Les prisonnières lisant la Bible à la Tour de Constance
A l’issue de son séjour à Aigues-Mortes, Anne Durand se rendit à Craux, près de St-Pierreville, chez son oncle Marc Rouvier. Déjà Paul Rabaut intervenait à Nîmes en sa faveur. Alors qu’elle était auprès de sa tante, il avait écrit à Chiron : « Elle pourra, si elle le veut, gagner ici honnêtement au moyen de son aiguille, car on assure qu’elle brode très bien. Quant à moi, je ferai comme si était elle ma sœur ou ma fille. »
Le pasteur restait aussi en relations étroites avec Marie. Celle-ci, plus que jamais, se laissait aller à l’espérance. « Monsieur et très cher Pasteur en Jésus-Christ, lui écrivit-elle le 4 février 1760, que je suis extrêmement flattée que vous ayez reçu ma lettre avec plaisir ! C’est un délice excellent pour moi que mon pasteur, que je respecte, que j’aime très cordialement, daigne faire attention à ce que lui dit sa brebis captive. Cette faveur me console et me fait supporter mes peines avec patience et avec joie. » Les prisonnières avaient alors de grands sujets de confiance ; elles le croyaient du moins ! M. de Roqualte, le commandant du château d’Aigues-Mortes, se montrait bienveillant envers elles. Aussi Marie disait-elle au pasteur du Désert : « La nouvelle que j’ai eu l’honneur de vous apprendre est d’autant plus vraie que M. de Roqualte reçut, avant-hier soir, un ordre de M. de Thomond de lui envoyer un état de nos noms, conforme à ceux que je vous ai envoyés plusieurs fois, et comme M. le Major n’est pas en ville, M. de Roqualte m’a commise pour le faire remettre demain à M. de Thomond, qui doit partir incessamment pour Paris, de sorte que hier, après le service de la prière, je travaillai à cet ouvrage. »
Les prisonnières connaissaient les mille bruits du dehors. L’oreille toujours aux aguets, uniquement préoccupées de leur délivrance, elles croyaient trouver des signes favorables dans les circonstances les plus étrangères à leur situation. A cette époque, la France était épuisée par la longue et désastreuse guerre de Sept ans, qui se prolongeait contre toute attente. A bout de ressources, le roi avait contraint les puissants de son royaume, courtisans et financiers, de porter leur vaisselle d’or et d’argent à la Monnaie. A leur tour les églises catholiques, qui renfermaient tant d’objets précieux, durent se dépouiller d’une partie de leurs richesses pour le salut du pays. On racontait que le Souverain avait mandé l’archevêque de Paris. Celui-ci s’informant de ce qu’on réclamait de lui : « tout, aurait répliqué le roi, sauf les vases sacrés ». On voulait voir dans cette réponse la volonté nettement affirmée de la Cour de faire participer le clergé lui-même aux charges de l’Etat. Les prisonnières recueillirent avec joie ces bruits et Marie Durand se hâta d’en informer Rabaut, qui les avait certainement connus avant elle :
« Peut-être que le clergé n’aura pas toute la satisfaction qu’il souhaite. Sa Majesté a donné ordre de lui remettre tous les ornements des églises, en or, en argent, sans aucune réserve ; de façon que l’archevêque de Paris voulût lui-même savoir de Sa Majesté ce qu’elle demandait des églises ; Elle répondit : « Tout ». Ce grand prélat voulut tâcher d’obtenir une modération ; Sa Majesté répondit qu’on pouvait aussi bien se prosterner devant un morceau de bois que devant l’or et l’argent ; de sorte que tout a été porté à la Monnaie, jusques à la clochette, à ce que m’ont dit deux catholiques romains, me protestant l’avoir vu de leurs propres yeux à Montpellier. »
Puis l’héroïne parle d’une tentative d’assassinat, dont Louis XV aurait failli être la victime : « On dît ici qu’on avait encore osé attenter contre la personne sacrée de notre bien-aimé monarque et qu’on avait trouvé un écrit sur la table, qu’il y avait cette inscription : « Si nous t’avons manqué cette fois, nous ne te manquerons pas une autre. » Sa Majesté étant informée de cela, voulut l’écrit, et, comme quelqu’un s’en était saisi, on l’a arrêté. Cela est arrivé tout récemment, à présent on ne veut pas ici qu’on parle de cette époque. » Puis la trop crédule prisonnière se faisait encore l’écho d’un autre bruit : « J’oubliais encore de vous dire qu’un des grands ingénieurs a décampé du royaume, il y a autour de quinze jours. Il a emporté le plan de cette ville et celui de Montpellier ; son évasion a jeté une terrible terreur. On l’accuse d’avoir volé la province… »
Elle voit un présage favorable dans les circonstances les plus insignifiantes, mais sa pensée s’arrête surtout avec confiance sur la démarche de M. de Thomond et les sympathies de M. de Roqualte : « Aujourd’hui, M. de Roqualte a dit ces propres termes : qu’il nous plaignait de tout son cœur ; qu’on devrait ôter d’ici d’honnêtes gens pour y mettre des impudiques (1) ; qu’il donnerait dix louis pour que la chose fût. Voilà, Monsieur et cher Pasteur, les nouvelles que je peux vous donner. La première est d’autant plus vraie qu’on me l’a assurée, et la seconde me la confirme, attendu que jamais aucun commandant de province n’avait demandé notre état. Dieu veuille qu’elle soit favorable… Il me paraît, Monsieur et très cher Pasteur, que les événements s’accordent assez bien avec la Sainte Ecriture et que la délivrance de notre sainte Sion s’approche. Le bon Dieu hâte cet heureux moment, fasse approcher notre cher monarque de son esprit de jugement, mais plutôt qu’il lui plaise l’en revêtir et le rendre plus précieux que l’or même ! Je ne demande point s’il serait besoin de faire un placet pour Sa Majesté. Vous êtes très sage et très prudent, plus que l’or d’Ophir. »
(1) Allusion faite à la destination de la Tour de Constance, qui était en principe, à cette époque, de recevoir des femmes de mauvaise vie.
Après avoir recommandé à son correspondant un paquet qu’elle destine à sa nièce, elle termine par des remerciements et des vœux : « Je vous suis infiniment obligée, Monsieur et très cher Pasteur, de la pieuse exhortation que vous avez la bonté de me faire. Je ferai de mon mieux pour en faire usage. Continuez-moi, s’il vous plaît, votre protection et votre chère amitié pastorale, que je prise infiniment, plus que tous les trésors du monde. Priez Dieu, je vous supplie, pour moi, et soyez persuadé que je ne vous oublie jamais, ni votre chère famille, et si mes prières sont exaucées, vous la verrez couronnée des grâces et de la gloire de la maison de Dieu, et l’éternelle félicité en fera le couronnement à la fin des siècles. »
Jusque-là elle semblait s’être désintéressée de la gestion de ses biens du Bouchet, laissés depuis la mort d’Etienne Durand au jeune Pierre Astruc, mais elle commença vers cette époque les premières démarches qui devaient tendre à liquider ces affaires délicates : il importait d’assurer le séjour d’Anne en Vivarais, où elle paraissait maintenant revenue pour toujours.
Astruc était catholique, et comme tel il pouvait jouir de son patrimoine en toute tranquillité. Marié le 31 janvier 1758 avec Marie Sibleyras, il n’avait pu hériter que d’une petite partie des biens appartenant à son père, car celui-ci avait quatre autres enfants, et il lui était sans doute très agréable de se trouver à la tête d’un domaine, même en dépit des clauses restrictives mises par Etienne Durand dans l’acte de location.
La prisonnière l’assigna donc par exploit, le 17 mai 1760, et le fit inviter à « délaisser les maisons et autres biens, avec les bestiaux, les effets, les semences, dont il s’était emparé depuis le décès d’Etienne Durand ».
Il refusa. Marie, par un nouvel exploit lui rappela les termes du testament de son père qui l’obligeaient à lui restituer ses biens « si elle venait, comme elle l’espérait, à obtenir sa sortie et sa liberté de la Tour ».
Astruc sentit le terrain peu solide et il accepta de signer, le 29 juillet 1760, un compromis en l’étude Reymondon, de St-Pierreville. Il déclara se désister « de l’utilité du testament d’Etienne Durand, dont les biens ainsi que ceux de sa femme deviendraient la propriété de leur fille à partir du 25 mars 1762 ».
Il promit d’abandonner le mobilier, ainsi que les cabauds, le bétail et les récoltes de cette année 1762 ; une cuve à vin, deux « arches fermant à clé », une crémaillère, une charrette. Quant au bétail, une estimation antérieure l’avait évalué à 262 livres.
Il reçut 350 livres en échange, et le droit de conserver les fruits divers recueillis par lui depuis la mort du vieux greffier, en compensation des 969 livres 12 sols qu’il avait versés aux créanciers de ce dernier. La pension de 20 livres qu’il devait servir à la prisonnière lui fut abandonnée, et Marie s’engagea à payer à sa nièce les 600 livres léguées à celle-ci par son grand-père. Survint un deuxième accord, le 28 août 1760, devant Me Darnaud, notaire à St-Pierreville. Anne Durand représentait sa tante en vertu d’un pouvoir que la recluse avait fait établir dix jours auparavant par le notaire Crouzet, d’Aigues-Mortes. La jeune fille s’engagea à verser 300 livres à Etienne Vabre, son oncle, avec lequel Astruc était en procès à l’occasion d’un règlement de comptes relatifs aux biens qu’il devait délaisser.
Vabre fut heureusement un créancier pitoyable et il ne fit rien durant le reste de sa vie pour recouvrer la somme qui lui était due.
Divers indices nous portent à croire que la somme remise à Pierre Astruc pour qu’il consentît ainsi à restituer son bien à sa cousine, fut avancée par Anne Durand sur les maigres biens qu’elle avait retrouvés à Craux, et qui lui venaient de sa grand’mère Isabeau Sautel, décédée à la Tour depuis plusieurs années. En effet, Marie s’exprimait en ces termes un peu plus tard : « Le peu d’argent qu’elle (sa nièce) tira de son bien maternel servit pour me tirer le mien des mains de mes cruels parents… » Astruc s’était montré dur envers la prisonnière d’Aigues-Mortes !
Pour reconnaître ce service et dédommager Anne, elle dicta son testament le 25 octobre suivant (1760) dans l’étude du notaire Crouzet. Anne était revenue du Vivarais pour l’occasion, et faisait un second séjour auprès de sa tante. Celle-ci l’établit sa légataire universelle. Toutefois elle réservait une somme de 500 livres, payables six ans après son décès, à Catherine Goutès, qu’elle avait élevée à la Tour. Anne Goutès eut probablement la joie de connaître la libéralité faite par Marie à sa fille : un compte du boulanger indique qu’elle mourut dans les trois mois qui suivirent.
Le même jour, devant le même notaire, Anne Durand faisait à son tour de sa tante sa légataire universelle.
Vers cette époque, le pasteur Gal-Pomaret, de Ganges, écrivait à son frère Gal-Ladevèze, du Vigan, ces lignes qui prouvent que Peirot et Rabaut n’étaient plus les seuls ministres qui eussent le souci de soulager la détresse des prisonnières : « Nos sœurs de la Tour d’Aigues-Mortes recourent à notre charité, et il est de notre devoir de leur donner des preuves de notre bénéficence, ou, pour mieux dire, elles méritent notre première attention. Je fais une collecte pour elles, et si tu voulais aussi en faire une, nous leur manderions le tout ensemble, en spécifiant ce qui provient de chaque église, et en mettant quelque chose à part pour celles de ces pauvres captives qui ont le plus besoin de secours. »
Cette aide des églises de France semblait devoir prendre une importance particulière, car les amis de nos églises à l’étranger s’étonnaient de ce qu’il y eût encore des prisonnières à Aigues-Mortes, puisque les autres geôles avaient été vidées ; et le Comité de Hollande, en envoyant 800 livres, affirma le 4 décembre 1760 que ce serait la dernière remise. « Le nombre des captives avait diminué », disait le correspondant ; et se faisant l’écho de certains bruits étrangers, il ajoutait « que plusieurs de celles qui restaient pouvaient sortir, mais n’en avaient pas envie…, elles semblent pouvoir se passer de nos secours ».
Elles étaient pourtant vingt encore, emmurées vivantes dans la forteresse. Mais des jours meilleurs, lentement, allaient se lever pour elles. En mars 1761 Anne Soleyrol fit présenter un placet à Saint-Florentin. Celui-ci s’avisa, un peu tard, de penser que, puisque le seul jugement porté contre la religionnaire la condamnait à entrer en 1738 au couvent de Mende, « ou l’avait punie bien rigoureusement » en la gardant vingt-trois ans à Aigues-Mortes. Il la grâcia, accordant ce qu’il avait refusé douze ans plus tôt lorsque Frédéric II intercéda en faveur des recluses, ni plus ni moins « coupables » qu’alors. Elle sortit, accablée d’infirmités, et fut remise à son frère d’Alès qui se porta caution pour elle.
Françoise Sarrut mourut au cours de l’été.
Quand vint la date fixée par les contrats passés à St-Pierreville deux années plus tôt, Pierre Astruc qui logeait toujours au Bouchet-de-Pranles dut songer à quitter le domaine dont il était régisseur depuis treize ans. Il le laissait en pitoyable état.
Aussitôt qu’elle en eût repris possession, Anne en écrivit à sa tante, qui dut alors demander secours à Paul Rabaut. La prisonnière espérait plus que jamais sa prochaine délivrance, bien qu’elle semble faire allusion au début de sa lettre à un danger auquel le pasteur aurait échappé :
« Monsieur et très cher pasteur, disait-elle, personne n’est plus vivement pénétré de la douleur la plus sensible que moi sur tout ce qui vous regarde.
« Il semblait que la nue allait faire éclater la foudre sur le vaisseau chéri du ciel et de tous les vrais fidèles ; mais, comme quelquefois un mal sert de remède à de grands maux, j’espère que ce digne et excellent vase qui jette tant d’admirables fleurs de la meilleure odeur, tirera avantage de ces sublimes fruits répandus et que gloire s’entassera sur gloire à l’honneur qui est dû à un si célèbre Jéhosuah. Veuille le Dieu tout-puissant vous mettre toujours sous sa divine protection, vous couvrir de la nuée de son ancien Israël et de la cachette de ses ailes !…
« Je vous dirai, monsieur, que je crois que notre liberté est assurée. Voici ce qui nous donne lieu d’avoir cette certitude. M. le Major, qui nous avait toujours dit fermement que nous ne verrions jamais de délivrance que sous des conditions contraires à notre conscience, dit, le 7 du courant, à une de mes compagnes qui a été sa domestique, qu’il était sûr que nous aurions notre entière liberté, que M. le commandant de F… travaillait de toutes ses forces et qu’il en avait eu des lettres d’avis. Elle lui demanda si le seigneur viendrait bientôt ; il lui répondit : Quoiqu’il ne vienne pas encore, le reste ne sera pas loin. » Il lui dit encore qu’il avait fait tout ce qu’il avait pu pour nous. Il lui défendit d’en parler. Nous pouvons nous persuader que la chose sera, s’il plaît à Dieu, puisqu’il l’a dit ; car c’est un politique qui ne nous donnerait pas cet avant-goût, s’il n’en était assuré.
« J’ai encore appris, d’un fort bon catholique, qu’on délivra vingt-huit forçats de nos frères dans le mois de mai, que ledit seigneur s’employait de toutes ses forces pour le bien de notre désolée Sion, et que personne ne l’aurait jamais vue si fleurissante qu’elle serait bientôt. C’est un homme de très bonne condition et de probité, catholique, mais non bigot. Il me fut défendu de parler à personne sur ce sujet. A qui donnerions-nous la gloire de si grandes merveilles, qu’à vous, mon très cher et illustre pasteur ? Oui, elle éclatera un jour et vous en serez entouré ! Mais celle qui doit couronner tous vos travaux et dont vous serez absorbé, sera beaucoup plus glorieuse. Vous avez fait le plus, ne vous lassez pas de faire le moins, je vous en prie par les compassions de Dieu ! »
… « J’eus l’honneur de vous informer que plusieurs de mes compagnes ont été forcées de s’endetter dans leurs maladies de l’année dernière, et que j’étais du nombre » écrit-elle encore en faisant allusion aux misères qui atteignirent les captives au début de l’hiver.
« Je peux vous dire, à la vérité, qu’alors je devais vingt-sept écus ; aujourd’hui je n’en dois pas tant, peu s’en faut. Vous me fîtes la grâce de me promettre que vous nous feriez donner quelques secours. Je vous demande, au nom de Dieu, de ne pas tarder ; car si Dieu nous accordait la faveur de notre liberté, nous serions obligées de vendre nos hardes pour satisfaire ceux qui nous ont fait plaisir. J’attends cette charitable faveur de votre charité pastorale, et mon pitoyable état ne vous touchera-t-il pas ? Je sais que vous êtes trop susceptible de compassion pour n’avoir pitié de nos misères.
« Ma nièce vient de m’écrire que tout un quartier de ma maison allait crouler sur ses fondements, que les derniers vents avaient risqué de la renverser, qu’une chambre s’en allait par pièces, que tous les couverts étaient entièrement pourris, qu’on avait emporté les planches des planchers, qu’on n’y pourrait point mettre la tête à couvert et qu’elle n’avait aucune ressource ni un liard. Nous savons, monsieur, que le peu d’argent qu’elle tira de son bien maternel servit pour me tirer le mien des mains de mes cruels parents, et, à présent, l’une et l’autre, nous nous trouvons les bras liés. Charitable pasteur et digne protecteur, que je trouve dans vos soins de piété quelque secours pour mettre la tête de deux misérables à couvert. Que ma maison, qui est rasée, soit totalement perdue, c’est pour la gloire de Dieu ; mais celle qui résiste encore à l’hiver de la persécution, qu’on puisse s’y mettre un peu à couvert, en état d’y habiter avec quelqu’un pour travailler mon bien ! Peut-être que Dieu, par sa grande et inépuisable miséricorde, me bénira, et je le rendrai avec le temps. Je suis digne de la plus grande compassion ; je suis sans ami. Entrez dans mes sentiments, je vous en supplie, et ayez pitié de mon triste état. Quelle affligeante situation d’être forcée de demander à ceux qui ne vous doivent rien ! Je n’ai personne qui puisse me servir auprès des âmes pieuses et généreuses. Observez, Monsieur, que je ne suis entrée en possession de mon bien que depuis vingt et un jours et que, pendant vingt mois, j’ai nourri et entretenu ma nièce comme j’ai pu, et que, pendant seize mois je ne tirerai que quelques châtaignes, et même fort peu, puisqu’on m’a coupé mes arbres. Mais Dieu juge à propos que je sois ainsi affligée de toutes les façons. Veuille-t-il me donner la force de tout souffrir avec une sainte patience. Soyez bien persuadé, Monsieur et très cher pasteur, que vous et tous ceux qui vous sont chers, avez grande part à mes prières et qu’elles ne tariront, à votre égard, qu’avec ma vie. »
Détails navrants, épreuves qui devaient se prolonger des années encore ! Mais Marie Durand tenait tête à tant d’orages, et gardait la foi.
Fitz-James venait d’arriver comme commandant militaire en Languedoc. Esprit large et tolérant, il avait déjà correspondu avec Paul Rabaut. Sans attendre, il libéra de sa propre autorité, en mai 1762, Marie Vidal-Durand et Marguerite Robert-Vincent, enfermées respectivement en 1737 et 1759 sur les ordres des précédents commandants militaires. Le nouveau venu estimait qu’il pouvait annuler leurs décisions puisqu’il possédait les mêmes pouvoirs. Puis il demanda la liberté de quatre autres détenues. Saint-Florentin tergiversa, puis refusa.
Sur ces entrefaites M. Tansard, diacre de l’église de Nîmes, fit parvenir aux détenues une somme de 160 livres, et quelques jours après des « demoiselles » de la même ville apportèrent aussi diverses charités. Marie répondit à Tansard ; puis elle en avisa Paul Rabaut le 21 août 1762, osant rédiger l’adresse en des termes qui n’eussent pas été tolérés quelques années plus tôt :
« A Monsieur Paul, pasteur de J.-C., à main propre, à son logis. »
« Monsieur et très honoré pasteur, vous que j’honore, que je respecte ; qu’il me soit permis de vous aimer jusques au dernier soupir de ma vie ! J’ai été longue à vous répondre, mais ce n’est pas ma faute ; je voulais tâcher d’économiser quelque chose pour vous en faire part ; mais ce que j’ai pu tirer, j’espère que le temps nous l’apprendra au clair. »
Puis elle lui raconte mille bruits sans consistance auxquels elle s’attache, comme le naufragé à la planche du salut. C’est un apprenti cordonnier qui a entendu dire par un catholique, à son patron, que bientôt la France serait toute protestante. C’est le fils d’une de ses compagnes du Vivarais qui a parlé à sa nièce des propos tenus à Soyons (2) par un Parisien : « Cet étranger demanda la place du temple. On l’y conduisit. Il voulut savoir ce qu’on avait fait des pierres de cet édifice, et, le lendemain, le curé de cette paroisse aurait dit à un catholique, fort honnête homme, que les protestants auraient leur liberté de conscience avant que l’année finît. » Un autre personnage s’était rendu à St-Peray, en mai, et il avait privé le curé des droits qu’il prélevait sur les mariages, les baptêmes et les sépultures. Le bruit courait aussi que le roi venait de supprimer les rentes de huit cardinaux, parce qu’ils avaient refusé de signer une pièce qu’il leur présentait.
(2) Petit village de l’Ardèche, près de Valence.
On se nourrissait à la Tour de ces nouvelles qui devaient être, durant les longues heures d’inaction, indéfiniment commentées. Marie Durand en particulier les acceptait avec une confiance naïve qui nous apparaît comme le signe d’un caractère foncièrement optimiste, soutenu par une indéfectible foi ; et la prisonnière trouvait partout les présages de la délivrance prochaine :
« Dieu veuille, poursuivait-elle, en effet, par ses grandes compassions, y mettre sa main tout bonne et puissante et achever son œuvre ! La multitude a commencé de rendre grâces à Dieu en disant : Alléluia ! Puisse bientôt la grande assemblée faire entendre sa voix, comme celle d’un fort tonnerre, en disant : Alléluia ! le Seigneur est entré dans son règne ! — Quelle douce satisfaction pour moi, Monsieur et très cher pasteur, de vous voir couronné de vos beaux ouvrages et de tous vos travaux. Ceux qui vous ont blâmé exalteraient la gloire qui vous est due. Dieu le fera par sa bonté infinie et vous fera goûter ce doux plaisir d’avoir l’approbation de tous ceux qui ont les vrais sentiments de la religion et du christianisme. »
Puis elle faisait allusion aux envois reçus de Nîmes :
« J’écris à M. Tansard. Vous aurez la bonté de lui faire remettre et d’appuyer ma lettre. J’aurais écrit plus tôt, mais M. Tansard nous fit passer cent soixante livres, et quelques jours après nos demoiselles de la ville vinrent aussi, et comme je ne demande jamais rien que le besoin ne nous presse, j’ai voulu laisser couler le temps, afin de dire vrai. NI. Tansard me fit tenir neuf livres en mon particulier, que je pris en compte de ce que mes compagnes me doivent. Autrement je l’eusse refusé, parce que cet argent est donné pour toutes. Si vous pouviez me faire compter les trente-neuf livres qui me restent devoir, vous me feriez grand plaisir, car je dois encore vingt-huit livres et je m’acquitterais entièrement. Je me suis acquittée de cinquante-trois livres. Dieu sait comme j’ai passé ma vie ! Je me suis passé de robe tout l’été, de tablier, de souliers et autres choses nécessaires. Mais, pourvu que je puisse m’acquitter avant de quitter ma cruelle prison, je serai contente quand je n’aurais pas un liard.
« Il ne me manque jamais de nouveaux chagrins. On m’a fait saisie sur mes biens pour cent quatre-vingts livres, c’est-à-dire les graines du fermier qui ne m’appartiennent point, puisque je ne suis jouissante de mes biens que depuis le 25 mars dernier. Je n’ai aucun revenu de cette année ; jugez de mon état… »
Puis, après de nouveaux détails sur sa santé toujours misérable, elle ajoute, avec une magnifique résignation : « ,Mais Dieu veut tout ce qui m’arrive ; je le loue en tout. »
La guerre de sept ans était virtuellement terminée. Les préliminaires de la paix furent signés vers la fin de l’année (1762). Alors Rabaut, infatigable, fit parvenir un placet au plénipotentiaire anglais, le duc de Bedford.
« J’ose espérer », lui disait-il, « que Votre Excellence ne désapprouvera point que je prenne la liberté de lui écrire, n’ayant d’autre but en cela que de lui fournir l’occasion de concourir à une excellente œuvre. Quarante-neuf personnes gémissent depuis longtemps, savoir : trente-trois hommes sur les galères de Toulon et de Marseille et seize femmes dans la tour d’Aigues-Mortes, en Languedoc, pour avoir assisté à des assemblées religieuses que les réformés n’ont point discontinuées dans ce royaume depuis la Révocation de l’Edit de Nantes. Plusieurs de ces infortunés éprouvent, depuis plus de trente ans, une captivité aussi dure. Quoi de plus digne, Milord, du cœur généreux du roi de la Grande-Bretagne, que de briser les chaînes de tant de malheureux, de procurer la liberté à ces femmes pieuses, qui ne l’ont perdue que pour avoir fait des actes de la même religion que ce grand roi professe ! Non, le défenseur de la foi ne verra point leur sort d’un œil indifférent. Son âme compatissante, touchée de tant et de si longues souffrances, s’empressera d’y mettre fin. Vous pouvez être, Milord, l’heureux instrument de cette délivrance, et la bonté de votre cœur, comme aussi les sentiments de religion qui vous animent, me persuadent que vous le voudrez. Aujourd’hui, Milord, que les préliminaires de la paix sont signés et que la bonne harmonie va se rétablir entre les deux cours, les circonstances plus favorables que jamais pour obtenir la liberté de ces captifs. Je supplie très humblement votre Excellence, au nom de tous ces confesseurs de Jésus-Christ, de vouloir écrire à sa cour en leur faveur. Avec quel transport ne béniront-ils pas la main qui les aura délivrés ! Quels vœux ardents ne pousseront-ils pas au ciel pour leurs libérateurs ! »
En même temps, Rabaut écrivait au duc de Fitz-James et lui demandait en particulier de s’intéresser au sort de trente-quatre galériens encore retenus « pour la foi », et des prisonniers d’Aigues-Mortes. Mais avant que les démarches eussent suivi leur cours, deux femmes mouraient encore, dont Anne Gaussent-Cros, enfermée depuis l’affaire des Multipliants en 1723. Elle avait quatre vingt-cinq ans.
Depuis l’envoi de Tansard, datant de près d’une année, on n’avait plus eu de secours au donjon. Françoise Barre se fit apporter soixante-quinze livres par l’un de ses fils. Elle lui en délivra quittance devant notaire, se donnant comme « résidant en la Tour de Constance en qualité de prisonnière ». Marie Durand, pour sa part, n’obtenait rien des églises vivaroises, non plus que Marie Vey-Goutète (qu’il ne faut pas confondre avec Anne Falguière-Goutés, de Bréau, morte depuis 1760). La première tenta d’intéresser à leur sort Mme Boissy. Celle-ci, originaire des environs de Nîmes, était la femme d’un médecin fixé près de Vernoux. Leur fils allait devenir plus tard le célèbre conventionnel Boissy d’Anglas, dont on connaît la courageuse attitude au cours d’un des plus dramatiques épisodes de la Révolution.
Marie écrivit donc à un certain Bonnet, « marchand drapier, près le marché du blé, à Valence » :
« Monsieur, permettez-moi de profiter du vide de ce papier pour vous prier de vous donner le soin de vous intéresser pour nous auprès de vos amis, pour qu’ils veuillent bien avoir la charité de se rendre favorables à nos grandes misères. Il y a trente-trois ans que je gémis dans cette affreuse prison.
« Je puis bien dire que je n’avais pas été dans un aussi triste état que je suis ; il n’est pas surprenant, ma santé aussi altérée qu’elle l’est depuis plus d’un an. Celles de ce pays (le Languedoc) ont quelque soulagement de leurs parents, mais Goutète et moi, qui sommes étrangères, n’avons d’autre que celui des charités communes qui sont extrêmement refroidies. Je vous demande la grâce, Monsieur, d’agir auprès de nos protecteurs, afin qu’ils nous donnent quelques secours, et s’ils veulent bien nous accorder leurs charitables faveurs, je les supplie d’avoir quelque égard particulier pour leurs patries (compatriotes). Si vous voulez bien me faire la grâce d’écrire en ma faveur à Mme Boissy et la supplier, de ma part, d’employer sa piété dans son pays pour nous procurer quelque secours et de se souvenir de mes maux, je suis sûre qu’elle fera de son mieux. J’espère tout de votre piété, Monsieur. Si vous avez les bontés que je vous demande, assurez-les tous de mes profonds respects… Je vous demande mille pardons, Monsieur, de la liberté que je prends. »
Mme Boissy, émue par cette requête, se rendit à Aigues-Mortes et vint à la tour avec son fils, alors âgé de six ans. Longtemps après, le conventionnel racontait leur visite en ces termes (il s’adressait à ses enfants) : « J’ai vu aussi cette Tour de Constance. Elle ne peut que vous inspirer un double intérêt : la bisaïeule de votre mère y ayant été enfermée étant grosse, comme accusée d’avoir été au prêche, y donna le jour à une fille, de laquelle vous descendez. C’était vers 1763… Ma mère m’avait amené chez un de nos parents qui demeurait à une lieue d’Aigues-Mortes. Elle voulut aller visiter les malheureuses victimes d’une religion qui était la nôtre, et elle m’y conduisit avec elle. Il y avait alors plus de vingt-cinq prisonnières… (elles étaient en réalité quinze à cette époque). Elles étaient sous l’autorité d’un lieutenant du roi qui seul permettait d’ouvrir la tour et conséquemment d’y entrer. La prison était composée de deux grandes salles rondes qui en occupaient la totalité et qui étaient l’une au-dessus de l’autre. Celle d’en-bas recevait le jour de celle d’en-haut par un trou d’environ six pieds de diamètre, lequel servait aussi à y faire monter la fumée, et celle d’en haut d’un trou pareil, fait à la terrasse qui en formait le toit. Beaucoup de lits étaient placés à la circonférence de chacune des deux pièces et c’étaient ceux des prisonnières. Le feu se faisait au centre ; la fumée ne pouvait s’échapper que par les mêmes ouvertures qui servaient à faire entrer l’air, la lumière, et, malheureusement aussi, la pluie et le vent. » Puis, faisant allusion à Marie Durand, il ajoute : « J’ai vu cette prisonnière qui y était restée trente-huit ans, quand elle en sortit. Le gouvernement hollandais et les cantons suisses lui faisaient passer des secours annuels ainsi qu’aux autres prisonnières… C’était une personne extrêmement pieuse, pleine de raison et de lumière et pour laquelle les autres prisonnières avaient une grande considération, quoique plusieurs fussent plus âgées qu’elle et que la différence d’âge fût la seule chose qui rompît l’égalité dans ce lieu terrible. »
L’impression éprouvée par l’enfant dût être bien profonde pour qu’il donnât ainsi une description qui, correspondant à un tableau fixé depuis de nombreuses années dans sa mémoire, dépassait même, en horreur, la réalité. Mais le « lieu terrible » allait être encore, cinq années durant, le témoin des larmes et des souffrances de ces huguenotes obstinées.
Le 18 septembre 1763, Anne Durand, sans ressources suffisantes et devant faire face, pensons-nous, aux dépenses nécessitées par les réparations les plus urgentes faites à la vieille maison du Bouchet, dut emprunter 200 livres à Jean Chambonnet, de Maléon, près de Saint-Sauveur-de-Montagut. Son oncle Etienne Vabre, auquel elle devait déjà 300 livres depuis le 23 août 1760, se porta caution pour elle, et la jeune fille put ainsi verser les sommes qu’elle devait « à l’hoirie de Jean Durand, du Vabre ». Jean Chambonnet, lui aussi, demeura un créancier pitoyable.
Au mois de décembre, Rabaut, infatigable, fit présenter un placet au nouveau gouverneur du Languedoc, venu pour présider les Etats de la province. Ce fut en vain. L’année nouvelle commença, et les captives étaient toujours dolentes dans les salles de la Tour. Le Comité d’Amsterdam consentit à leur envoyer encore un secours de 500 livres en s’étonnant de la dureté dont on persévérait à faire preuve à leur égard. Marie Durand ne savait que penser. Le bruit était venu jusqu’à elle que les pouvoirs hésitaient à libérer des femmes pour la plupart très âgées, et sans ressources. Etrange sollicitude en vérité ! Mais nous citons la lettre de la prisonnière, par laquelle Rabaut une fois de plus devenait le confident de tant d’émois et d’espérances mortes aussitôt qu’éveillées.
« Monsieur et très honoré pasteur,
C’est à vous que nous avons recours, c’est en votre bonté pastorale que je viens chercher un remède pour tâcher de prévenir un venin qui tâche de se répandre contre nous, comme il l’a fait dans chaque occasion. Il y a quelques jours qu’une personne nous dit que notre liberté de conscience était donnée et qu’en conséquence, nous avions la nôtre, pourvu que personne ne s’y opposât ; mais qu’il se pourrait qu’on représentât que la plus grande partie de nous étions fort âgées, et qu’en ce cas, on nous retiendrait. Cette personne n’a pas sorti cette raison d’elle-même, mais la tient d’un dont ils sont trop sûrs, et c’est uniquement l’intérêt qui le porte à nous nuire…
« On m’a assurée que M. le duc de Fitz-James arrive en province, le mois prochain, avec dix mille hommes. Ce seigneur fit son possible pour nous tirer d’ici, il y a deux ans passés, et ne pouvant alors nous arracher toutes de ce funeste lieu, il sortit les deux qui étaient par ordre du gouvernement. Une avait resté ici vingt-cinq ans et l’autre trois ans et six mois. Le temps devenu plus favorable, je vous prie de lui faire passer un placet pour le roi et un pour lui, pour le supplier de se rendre favorable pour nous auprès de Sa Majesté. Peut-être qu’il recevrait des ordres de notre auguste monarque, Louis le Bien-Aimé, pour nous rendre libres. Faites vos efforts, Monsieur, mon très honoré et cher pasteur, pour briser les lacs qu’on voudrait nous tendre. Si nous n’avons de grâces de ce côté-là, nous n’en aurons point d’ici.
La nouvelle chimérique nous rendit toutes malades. Elle nous réduisît dans l’état le plus abattu. Je dis chimérique, quoique le père gardien des Cordeliers et les plus distingués de cette ville nous assurent toujours qu’elle était réelle, mais que quelqu’un se mit contre. Celui qui nous apporta la nouvelle si affirmative, greffier de cette ville, dit à une de nos compagnes, qui lui disait que la dite nouvelle avait été fausse : « Elle ne le sera pas ; nous travaillons pour cela. »
« La personne qui nous parla sur la liberté de conscience nous dit qu’on nous relâcherait, mais qu’il faut, dit-elle, rendre (c’est-à-dire restituer les biens des prisonnières, mis en régie) ; cela fait qu’on nous retient. Vous pouvez tirer des conséquences sur ces deux raisonnements. Je ne peux pas confier le nom sur ce papier, d’où a été tiré ce que je vous dis ci-dessus. C’est toujours le même qui nous a été nuisible. Il est intrigant en tout et fort intéressé. Dieu veuille confondre ses desseins et achever son œuvre ! Au nom des entrailles de la divine miséricorde, donnez-vous tous les soins possibles pour nous arracher de notre sépulcre si affreux. Je suis très persuadée de la bonté pieuse et charitable que vous avez pour nous… Le grand Dieu bon et pitoyable vous prête son secours tout-puissant en tout. Qu’il bénisse votre digne personne et votre aimable famille, vous protège tous et accomplisse, par vos précieuses mains, la grande œuvre de la paix la plus désirée et m’accorde la grâce de la plus grande satisfaction que je désire au monde, qui est, après la paix de l’Eglise, celle d’avoir le doux avantage de voir celui que j’aime, que j’honore, que je respecte…
« Mes plus respectueuses salutations à tous ceux qui vous sont chers. Puissiez-vous, et le sacré talent que vous avez reçu du ciel, revivre en eux jusqu’à la fin des siècles ! Toutes mes compagnes vous assurent de leurs profonds respects et joignent leurs vœux aux miens pour votre chère conservation et celle de vos dignes vous-mêmes. Incendiez ma lettre, s’il vous plaît. Ayez la charité de prier le bon Dieu pour nous, en particulier pour notre malade. Notre santé est fort altérée de presque toutes. »
La lettre est datée du 26 août 1764 et adressée « à M. Paul, M. du S.-E., à mains propres, en son logis ».
Elle devait être suivie d’une autre, dont nous donnons les principaux passages. La pauvre femme s’adressait encore au pasteur de Nîmes :
« Je voudrais, Monsieur et cher pasteur, que vous eussiez la bonté de me procurer le livre de Michel Nostradamus. Vous me direz que je suis une visionnaire ; mais, mon très cher pasteur, j’ai entrevu le peu de tolérance de notre désolée Sion, depuis la mort de l’empereur, père de la reine de Hongrie (Charles VI, empereur d’Allemagne, mort en 1740, et père de Marie-Thérèse), et il y a un endroit qui parle favorablement de notre bien-aimé monarque. Le voici en propres termes… » Et la prisonnière, après avoir cité quelques vers inintelligibles du célèbre astrologue, ajoute « Il parle de beaucoup d’autres choses qui me paraissent nous être favorables. Il y a bien vingt-cinq ans que je l’ai lu. »
Marie Durand cherchant à déchiffrer dans les prophéties de Nostradamus, l’énigme de sa destinée prochaine ! Mais toute âme, même la plus héroïque, va chercher parfois dans les divagations étranges ou les incidents puérils une raison d’espérer quand même, lorsque l’avenir paraît sombre et les épreuves inexplicables. L’humble vivaroise apparaît là, en quelque sorte, plus humaine dans son être intime et douloureux.
Toutefois, bien vite, elle se ressaisit : « Il est vrai, mon cher pasteur, que nous répondons très mal aux bontés de Dieu ; mais il le fera, pour l’amour de sa gloire et de son grand nom, comme il nous en assure dans sa divine Parole. Veuille-t-il, par sa grande charité, nous sanctifier et nous rendre dignes de son amour et de sa bienveillance toute-puissante. Je suis extrêmement sensible aux bontés que vous avez pour ma nièce. Je m’épanche en reconnaissance devant mon Dieu en votre faveur et celle de votre aimable famille. Dieu la comble de ses grâces et la tienne sous sa garde. »
« … Je suis extrêmement sensible aux bontés que vous avez pour ma nièce ! »
Anne Durand était au Bouchet. Elle n’avait pour vivre que de bien petites rentes. Les sommes qui lui étaient dues sur la succession de ses parents devaient lui être versées par sa tante, ainsi que les 350 livres qu’elle avait payées à Pierre Astruc pour rentrer en possession de son domaine. Or Marie n’en pouvait rien faire.
Faut-il voir ici une excuse à ses défaillances ? On se rappellera que notre propos est moins de condamner que d’exposer les faits dans leur pitoyable sécheresse. Au moment où Marie remerciait le pasteur de l’intérêt qu’il témoignait à Anne, celle-ci écoutait les promesses d’un riche bourgeois catholique de Pranles, Jean-Claude Cazeneuve, résidant au hameau de St-Jean dans un important domaine dont il était le propriétaire. Agé de 56 ans il avait une fille de sa première femme, morte depuis trois ans. Le mariage fut décidé, à la condition que la fille du martyr de Montpellier reçut le baptême catholique.
Elle y consentit, et la cérémonie eut lieu dans la curieuse et très archaïque église de Pranles le 2 juin 1765. Le mariage fut célébré le 10 juin, et une petite Marianne naquit le 18 du même mois…
Anne, de vingt ans plus jeune que Cazeneuve, délaissa son humble demeure du Bouchet et s’en fut résider dans l’autre maison, cossue et bien fréquentée, de St-Jean. Mais son époux n’entendit pas que les domaines dont Marie restait la propriétaire fussent abandonnés. Il y mit comme fermier Jean-Jacques Bevengut, dont la famille avait toujours été en rapports avec les Durand. L’acte « de locaterie perpétuelle » fut passé le … octobre 1767, en l’étude Jallat.
A Aigues-Mortes, les prisonnières se préoccupaient toujours de tenter les démarches qui devaient enfin leur procurer la liberté. Le 8 novembre 1765, elles prièrent Paul Rabaut de rappeler au Comte d’Eu « qu’il avait bien voulu promettre de s’intéresser en leur faveur ». Nous ignorons ce qu’il advint de cette requête.
Marie Durand était sans doute informée maintenant de la conduite de sa nièce. Entre tous les chocs subis par la pauvre captive, celui-ci dut être le plus pénible. C’était l’effondrement de toutes ses espérances ; le déni brutal opposé à tous ses vœux et ses exhortations à la jeune fille qu’elle avait voulu aimer comme son enfant ; une affreuse désillusion.
Et pourtant, un adoucissement était donné à sa misère. M. de Roqualte était mort et l’on nomma un nouveau Lieutenant du Roi, M. de Canetta, dont la générosité apparaissait vive. Sitôt arrivé, il témoigna aux captives un vif intérêt sur la réalité duquel la lettre suivante nous renseignera. Mais la missive ne s’en ressent pas moins des souffrances intérieures de celle qui l’écrivit, et, dernière en date de celles qui nous sont parvenues sous la signature de l’héroïne pendant son interminable épreuve, elle fait songer dans sa plainte initiale à un cri tragique lancé dans la nuit. Au pasteur Gal-Pomaret, le 16 juin 1766, Marie se confiait ainsi :
« Monsieur et très cher pasteur, toujours captives, très souvent dans la misère : elle va toujours en augmentant à notre égard. Il semble que la liberté glorieuse, dont notre grand Dieu favorise notre peuple, en lui faisant annoncer ses volontés et sa divine Parole avec abondance, par les anges de sa dextre, devrait l’animer à la charité ; point du tout. Elle se refroidit toujours plus dans un grand nombre de nos bienfaiteurs ; et, s’il n’était quelques bonnes âmes qui vous imitent, nous péririons de misère. Il me paraît qu’ils devraient considérer notre triste sort.
Hélas ! il faut que nos péchés soient bien grands pour que, dans un temps favorable à notre religion, nous soyons toujours captives. C’est la volonté du Tout-Puissant ; nous nous y soumettons avec une sainte résignation : « Donne-nous, par ta grâce, la force de tout surmonter et de demeurer fermes ! » Priez-le, Monsieur, pour nous, qu’il fortifie notre foi et notre espérance. Aidez, s’il vous plaît, à nous soulager, jusqu’à ce que le Seigneur ait mis fin à nos peines, soit par notre liberté, soit par sa grande libératrice. »
Puis elle remercie le pasteur de Ganges de toutes les démarches qu’il tente pour elle et ses compagnes de misère : « Permettez-moi de vous témoigner ici notre reconnaissance sincère pour tous les soins que vous vous donnez, tant pour soulager nos misères que pour procurer notre délivrance, après laquelle nous soupirons ; car nous avons toujours la vue tournée vers notre chère Jérusalem. Tout vous sera récompense, vous le savez, très honoré, très charitable pasteur. Puissions-nous être de ceux qui seront votre joie et votre couronne au jour du Seigneur ! En attendant ces biens, puisse l’Etre suprême vous conserver une santé des plus solides et les trésors de sa grâce. Mes compagnes, qui joignent leurs vœux et leurs très humbles remerciements aux miens pour votre chère conservation, ont l’honneur de vous assurer de leurs profonds respects et nous vous supplions que vous vouliez bien nous continuer votre pastorale protection et charitable bienveillance. Nous tâcherons de nous la mériter. »
Le post-scriptum mentionne les démarches de M. de Canetta : « Vous savez, sans doute, Monsieur, que nous avons un nouveau commandant. Nous n’avons rien perdu, car il est d’autant de bonté que feu M. de Roqualtes. Mais il le surpasse en une chose : il a fait son possible auprès du prince et de la princesse (le Prince de Beauvau, nouvellement nommé commandant militaire en Languedoc) pour nous obtenir notre liberté. Il se rendit, à Montpellier, aux Etats (janvier 1766). Depuis, il leur a encore écrit à Paris et nous a fait voir les lettres : ce qui est fort bon pour nous qu’un commandant s’intéresse si fortement. »
Naïvement, la prisonnière demandait à son correspondant « s’il était en son pouvoir, et s’il le trouvait bon, de lui procurer une hemine de pois chiches ». « Je voudrais lui en faire présent, disait-elle, pour pouvoir le prier de récrire au prince avant son départ de Paris, parce qu’il pourrait parler de nous à Sa Majesté. Il nous a promis de se rendre encore aux Etats pour tâcher de nous arracher à ce triste lieu. Il nous soulage de toutes les faveurs qu’il dépend de lui. »
De fait, Beauvau fut très probablement averti par Canetta, car en juillet il écrivit encore à Saint-Florentin pour qu’il demandât au Roi la grâce « de quelques femmes retenues à la Tour de Constance ». Ce grand seigneur, âgé de 45 ans, était un soldat éprouvé. A Mahon, il avait reçu le surnom de « jeune brave ». A ces vertus militaires il en joignait d’autres, sociales et domestiques. Sa femme le secondait dans ses œuvres de bienveillance, et elle devait laisser le souvenir d’une grande distinction de cœur et d’esprit. Catholiques zélés, ils ne pensaient point que la religion qu’ils jugeaient la meilleure dût être persécutrice et ils s’attirèrent la vive reconnaissance des Réformés par la noblesse de leur conduite à leur égard.
Saint-Florentin cependant refusa les libérations que le Prince sollicitait : « Il ne fallait pas laisser croire que Sa Majesté fût disposée à accorder la tolérance. » Mais le ministre consentait à ce que quelque femme âgée fût relâchée en échange d’une — vague — reconnaissance de son regret d’avoir contrevenu aux ordres du souverain.
Court de Gébelin, le fils d’Antoine Court, était alors à Paris où il entreprenait auprès des pouvoirs ou de personnages influents de très nombreuses démarches en vue d’obtenir l’octroi de la liberté de conscience aux populations protestantes. Aussitôt averti, il crut que la délivrance des prisonnières était accordée. Mais la réalité, hélas, était plus modeste : sur leur acceptation de signer la promesse exigée, Beauvau fit élargir le 30 septembre Elisabeth Maumejan, et Mme de Saint-Sens, puis il en avisa le ministre. Celui-ci blâma le commandant militaire qui dut envoyer un contre-ordre à Aigues-Mortes, où l’on se disposait à libérer selon ses instructions premières quatre autres détenues.
Mais il ne se tint pas pour battu. Il revint en Languedoc à l’occasion des Etats, au mois de décembre suivant. De Canetta s’y rendit aussi, selon la promesse qu’il avait faite aux captives dont il exposa une fois encore aux autorités la douloureuse situation. Le Prince, se référant à une allusion imprécise faite quelques mois plus tôt par Saint-Florentin, demanda de nouveau à celui-ci la grâce de quatre femmes. Le chancelier répondit à peu près dans les termes dont il avait usé lors de la première requête. On ne pouvait faire en sorte que « s’accréditât la fausse opinion de la tolérance ». Mais pourtant il s’avouait à demi-vaincu et laissait envisager des grâces pour un avenir relativement proche, à condition qu’elles ne fussent pas accordées en bloc et qu’un intervalle assez long les séparât l’une de l’autre.
Beauvau prit alors une décision qui l’honore : il tint à se rendre en personne à la Tour.
Son neveu, Boufflers, qui l’accompagnait, donna le récit de cette visite à l’occasion de l’éloge du Prince, qu’il prononça devant l’Académie française en 1805. S’il convient d’en retrancher la part de l’exagération, il reste toutefois que le commandant militaire n’hésita pas à se mettre en conflit avec le ministre, et qu’il fit preuve vis-à-vis des malheureuses détenues d’une exemplaire charité.
« Je suivais M. de Beauvau, dit Boufflers, dans une reconnaissance qu’il faisait sur les côtes de Languedoc. Nous entrons dans Aigues-Mortes et nous allons descendre de cheval au pied de la Tour de Constance. Nous trouvons, à l’entrée, un concierge empressé qui, après nous avoir conduits par des escaliers obscurs et tortueux, nous ouvre à grand bruit une effroyable porte, sur laquelle on croyait lire l’inscription du Dante : Lasciate ogni speranza, o voi ch’intrate ! Les couleurs me manquent pour peindre l’horreur du spectacle auquel nos yeux étaient si peu habitués, tableau hideux et touchant à la fois, où le dégoût ajoutait encore à l’intérêt. Nous voyons une grande salle ronde privée d’air et de jour. Quatorze femmes y languissaient dans la misère, l’infection et les larmes. Le commandant eut peine à contenir son émotion et, pour la première fois sans doute, ces infortunées aperçurent la compassion sur un visage humain. Je les vois encore, à cette apparition subite, tomber toutes à la fois à ses pieds, les inonder de pleurs, essayer des paroles, ne trouver que des sanglots, puis, enhardies par nos consolations, raconter toutes ensemble leurs communes douleurs. Hélas ! tout leur crime était d’avoir été élevées dans la même religion que Henri IV ! La plus jeune de ces martyres était âgée de plus de quarante-cinq ans… »
Elles étaient onze en réalité, mais l’âge donné par l’orateur à la plus jeune est exact : Suzanne Pagès avait quarante-sept ans. Cinq de ses compagnes en comptaient plus de soixante-quinze et toutes les autres, sauf Marie Durand, plus de soixante.
La durée de leur captivité s’étendait sur quarante et trente-sept ans pour les deux plus anciennes ; sur quinze pour la dernière entrée.
Boufflers, dont on peut comprendre l’émotion devant cette effroyable misère, continue sa relation en ces termes :
« Vous êtes libres ! » leur dit d’une voix forte mais altérée, celui à qui, dans un pareil moment, j’étais fier d’appartenir ; mais, comme elles étaient sans ressources, sans expérience, sans famille peut-être, et que ces pauvres captives, étonnées de la liberté, comme des yeux opérés de la cataracte peuvent l’être du jour, craignaient d’être exposées à une autre genre d’infortune, leur libérateur, ému d’une nouvelle compassion fit, sur-le-champ, pourvoir à leurs besoins. »
« Dirai-je le reste, M. de Beauvau avait obtenu, comme une grâce singulière, avant de quitter Versailles, la permission de délivrer trois ou quatre de ces victimes. Il en délivra quatorze, c’est-à-dire toutes, crime énorme, selon certaine jurisprudence, et voici le compte qu’il rendit au ministre : « La justice et l’humanité parlaient également pour toutes ces infortunées. Je ne me suis pas permis de choisir entre elles et, après leur sortie de la Tour, je l’ai fait fermer, dans l’espoir qu’elle ne s’ouvrirait plus pour une pareille cause. »
Ce récit semble péremptoire ; mais il l’est moins qu’on pourrait croire : Boufflers fut trompé par ses souvenirs. Son oncle ne relâcha sur-le-champ que deux femmes, non sans leur donner, il est vrai, les secours indispensables et promettre à celles qui restaient qu’il s’emploierait à leur assurer la liberté.
Il en résulta selon toutes vraisemblances un échange de correspondance assez vif avec Saint-Florentin, dont il faut voir l’indice et le sens dans les dernières affirmations de Boufflers :
« Le ministre, dit-il, blâma cette conduite qu’il traitait d’abus de confiance et enjoignit à M. de Beauvau de réparer aussitôt le bien qu’il venait de faire, faute de quoi il ne lui répondait pas de la conservation de sa place. La réponse du commandant fut que le roi était le maître de lui ôter le commandement que Sa Majesté lui avait donné, mais non de l’empêcher d’en remplir les devoirs suivant sa conscience et son humanité, et les choses en restèrent là. »
Nous sommes bien près d’avoir terminé le récit de la captivité si courageusement supportée par l’héroïne. Mais avant de parler des délivrances dont la seconde seule fut pour elle véritable, il nous est réconfortant de nous arrêter un instant sur ces derniers épisodes. Dans une interminable série de cruautés, ils apparaissent comme un moment lumineux. La noblesse des gestes du Prince, même dépouillée de l’auréole qu’y avait voulu ajouter Boufflers, contraste avec l’obstination sans grandeur dont les pouvoirs avaient jusque-là fait preuve vis-à-vis des martyres et des confesseurs. Nous allons rejoindre ceux-ci dans leurs destinées. Il fallait, pour une fois que l’occasion nous en était offerte, saluer l’attitude nouvelle de leurs adversaires.