine manière en ce qu'elles ne seront pas limitées, restreintes par une matière quelconque. Néanmoins, comme toute forme créée ainsi subsistante a l'être et n'est pas son être, il est nécessaire que son être, lui, soit reçu et par suite restreint aux limites d'une certaine nature. Un tel subsistant ne peut donc être infini purement et simplement.
Solutions
1. Il est contraire à la notion même le chose faite que l'essence de cette chose soit identique à son existence, car l'être subsistant n'est pas l'être créé. Donc, il est également contraire la notion de chose faite que cette chose soit infinie purement et simplement. Donc Dieu, bien qu'il ait une puissance infinie, de même qu'il ne peut pas faire une chose qui ne soit pas faite, de même il ne peut pas faire que ce qu'il fait soit infini purement et simplement.
2. Que l'énergie de l'intelligence puisse s'étendre en quelque façon jusqu'à l'infini, cela provient simplement de ce qu'elle est une forme non unie à la matière, forme totalement séparée, comme sont les substances des anges, ou tout au moins qu'il s'agisse de la faculté intellectuelle, qui, dans l'âme intellective unie au corps, n'est pas l'acte d'un organe du corps.
3. La matière première n'existe pas par elle-même dans la nature, n'étant pas un étant en acte, mais seulement en puissance. Aussi est-elle plutôt « concréée » que créée. Du reste, même en tant que puissance, la matière première n'est pas infinie absolument parlant, mais dans un certain ordre ; car sa potentialité ne s'étend qu'aux formes d'existence prévues par la nature.
Objections
1. Il semble que quelque chose puisse être infini en acte selon son étendue. En effet, les mathématiques ne nous trompent pas en dépit de leur caractère abstrait ; car abstraire n'est pas mentir, dit Aristote. Or, les mathématiques usent de l'infini en grandeur. Le géomètre ne dit-il pas : « Soit telle ligne infinie... » ? Donc, il n'est pas impossible que quelque chose soit infini en grandeur.
2. Il n'est pas impossible de rencontrer dans une chose ce qui ne va pas contre sa raison formelle. Or, être infini ne va pas contre la raison de grandeur ; au contraire le fini et l'infini semblent être des propriétés d'un même genre. Donc, il n'est pas impossible qu'une grandeur soit infinie.
3. La grandeur est divisible à l'infini ; c'est ainsi, en effet, que l'on définit le continu, comme on le voit dans la Physique d'Aristote. Or, les contraires, par nature, s'opposent dans un sujet commun. Puisque la division et l'addition sont contraires, ainsi que la diminution et la croissance, il semble que la grandeur puise croître à l'infini.
4. Le mouvement et le temps tirent leur quantité et leur continuité de la grandeur parcourue par le mouvement, dit Aristote. Or, il n'est pas contraire à la raison de temps et de mouvement que tous deux soient infinis ; car n'importe quel point du temps et du mouvement circulaire est à la fois un commencement et un terme. Être infini n'est donc pas contraire à la notion de grandeur.
En sens contraire, tout corps a une surface ; or, tout corps ayant une surface est limité, fini, car une surface est la limite d'un corps fini. Donc tout corps est fini, est limité, et ce que l'on dit de la surface, on peut le dire de la ligne. Donc, rien n'est infini en grandeur.
Réponse
Autre est l'infini en essence, et autre l'infini en grandeur. À supposer qu'il y eût un corps infiniment étendu, comme le feu ou l'air, ce corps ne serait pas pour cela infini en son essence ; car son essence serait limitée a une espèce par la forme, et à un individu par sa matière. C'est pourquoi, étant admis ce qui précède que nulle créature n'est infinie en essence, il reste à nous demander si quelque créature est infinie en grandeur.
Il faut donc savoir que le corps, qui est étendu de tous côtés, peut être considéré de deux façons : selon les mathématiques, où l'on ne considère en lui que la quantité ; et selon la philosophie de la nature, qui considère en lui la matière et la forme.
Parle-t-on du corps physique, il est évident qu'il ne peut être infini en acte. Car tout corps physique a une forme substantielle déterminée, et comme les accidents dérivent de la forme substantielle, il est nécessaire que d'une forme qui est déterminée dérivent des accidents également déterminés, parmi lesquels la quantité. D'où il suit que tout corps naturel a une quantité déterminée, entre une limite supérieure et une limite inférieure. Il est donc impossible qu'un corps physique soit infini. C'est ce que prouve encore le mouvement. En effet tout corps physique a un mouvement physique. Or, le corps infini ne pourrait pas avoir de mouvement physique. Il n'aurait pas de mouvement rectiligne, parce que rien ne se meut physiquement ainsi, à moins qu'il ne soit hors de son lieu, et cela ne peut arriver à un corps infini, qui par hypothèse occupe tous les lieux et pour qui n'importe quel lieu est indifféremment son lieu naturel. Un tel corps n'aurait pas davantage de mouvement circulaire ; car, en tout mouvement circulaire, une partie vient occuper à son tour l'endroit occupé précédemment par une autre, et, ce corps étant supposé infini, cela serait impossible ; car alors, si l'on suppose deux rayons partant du centre, ces rayons doivent en s'allongeant s'écarter toujours plus, et si le corps était infini, à la longueur des rayons correspondrait une distance infinie, impossible à franchir.
Si l'on parle du corps mathématique, on aboutit à la même conclusion ; car si nous imaginons ce corps mathématique existant en acte, il faut bien que nous l'imaginions sous une forme ; car rien n'est en acte que par sa forme. Puisque la forme de l'être quantitatif, en tant que tel, est sa figure géométrique, il est donc inévitable qu'il ait une certaine figure. Et ainsi il sera fini, car la figure d'un corps est précisément ce qui est compris dans une ou plusieurs limites.
Solutions
1. Le géomètre n'a pas besoin de supposer qu'il existe une ligne infinie en acte, mais il a besoin de prendre une ligne, dont il puisse soustraire la quantité qui lui est nécessaire, et, c'est cela qu'il appelle « une ligne infinie ».
2. L'infini ne va pas contre la raison formelle de la grandeur prise en général, mais il va contre la raison formelle de n'importe quelle espèce de grandeur, c'est-à-dire de la double ou la triple coudée, le cercle, le triangle, etc. Or, il est impossible qu'une chose soit dans un genre sans appartenir à aucune de ses espèces. Il n'est donc pas possible qu'il y ait une grandeur infinie, puisque nulle espèce de grandeur n'est infinie.
3. L'infini quantitatif se rapporte à la matière, on l'a dit plus haut. Or par la division on se rapproche de la matière, car les parties d'un tout ont raison de matière ; par addition au contraire on va vers le tout, qui a raison de forme. C'est pourquoi on ne trouve pas l'infini en additionnant grandeur à grandeur, alors qu'on le trouve en divisant la grandeur.
4. Le mouvement et le temps ne sont jamais en acte dans leur totalité, mais seulement de façon successive. Ils ont donc toujours de la potentialité mêlée à leur acte. Mais la grandeur, elle, est toute en acte. Et c'est pourquoi l'infini quantitatif qui est lié à la matière, est incompatible avec la totalité d'une grandeur, non avec celle du temps ou du mouvement ; car être en puissance est le propre de la matière.
Objections
1. Il semble possible qu'il existe une multitude infinie en acte, car il n'est pas impossible que ce qui est en puissance soit amené à l'acte. Mais le nombre est multipliable à l'infini. Il n'est donc pas impossible qu'il existe une multitude infinie en acte.
2. Dans toute espèce il peut exister un individu en acte. Mais il y a une infinité d'espèces de la figure géométrique. Donc il est possible qu'il existe en acte un nombre infini de formes.
3. Des choses qui ne sont pas opposées l'une à l'autre ne se font pas obstacle mutuellement ; or une multitude quelconque de choses étant posée, on peut en poser beaucoup d'autres qui ne s'opposent pas aux premières ; il n'est donc pas impossible qu'on recommence, et cela jusqu'à l'infini.
En sens contraire, il est dit au livre de la Sagesse (Sagesse 11.20) : « Tu as tout fait (Seigneur) avec poids, nombre et mesure. »
Réponse
Sur ce sujet, deux opinions se sont fait jour. Certains, comme Avicenne et Algazel, ont déclaré impossible qu'il y ait une multitude infinie par soi, mais non pas une multitude infinie par accident. On dit qu'une multitude est infinie par soi quand quelque chose requerrait pour exister qu'il y ait une multitude infinie. Et c'est cela qui est impossible, car alors une chose serait, qui dépendrait pour exister d'un nombre infini de préalables, de telle sorte qu'elle ne pourrait jamais être produite, car on ne peut arriver au bout de l'infini.
On parle d'une multitude infinie par accident quand l'infinité des préalables n'est pas requise nécessairement pour la production de la chose, mais se trouve de fait. On peut rendre manifeste cette différence dans le travail du forgeron, qui requiert nécessairement plusieurs préalables : le savoir-faire dans sa tête, l'activité de ses mains, son marteau. S'il fallait multiplier à l'infini ces préalables, jamais l'ouvrage ne se ferait. Mais la multitude des marteaux utilisés en fait, parce que l'un se brise et doit être remplacé par un autre, est une multitude par accident ; c'est par accident en effet qu'on emploie plusieurs marteaux, et cela ne changerait rien à l'action, qu'on en utilise un ou deux, ou plusieurs, voire une infinité si le travail se poursuivait pendant un temps infini. De cette manière donc, nos auteurs ont jugé possible qu'il y ait une multitude infinie en acte, si c'est par accident.
Mais cela est impossible. En effet, une multitude doit appartenir à une espèce donnée de multitude. Or les espèces de la multitude correspondent aux espèces du nombre. Mais nulle espèce de nombre n'est infinie, car le nombre se définit une multitude mesurée par l'unité. On doit donc dire que toute multitude infinie en acte est impossible, par soi ou par accident.
De même, toute multitude existant dans la nature est une multitude créée ; or tout ce qui est créé se trouve compris dans une certaine intention créatrice ; car un agent n'agit pas pour rien. Il est donc nécessaire que l'ensemble des choses créées corresponde à un nombre déterminé. Il est donc impossible qu'une multitude infinie existe en acte, même par accident.
Mais il est possible qu'il y ait une multitude infinie en puissance. Car l'augmentation de la multitude est consécutive à la division de la grandeur, de sorte que plus on divise, plus on obtient d'éléments numériques. Donc, de même que l'infini se trouve en puissance dans la division du continu, pour cette raison que par la division on se rapproche de la matière, comme on vient de le montrer : pour la même raison il y a de l'infini en puissance dans l'accroissement de la multitude par addition.
Solutions
1. Tout ce qui existe en puissance est amené à l'acte conformément à son propre mode d'être. Un jour ne passe pas de la puissance à l'acte de telle sorte qu'il se réalise tout à la fois, mais successivement. De la même manière, un infini de multitude, là où il existe en puissance, ne se réalise pas en acte de façon à exister simultanément tout entier ; il se réalise successivement, parce que, après avoir posé n'importe quelque multitude, on peut en poser une autre, et ainsi sans terme.
2. Les espèces de la figure géométrique tirent leur infinité de l'infinité numérique ; car les espèces de figures sont le triangle, le quadrilatère, et ainsi de suite. Aussi, de même que la multitude infinie des nombres ne se réalise pas en acte de façon à exister toute ensemble, ainsi en est-il de la multitude des figures.
3. Une certaine multitude étant posée, on peut en poser une autre qui ne lui soit pas contraire, c'est vrai ; mais poser un nombre infini s'oppose à toute espèce de multitude. Il n'est donc pas possible qu'il existe une multitude infinie en acte.