Bientôt minuit. La station des Matthieson est plongée dans le silence. Pourtant, une curieuse sensation, indéfinissable, réveille Missi qui, épuisé par les veilles angoissées et les fatigues non récupérées des jours précédents, dormait déjà profondément près de son chien fidèle.
— Que se passe-t-il encore ?
Paton ouvre les yeux et devine. Sa brave bête est là, tirant depuis un moment la manche de sa chemise pour l’avertir qu’il y a du danger au-dehors. Alors il bondit à la fenêtre et voit des ombres qui se glissent le long de la palissade.
— Les hommes de Miaki, sans doute !
Soudain, la chambre est éclairée. Des soldats passent en courant, tenant au-dessus de leur tête des torches aux flammes vacillantes. John est atterré.
— Malheur !
Des hommes sont en train de mettre le feu à la petite chapelle de bois édifiée à une vingtaine de mètres de la maison. D’autres, plus près, incendient la palissade de roseaux qui relie les deux bâtiments.
Quelques secondes ont suffi. Maintenant, de grandes flammes montent vers le ciel, léchant les hautes branches des arbres dans un pétillement sinistre. Deux ou trois minutes encore et la maison flambera à son tour, obligeant ses occupants à choisir entre le feu et la lance. Missi sonne l’alerte dans le couloir et réveille ses amis qui accourent bientôt, à demi habillés et les yeux gonflés. Sans explication, ils réalisent tout de suite le tragique de la situation… mais que faire ?
Paton est le seul à ne pas s’affoler. Il s’arme d’un petit tomahawk qui pend au mur et glisse dans sa ceinture un inoffensif revolver — il n’est pas chargé — puis s’apprête à sortir. Il y a des vies à sauver ! Et comme ces vies sont en danger à cause de lui, il se doit de tenter le tout pour le tout et de payer de sa personne.
— Priez, chuchote-t-il à ses amis angoissés.
Matthieson n’est pas d’accord et veut intervenir :
— Non, pas de ça ! C’est fou et inutile, dit-il en lui barrant le passage.
— Laissez-moi agir, ordonne l’Ecossais. Si je ne tente rien, nous serons tous perdus. Mourir pour mourir, ça vaut la peine d’essayer. Dans quelques instants, la maison sera la proie des flammes et ce sera alors trop tard.
Que répondre à ce langage ? Du reste, ses amis sont si désemparés qu’ils n’ont plus la force de le retenir. Que Dieu le protège !
— Refermez la porte derrière moi et priez…
Sur ces mots, Paton se glisse prudemment au-dehors. regarde autour de lui puis, brusquement, bondit en direction de la palissade. D’un geste vigoureux, il la détache de la maison, la renverse d’un grand coup de botte et la rejette plus loin en piétinant l’herbe sèche qui commence à brûler. Il était temps ! Déjà, la chapelle n’est plus qu’un immense brasier. Missi est soulagé. Grâce à sa prompte intervention, le bâtiment est isolé des flammes et le danger semble écarté puisque, par bonheur, aucun vent ne souffle.
— Tuez-le ! Tuez-le ! hurlent une vingtaine d’hommes qui se tournent vers le missionnaire pour lui assener le coup fatal.
— Arrière, tonne Paton. Dieu vous châtiera. Vous avez incendié son temple ; vous avez de la haine pour son culte. Vous êtes des meurtriers. Prenez garde ! Le Tout-Puissant qui me protège a un feu plus redoutable que celui-ci. Changez de conduite, cessez de Le combattre et Il vous épargnera. Vous le savez bien : nous vous aimons. Nous désirons votre bien et vous répondez par la violence. Pourquoi nous détestez-vous ? Pourquoi êtes-vous si méchants ? Je vous le répète, Dieu est ici pour me garder et vous punir si vous continuez à faire le mal.
Les guerriers écument de rage mais ils n’osent s’avancer et porter la main sur celui qu’ils veulent frapper. Le Dieu invisible retient leur bras.
Soudain… un éclair traverse le ciel noir, immédiatement suivi d’un formidable coup de tonnerre. Les hommes de Miaki reculent, effrayés. Un vent d’une rare violence se lève brusquement et pousse les flammes loin de la station. Un vrai miracle ! L’énorme brasier risque d’embraser la forêt tout entière. C’est la tempête. Violente. Accompagnée d’une trombe d’eau comme en connaissent parfois les Tannésiens et qui s’abat sur les tôles de la toiture dans un vacarme indescriptible. Les guerriers se taisent, cloués sur place un instant. C’est sûr ! Le Dieu de Missi est venu les arrêter et il parle ici un langage facile à comprendre : le vent qui malmène les grands arbres, les nuages noirs sillonnés d’éclairs, les tonnerres fracassants, la pluie torrentielle, c’est la voix terrible du Créateur courroucé. Alors, pris de panique, les hommes de Miaki détalent dans la forêt à la recherche d’un abri tandis que Paton pousse la porte pour rejoindre ses amis qu’il trouve à genoux dans la chambre du fond.
— Gloire à Dieu ! crie-t-il pour leur signaler sa présence.
— Alléluia ! Béni soit son nom ! reprennent les frères en se levant pour l’embrasser, tous émerveillés devant une si brusque et si opportune intervention du ciel.
— Ce miracle est pour nous un reproche. « Jusqu’à présent, disait notre Seigneur, vous n’avez rien demandé en mon nom. Demandez et vous recevrez afin que votre joie soit parfaite. »
— Missi, tu as raison ! enchaîne Abraham. Que de bénédictions perdues à cause de notre manque de foi ! Que de délivrances empêchées parce que nous avons été incrédules !
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Dès son arrivée chez les Matthieson, Paton s’était mis à l’œuvre car il n’était pas homme à s’apitoyer sur son sort, à céder aux appels de la fatigue. Prêcher l’Évangile était sa passion, son programme, sa raison de vivre. Son premier dimanche fut bien rempli. Le matin, culte béni avec une trentaine de Tannésiens. L’après-midi, visite de six ou sept villages de l’intérieur pour y parler de Jésus.
— Quand donc verrai-je l’île tout entière se tourner vers Celui qui peut sortir cette population de son malheur ?