La nuée de témoins

Jésus

« Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. »
(Matthieu 18.11).

Le mystère.

En pleine campagne, sur la voie ferrée, un essaim de moucherons s’égaie au soleil. Soudain, gronde la rumeur du train rapide, lancé à toute vapeur … Voici la trombe de feu et d’acier !… Elle a passé, en ouragan, et décroît au loin, nuage de poussière. La lumière brille à nouveau sur les rails luisants, dans le silence et la solitude. Mais les dansantes bestioles, où sont-elles ?

Ainsi, le vol frémissant des Béatitudes vint heurter l’Empire de César… Et c’est l’Empire qui disparut !

Quand Jésus ouvrit les yeux, en Palestine, et jeta son premier cri dans l’air de notre planète, quelles idées éveillaient, pour les peuples de la Méditerranée, la vue des aigles romaines, s’élevant d’une forêt de lances, et bercées au pas rythmique d’une légion en marche ?

Derrière Moïse, en Egypte, se dressent les sphinx énigmatiques ; derrière Esaïe, les taureaux assyriens érigent leurs ailes de pierre ; derrière le Christ étincellent, dans la pénombre, les prunelles de la Louve.

Pendant les soixante-dix années qui précédèrent la naissance du Messie, quel branle-bas en Orient ! Les généraux de Rome, luttaient, en Asie Mineure, contre le roi Mithridate ; ils ravageaient d’illustres villes grecques, dévastant, exterminant, sans pitié. Enrichis par ces expéditions lucratives, les chefs romains emmenaient des troupeaux de prisonniers réduits à l’esclavage perpétuel, et des caravanes chargées d’or  et d’œuvres d’art. Au service de ces pilleries sanglantes, les camps militaires dégénéraient en « écoles de gloutonnerie, de rapines et de cruauté ». Les haines soulevées par les Romains, en Italie même, excitaient sans cesse des révoltes d’esclaves ; celle que dirigea Spartacus fut réprimée avec férocité, six mille crucifiés agonisèrent le long de la voie Appienne, pour l’exemple. D’autre part, les exactions des banquiers romains, en Asie Mineure, avaient déclenché un massacre effroyable d’Italiens ; on raconte qu’il en, périt 100.000, à jour fixe, égorgés, noyés, brûlés vifs par le peuple exaspéré. Puis éclatèrent les guerres civiles entre conservateurs et démocrates ; aux supplices ordonnés par Sylla succédèrent les pillages ; avec le dictateur triompha, contre des millions d’opprimés, une bande farouche d’aventuriers, d’usuriers et d’assassins.

En 63 avant notre ère, Jérusalem fut prise d’assaut par Pompée ; le massacre qui suivit, dans la ville sainte, avait laissé des souvenirs brûlants parmi les Juifs, et l’enfant Jésus, grandissant dans une atmosphère de vengeance, ne put échapper à l’écho de ces événements sauvages.

Après ses campagnes militaires en Orient, Pompée reçut les honneurs du « triomphe » à Rome ; on l’accordait au général en chef qui avait gagné une bataille en exterminant au moins cinq mille ennemis. Le cortège fut magnifique. « Il  était précédé de deux grands tableaux où étaient récapitulées les entreprises de Pompée, et où il affirmait avoir élevé de 50 à 80 millions de drachmes le revenu annuel de l’Etat, grâce aux tributs imposés aux nouvelles provinces. Venait ensuite une interminable procession de chars où s’empilaient des cuirasses, des casques, des proues de navires enlevés aux pirates ; puis avançaient des mulets chargés, d’argent, et portant environ 60 millions que le conquérant versait au Trésor ; puis, c’étaient les pierres précieuses de Mithridate, collection merveilleuse ; ensuite, chacun sur un char spécial, des objets de valeur unique : trois lits splendides ; un lit d’or massif, donné par le roi des Ibères ; trente-cinq couronnes de perles ; neuf vases énormes en or ; une table à jeu, formée seulement de deux pierres précieuses ; trois colossales statues en or de Minerve, de Mars et d’Apollon ; un petit temple des Muses, garni de perles et surmonté d’une horloge ; un lit, dans lequel avait dormi Darius ; le trône et le sceptre de Mithridate ; sa statue en argent, son buste immense en or ; la statue en argent du roi Pharnace ; un buste de Pompée, composé en perles par un artiste oriental ; des plantes rares, venues des tropiques, entre autres l’ébénier. Pendant de longues heures, la procession se déroula sous les yeux d’une foule excitée qui endurait le soleil, la poussière, la cohue ... Le lendemain, défila le butin vivant. D’abord, de nombreux groupes de prisonniers, depuis les pirates jusqu’aux Arabes et aux Juifs, pittoresque assemblage. Puis une foule de princes et d’otages ; puis des tableaux figurant des épisodes importants de l’expédition ; puis d’étranges idoles des Barbares. Enfin, venait le triomphateur sur un char orné de perles ; la tunique dont il était paré avait revêtu, disait-on, Alexandre le Grand ; il était suivi d’un splendide cortège de légats et de tribuns à pied ou à cheval. »

D’ordinaire, la cérémonie du triomphe se terminait par des sacrifices offerts aux dieux, et par un banquet ; tandis que les principaux captifs, jetés en prison, étaient mis à mort, le jour même.

Jésus rencontra, peut-être, des familles juives dont tel membre avait figuré dans le cortège, éblouissant et féroce, de Pompée le détesté. Quand il prononça la fameuse parole : « Rendez à César ce qui est à César », que représentait ce nom-là pour sa pensée ? La rumeur publique lui avait, sans doute, révélé quelque chose du personnage ; cet homme d’une intelligence puissante, froidement ambitieux, perdu de débauches et de crimes, qui entreprenait des guerres pour payer ses propres dettes ou pour satisfaire les combinaisons électorales de sa politique intérieure ; cet homme, ami du luxe, qui, pour flatter ses troupes, avait encouragé parmi les soldats le port des cuirasses dorées ; cet homme prodigue et cruel qui ouvrit des écoles de gladiateurs, et les arma, un jour, de flèches et de lances argentées ; cet homme implacable qui, en Gaule, avait fait périr à coups de verges, en présence des légions, le chef des Carnutes, et amputer des mains tous les prisonniers d’Uxellodunum ; cet homme qui achetait partout les consciences à vendre et qui, pour gagner la faveur des rois d’Orient, leur expédiait, par milliers, des prisonniers gaulois ; cet homme, enfin, qui, athée, paya si bien les électeurs, qu’il fut nommé chef de la religion nationale, souverain pontife, pontifex maximus !

Jules César ! Quel nom sur les lèvres du Galiléen ! Les initiales en sont les mêmes que celles de Jésus-Christ. Il est vrai que celui dont le Messie parla, un jour, à Jérusalem, n’était plus « le divin Jules », mais César Tibère, celui dont le lac de Tibériade perpétue la hideuse mémoire. Alors que le « Fils de l’homme » n’avait « pas un lieu où reposer sa tête », ce Tibère construisit, dans un site paradisiaque, sur les rochers à pic de Caprée, un palais féerique où abrita sa luxure, ses noires suspicions, et sa folie de meurtre.

Certes, il ne faut pas juger uniquement le régime romain par les traits que je viens d’accumuler, mais il reste vrai qu’au moment où naquit Jésus, l’empire sortait d’effroyables convulsions, révélatrices d’un désarroi moral sans nom ; les bienfaits de l’administration romaine, dans le bassin de la Méditerranée, au début de notre ère, demeuraient liés, malgré tout, à un scepticisme religieux, à une licence des mœurs, à une cupidité universelle des riches à une oppression des faibles, à une dureté militaire, qui manifestaient le vide profond des âmes et annonçaient l’effondrement.

* * *

D’un côté, la Louve. De l’autre, l’« Agneau de Dieu ».

Le même soleil qui nous éclaire, vous et moi, projeta 1’ombre du Galiléen sur la poussière blanche de la Palestine, et se refléta sur sa rétine. Exercez-vous à méditer cette pensée. il a vécu, lui, sur notre globe, en chair et en os.

Un petit garçon demandait à sa mère : « Qu’est-ce que c’est, un Juif ? » – La chrétienne répondit, chrétiennement : « Un homme qui appartient au même peuple que Jésus. » La réponse fut pour l’enfant une révélation. « Alors, s’écria-t-il, stupéfait, l’histoire de Jésus est une histoire vraie ? » Il avait imaginé que les récits de l’Evangile voisinaient avec ceux de La Belle au bois dormant et du Petit Poucet.

 Le Christ a donc marché sur notre Terre ! Si l’on nous annonçait qu’un être tel que celui-là vécut jadis ailleurs, dans le système solaire, y prononça les mêmes paraboles, y souffrit de la même Passion, y remporta la même victoire sur la mort, – le globe, ainsi honoré par sa présence, nous apparaitrait, dans les cieux, comme un monde sacré, nimbé chaque nuit d’une mystique auréole. Eh bien ! tout ce merveilleux poème, toute cette merveilleuse épopée, appartiennent à notre pauvre petite planète ; et rien, jamais, ne lui arrachera sa décoration tragique ; elle porte la Croix en pleine poitrine ! Les événements du Calvaire sont incrustés dans son écorce.

Mon fervent désir, aujourd’hui, est de vous communiquer, à propos de notre Sauveur, l’impression du réel, du concret, du vrai. Dans le cours où j’expose à mes catéchumènes la foi chrétienne, je consacre huit leçons à méditer sur le caractère, les paroles, les actes, la Passion du Crucifié, la Résurrection du Glorifié. Maintenant, dans ce cours élémentaire sur l’histoire de l’Eglise, je m’efforcerai avant tout de replacer le héros des évangiles dans son cadre historique.

Mais, direz-vous, que savons-nous sur lui de précis ? Peut-on fixer l’année de sa naissance, le début de son activité publique, la date exacte de sa mort ? Or, avec de pareilles lacunes dans la documentation, il est impossible de rédiger une biographie. – Assurément. Toutefois, la réalité d’un personnage, ici-bas, ne tient pas à l’existence d’un procès-verbal officiel, donnant avec minutie l’emploi de son temps ; c’est, bien plutôt, l’influence exercée par une individualité, qui nous renseigne à son égard. Jésus a-t-il, oui ou non, changé quelque chose au monde ? Il faut le croire, puisque l’on compte les siècles à partir de lui.. Quand un athée achète un journal du matin, la date inscrite au sommet de la page est un cri de Noël, un témoignage rendu à l’apparition du Christ. Comment il a rempli, exactement, les deux brèves années de son ministère itinérant, nous l’ignorons. Mais nous savons quelles ont suffi à marquer l’humanité d’une empreinte indélébile. Et cela, sans argent, sans diplôme, sans armes, sans titres d’honneur, sans insignes de pouvoir, par le seul rayonnement d’une âme. En lui éclata un Esprit nouveau, avec une puissance créatrice ; au point que les historiens disent : Avant lui, après lui.

Comment se représenter la formation de sa personnalité ? Si l’on recherche les influences qui agirent sur lui, on citera une famille juive, pauvre d’argent et riche d’enfants ; l’école du village ; le métier paternel ; la vie sociale en Palestine ; les cultes laïques de la synagogue, chaque samedi, et les cérémonies cléricales du Temple, entrevues par Jésus dans leur splendeur quand il atteignit l’âge de douze ans. Le rythme des saisons ramenait les fêtes religieuses d’Israël, qui embaumaient son âme ; et le ciel oriental illuminait d’étoiles ses nuits d’adolescent ; il apprenait par cœur les Psaumes, il méditait les Prophètes, il priait. Mais à quoi mène une pareille énumération ? Le montagnard, qui recherche la source d’un torrent, s’enfonce parfois dans une caverne ; il perçoit, au fond d’une crevasse, le murmure d’une eau fuyante ; il ne peut avancer plus loin. Ainsi en est-il pour la personnalité du Messie, lac inaccessible, protégé par une impénétrable énigme. Et cependant, quelle âme, ici-bas, est mieux connue que la sienne ? Pur et limpide, sans aucun recoin d’ombre, il rayonnait dans chacune de ses paroles, de ses actions, ou de ses attitudes ; on l’y retrouve tout entier. Qu’il parle ou qu’il agisse, le voilà révélé en ses ultimes profondeurs. Avec lui, nous sommes toujours en pleine clarté, en pleine sécurité morale ; nous touchons quelque chose d’absolu dans le domaine religieux et spirituel.

N’avez-vous jamais fait une expérience difficile à décrire, mais que vous reconnaîtrez, si je parviens à en évoquer le souvenir dans votre mémoire ? Nous lisions en curieux les évangiles, comme tout autre document historique, mus par le simple appétit de savoir. Mais, soudain, alors que nous pensions examiner un livre, il nous sembla que nous étions examinés nous-mêmes par Quelqu’un ; nous subissions le poids d’un regard.

J’ai observé, parfois, à la devanture des librairies, une singulière image du Christ. C’est le visage de la victime couronnée d’épines ; les paupières, noyées d’ombre, semblent abaissées. Mais, tandis que l’on contemple avec plus de fixité la Sainte Face, les paupières opaques deviennent translucides ; au fond des orbites apparaissent des prunelles, d’abord inaperçues ; l’on se trouve sous le rayon d’un regard intense, presque gênant par sa fixité. Quelque chose d’analogue se produit, souvent, à la lecture de l’Evangile. Avec une certaine indifférence, nous posions au livre sacré des questions qui intéressent l’histoire, la géographie, la philosophie ; et soudain, c’est le Livre qui nous interroge ! Nous voilà sur la sellette. Nous comparaissons devant un Juge. Le Christ nous observe ; il nous oblige à rentrer en nous-mêmes ; il nous parle à travers notre conscience ... Nous étions engourdis de sommeil, et notre âme se réveille. Notre cœur, endurci de froid, se réchauffe. Un double sentiment nous anime, tour à tour : « Seigneur, retire-toi de moi, car je suis un homme pécheur !... Seigneur, à qui d’autre irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle ! » (Luc 5.8 ; Jean 6.68.)

Baptême d’eau et baptême de sang.

Le bref ministère public du Christ se déroula entre deux baptêmes, le baptême d’eau, dans le Jourdain ; le baptême de sang, à Gethsémané.

Quand Jésus, brusquement, émergea de la pénombre, il se profila sur l’écran éblouissant d’un réveil religieux. L’animateur de ce puissant mouvement d’âmes était le fils d’un prêtre juif ; il avait rompu avec les traditions cléricales de sa famille ; reprenant le message des prophètes israélites, il avait prêché que la religion rituelle est peu de chose devant le Dieu qui « sonde les cœurs et les reins ». Ermite, au sens étymologique ; retiré au « désert » où il vivait de miel et de sauterelles, il s’imposait à, l’imagination populaire par son austérité. Il clamait : « Repentez-vous, car le Royaume de Dieu approche ! Les jugements d’En-haut sont imminents. Fuyez la colère à venir ! »

On accourait vers ce nouveau Jonas, prédisant la ruine d’une autre Ninive. Des milliers d’auditeurs, appartenant à toutes les classes de la société, se massaient autour de l’ascète, vêtu d’une grossière tunique en poil de chameau. Troublés dans leur conscience, ils demandaient, anxieux : « Que faut-il faire ? » Et Jean, comme Esaïe, leur prêchait la justice, la fraternité, la règle morale dans la conduite pratique. A ceux qui désiraient -commencer une vie conforme à la Loi divine, il osait dire : « Assez de larmes et de promesses ! On ne construit rien sur le pur sentiment. Il faut accomplir un acte, rompre publiquement avec votre passé ; vous humilier devant tous en acceptant le baptême. » Il plongeait alors les pénitents dans le Jourdain. Cachés, un instant, aux regards, ils émergeaient de l’eau, nimbés de la lumière que le soleil dardait sur leur tête ruisselante. C’était l’image d’une mort et d’une résurrection. Les religions païennes de l’antiquité n’ignoraient point les ablutions rituelles ; mais l’héritier des prophètes communiquait au baptême de repentance toute la substance morale de la révélation israélite.

Un jour, ô surprise ! il vit venir à lui, pour être baptisé, Jésus de Nazareth. Alors, celui que rien n’émouvait se troubla. Est-ce que, vraiment, ce néophyte extraordinaire venait s’humilier en public et se frapper la poitrine ? Notez que la démarche du Christ ressemblait à un aveu ; autant que l’agenouillement d’un pécheur au confessionnal, dans la pénombre d’une chapelle, - ou devant le « banc des pénitents », dans une salle de l’Armée du Salut. Or, nous savons que l’absence de tout aveu personnel fut, précisément, la caractéristique de la piété de Jésus. Aucun document évangélique ne laisse apercevoir une fêlure dans l’intégrité de sa communion avec le Dieu saint. Jamais il n’exprime ni remords, ni repentir, ni repentance. L’Oraison dominicale contient, il est vrai, la requête : « Pardonne-nous nos offenses ! » Mais cette prière fut « enseignée » par Jésus à ses apôtres, catéchumènes, qui lui demandaient : « Apprends-nous à prier. » Et le Maître, en les instruisant, n’employa pas la formule : « Prions ainsi. » Nettement, il leur déclara : « Vous autres, priez ainsi ! » Attitude parfaitement conforme à celle qui se reflète en la remarquable expression employée par le Ressuscité, d’après le quatrième évangile : « Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. »

La conscience immaculée du Christ s’affirma encore dans un autre trait, unique, de sa personnalité religieuse. L’attitude ordinaire du pécheur qui se repent est bien celle du fils prodigue, se jetant dans les bras paternels, ou du mystique aspirant à se confondre avec la divinité. Rien de semblable dans l’Evangile. Autant le Fils affirmait sa communion avec le Père, autant il confirmait, en quelque sorte, sa distinction d’avec lui ; nulle part, il ne cherche à s’oublier dans l’extase, à se perdre en l’Eternel. Il n’est pas un illuminé, prosterné dans le rêve ; sa personne intime avait pour centre de gravité une conscience pure ; et cette expérience ineffable, par son « poids de gloire » (2 Corinthiens 4.17), le maintenait debout, en face du « Béni », le « Saint d’Israël », « l’Eternel notre justice ».

Quelle énigme ! Voilà donc la personnalité géante et silencieuse qui reçut vocation, d’En-haut, pour une mission qu’elle seule pouvait remplir, et qui obéit pleinement à l’appel de Dieu, sans regarder en arrière, coûte que coûte. Cette obéissance totale mena Jésus vers le Jourdain. Il ne plongea pas, seulement, dans une rivière palestinienne ; .il descendit dans l’immense fleuve limoneux du péché universel. Par solidarité avec la race humaine, il voulut se mêler à elle, confondre sa propre destinée avec la sienne. Vraie incarnation du « Serviteur de l’Eternel » annoncé par le prophète, il désira porter, lui aussi, l’opprobre du lépreux, s’humilier avec les indignés, et « intercéder pour les coupables ». Cet acte sublime d’héroïque pitié marqua, dans la carrière du

Christ, comme dans celle du Bouddha et de Moise l’instant de « la Grande Renonciation ». Et cet abaissement inouï fut accompagné d’une décisive bénédiction ; car Jésus reçut, à cette occasion, l’effusion de l’Esprit rédempteur ; il prit conscience de sa dignité surnaturelle et de sa vocation providentielle : celle qui le vouait à exercer la charge de Messie.

Quel appel à souffrir ! L’espérance messianique du peuple juif était violemment tendue vers une vision d’émancipation politique, de soulèvement en masse et de guerre sacrée. On l’avait bien vu lors de la première prise de Jérusalem par les armées romaines, avec Pompée ; on allait le revoir, lors de la destruction de Jérusalem par le général Titus, en l’an 70 de notre ère, quand la colline de Sion, au sommet de laquelle brûlait le temple incendié de Jéhova, se dressa comme une torche immense dans la nuit.

Un problème insoluble se posait donc au Christ après son baptême de consécration : comment inoculer à des nationalistes fougueux, à des énergumènes, la notion imprévue, inacceptable, que Jésus de Nazareth apportait au monde, – à savoir l’idéal d’un Messie « doux et humble de cœur », venu « non pour être servi, mais pour servir » ? En se mêlant aux pécheurs qui postulaient le baptême de repentance, il avait bien marqué l’orientation choisie par son âme, solennellement ; mais qui donc, ici-bas, comprendrait le secret de son abdication ?

Voilà le drame aisément reconnaissable, sous les couleurs poétiques du récit de la Tentation au désert. Là, dans 1a solitude et le jeûne, le Christ connut les symptômes avant-coureurs de l’agonie dans le Jardin des oliviers : « S’il est possible, que cette coupe s’éloigne ! Toutefois, non ma volonté, mais la tienne. » Représentez-vous le Messie parmi les rocs d’un plateau caillouteux, Après l’embrasement des pierres chauffées par un soleil ardent, voici le silence de la nuit, à peine troublé, sous les étoiles, par les abois d’une bête sauvage, ou le cri lugubre d’un rapace. Jésus est en prière. On ignore son existence dans les palais de Rome où le repos des riches est bercé par les murmurants jets d’eau des piscines de marbre ; on l’ignore aux frontières de l’Empire, dans les forêts germaniques, où les feux de bivouac illuminent de changeants reflets les casques des légionnaires assoupis ; on l’ignore dans le flanc des lourdes trirèmes, où les prisonniers de guerre, enchaînés à leurs bancs de galériens, soulèvent lentement les pesantes rames sans pouvoir soulever leurs paupières ensommeillées. Et pourtant, l’issue du combat qui se livre dans l’âme du Christ intéresse, en réalité, le monde entier.

Vous savez quelle résolution finale adopta le Sauveur,  décision extraordinaire : accomplir, ici-bas, une mission religieuse, mais sans recourir aux moyens traditionnels des religions : magie, mystère, superstition, rites miraculeux, sanglants sacrifices, clergé formé d’une caste soustraite aux multitudes « profanes », extérieure à la nature, élevée par l’ordination, au-dessus de la vie commune et de l’humanité elle-même. La Tentation consistait, pour le Messie Jésus, à se plier aux traditions millénaire, à suivre « la voie large », et sans cesse élargie par le piétinement des foules. Au contraire, il choisit la « voie étroite », celle qui devait s’amincir toujours davantage, et devenir le « chemin de croix ».

Fidèle, inébranlablement, à cette résolution, il entra dans le ministère public au moment où le roi Hérode, « l’homme-renard », venait de jeter en prison Jean le baptiseur. D’abord, il se borna, en apparence, à reprendre le message du prophète : « Repentez-vous, l’orage gronde, le Royaume de Dieu va éclater sur vos têtes ! » Et les mêmes auditeurs qui s’étaient bousculés autour du Précurseur, accoururent vers le Christ. Mais, bientôt, on discerna l’accent neuf, original et créateur. C’était bien l’annonce du Royaume ; et, en même temps, c’était la proclamation d’une bonne et belle « nouvelle », un Evangile. Quelle poésie intense, quelle compassion véhémente, quelle courageuse indignation ! Le Sermon sur la montagne où, nouveau Moïse et nouvel Esaïe, il offre au monde le salut, commence par un mot prestigieux : « Heureux ! » C’est le bonheur qu’il promet aux hommes, un bonheur qui consiste à posséder  « la seule chose nécessaire », un cœur simple, pur, pacifique, miséricordieux, capable de révolte contre l’injustice, incapable de peur en face du martyre. Dans l’atmosphère spirituelle de l’humanité, les ondes musicales des Béatitudes vibreront jusqu’à la fin des siècles. Sans doute, le livre des Psaumes commence, également, par le vocable enchanteur : « Heureux ! » Mais le bonheur, pressenti par les psalmistes juifs, ne dépassait pas le niveau des satisfactions morales promises à l’homme intègre et pieux. Tandis que le bonheur annoncé par le Christ s’élève dans la région de l’extraordinaire chrétien, de la folie évangélique et du surnaturel. Pareil au Prince Charmant d’un conte fameux, le Galiléen, baisant l’âme endormie de l’humanité, la tira de léthargie.

On discute beaucoup sur le sens de l’expression : « Royaume de Dieu ». Les uns y voient la paix de la conscience ; les autres, l’Eglise ; les autres, une société fraternelle ; les autres, le Paradis après la mort. Chacune de ces notions a sa part de vérité. Pour vous, qui n’êtes pas des théologiens, la meilleure manière d’interpréter le Royaume de Dieu consiste à méditer sur la parole que Jésus, à douze ans, prononça dans le temple de Jérusalem : « Je dois me consacrer, tout entier, à la Cause de mon Père. »

Puisque Dieu régnait dans son cœur, il existait donc ici-bas un endroit où le Royaume de Dieu était réalisé. Dieu régnait en Jésus et voulait régner par lui. Vous pouvez donc, pratiquement, envisager le Royaume divin comme le rayonnement spirituel, moral, social, de l’âme du Christ, et les résultats éternel qui en découlent, dans ce monde et dans l’autre. Le Royaume de Dieu : c’est l’Esprit de Dieu à l’œuvre.

La prédication de Jésus, un « simple laïque », déchaina rapidement l’opposition du clergé, auquel il rappelait sans cesse l’idéal exprimé par les prophètes en ces termes : « L’Eternel réclame la miséricorde, et non des holocaustes. » Le Christ souleva aussi l’exaspération des scribes et des docteurs de la Loi, en bravant leurs interdictions tyranniques dans le domaine civil et religieux ; par exemple, en ce qui regarde leur prétendue « sanctification » du sabbat. Les paraboles du bon Samaritain, du Fils prodigue, et du Jugement dernier, mirent le comble à la haine de ses adversaires, car Jésus y attachait la possession du salut, non aux pratiques religieuses, mais aux réalités morales, à l’attitude intime de la conscience. D’autre part, s’il ne flattait pas les prêtres et les dévots, il n’épargnait pas davantage les riches et les puissants ; il critiquait même les nationalistes, malgré l’amertume et le scandale du joug romain.

Bientôt, l’effervescence fut à son comble autour du Messie. Victor Hugo a essayé d’en donner quelque idée dans un de ses poèmes : Paroles d’un conservateur à propos d’un perturbateur :

Cet homme était de ceux qui n’ont rien de sacré,
Il ne respectait rien de tout ce qu’on respecte.
Pour leur inoculer sa doctrine suspecte,
Il allait ramassant dans les plus méchants lieux
Des bouviers, des pêcheurs, des drilles bilieux,
D’immondes va-nu-pieds, n’ayant ni sou, ni maille ;
Il faisait son cénacle avec cette canaille …
Il allait pérorant, ébranlant la famille,
Et la religion, et la société ;
Il sapait la morale et la propriété. (1)

(1) Les Châtiments.

Le poète n’a pas mis en lumière un des traits les plus remarquables de la personnalité du Christ : il refusait de flagorner le peuple. Penché vers ses maux, il dénonçait, en même temps, son péché. Voilà donc un ensemble de raisons qui expliquent, en partie, l’échec de la première prédiction du Christ, celle de l’Evangile du Royaume de Dieu. Dès lors, la seconde partie de son ministère, beaucoup plus brève, fut dominée par l’Evangile de la Croix.

Le Messie ne se résigna pas facilement à l’échec de sa mission auprès d’Israël, le peuple élu, le peuple prédestiné à entraîner le genre humain vers le salut. Que de larmes il dut verser, en secret, sur l’endurcissement de la nation aveugle ! Il pleura sur Jérusalem en s’écriant : « Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule étend ses ailes sur les poussins, et vous ne l’avez point voulu ! » Pendant la dernière étape de son ministère, il se consacra toujours davantage, au petit cercle des apôtres. A quoi bon continuer à grouper la multitude ? Celle-ci, parfois, s’abandonnait, en sa faveur, à des accès d’enthousiasme politique ; elle essayait de lui forcer la main ; on le poussait à se déclarer prétendant au trône. Pareils malentendus aboutissaient à des crises de colère contre lui, parmi le peuple ; celui-ci l’accusait d’avoir excité de vaines espérances parmi les pauvres et les patriotes. Brusquement, on lui tourna le dos ... A la même époque, le roi Hérode, brandissant le glaive rouge qui avait décapité Jean-Baptiste rôdait en Palestine à la recherche du nouveau gêneur.  Il aspirait à se débarrasser du Christ.

C’est le moment où éclata, comme un éclair de magnésium, l’événement subit qui marqua une date inoubliable dans l’histoire morale et religieuse de l’humanité. Jésus qui, dès cette époque, se montra moins dans les synagogues, parcourait un jour la campagne, avec l’humble groupe de ses apôtres. Il leur demanda : « N’allez-vous pas me quitter, vous aussi ? ». Alors Simon Pierre s’écria : « A qui d’autre irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle ; nous avons cru, et nous avons connu, que tu es le Saint de Dieu. » Ceci est le texte donné par le quatrième évangile. D’après Marc, l’apôtre aurait dit : « Tu es le Messie ! » D’après Luc : « Le Messie de Dieu. » D’après Matthieu : « Le Messie, le Fils du Dieu vivant. » La teneur même des paroles est moins importante que la certitude inouïe qu’elles expriment.

Ce credo spontané jaillit de l’âme humaine, pour la première fois, sur la route menant à « Césarée », nom qui était un hommage à César. Jésus-Christ, « le Chemin », marchait sur le chem.in du potentat de Rome ; tout-à-coup, le voilà proclamé chef de l’Humanité entière, par un pêcheur de poisson. Est-il surprenant que la réponse du Sauveur ait résonné comme un chant triomphal ? « Ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais c’est mon Père qui est dans les cieux ! »

Et quel hymne de joie avait retenti, après la tournée missionnaire des soixante-dix messagers de l’Evangile ! « J’ai vu Satan tomber du ciel comme un éclair ... Je te loue, ô Père ! car tu as caché ces choses aux sages pour les dévoiler aux enfants ... Toutes choses m’ont été données par mon Père, et nul ne connait le Fils, excepté le Père ; nul ne connaît le Père, excepté le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler. »

On pourrait dire qu’une première Pentecôte se manifesta sur le chemin de Tibère César, et que l’Eglise y prit naissance. Fortifié surnaturellement par le viatique de la foi en sa personne et en sa mission, Jésus ne recula devant rien ; il partit pour la ville « qui tue les prophètes ». L’auteur sacré décrit, par une formule saisissante, cet élan d’héroïsme : « Il affermit sa face vers Jérusalem. »

Comment aurait-il échappé à des pressentiments funestes ? Platon lui-même, le philosophe païen, essayant d’imaginer les épreuves d’un juste, victime des méchants, écrivait : « Il sera flagellé, mis à la torture, chargé de fers. On lui brûlera les yeux. Enfin, après avoir souffert tous les maux, il sera crucifié. » Si le disciple de Socrate parlait ainsi, le Fils de l’homme, à plus forte raison, devait prévoir sa propre mort, sa fin sanglante. Il faisait plus que la pressentir, il l’acceptait d’avance ; il faisait plus que l’accepter, il lui conférait un sens. D’abord, elle mettrait le sceau à sa magnifique et redoutable mission. Il ne convient pas, disait-il, qu’un prophète échappe à la persécution : le « Serviteur de l’Eternel », annoncé par le voyant, était l’Agneau de Dieu, l’innocente brebis sur qui retombe l’iniquité des méchants. – De plus, Jésus, en s’immolant pour le Royaume de Dieu, n’accomplirait pas seulement d’antiques prédictions ; il obéirait à uni loi immortelle du monde moral, à l’idéal même de l’Evangile : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort. » C’est par la souffrance qu’il faudra conquérir le cœur du genre humain, et transfigurer son âme. – Enfin. le Christ apercevait, dans sa mort violente, l’inexorable dénouement d’une destinée mystérieuse, et qui le dépassait ; il avait conscience d’être mené par la volonté du Très-Haut ; sa vie sacrifiée serait, en quelque sorte, une « rançon » payée pour délivrer l’humanité d’un esclavage démoniaque ; ou encore, le sang qu’il allait répandre lui apparaissait comme le sang des humbles victimes que les anciens égorgeaient, quand ils traitaient une solennelle alliance.

Il apercevait donc, sans étonnement, les nuées chargées de foudre qui s’amoncelaient au-dessus de Jérusalem. N’importe ! Il avait reçu de l’Eternel un ordre de marche ; il avait pris pour devise : « Le laboureur qui pousse la charrue en regardant derrière lui, est impropre au Royaume de Dieu. » Dans cette lourde atmosphère d’orage, la prière l’aidait à respirer en Dieu. Il se recueillait souvent, à l’écart, avec ses intimes. Ceux-ci racontèrent que, dans une région montagneuse où le Christ s’était retiré, son visage resplendit soudain ; un halo de gloire enveloppa le Maître, il apparut transfiguré.

Ainsi le Saint-Esprit préparait la personnalité royale qui avançait vers la Passion. Dans les semaines qui précédèrent la crise finale, Jésus prononça des paroles énigmatiques ; elles s’échappaient de son âme brûlante que travaillait un feu secret. Après le baptême d’eau dans la vallée du Jourdain, il avançait vers le baptême de sang dans la vallée du Cédron. Interjections, apostrophes, soliloques : « Il est un baptême dont je dois être baptisé… Race incrédule et perverse, jusques à quand serai-je avec vous ? Combien de temps vous supporterai-je ? … Je suis venu incendier la terre ; oh ! si la flamme pouvait être allumée déjà !… Le grain de blé doit périr, pour fructifier… Nul ne m’ôte la vie, je la donne… Si quelqu’un veut me suivre, qu’il se charge de sa croix. » L’apôtre Pierre, effrayé, essaya de retenir son maître bien-aimé à l’entrée du noir défilé ; il se permit de l’entretenir à part, pour le conjurer d’avoir pitié de lui-même. Cet assaut, livré à sa conscience, renouvela dans le Messie le conflit dramatique de la Tentation au désert ; il reconnut la voix perfide qui essayait de l’arrêter sur le chemin du sacrifice ; derrière l’apôtre, il aperçut l’Adversaire, le Démon. Il refusa d’écouter plus longtemps le messager inconscient du Tentateur, et s’éloigna de lui. Mais le disciple insista ; il s’obstinait, sur les pas de Jésus qui le devançait. Alors, le Christ se retourna soudain, les yeux étincelants, et lui lança l’apostrophe terrible : « Arrière, Satan ! »

Puis les événements se précipitèrent. A l’époque de la fête pascale, Jésus entra dans Jérusalem, acclamé par des caravanes de pèlerins ; mais le tribunal sacré des Juifs avait secrètement décidé sa mort ; la ville de David se muait en souricière du Messie. Le Christ, qui avait tout deviné, n’avait plus personne à ménager. Pendant les premières journées de la semaine sainte, il expulsa du temple, armé d’un fouet de cordes entrelacées, des troupeaux mugissant ou bêlant ; il ferma la bouche à tous les inquisiteurs matois qui venaient, par petits groupes, lui poser des questions insidieuses ; puis, maître du terrain, il prit l’offensive, s’exprima en justicier, maudit les chefs religieux de son peuple, en leur jetant publiquement l’anathème.

Cette fois, la coupe déborda. Le souverain sacrificateur convoqua d’urgence les membres du Conseil secret, qui secouèrent leurs barbes blanches et décidèrent d’en finir avec un fou dangereux, un fanatique, un blasphémateur. « Inutile, déclarait le pontife, d’ajourner plus longtemps une urgente opération de police. » Les ordres furent donnés. Des pas furtifs glissèrent dans les ruelles de Jérusalem. Pendant que le Messie, dans la chambre haute, communiait avec ses apôtres, les étoiles se levèrent au firmament ; et sur la Terre, au Jardin des oliviers, la lune profila l’ombre des glaives et des bâtons qui attendaient Jésus-Christ.

Alors commença la fin. Un écrivain moderne déclare : « Il n’y a rien dans tout le cycle de la tragédie grecque, rien dans Eschyle, Dante ou Shakespeare, rien dans la légende ou la mythologie des Celtes, qui égale, ou seulement approche, pour la sublimité de l’effet dramatique, la Passion du Christ. » Le voyez-vous, prostré à Gethsémané, sous le feuillage blafard de l’arbre cher à Minerve, sous les rameaux d’olivier, qui servent aux artistes à symboliser la paix ? C’était aussi l’arbre sacré d’Israël, puisque 1’huile servait a oindre les rois et les sacrificateurs. Jésus le Messie, ou Jésus le Christ, signifie : Jésus qui a « reçu l’onction d’En-haut ».

Regardez-le, prosterné dans le « Jardin du pressoir à huile ». O grand Solitaire, ô grand Mystérieux ! l’heure d’un nouveau baptême a sonné pour toi dans l’espace, pendant que la lumière grise de la lune semble tomber sur notre globe, comme une cascade silencieuse de cendres mortuaires. Tu vas être baptisé ; non plus de l’eau vive et fraîche du Jourdain, - mais d’une aspersion tiède et sanglante, le rouge baptême dont tu disais avec angoisse : « Oh ! combien il me tarde qu’un pareil baptême soit derrière moi ! ».

Relisons l’évangile de Luc : « Jésus dit à ses disciples : Priez, de peur que vous n’entriez en tentation ! Et il s’éloigna d’eux, à la distance d’environ un jet de pierre ; et, s’étant agenouillé, il pria, disant : « Père, si tu voulais éloigner de moi ce calice ! Toutefois, que ta volonté soit faite, non la mienne. » Un ange venu du ciel lui apparut pour le fortifier. Etant en agonie, Jésus priait avec plus d’ardeur et sa sueur pareille à de grosses gouttes de sang, tombait à terre. »

Au début de son ministère, le baptême d’eau avait précédé la tentation ; à la fin de son ministère la tentation précéda le baptême de sang. Mais, sous les oliviers de Gethsémané, comme sur les rives du Jourdain, l’âme du Fils reçut l’huile mystique de l’inspiration, le baptême du Saint-Esprit.

« Jusqu’à la fin du monde ».

Sur le roc du crâne se dressèrent trois croix identiques. Cependant, il en est deux dont on ne parla plus jamais ; la chrétienté dit : « La croix du Calvaire. » Pourquoi ? Le supplice des larrons, pourtant, avait duré plus longtemps que celui de leur compagnon énigmatique. Mais, précisément, ce qui a rivé les yeux de l’humanité sur la seule croix, du Christ, ce n’est pas l’instrument matériel de sa torture, c’est la manière dont il est mort ; c’est l’esprit dont il rayonna jusqu’au bout ; et surtout, c’est le contraste obsédant, scandaleux, entre son âme lumineuse et les ténèbres du Calvaire.

Contraste si violent, si intolérable, qu’il a fait sauter les cadres de la Nature et de l’Histoire, comme la vapeur sous pression fait éclater une chaudière. Un libre penseur français, universitaire très connu par ses ouvrages, disait, vers la fin de sa vie : « J’ignore ce qui s’est passé au premier dimanche de Pâques ; mais je sais bien qu’à partir de ce jour-là, quelque chose a été changé dans le monde. » Evidemment ! Le genre humain, par les messagers de la Résurrection, affirma désormais la Vie éternelle.

A l’ordinaire, la biographie d’un homme se termine à sa mort ; mais, pour Jésus-Christ, c’est là, plutôt, qu’elle commence. La fameuse formule qui retentissait au palais du Louvre : « Le roi est mort, vive le roi ! » n’était qu’un jeu de mots ; il ne s’agissait point du même prince, mais du monarque défunt et de l’héritier du trône. Au contraire, après la disparition du Crucifié, les échos retentirent de la présence du Glorifié ; et il s’agissait bien d’un personnage identique : celui qui est « le même hier, aujourd’hui, éternellement ».

Ce fait s’appuie sur une double réalité : celle du Nouveau Testament et celle de l’Eglise.

1. – Le Nouveau Testament n’est qu’une longue série de témoignages convergents à la gloire du Ressuscité ; un ensemble de prismes, différemment inclinés, qui tous reflètent, sous des angles variés, le même soleil. La chose est évidente pour les Epîtres, en particulier pour celles de Paul, composées avant les évangiles ; mais ceux qui rédigèrent ces évangiles n’auraient pas raconté la vie du Nazaréen, si elle avait fini avec sa mort. Le Nouveau Testament a jailli tout entier de la foi primitive de l’Eglise en la victoire surnaturelle du Vivant, foi enthousiaste, héroïque, et en même temps parfaitement sereine, marquée au coin de la certitude.

2. – Et d’où venait l’Eglise elle-même ? De l’Evangile. Jésus n’a pas fondé une institution ecclésiastique, à la fois doctrinaire, sacramentaire ct hiérarchisée. Mais il serait, comme organisateur, au-dessous d’un Moïse et d’un Esaïe, s’il n’avait pas groupé dans une pépinière les fragiles plantes d’une humanité nouvelle. Songez à l’utilité d’un cadre social pour soutenir la moralité ! Le vol est puni par les lois, mais on peut médire et calomnier, sans être inquiété par la police ; dès lors, combien de gens, qui s’abstiendraient de dérober la bourse du prochain, lui dérobent sa réputation ! Dans ce domaine, manquent les institutions qui les protégeraient contre leurs mauvais instincts. Et encore, pourquoi la moralité moyenne des Européens est-elle, parfois, moins élevée, dans les colonies, que dans la métropole ? Parce que le frein de l’opinion publique est desserré. L’Eglise nous aide à cultiver, avec ferveur et méthode, les vertus qu’aucune autre institution ne cultive avec la même persévérance enthousiaste : l’humilité, la pureté, la charité, la spiritualité.

Certes, les philosophes antiques énoncèrent des principes de haute moralité ; mais Jésus a mis les hommes. non pas en demeure, seulement, mais en mesure, de les pratiquer. Telle est la prodigieuse nouveauté apportée par le Christ. « L’Eglise est l’Université morale du monde. »

Elle est bien davantage ! Le mystère qu’elle représente est plus intime, plus essentiel. Jésus déclara : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là. » Telle est la cellule initiale qui contenait en germe l’Eglise. Celle-ci est la manifestation concrète, imparfaite, hélas ! mais ineffablement précieuse, d’une Présence mystique et continue du Sauveur dans les siens. « Je suis le Cep, vous êtes les sarments », – tel est le mystère substantiel qui constitue l’Eglise.

Jésus-Christ s’identifie donc avec une puissance de l’Esprit, qui déborde le temps et l’espace. Il est plus qu’un simple fondateur de religion, plus qu’un exemple ou un martyr. Il est bien autre chose, pour l’Eglise, qu’un personnage disparu, ou un idéal abstrait. La chrétienté, dès l’origine, exalta en lui et adora une personne vivante, immortelle, une force qui se révèle, se communique, et transfuse en nous une âme, comme on transfuse du sang pour sauver un mourant. « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi », s’écriait l’apôtre Paul. Voilà ce que les disciples du Glorifié affirment à la Table de communion. Le Seigneur, le « Ressuscité. », est l’énergie motrice de la chrétienté, le cœur palpitant qui la maintient vivante. Dans cette énergie, nous ne saisissons pas seulement « l’esprit divin que Jésus avait, mais l’Esprit divin que Jésus était » … « La Parole a séjourné parmi nous, écrit saint Jean, et nous avons contemplé sa gloire, une gloire semblable à celle qu’un fils unique reçoit de son père… » Tout cet « évangile de la gloire » est une parabole transparente, un hommage à la réalité morale qui s’exprime en ces radieuses déclarations : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie. Nul ne vient au Père que par moi.

Moi et le Père, nous sommes un. » Ici, nous touchons la cime, car le mot un ne doit pas être pris au sens arithmétique, mais au sens religieux et spirituel.

Ainsi, le Christ nous apparaît comme une personnification, en Jésus, de l’Esprit éternel ; le Christ préexistait à Jésus, ici-bas, et lui a survécu ; il s’identifie, non seulement avec notre conscience, mais avec Dieu.

* * *

Le Crucifié s’évada hors des ténèbres du Calvaire ; et c’est de la Croix elle-même qu’il s’élança vers la victoire ; cette croix, que les magistrats de César réservaient aux esclaves, et sur laquelle, par souci de l’honneur, l’Etat interdisait de ligoter un « Citoyen romain ».

Jamais l’humanité, si loin qu’elle avance dans les terres inconnues de l’avenir, ne perdra de vue la croix où le Fils de l’homme agonisant trouva, enfin, le « lieu où reposer sa tête ».

Toujours cette croix restera profilée à l’horizon derrière nous, solennelle et gigantesque.

Parfois, quand nous parcourons la France, l’ancienne Gaule de Vercingétorix, notre œil s’arrête, étonné, sur quelque ruine romaine, dorée ou noircie par les âges, mais superbe encore dans sa force, et dont la puissante massivité commande le respect. Or, de tous les monuments érigés par les Césars, ces robustes constructeurs, il en est un qui subsistera, immuable, quand tous les autres auront disparu. Les Thermes de Julien à Lutèce, les arènes de Nîmes le pont du Gard, et tant d’autres .édifices, aqueducs, temples, cirques et palais, seront tombés depuis longtemps en poussière, et voltigeront dans l’air avec la poudre des chemins, lorsque l’humanité future, moralement unifiée par l’Evangile, saluera toujours avec adoration, sur un roc de la Judée, la silhouette mystérieuse de la croix, - car ce monument-là fut dressé par les Romains, dit l’écrivain sacré, « une fois pour toutes » (Hébreux 8.27).

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