L’Église infidèle. — Les réformes au couvent. — L’attrait nouveau de Saint-Marc.
Du jour où la confiance des frères dominicains le plaça à la tête de leur communauté, un prestige croissant ne cessa d’entourer le Prieur de Saint-Marc. Si bien qu’en 1491 — deux ans après le retour à Florence — on l’avait vu sans surprise occuper la chaire du Duomo, l’immense et froide cathédrale de Sainte-Marie des Fleurs. Commencé à la fin du xiiie siècle par le grand constructeur Arnolfo de Cambio, ce prodigieux vaisseau venait d’être coiffé par Brunelleschi d’une admirable coupole octogonale, triomphe de l’architecture du Quattrocento. Sous ces voûtes, que n’habite point l’ombre mystérieuse des grandes nefs gothiques, entre ces murailles d’une surprenante nudité, le verbe austère d’un moine ennemi des formes semblait exactement convenir. Rien n’aurait détonné davantage que le style fleuri d’un Mariano ou de quelque orateur trop orné. Aussi l’homme qui, dans le domaine civique, s’était attaqué au luxe et à tout apparat, devait-il, en matière religieuse, combattre avec la même énergie les pompes trop nombreuses dont, victime d’une tradition stérile, s’alourdissait l’Église du Christ.
Au cours de son ministère itinérant, on l’avait vu remplir le rôle d’accusateur public et — comment ne pas le redire ? — de prophète au sens originel du mot. A Florence, ses imprécations ne tardèrent pas à alerter le haut clergé, à émouvoir les prêtres et pareillement à remuer les masses. Fort de sa vocation, on l’entendra proclamer devant tous les vérités qu’au moment de quitter Ferrare il a si fermement exprimées à sa mère : « J’ai renoncé à ce monde pour devenir un ouvrier dans la vigne de mon Maître, pour sauver à la fois mon âme et celle des autres. Si le Seigneur m’a donné ce talent, j’en dois user selon Sa volonté… »
S’offrir ainsi comme instrument d’un Dieu de justice dont les yeux sont trop purs pour voir le mal, c’est assurément se sacrifier soi-même ; mais prédire sa condamnation à un monde plongé dans l’iniquité, c’est également faire un effort désespéré pour l’arracher à la ruine.
A Brescia, développant un thème emprunté à l’Apocalypse, ne s’était-il pas affirmé à la façon d’un Jean-Baptiste ? : « Votre ville deviendra la proie d’ennemis furieux ; les rues seront transformées en ruisseaux de sang, les épouses arrachées aux bras de leurs époux, les vierges violées, les enfants égorgés sous les yeux de leurs mères ; il n’y aura partout que feu, sang et terreur. C’est pourquoi, repentez-vous, pécheurs, afin que le Seigneur fasse miséricorde aux justes… »
[Comme on l’a vu plus haut, ces paroles prononcées en 1486 devaient avoir leur accomplissement presque littéral vingt-six ans plus tard, lorsqu’en 1512 la soldatesque française procéda au sac de Brescia.]
Mais, avant de discerner un pouvoir encore imprécis qui exercera sur le monde des jugements impitoyables, sa prescience va s’appliquer, avec une singulière justesse, à l’Église dont l’état de corruption semble empirer chaque jour. Jugeant donc avec sévérité de vaines cérémonies trop souvent dépourvues de tout sens spirituel, il voit avec douleur les profits que beaucoup en entendent tirer.
« Actuellement, il n’y a ni grâce ni don du Saint-Esprit qui ne soit objet de trafic. Les pères sacrifient à leur idole en pressant leur fils d’embrasser la carrière ecclésiastique pour les bénéfices qu’elle rapporte… On entend dire : Heureuse la maison qui possède une grasse prébende ! … Mais moi je vous dis que le temps viendra où l’on dira plutôt : Maudite soit cette maison ! … Et vous sentirez sur vous le tranchant de l’épée… »
Sur les désordres du clergé et ses mœurs dépravées, il ne s’exprimera pas avec moins d’emportement : « O prélats ! O soutiens de l’Église ! O seigneurs ! Regardez ce prêtre qui s’en va tout pimpant avec sa belle chevelure, sa bourse et ses parfums ! Allez chez lui, vous trouverez une table chargée d’argenterie, des chambres ornées de tapis, de draperies, de coussins. Ils ont tant de chiens, tant de mules, tant de chevaux, tant de serviteurs. Croyez-vous que ces beaux seigneurs vous ouvrent la maison de Dieu ? Non, leur cupidité est insatiable. Regardez dans les églises, tout se fait pour de l’argent : on y vend les bénéfices, on y vend les sacrements, on y vend la messe de mariage, tout par cupidité… Et de leur luxure, que dirai-je ? Ils bavardent tout le jour avec des femmes ; tout le jour, ils fréquentent des commères. Quand vous voyez qu’ils mènent mauvaise vie, ne permettez pas à vos enfants de rester avec eux… »
Avec une crudité qui est celle du temps, le prédicateur ne craindra pas de stigmatiser chez les clercs des mœurs qu’on ose à peine nommer. L’exemple, hélas ! venait de haut ! Sur le trône pontifical, après un Sixte IV perdu de vices, Innocent VIII se montrait un chef tout aussi indigne du siège qu’il occupait. Ses mœurs étaient soupçonnées et rien ne dépassait son népotisme. Sa seule politique, a-t-on dit, c’était d’enrichir ses enfants naturels. Le prédicateur du Dôme ne l’ignorait point et il avait poussé la hardiesse jusqu’à annoncer la mort prochaine d’un pape entièrement corrompu. Or, comme pour Laurent, l’événement avait, en 1492, confirmé des prédictions si nettes.
Un peuple naturellement porté à la superstition ne pouvait demeurer insensible à de tels accomplissements. D’autres visions qu’il développait avec feu ayant fortement impressionné son auditoire, le Prieur vit l’urgence d’un effort de réalisation. Toutefois, les premiers redressements devaient, à ses yeux, s’exercer non pas dans la cité ou la nation, mais d’abord dans l’Église : le pouvoir spirituel donnant l’exemple de la perversion, il n’était qu’un salut, revenir à la pureté originelle, retrouver la ferveur et la foi des chrétiens primitifs.
Mais, quoi ! s’attaquer à un édifice profondément lézardé et prétendre à sa restauration, n’était-ce point courir le risque d’être écrasé sous ses ruines ? Aussi bien, pour éviter un tel désastre et pour préparer une reconstruction d’ensemble, Savonarole voulut-il commencer par son propre troupeau et, avant tout, le remettre à droit fil.
Au premier âge de l’Ordre des Dominicains, on trouve le goût de la simplicité et la pratique d’une vie dépouillée. En 1220, les frères prêcheurs avaient obtenu le privilège d’être considérés comme un Ordre mendiant, ce qui explique, en dépit de rivalités désolantes, la rencontre célébrée, dans une mosaïque admirable d’Andrea della Robbia, entre Dominique, enfant de la vieille Castille, et le Poverello d’Assise. Mais un établissement comme celui de Saint-Marc, où les représentants des meilleures familles de Florence gardaient leur place assignée, avait peu à peu perdu l’austérité primitive. On l’avait vu évoluer vers le faste et la vie la plus large.
Reconstruit, comme on sait, quelque cinquante ans plus tôt, sous Cosme l’Ancien, le Convento était devenu, grâce au tendre et délicat génie du Fra Giovanni, dit l’Angelico, un sanctuaire de la beauté. La considération qui entourait les Dominicains, les avantages matériels dont ils jouissaient, la suave attirance d’un cloître délicieusement paisible, tout devait rendre difficile à ses habitants un retour à la pauvreté voulue par le fondateur.
Jugeant fort ardu, dans l’enceinte même de Saint-Marc, un renouvellement des habitudes et des formes aussi bien que des dispositions intérieures des frères, Savonarole prétendit créer, en dehors de la ville, un monastère si modeste que les cellules y seraient de bois et qu’on en supprimerait comme superflues jusqu’aux serrures des portes. Il choisit pour cela le Monte Cano, ombreuse éminence qui domine la demeure laurentienne de Careggi. En réalité, toutes les collines environnant Florence ont des contours si doux et sont baignées d’une lumière si fluide que nul ne saurait considérer comme un exil le fait d’y résider, même à défaut de ses aises !
Cependant, à l’enthousiasme des novices pour le projet du Prieur devait s’opposer la répugnance des frères d’âge mûr que n’attirait aucunement la perspective d’habiter, loin de leurs semblables, une ingrate demeure. Le lieu fut proclamé malsain, les constructions trop coûteuses et, devant les clameurs, le Prieur dut battre en retraite. Mais il ne renonça pas pour autant à ses plans préférés. Allant plus loin que saint Dominique, Savonarole commença par imposer la règle du silence, celle de la contemplation et celle de la solitude ; réduisant les lits à une paillasse couverte d’un seul drap, habillant les religieux de vêtements rapiécés, les logeant dans de pauvres cellules, supprimant jusqu’aux livres ornés, il apporta dans ces réformes une rigueur que pouvait justifier le relâchement des habitudes.
Puis, ayant fait vendre tous les biens du couvent et de son Ospizio, il obligea les frères à vivre, non pas d’aumônes comme les Franciscains, mais de travaux : copier des livres, enluminer des manuscrits, cultiver l’architecture et les arts, autant d’occupations qu’il était bon de reprendre. On revint aussi à l’étude et à la prédication en vue desquelles l’Ordre s’était constitué. Car il avait pour but de former des prédicateurs et non des contemplatifs. Le Père (comme on aimait à l’appeler) institua trois chaires nouvelles pour l’étude de l’Écriture sainte, du dogme et de la théologie morale. Afin de mieux comprendre la Bible, les élèves eurent à étudier non seulement le latin et le grec, mais aussi l’arabe et le syriaque. On y ajouta la connaissance des langues orientales : ne fallait-il pas que les frères pussent sans difficulté évangéliser les Juifs, les Grecs, les Turcs et jusqu’aux Chaldéens ? La préoccupation missionnaire ne cessant de le hanter, Fra Girolamo décida que, pour étendre à tous les milieux la diffusion de l’Évangile, il convierait encore à ces cours les citoyens de Florence, qui, commerçants et voyageurs, pourraient contribuer selon leurs moyens à la propagation de la foi parmi les infidèles.
Quant aux frères Convers, chargés des soins domestiques, ils avaient, eux aussi, à entretenir leur vie intérieure sans qu’on pût les considérer comme des subalternes : au contraire, les réguliers auraient à les remplacer dans tous leurs travaux et Savonarole donna l’exemple en s’astreignant aux plus humbles besognes. Quelque novice négligeait-il les soins d’hygiène et de propreté, aussitôt son chef de manier le balai à sa place ! On en vint ainsi à pratiquer une sorte de communisme tel que l’entendaient les chrétiens des premiers âges. Malgré la diversité des fonctions, l’égalité rétablie se retrouvait dans tous les exercices de la vie commune.
Loin de se prévaloir de son rang pour échapper aux règles établies, Jérôme savait payer d’exemple. Ni sa cellule, encore intacte au premier étage du couvent de Saint-Marc, ni ses vêtements, ni sa nourriture, rien ne le distinguait des autres. Il se contentait, comme à Bologne, de quatre heures de sommeil par nuit, afin de mieux vaquer à la prière et à la méditation. Tant d’oubli de soi lui donnait une autorité considérable, tempérée d’ailleurs de finesse et d’à-propos.
Un jour, dans un brillant équipage, deux abbés de l’Ordre de Vallombreuse s’étaient présentés à lui, vêtus de laine très fine et de somptueuse apparence. Jérôme regarda, souriant, ces frocs qui ne semblaient guère convenir à des êtres ayant fait vœu de pauvreté :
— « Ne vous étonnez pas de la beauté de ce drap, murmurèrent les Bénédictins assez confus, nous le prenons car il dure davantage. »
— « Quel malheur, riposta Fra Girolamo, plein de douce ironie, que saint Benoît n’ait pas connu ce secret : il aurait sûrement fait comme vous ! »
La nature humaine étant ce qu’elle est, il devenait inévitable, ainsi que l’a remarqué Roeder, qu’on abusât de sa bonté. Au retour d’un sermon, tandis qu’il attendait son repas, le frère cuisinier l’oublia si totalement que, deux heures plus tard, on retrouva le Prieur encore assis à la porte de l’office et toujours dans l’attente ! … Hors de la chaire, on le voit, il n’était guère irascible, et l’on assure que, dans l’intimité, se révélait une nature infiniment sensible et patiente.
Quant aux élans du cœur, rien n’indique qu’ils fussent par lui refoulés. « Réformateur de mœurs corrompues », a dit G. Gruyer, dont les affinités dominicaines ne nuisent point à l’impartialité, « Savonarole fut-il tellement absorbé par sa mission qu’il resta étranger aux relations affectueuses et aux douceurs de l’amitié ? Assurément non. Il était trop pénétré de la charité évangélique pour ne pas aimer les âmes ; tous s’accordent à vanter son affabilité, l’agrément de sa conversation, le charme pénétrant, si l’on peut dire, de son austérité. Pour s’en convaincre, il n’est que de compter ses amis et les dévouements qu’il inspira. »
Dans sa correspondance en effet, on trouve assez souvent des passages où se révèle un abandon au moins inattendu : « … Je me souviens toujours de votre douce charité », écrit-il de Bologne où l’a exilé Piero de Médicis, à un frère demeuré à Saint-Marc. « J’en parle souvent avec Fra Basillo, mon fils bien-aimé et votre tendre frère en Jésus-Christ… Nous vivons presque toujours dans la solitude. Semblables à deux tourterelles qui comptent sur le retour du printemps pour regagner leur patrie, nous attendons qu’il nous soit donné de revoir les lieux bénis où nous avons l’habitude de demeurer au milieu des fleurs et des joies du Saint-Esprit… »
Attachant et doux aux petits, affirme un autre de ses biographes, il s’attirait l’affection de tous. Auprès des jeunes, il faisait preuve de gentillesse, on dirait même d’enjouement. Apercevant un novice qui n’arrivait point à mettre sa robe, il s’empressa de l’aider, en ajoutant, taquin :
— « Quand je vous l’ai donnée, ne vous avais-je pas fait remarquer que vous auriez dû amener votre bonne avec vous ? … »
Contrairement aux apparences, il savait se détendre. Peut-être était-ce même sa règle préférée. Quand, d’autres fois, le démon de la mélancolie venait à le tourmenter, tout son effort tendait à l’asservir.
Ainsi, de par les amitiés et les sympathies des jeunes, ce pédagogue accompli sut faire du monastère un lieu d’où n’étaient pas exclus la grâce ni le sourire. Tel de ses biographes en a fait un tableau qui rappelle d’assez près les rapports du Poverello d’Assise et de ses frères mineurs. Il y a en effet, dans l’évocation qu’on doit au Père Pacifico Burlamacchi, une fraîcheur et une naïveté dignes d’être signalées à qui ne voit dans l’orateur du Dôme qu’un insupportable doctrinaire.
« Les religieux de Saint-Marc, rappelle ce narrateur, aimaient à se rendre en quelque lieu retiré ; là, après avoir récité l’office, ils s’entretenaient paisiblement de Dieu. Après le repas, ils prenaient un instant de repos, puis ils se réunissaient joyeusement autour du père qui leur expliquait quelque texte des Saintes Écritures. L’explication terminée, on marchait un certain temps, puis on s’asseyait à l’ombre d’un arbre. Le père proposait alors à leur méditation quelque beau passage des livres saints et interrogeait principalement les novices ; il leur faisait chanter quelque pieuse louange en l’honneur de Notre Seigneur ou dire quelque beau trait tiré de la vie des saints. Puis il en prenait texte pour leur donner de sages leçons. Parfois, il les invitait à danser des rondes en s’accompagnant de la voix ; après quoi, l’on se remettait en route. Bientôt faisant une nouvelle pause, le père priait successivement chaque frère de lui expliquer, comme il l’entendait, un verset ou un passage de l’Écriture… Souvent, le soir, ils chantaient des psaumes et des hymnes avec une grande ferveur. Le paradis semblait être descendu sur la terre et l’on eût dit que des anges incarnés s’étaient rassemblés là… »
Rien n’ayant plus d’attrait qu’une communauté où règnent la confiance et l’affection, le couvent de Saint-Marc vit promptement grandir le nombre de ses frères et, la contagion aidant, cet afflux de vocations dominicaines s’étendit à d’autres villes. Le Prieur crut le moment venu de gagner à ses réformes de nouvelles congrégations. Mais un obstacle se présentait : bien qu’en Lombardie les maisons de l’Ordre fussent indépendantes des maisons de Toscane, Saint-Marc, depuis la peste de 1448 qui avait décimé ses habitants, relevait du père provincial lombard ; il suffisait que, revenant aux dispositions primitives, Florence reprit son autonomie pour qu’aussitôt toutes les communautés de la province fussent soumises à son influence. Pour ce motif, Fra Girolamo se fit l’artisan de la disjonction.
On pouvait lui rétorquer que, dans une Italie aussi divisée, il fallait éviter la création de nouvelles barrières régionales. Mais les religieux étant à peu près seuls à n’en point tenir compte, Savonarole estima que la réforme des monastères importait davantage que l’unité nationale, et il alla de l’avant.
Pour réussir, il fallait d’abord passer par Rome. Deux Dominicains ayant sa confiance — le frère Dominique de Pescia et le frère Alexandre Rinuccini — n’étaient pas encore arrivés que déjà les partisans du statu quo se dressaient à l’encontre. Toutefois, neutralisé par le général de l’Ordre et par le cardinal Caraffa, le Pape consentit à la séparation ou plutôt s’en désintéressa.
A l’instant où son sceau venait d’être apposé sur le bref officiel, on vit arriver les délégués lombards qui y objectaient gravement.
— « Ah ! si vous étiez venus plus tôt », opina le Pontife toujours soucieux de s’épargner des tracas, « vous auriez eu satisfaction ; mais, maintenant, ce qui est fait est fait… »
Bientôt parvinrent à Saint-Marc des déclarations d’obédience auxquelles s’ajoutaient celles des communautés de femmes où d’énergiques épurations n’étaient pas moins nécessaires. Multipliant les voyages, Fra Girolamo créait entre elles un lien de plus en plus solide. Dès la réunion des divers chapitres, il fut, d’un consentement unanime, nommé vicaire général.
Chef de la congrégation autonome, il entreprit aussitôt avec une exceptionnelle vigueur quantité de mesures que l’on a toutes raisons d’appeler radicales. N’avait-il pas pour lui le fondateur même de l’Ordre :
— « Que ma malédiction et celle de Dieu, avait déclaré saint Dominique, retombent sur ceux qui introduiront parmi nous la possession des biens ! … »
Pris d’une sainte émulation, les religieux s’engagèrent à sa suite dans une série de retranchements, d’abstinences et de privations qui touchaient à l’ascétisme. La pauvreté fut pratiquée à la lettre. Les vivres furent réduits, les vêtements mesurés.
« On reconnaissait les Dominicains à leurs robes », écrit Roeder, « raccourcies et diminuées, serrant aux épaules et couvrant à peine les genoux, elles avaient l’air de sacs et, avec leurs capuchons rétrécis, leurs petits scapulaires et leurs sandales rapiécées, les religieux affamés semblaient des orphelins aux vêtements trop petits. Ils ne pouvaient même pas s’en dire possesseurs : comme leurs livres, comme leurs cellules, les robes s’échangeaient périodiquement ; même les objets de première nécessité devinrent des prêts ; la guerre à la propriété devint la guerre à l’identité personnelle, désagrégeant l’individu au profit de la communauté… »
On n’opère pas des remaniements aussi profonds sans susciter des oppositions, voire des inimitiés. Savonarole devait promptement en faire l’expérience. Pour le desservir auprès du Saint-Père, ses ennemis ne manquèrent pas de répandre les déclarations du prédicateur florentin sur la corruption du clergé et sur la cour papale, où, selon lui, « s’étalaient au grand jour tous les crimes engendrés par l’orgueil, la cupidité, la luxure… »
Il faut bien reconnaître que l’orateur ne mâchait pas ses mots : « … Vous croyez peut-être », déclarait-il aux clercs, « avoir apaisé Dieu par vos offices et vos cérémonies, mais je vous dis au contraire qu’il est irrité contre vous, prêtres et moines méchants, en commençant par ceux qui sont à Rome, car c’est vous qui avez détruit le culte divin ! … De même que le Seigneur dévoilait en public les vices des scribes et des pharisiens, parce qu’ils ruinaient le culte intérieur et le salut des âmes, de même nous ne craindrons pas de parler contre les prélats, les pasteurs et les prédicateurs méchants qui, à l’extérieur, semblent avoir des mœurs honnêtes, mais au dedans sont pervers et causent la perte des âmes… »
« Prêtres, continuait-il, écoutez mes paroles ! Pasteurs et prélats de l’Église du Christ, quittez ces bénéfices que vous ne pouvez conserver justement. Renoncez à votre luxe, à vos banquets, à vos fêtes splendides ! Abandonnez votre mauvais train, car le moment est venu de vous repentir ! Moines, abandonnez toutes les superfluités de vos monastères et leurs opulents revenus ! Fuyez la simonie. Adonnez-vous à une vie simple et travaillez de vos mains, comme le faisaient ceux d’autrefois…a »
a – Cité par Théodore Paul, Savonarole, Précurseur de la Réforme.
A qui résistait — et ils étaient nombreux, on l’a vu, parmi les religieux d’un certain âge —, le Prieur prodiguait ses encouragements en les puisant dans l’histoire d’Israël : « Quand j’ai fondé la règle, assurait-il, beaucoup se plaignaient de notre petit nombre. Je leur disais qu’un jour viendrait où se réaliseraient les paroles. « Seigneur, notre demeure est trop étroite, agrandis-la, afin que nous puissions l’habiter »… (allusion à Ésaïe 26.15 ; 54.2). Or, ces paroles se sont vérifiées : autrefois nous étions à peine soixante-dix ; aujourd’hui, nous sommes plus de deux cents… »
Aussi bien, pour loger le surplus, fallut-il creuser un souterrain reliant le couvent aux bâtiments extérieurs. Ajoutés à la suppression des grasses prébendes, ces débours auraient sans doute compromis la situation matérielle de la congrégation si, parmi les nouveaux convertis, ne s’étaient inscrits des représentants des plus anciennes familles, les Médicis, les Gondi, les Strozzi, les Salviati, sans compter des intellectuels de marque tels que Pierre-Paul d’Urbin, professeur de médecine, Matthias Blément, israélite illustre, et bien d’autres encore. Saint-Marc redevenait ainsi le couvent patricien dont Florence était vaine.
Peu à peu, on vit les communautés toscanes, celles de Fiesole, de Prato, de Lecce, adopter la règle nouvelle. Mais lorsqu’il voulut aller plus loin, notamment à Pise et à Sienne, le Prieur se heurta à l’apathie générale, parfois à la malveillance. De Sienne il fut même chassé par une insurrection.
Mais, plus grandissait l’opposition et plus s’exaltait le courage du chef. Assuré désormais des réformes de ses établissements, Jérôme va former un plan de plus vaste envergure, l’étendre à d’autres régions de l’Italie, et, qui sait, pénétrer peut-être jusqu’au siège de la Papauté… : « Va donc à Rome… », s’écriait-il dans un de ses sermons.
Comme il assurait ne trouver qu’humanistes et lettrés là où l’on aurait dû rencontrer avant tout des témoins probes et fidèles, c’est à une croisade purificatrice qu’il songeait fermement. « O chrétiens ! nous devrions sans cesse transporter l’Évangile avec nous, non pas le livre mais son esprit ! Les vrais livres du Christ sont les apôtres et les saints, la vraie science consiste à imiter leur vie… »
Ne cessant d’attendre d’En-Haut l’ordre d’intervenir, Savonarole devait, à l’exemple de son Maître, se montrer plus que personne attentif aux signes des temps.