L’avènement du déisme en Angleterre, d’où il se répandit en France et en Allemagne, fut la réaction préparée par la scolastique orthodoxe du XVIIe siècle.
Le déisme, c’est-à-dire la négation de toute révélation historique particulière, comme étant superflue et incompatible avec la religion naturelle, était devenu, sous l’influence de Toland, Tyndal et autres, si dominant en Angleterre, qu’il provoqua mieux que des résistances isolées, savoir la fondation d’instituts qui organisèrent des concours dans le but de le combattre. Cette période de lutte contre le déisme s’étendit en Angleterre de 1650-1750. Les apologètes anglais les plus éminents de cette époque, furent : Robert Boyle († 1691) ; Richard Baxter ; Butler (The analogy of religion natural and revealed to the constitution and course of nature, 1736) ; Lardner (The credibility of the gospel history, 19 vol., 1741-1769) ; Paley (View of the évidences of christianity, 1794 ; et : Natural theology, 1802).
« En général, remarque Christlieb sur ce mouvement de l’apologétique en Angleterre dans le dernier siècle (et les reproches adressés ici à l’apologétique anglaise pourraient avoir une application presque générale à cette époque), la nécessité et la crédibilité de la révélation biblique demeura le terrain assez resserré dans les limites duquel les défenseurs de la tradition ecclésiastique restèrent renfermés. Ils considéraient par trop la vérité chrétienne comme une somme de doctrines plutôt que comme un nouveau principe de vie. Et en acceptant les questions en litige, telles qu’elles étaient posées par l’adversaire, ils restaient dans la dépendance de ce dernier. C’est dès cette époque que l’apologétique anglaise, nonobstant tous les services qu’elle a rendus dans les investigations historiques de détail, a présenté ce vice caractéristique de concevoir le christianisme comme un objet de démonstration dialectique, de considérer ses doctrines dans leur isolement, et de traiter trop souvent ses preuves (évidences), en particulier les miracles et les prophéties, comme des faits intellectuels, et pas assez dans l’ensemble de la révélation qui les porte, oubliant que l’objet à vérifier n’est pas un total d’éléments ajoutés les uns aux autres, mais le produit de forces vives et salutaires qui demande à être saisi avant tout dans son point central. »
Le danger de la méthode qui consiste à vouloir tout prouver et trop prouver, était d’établir une solidarité contrainte entre toutes les parties, essentielles et accessoires de la révélation chrétienne, en appelant sans distinction et sans ménagement au premier plan toutes les doctrines et tous les faits, de multiplier et d’aggraver les chances d’ébranlement général, et de donner à tout défaut et à toute insuffisance d’argumentation, fût-ce dans le détail obscur et excentrique, une portée se répercutant de chaque point à tous les autres et au tout.
En France, le déisme tourna promptement, comme c’était à prévoir, au matérialisme et à l’athéisme.
Rousseau occupa une position moyenne, faisant front tour à tour dans la Profession de foi du Vicaire savoyard (IVe livre de l’Emile) et dans les Lettres écrites de la Montagne, contre le matérialisme des Encyclopédistes et contre le supranaturalisme catholique et protestant.
Contre les formidables adversaires de cette époque, Voltaire, Rousseau et les Encyclopédistes, l’apologie du christianisme resta en général inférieure à sa tâche. Elle se mouvait dans les trois catégories de la nécessité, de la possibilité et de la réalité de la révélation, sans avoir pris soin d’établir l’essence véritable de la révélation elle-même, traitée par elle comme une simple doctrine, à laquelle les miracles et la prophétie devaient servir d’accompagnement et de renfort ; et dans cet élément doctrinal lui-même, ce n’était pas sur le point central, la question du salut et le rôle rédempteur de Jésus-Christ, mais sur des éléments plus ou moins secondaires et quelquefois communs avec la religion et la morale naturelle, que portait l’effort de la discussion. Dès lors, les catégories même de la nécessité, de la possibilité et de la réalité, appliquées à cette notion insuffisante de la révélation, perdaient une grande partie de la signification et de la valeur qui leur appartiennent dans leur relation normale ; et pour ne parler ici que de la première, il est évident que la nécessité d’une doctrine, même révélée, ne sera jamais que relative ; relative à l’incapacité actuelle de l’homme, par conséquent temporaire ou accidentelle, et comportant le cas où cette révélation de doctrines serait gagnée de vitesse par une intelligence plus prompte ou plus hardie. Si la révélation n’a servi qu’à communiquer plus rapidement et plus commodément aux hommes des vérités qu’eux-mêmes ou l’un d’entre eux étaient en état de découvrir tôt ou tard, il était permis aux rationalistes de répondre qu’ici le temps ne faisait rien à l’affaire, et de demander même si une révélation de vérités, dispensant l’homme de la recherche et de l’élaboration personnelles, n’était pas un service rendu à sa paresse plutôt qu’un secours apporté à sa misère. Ajoutait-on que la révélation avait l’avantage de certifier les vérités que la raison ne pouvait laisser qu’à l’état dubitatif, l’adversaire répondait que c’était là justement le point en litige.
Sur le terrain donc où supranaturalistes et rationalistes se rencontraient, la polémique engagée entre Rousseau et les auteurs des Lettres écrites de la Campagne, les théologiens et pasteurs de Genève, touchant le rôle du miracle dans l’accréditation de la révélation, ne devait pas donner l’avantage à l’orthodoxie.
« La lutte contre les incrédules du XVIIIe siècle, a écrit M. Astié, est une vraie déroute ; tous les apologètes battent en retraite ; le dernier venu ne manque jamais de faire un pas en arrière ; chacun à son tour, afin d’éviter un naufrage complet, n’a rien de plus pressé que de jeter promptement à la mer une partie de ce qui reste de la cargaison ; toutes les idées les plus essentielles y passent les unes après les autres, la morale après le dogme, les notions théistes après les doctrines évangéliques, et comme dernier résultat de ce sauve-qui-peut général, il ne reste plus que la notion de la révélation vide de tout sens positif, le supranaturalisme tel qu’il finit par se formuler en Allemagne. Ce n’était plus que la coque percée à jour du navire échoué au rivageq. »
q – Revue chrétienne, 1854, page 101. L’apologie récusée par le Vicaire savoyard et l’apologie irrécusable de Pascal.
Mais cette époque d’affaissement spirituel et théologique ne laissa pas d’être très féconde dans le domaine de l’apologétique, spécialement à Genève, et s’il ne fallait la juger que par la quantité de la production, elle devrait être mise bien au-dessus de la nôtre dans les pays de langue française. Les auteurs de Remarques, de Lettres, de Dialogues, de Réponses apologétiques se multiplient. Ce furent Boullier : Défense du christianisme (1740) ; Vernes, du parti socinien : Dialogues sur le christianisme de J.-J. Rousseau (1763) ; David Claparède, auteur des Remarques d’un ministre de l’Evangile sur la troisième des lettres écrites de la Montagne, ou : Considérations sur les miracles (1765) ; De Roches : Lettres sur l’état présent du christianisme (1768) ; Koustan : Réponses aux difficultés d’un déiste (1772), etc.
Mais de tous les apologètes de l’époque, les seuls, genevois tous les deux, dont les noms aient mérité de survivre, bien qu’ils aient vieilli eux-mêmes, furent Jacob Vernet († 1789), auteur du Traité de la religion chrétienne (10 volumes, composés dans l’espace de plus de cinquante ans et dont le dernier fut l’œuvre d’un nonagénaire), et Charles Bonnet, célèbre comme naturaliste, puis comme philosophe, et qui consacra à la défense de la religion chrétienne, telle qu’il la comprenait, la dernière partie de sa Palingénésie intitulée : Recherches philosophiques sur les preuves du christianisme (1770)r.
r – Voir Ph. Godet, Histoire littéraire de la Suisse romande, page 288.
Ni l’un ni l’autre de ces auteurs, inspirés d’ailleurs par un sincère amour de la vérité, et pourvus d’un appareil scientifique considérable, n’a su échapper à l’intellectualisme régnant, qui dénaturait l’objet de l’apologétique en le réduisant à l’essence d’une doctrine nouvelle, d’une nouvelle morale révélée au monde par « un docteur céleste. »
M. Viguié a cru pouvoir constater que cette influence ambiante, tendant à l’appauvrissement de la notion de la révélation, s’accentua d’une manière sensible d’une génération à l’autre, et au cours même de la publication semi-séculaire de l’ouvrage de Vernet. C’est ainsi qu’il remplaça en réimprimant son premier tome le premier titre : Nécessité d’une révélation, par celui-ci : De la grande utilité de la révélation.s
s – L’ouvrage entier se compose de neuf parties intitulées : De l’utilité d’une révélation. — Des caractères d’une révélation. — De la vérité de la révélation judaïque. — Des livres du Nouveau Testament. — Du caractère des fondateurs du christianisme. — De l’excellence de la doctrine chrétienne. — Des miracles. — Des prophéties. — De la propagation du christianisme.
L’apologétique de Bonnet encourt également le reproche adressé à la théologie du temps, d’avoir porté son effort plutôt sur les éléments généraux et parfois accessoires de la vérité religieuse que sur ceux qui sont spécifiquement chrétiens, et font du christianisme la religion du salut.
C’est la destination future de l’homme qui lui a paru être l’objet central de la révélation chrétienne et l’objet essentiel aussi de la défense du christianisme. Les miracles apparaissent ici encore comme les plus fortes preuves de cet état futur qui est le plus cher objet de nos désirs, la lettre de créance des témoins de la Divinité. Le principal de la mission de Christ a été de mettre en évidence la vie et l’immortalitét.
t – Nous reviendrons dans le chapitre du surnaturel sur l’idée que Bonnet s’était faite de l’essence du miracle lui-même.
L’apologète peut-être le plus éminent et le plus heureux de cette époque, qui eut du moins l’immense et peut-être unique honneur, dans sa polémique avec Voltaire au sujet de la vérité de l’Ecriture sainte, de mettre les rieurs de son côté, fut l’abbé Guénée, dans ses Lettres de quelques juifs allemands et polonais (5 vol., première édition, 1769)u.
u – Les réflexions suivantes de Voltaire sur cet adversaire montrent que pour une fois le grand railleur s’était senti mordu : « Le secrétaire juif nommé Guénée n’est pas sans esprit et sans connaissance ; mais il est malin comme un singe. Il mord jusqu’au sang en faisant semblant de baiser la main. Heureusement un prêtre de la rue Saint-Jaques, desservant d’une chapelle de Versailles, qui se fait secrétaire des juifs, ressemble assez à l’aumônier Poussatin du comte de Grammont. Tout cela fait rire le petit nombre de lecteurs qui peut s’amuser de ces sottises. »
En Allemagne, la publication faite par Lessing des Fragments de Wolfenbüttel (1778), dont l’auteur présumé était Reymarus († 1768), causa une immense sensation, qui passe aujourd’hui pour bien disproportionnée à la valeur intrinsèque de l’ouvrage. Le christianisme y était présenté comme le produit de la fraude, et le caractère moral de Jésus-Christ n’y était pas plus épargné que celui des apôtres.
Les deux principaux apologètes de langue allemande, suisses tous les deux, à citer de cette époque, sont Euler, le grand géomètre, et le grand naturaliste bernois Haller. Le premier composa une défense du christianisme intitulée : Rettung der göttlichen Offenbarung (1747) ; et le second fut l’auteur des Briefe über die wichtigsten Wahrheiten der Offenbarung (1779). Le suffrage donné par ces deux hommes à la révélation chrétienne et en général à la cause si décriée alors du spiritualisme, devait avoir d’autant plus de poids auprès de leurs contemporains que, n’étant pas théologiens de profession, ils ne pouvaient être suspectés d’être partie en causev.
v – Sur l’influence de Euler et de Haller au XVIIIe siècle, voir E. Naville, La science et le matérialisme, pages 12-17. Sur les rapports de Haller, alors résident bernois dans le canton de Vaud, avec Voltaire, voir Ph. Godet, Histoire littéraire de la Suisse romande, pages 281 et sq.
Nous reproduisons ici, d’après le Kirchenfreund, le résumé de la pensée religieuse du grand Haller, qui en sera en même temps la critique, en y montrant le tribut payé à l’époque :
« Jésus a-t-il été le personnage pour lequel il se donne ? Oui, car une multitude de vérités salutaires, cachées auparavant, l’excellence de sa morale, l’accomplissement des prophéties en sa personne, ses propres miracles, en particulier sa résurrection, aussi bien que le fait que les apôtres furent également revêtus de la puissance miraculeuse, fournissent la preuve que Jésus est l’envoyé de Dieu. »
Herder prêta à la cause de la vérité, plus spécialement à la Bible et à l’A.-T., un secours plus suspect, mais qui ne fut pas à dédaigner cependant, en relevant, non sans succès, les mérites esthétiques de ce document, et il contribua à lui rendre ainsi auprès des gens du monde une partie de la considération dont la critique l’avait dépouillé (Briefe das Studium der Theologie betreffend, 4 vol., 1780).
Parmi les théologiens de profession, l’histoire de l’apologétique conserve les noms de Jérusalem, Nösselt, Less, Reinhardt, Rosenmüller (Historischer Beweis der Wahrheit der christlichen Religion, 1771) ; Lilienthal (Die gute Sache der göttlichen Offenbarung, 16 vol., 1750-1782) ; et Kleuker (Neue Prüfung und Erklärung der vorzüglichsten Beweise fur die Wahrheit und den göttlichen Ursprung des Christenthums, wie der Offenbarung überhaupt, 1787). Ce dernier auteur mérite une mention spéciale pour s’être affranchi, à l’exemple de Herder, de la conception purement intellectualiste de la révélationw.
w – Voir un résumé plus complet de lu doctrine de Kleuker dans Zöckler, Handbuch, tome II, Geschichte der Apologetik.
Voici le jugement général porté par Dorner sur l’apologétique de l’époque en Allemagne :
« Le supranaturalisme de Wolff peut être caractérisé comme suit : La religion était considérée comme modus Deum colendi et cognoscendi, comme une somme de moralité et de connaissances, mais non plus comme une existence autonome, et la foi était tenue dès lors pour un objet démontrable. Le testimonium spiritus sancti était ou travesti ou passé complètement sous silence, confondu avec l’exaltation et remplacé par la démonstration…
« L’école de Wolff (Canz, Bulfinger) s’appliqua à la démonstration rationnelle de la vérité du christianisme. En vertu de la notion que la raison a de la nature de Dieu, de sa justice, de sa Sainteté, de sa bonté, on prouvait d’abord d’une manière générale la possibilité, c’est-à-dire la congruence rationnelle (Widerspruchlosigkeit) d’une révélation surnaturelle, puis la nécessité de la révélation d’une réconciliation entre Dieu et l’homme, en même temps que l’on indiquait les signes qui la font reconnaître. Parmi ces signes figuraient les mystères, c’est-à-dire les vérités qui ne sont pas accessibles d’elles-mêmes à la raison, et qui même ne sont pas reconnues comme vraies par la raison éclairée par le christianisme. A ces critères répond la Sainte-Ecriture, qu’il faut considérer comme la source et la forme authentique de la vérité chrétienne.
La méthode de Stor, ou le nouveau supranaturalisme de l’ancienne école de Tubingue, s’efforce d’éviter l’inconvénient qu’il y a à demander le critère de la révélation à la raison naturelle viciée, et il cherche à établir la foi à l’origine divine de l’Ecriture sainte et la foi au christianisme sur une base purement historique. De la crédibilité humaine (fides humana) de l’Ecriture sainte, on s’élève à la fides divina par la série d’arguments que voici. Les apôtres et leurs disciples ont composé les écrits du canon du N.T. tels qu’ils existent (preuves de l’authenticité et de l’intégrité). Ces écrits sont dignes de foi. Les apôtres ont pu, voulu et dû dire la vérité. Or ces écrits nous attestent, d’une part, le caractère immaculé de Christ, de l’autre, ses actes miraculeux, lesquels réunis établissent la pleine crédibilité de ses témoignages sur soi-même et de sa mission. Christ a de plus promis l’inspiration aux siens ; ses miracles prouvent qu’il pouvait leur envoyer l’Esprit ; sa véracité garantit qu’ils ont réellement reçu l’inspiration. Ainsi le N.T. et par conséquent l’A.T. doivent être considérés comme inspirés, et ce que l’Ecriture enseigne doit être tenu pour une révélation véritable et divine ».
Nous rencontrons ici le procédé, dont nous avons signalé précédemment les inconvénients et les périls, qui consiste à passer de la vérification du document à celle du fait lui-même, du canon des Saintes-Ecritures à la personne et à l’œuvre de Christ, au lieu de suivre la marche inverse.
La philosophie de Kant, en déplaçant les bases de la certitude, transportées du domaine de la dialectique dans celui de la morale, devait avoir son contre-coup sur l’apologétique comme sur la théologie en général, en la contraignant à une révision des notions de religion et de révélation. Cette révision devait commencer, il est vrai, par dépasser le but en remplaçant l’intellectualisme qui convertit le fait en idée par le subjectivisme qui le ramène à une modification du moi.