Comment les religions humaines ont-elles répondu aux postulats de la conscience, affirmant la déchéance de notre race et la nécessité d’une rédemption ? La plupart des peuples sentent plus ou moins distinctement qu’il faut une réparation proportionnée à la gravité du mal, pour rétablir l’homme dans la communion du Créateur ; mais les efforts prodigieux auxquels ils se sont livrés à cet effet font d’autant mieux ressortir la profondeur de la plaie et les ravages du péché. Plus la peur du divin les oppresse, plus les moyens de salut auxquels ils ont recours les dégradent moralement. De là un fait qui étonne à première vue, c’est que les races les plus nobles songent moins que les peuples corrompus à apaiser la Divinité par des rites sanglants. Celles-là cherchent plutôt la purification ; ceux-ci ont un besoin d’expiation douloureux comme un remords perpétuel. Ce dernier trait se présente surtout chez les peuples sémito-chamitiques (Chaldéens, Syriens, Phéniciens, etc.), tandis que les nations issues de Japhet se font en général une plus haute opinion et de l’homme et de Dieu, et n’imaginent pas entre eux une rupture irrémédiable. Chez les uns, c’est plutôt le côté négatif et sombre du sentiment religieux qui se manifeste ; c’est l’éloignement de Dieu, son courroux et sa haine ; chez les autres, c’est davantage le côté positif et lumineux, l’attrait naturel pour le divin, le sentiment de la parenté avec Dieu.
Entre les deux tendances, nous trouvons Israël, ou, pour mieux dire, sa religion. Non qu’elle forme une sorte de transition historique ou de compromis accidentel entre les deux extrêmes opposés, mais parce qu’elle réunit dans une vivante synthèse ce qu’il y a de bon et de vrai des deux parts. Ce qui manque essentiellement aux autres systèmes, ce n’est pas seulement une juste notion de la Divinité, mais une claire conscience du péché, une vue nette de sa nature, de son origine et de ses effets. L’antiquité païenne oscille constamment entre le dualisme et le panthéisme, qui l’un et l’autre font du mal une nécessité, et rendent, par conséquent, tout remède moral impossible. Il nous serait facile de légitimer cette appréciation en exposant les pratiques religieuses de chaque peuple tour à tour. Mais, pour donner à ce tableau plus de relief que d’étendue, il nous suffira de prendre un type de chaque tendance parmi les nations qui ont eu le plus de contact avec les enfants de Jacob.
En fait de peuple sémito-chamitique, le choix s’impose : ce sont les Cananéens, ou, pour nous en tenir à celle de leurs tribus qui a joué le plus grand rôle dans l’histoire, les Phéniciens (Sidon, Tyr, Carthage). En fait de nation japhétite, nous avons nommé les Perses comme ayant la doctrine la plus semblable à l’enseignement de la Bible. La supériorité de celle-ci ressortira de ce double rapprochement.
Si nous n’avons rien dit encore de la religion des Phéniciens, c’est que, dans notre revue précédente, une sélection s’imposait à nous : ne pouvant tout dire, nous avons choisi la fleur, ce qu’il y eut de plus excellent dans les conceptions antiques de la divinité.
On est surpris peut-être que nous ayons également passé sous silence le culte assyrien et babylonien, qu’on connaît aujourd’hui en détail, grâce aux fouilles de Ninive et d’ailleurs. Cette lacune est motivée par la même raison. Nous aurions pu citer, sans doute, les traditions relatives au déluge et à la « Tour des langues, » qui rappellent d’une manière si frappante les récits de la Genèse. Mais, en fait de notions proprement religieuses, on ne rencontre dans ce vaste champ d’exploration presque rien à glaner qui soit à l’honneur de l’âme humaine, à part quelques hymnes exprimant un vif sentiment du péché. On a peine à concevoir que le peuple auquel nous sommes redevables du monothéisme ait eu pour ancêtre un émigré de Chaldée. Comment Abraham a-t-il trouvé son Dieu, si ce Dieu-là n’était pas celui de sa patrie ? Même sur le terrain biblique, une révélation spéciale qui n’aurait pas son point d’appui dans les antécédents serait sans exemple. Nous avons toujours cru, avec bien d’autres, que la divinité primitive de Babylone était précisément le Dieu souverain appelé El dans la Bible, et qu’à l’époque du patriarche, quoique rejetée déjà à l’arrière-plan, elle y était encore adorée sous le nom d’il ou Ilou (le Il ou Ilâh des Arabes primitifs, le Allah = Al Ilâh des modernes) qui signifie Dieu tout court, le Dieu par excellence. Et voici que M. Maspéro nous enlève cette illusion :
« On n’a, dit-il, signalé nulle part encore, entre les milliers de tablettes ou d’inscriptions sur pierre où sont enregistrées les prières et les formules magiques, un document qui traite de l’existence du dieu unique ou qui contienne une allusion lointaine à l’unité de Dieu… Le Dieu suprême que les assyriologues avaient cru retrouver et qu’ils appelaient Il, Ilou, Râ, n’existe pas plus que le dieu souverain dont les égyptologues avaient imaginé la présence au sommet du panthéon égyptien. »
Disons-le, nous ne sommes pas entièrement convaincu par cette preuve négative, car les « documents » se font d’autant plus rares qu’ils se rapportent à un passé plus lointain, et c’est aux sources premières de la civilisation chaldéenne qu’il faudrait pouvoir remonter pour trancher la question. Le nom même de Babel ou, d’après les inscriptions cunéiformes, Bab-Ilou (porte de Dieu), ne semble-t-il pas indiquer que Il ou Hou était la divinité primordiale des Chaldéens, antérieure à toutes les autres, et que, par conséquent, leur Dieu était à l’origine le même que celui d’Abraham ?
Mais cela n’importe guère à notre propos. Renégats ou non, les Assyriens et Babyloniens n’ont pas de perles à nous offrir dans les temps historiques. Tout ce que nous aurions à dire sur leur compte, on l’entendra tout à l’heure à l’occasion du culte phénicien, avec lequel leur religion n’a que trop de ressemblances.
Le polythéisme de la Palestine, en effet, comme celui des bords de l’Euphrate, est naturiste au premier chef ; c’est une religion foncièrement matérialiste. Elle repose sur le principe de la distinction des sexes, appliquée à la divinité. C’est la force de reproduction adorée sous l’image du soleil et de la lune. Baal, ou Seigneur, c’est le dieu-soleil, non le Dieu invisible dont la manifestation la plus éclatante est l’astre du jour (comme chez les premiers Aryas), mais le corps lumineux et matériel qui répand partout la chaleur et la vie. Le soleil n’est plus ici un emblème, il est devenu une idole pure et simple, le dieu suprême. Mais il n’est que le Dieu mâle, et il a une épouse, Baaltis ou Aschéra, c’est-à-dire la lune, déesse nocturne de la fécondité.
A ce premier couple s’en joignait un second, qui n’en était qu’une forme dérivée, et cependant opposée ou complémentaire, à la fois différente et identique : Moloch, c’est-à-dire le Roi par excellence, et son épouse Astarté ou Astaroth. Moloch n’est autre chose, lui aussi, que le soleil, mais considéré dans son ardeur desséchante, dévorante, et non plus dans son action bienfaisante. Pareillement, sa compagne Astarté, déesse de la lune, et en particulier de la lune décroissante, était la puissance de destruction divinisée, la déesse de la stérilité.
Ajoutons que le dieu principal prenait des noms spéciaux suivant les localités ou les peuplades. Le Moloch de Tyr, dont le temple, par exception, ne renfermait d’autre simulacre qu’une pierre lumineuse, s’appelait Melqarth (Mélek-qiriath (roi de la cité). Chez les Ammonites, c’était Milcom (1 Rois 11.7) ; chez les Moabites, Kémos. (Jérémie 48.7.)
Le culte de Moloch n’est que trop célèbre par les sacrifices humains qu’il réclamait. La statue d’airain, représentant une tête de taureau avec deux bras étendus, était chauffée à blanc à la façon d’un four crématoire et recevait dans ses bras les offrandes vivantes qu’on lui consacrait, ordinairement des enfants, victimes d’autant mieux agréées qu’elles étaient plus innocentes.
La question des sacrifices humains est de celles qui confondent la pensée moderne, pénétrée du souffle chrétien, de celles dont on détournerait volontiers ses regards, si elle ne remplissait, hélas ! de son ombre sinistre les annales de notre race. Il ressort, en effet, de l’histoire des religions que cette horrible coutume a été beaucoup plus générale qu’on ne l’a cru longtemps. Elle sévit encore chez maintes peuplades, presque à la porte des colonies européennes. Voyez ce qu’étaient les îles Fidji, il y a moins d’un siècle ! Lorsqu’un chef bâtissait, il faisait reposer les fondements de sa maison sur vingt cadavres, pour chasser les mauvais esprits ; une barque neuve ne devait être lancée à la mer qu’en écrasant des êtres humains ; plusieurs des neuf cents églises qu’on trouve aujourd’hui dans ces îles sont construites sur l’emplacement même des fours où l’on rôtissait à la fois de six à vingt-quatre personnes. Il est vrai que les Fidjiens étaient des cannibales et que, chez les peuples sauvages, les sacrifices humains sont en relation directe avec l’anthropophagie : les dieux veulent leur part du festin.
Mais ce n’est pas seulement chez les tribus placées au plus bas degré de l’échelle sociale, c’est aussi chez des nations plus civilisées que ce rite cruel a été en vigueur. Il a ensanglanté le sol de notre terre dès la plus haute antiquité, et cela dans presque tous les pays du monde. Qui ne sait que, dans l’Amérique centrale, chez les anciens habitants du Mexique, Aztèques et autres, l’immolation des victimes humaines constituait un élément essentiel du culte public ? Et, sans aller si loin, n’en était-il pas de même de nos ancêtres les Celtes, au temps de Jules César ? Les Gaulois étaient, comme les Hellènes, des descendants de Japhet, et l’on ne peut dire qu’ils fussent des sauvages : néanmoins, la religion des druides faisait couler le sang humain dans nos contrées, sur de frustes autels dont plusieurs sont encore debout. Il faut dire que ces hordes belliqueuses adoraient le Dieu de la guerre et qu’elles lui offraient en sacrifice les prisonniers ennemis, ce qui était moins héroïque et plus commode, mais n’atténue pas cependant l’énormité de cette pratique religieuse.
Or, les Phéniciens n’étaient pas à demi barbares comme les Germains ou les Celtes d’il y a deux mille ans ; ils marchaient en tête de la civilisation ; leurs navires commandaient les mers, c’étaient les Anglais d’alors, ils fondaient partout des colonies prospères, à Malte, à Carthage, en Espagne ; le commerce du monde était entre leurs mains ; c’est à eux que nous devons l’alphabet et l’écriture, les arts, l’industrie ; ils ont été les premiers instituteurs de l’Occident. Quand le grand roi Salomon voulut bâtir le temple de Jérusalem, il eut recours à leurs bons offices ; de même, quand il entreprit de se construire une flotte sur la mer Rouge, il ne se fût pas tiré d’affaire sans l’amitié d’Hiram, roi de Tyr.
Eh bien, c’est au milieu de ce peuple policé entre tous, de culture si avancée, que nous trouvons le rite sanglant des sacrifices humains établi sous sa forme la plus effroyable, à l’aurore des temps historiques. Et cette religion de terreur se propagea tout alentour, non seulement dans les colonies phéniciennes issues de la métropole, chez les Carthaginois et à Malte, mais encore chez des peuples d’autre race, comme les Ammonites et les Moabites, descendants de Lot, neveu d’Abraham, et les Edomites, descendants d’Esaü. Les Israélites eux-mêmes en furent infectés à plusieurs reprises, malgré les véhémentes objurgations des prophètes.
Comment expliquer l’attrait qu’une religion si atroce exerçait sur les âmes ? Il y a dans ce problème psychologique un côté tragiquement sérieux. A mesure que la piété se matérialise davantage, il arrive que, par une sorte de protestation instinctive de l’âme humaine, dont on a refoulé les besoins au lieu de les satisfaire, le sentiment religieux a des exigences toujours plus sévères et plus dures. Alors il excite chez l’homme une soif ardente d’expiation, qui se manifeste par toutes les formes de l’ascétisme. Les sacrifices humains proclament avec une lugubre éloquence que l’homme se sent séparé de Dieu et voué à sa malédiction, tant que ses péchés n’ont pas été lavés dans le sang d’une victime pure. Ils expriment aussi l’idée que nous devons à Dieu, non des offrandes qui ne nous coûtent rien, mais ce que nous avons de plus précieux au monde. Plus les objets que nous lui consacrons nous tiennent au cœur, plus ils ont de prix à ses yeux ; plus ils nous sont chers, plus ils ont de valeur religieuse.
De là vient que les parents ne reculaient pas devant le sacrifice de leurs propres enfants pour apaiser le courroux du Ciel. On les sacrifiait bien sur l’autel de la patrie ! ne devait-on pas le même honneur à la divinité protectrice de la nation ? Le fanatisme et l’héroïsme se prennent parfois l’un pour l’autre et peuvent produire les mêmes effets. Tels furent, en Israël, le sacrifice de la fille de Jephté ; en Grèce, le sacrifice d’Iphigénie ; au pays de Moab, l’immolation du fils aîné du roi, héritier de la couronne. (2 Rois 3.27.)
Pendant les guerres puniques, les Carthaginois firent preuve d’une dévotion sanguinaire jusqu’à la rage. Annibal, ce héros si redouté de Rome, fit passer par le feu en l’honneur de Moloch trois mille prisonniers de guerre en une seule fois. Après une grave défaite, — c’est Diodore de Sicile qui le raconte, — ces Phéniciens de l’Occident s’imaginèrent que leur dieu était irrité contre eux, parce que, dans les derniers temps, au lieu de lui sacrifier certains membres des premières familles, ils s’étaient contentés de lui offrir des enfants du commun peuple, achetés pour la circonstance. Aussitôt les familles qui avaient mauvaise conscience livrèrent spontanément trois cents des leurs, alors que les suffètes (les schôphetim ou « juges » de la Bible) avaient déjà fait sacrifier deux cents jeunes gens d’élite. Le même auteur dit qu’il y avait à Carthage une statue d’airain de Saturne (Moloch) qui élevait les mains de telle sorte, que les victimes vivantes qu’on y plaçait « glissaient dans le gosier, abîme rempli de feu. »
Il semblerait, d’après cela, que les adeptes de cette coutume dussent avoir la conscience plus travaillée que d’autres, un sentiment plus vif et plus aigu de leurs péchés, un désir plus sincère de pratiquer la justice. Il semblerait, en un mot, que les peuples formés à une pareille école dussent fuir le mal avec passion et être des modèles de désintéressement et d’austérité, du moins ceux qui n’étaient pas abrutis par la sauvagerie, mais jouissaient, comme les Phéniciens, d’une haute culture intellectuelle. L’histoire, faut-il dire « hélas ! » ou « Dieu merci ! » l’histoire prouve le contraire. L’usage des sacrifices humains, loin d’être l’indice d’une piété plus sérieuse, d’une repentance plus profonde, est le résultat d’une perversion du sentiment religieux et d’une réelle dépravation morale :
« L’antiquité, dit F. Lenormant, nous a laissé des Phéniciens un portrait peu flatteur : on nous les peint à la fois durs et serviles, tristes et cruels, corrompus et sanguinaires, égoïstes et cupides, inexorables et sans foi. »
Les holocaustes de victimes humaines n’étaient qu’une des faces du culte rendu à Baal-Moloch : à peine peut-on dire qu’ils en étaient le côté le plus sinistre. Nous avons vu que la religion phénicienne adorait sous l’image du soleil et de la lune, dieu mâle et dieu femelle, la puissance fécondante de la nature et son pouvoir destructeur, ce qui propage la vie et ce qui la dévore. Les philosophes ont brodé de fort belles choses sur « l’éternel féminin, » et de très légitimes à condition qu’elles planent toujours dans les hauteurs sereines de la spéculation et de la poésie ; mais, comme la bulle diaphane s’évanouit en se traînant à terre et n’y laisse qu’un peu d’écume, ainsi la vision éthérée se dégrade et se perd dans un réalisme de bas étage, dès que la volupté s’en empare pour enivrer les sens.
On devine à quelles infamies devait donner lieu un culte qui célébrait avant tout le principe sexuel. La reine du ciel, sous sa double forme Aschéra, déesse de la fécondité, et Astaroth, déesse de la stérilité, était honorée par des cérémonies où l’impudicité et la luxure étaient obligatoires et envisagées comme devant attirer les faveurs de la divinité. Dans les temples d’Aschéra, les jeunes filles devaient sacrifier leur honneur et leur virginité, et les femmes mariées qui voulaient faire acte de grande dévotion devaient y commettre adultère. Dans les temples d’Astaroth, aucune femme mariée ne pouvait pénétrer ; mais des jeunes filles nubiles y étaient livrées au feu, et les hommes qui se consacraient à la déesse le faisaient par des mutilations contre nature et la servaient ensuite en qualité d’eunuques. Il v avait des milliers d’hommes pareils en Phénicie, qui, devenus prêtres de Baal et d’Astarté, passaient leur vie dans les pratiques de l’ascétisme le plus barbare, et remplissaient leur office par des danses frénétiques accompagnées de macérations. Nous en avons un exemple pris sur le vif dans l’histoire d’Achab et de Jézabel, au temps du prophète Elie :
Ils invoquèrent le nom de Baal depuis le matin jusqu’à midi, en disant : Baal, réponds-nous ! Mais il n’y eut ni voix ni réponse. Et ils sautaient devant l’autel qu’ils avaient fait… Et ils se firent, selon leur coutume, des incisions avec des épées et avec des lances, jusqu’à ce que le sang coulât sur eux. (1 Rois 18.26-28.)
On voit qu’à force d’être naturiste ce culte phénicien était une sorte de défi diabolique jeté à la nature, telle que Dieu l’avait faite. La volupté la plus effrénée et la cruauté la plus féroce passées au rang des vertus sacrées ; la fidélité conjugale profanée de par la religion ; la chasteté jugée un crime : c’est le renversement total des notions les plus élémentaires de la moralité. Hérodote lui-même, en décrivant ces coutumes asiatiques, les appelle des « abominations. » Elles ont, cependant, déteint quelque peu sur la Grèce, on en trouve des traces dans sa mythologie et dans ses mystères ; mais elles n’y sont entrées dans les mœurs qu’à une époque tardive, au temps de la décadence :
« Quelle différence, dit M. Alb. Réville, entre le Melkart tyrien ou carthaginois, ce dieu d’airain, mangeur d’enfants, terreur des hommes, et l’Héraclès, l’Hercule grec, grand justicier, terreur des monstres, pacificateur et libérateur ! Pourtant, c’est une même notion religieuse du soleil qui a enfanté l’un et l’autrel.
l – Les prolégomènes de l’histoire des religions, 4e édit., p. 135. Paris, Fischbacher, 1886.
Les Grecs avaient trop le sens de l’idéal, le tact, le goût du beau, à défaut de sens moral bien délicat, pour tolérer chez eux de pareilles énormités. Aussi n’ont-ils pu admettre Moloch dans leur mythologie qu’en l’idéalisant : tantôt, sous le nom d’Hercule, ils ont fait de lui, de Baal à vrai dire, le bienfaiteur des hommes et le vainqueur du mal ; tantôt, l’assimilant à Cronos, le Saturne des Latins, ils ont vu en lui l’image poétique du « Temps sans bornes, » qui produit les êtres et les détruit tour à tour. Disons-le à leur honneur, leur interprétation est erronée ; ils n’ont pas compris la révoltante signification du culte des Baalins, le grossier matérialisme qui s’y étale sans vergogne.
Si Moloch dévore tant de victimes vivantes, ce n’est pas qu’il ait horreur du péché, c’est tout simplement parce qu’il a faim et qu’il est avide de chairs palpitâmes à la façon du vautour ; et s’il est le producteur de la vie sous le nom de Baal, c’est qu’on lui suppose des appétits exclusivement charnels. La nature humaine dans ce qu’elle a de plus bas et de plus sensuel, la bestialité pure sous sa double forme de voracité et d’impudeur, voilà l’idéal que les Phéniciens ont su se faire de la divinité ! Leur dieu est un monstre plus hideux à voir que le démon chez les autres peuples !
Comment une religion pareille a-t-elle pu monter au cœur de l’homme, a-t-elle pu le séduire ? Par quel infernal prodige a-t-il pu l’inventer ? Mieux valait pas de religion du tout qu’un culte si outrageant et pour l’homme et pour Dieu ! Ces mots de l’apôtre viennent forcément à la pensée : « Dieu les a livrés à leurs passions infâmes, eux qui ont changé la vérité de Dieu en mensonge ! » (Romains 1.25-26) Il y a là un jugement du Législateur suprême, qui veut que le fond des cœurs soit manifesté, et que le mal qu’on tolère en soi comme un germe impur se développe jusqu’à ses dernières conséquences pour se montrer tel qu’il est. « Maudit soit Canaan ! » est-il écrit dans la Genèse. Ne semble-t-il pas, en effet, que la religion de ce peuple, au lieu de le rapprocher du ciel, l’ait marqué d’un sceau de malédiction ?
Un fait paraît cependant prouver que les Cananéens n’étaient pas si dégradés à l’origine, c’est que du temps d’Abraham on ne trouve pas trace de ce culte ignoble parmi eux ; les mœurs sont encore relativement honnêtes ; et le patriarche, monothéiste fervent, et plus fidèle à sa foi que ne le sera plus tard Salomon, traite alliance avec les habitants du pays, qui lui font même l’honneur de lui dire : « Tu es un prince de Dieu au milieu de nous. » (Genèse 23.6) Il faut donc que la religion de Baal ait été importée du dehors avec la corruption morale qui l’accompagnait. Et nous savons qu’il existe une étroite parenté entre le culte phénicien et la religion des bords de l’Euphrate. Ici, l’on adorait Bel ou Bilou, dieu mâle, et Istar son épouse, dans lesquels il est facile de reconnaître les dieux palestiniens Baal et Astarté, d’autant plus que, d’après les inscriptions cunéiformes non moins que d’après Hérodote, de scandaleuses cérémonies se pratiquaient aussi en Chaldée : chaque femme mariée était tenue, de par la loi religieuse, de se prostituer dans le temple au moins une fois en sa vie ! C’est donc aux Babyloniens, semble-t-il, qu’il convient d’attribuer la paternité de ce culte avilissant.
D’après le chapitre 14 de la Genèse, document historique du premier ordre, on peut même conjecturer que le mal a dû s’introduire en Palestine précisément du temps d’Abraham, alors que lui-même le fuyait ! Seules, les villes de la vallée du Jourdain et de la mer Morte, ou « vallée de Siddim, », Sodome et Gomorrhe, sont déjà mûres pour le jugement, à force d’être dépravées. Or, ces villes avaient été pendant douze ans sous le joug du roi d’Elam, Kédor-Lahomer, un Sémite de l’Euphrate. En tous cas, lors de la conquête de Canaan par les Israélites, la gangrène avait déjà envahi ce pays. Après la mort de Josué, lisons-nous Juges 2.8-13, « les enfants d’Israël abandonnèrent l’Eternel, et ils servirent Baal et Astaroth. »
Et dire que la contagion, portée par les navires de Tyr et de Sidon, a failli empoisonner tout l’Occident ! On frémit à la pensée du danger que l’Europe a couru à l’époque des victoires d’Annibal ! Nous l’avons échappé belle ! Sans la vaillance romaine, c’en était fait de nous ! Et l’on ne peut s’empêcher de croire que le fameux cri de ralliement : Delenda Carthago ! « il faut que Carthage soit détruite ! » était un mot d’ordre venu de plus haut que de la terre. Mais, ce qu’on ne comprend pas, ou plutôt ce que nous comprenons seulement par l’histoire sainte, c’est que le peuple de Jacob, placé au cœur même de ce foyer pestilentiel, entouré de toutes parts, au nord, au midi, à l’est et à l’ouest, de nations vouées à Moloch, ait pu conserver sa religion intacte, la religion du Dieu saint, « dont les yeux sont trop purs pour supporter la vue du mal, » et qui, néanmoins, « ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie, » tout juste l’inverse des idoles de Canaan !
Israël est comme un îlot battu par les flots de la corruption païenne, qui menacent à chaque instant de le submerger ; comme un phare brillant au milieu des plus affreuses ténèbres… D’où lui vient cette position privilégiée ? Est-ce peut-être, ainsi qu’on l’a prétendu, à Zoroastre qu’il la doit ?