Si la religion chrétienne est la révélation de Dieu en Christ (Jean 14.9) et la manifestation du salut accompli envers nous par Christ, cette religion, apparue dans un lieu et à un moment donnés de l’histoire, renferme et nous crée évidemment des devoirs spéciaux envers l’auteur de notre salut, et cela en conformité des principes élémentaires de la loi naturelle elle-même. Le bienfait dont j’ai été l’objet crée pour moi envers son auteur une obligation qui n’existe pas pour tout autre que pour moi, et qui n’existe pas pour moi-même à l’égard de tout autre bienfaiteur qui ne serait pas le mien (comp. Romains 5.6-8). Toutes les obligations renfermées dans la morale naturelle générale vont donc recevoir une détermination particulière ensuite de ce rapport spécial établi entre Christ et l’humanité pécheresse et rachetée, entre Christ et moi-même (comp. Jean 14.1 ; 5.23).
Sans doute le grand commandement de l’amour de Dieu est repris et confirmé par l’Évangile et par Jésus-Christ lui-même (Luc 10.28) ; mais une fois admise la donnée essentielle de la révélation chrétienne : Dieu manifesté en chair, il n’y a plus ni blasphème ni folie à prétendre que nous devons aimer Dieu en Jésus-Christ, qui est la manifestation de Dieu lui-même, et il résultera même de cette prémisse religieuse que nous ne pouvons aimer Dieu qu’en Jésus-Christ ; qu’en aimant Dieu, nous ne pouvons qu’aimer Jésus-Christ (comp. Jean 8.42), et qu’en aimant Jésus-Christ, nous accomplissons dans son sens le plus profond le commandement ancien de l’amour de Dieu. Or, l’amour étant le sommaire parfait de tous les devoirs de la morale, l’amour pour Christ renferme aussi en lui et domine toutes les autres vertus du chrétien (Jean 14.15), en particulier l’amour du prochain (Jean 13.34 ; comp. 1 Jean 4.7, 20).
Comme en effet le chrétien doit aimer Dieu en Jésus-Christ, il doit aimer aussi le prochain en Jésus-Christ, si le prochain est chrétien lui-même, ou pour l’amour de Jésus-Christ, s’il ne l’est pas encore. Nul n’ignore que la parenté charnelle ou toute communauté de jouissances, d’épreuves ou d’intérêts trace pour chaque homme, au sein de l’humanité, des cercles de devoirs plus restreints, engendre, en dedans de l’obligation générale de l’amour envers l’humanité, des obligations particulières issues des relations de plus en plus intimes de la patrie, de la famille, des services rendus ou des rencontres fortuites. A plus forte raison, le grand drame de la rédemption a-t-il créé pour le nouveau disciple de Jésus-Christ, à l’égard d’une fraction de l’humanité, des obligations nouvelles résultant de la communauté de la foi et des espérances ; il a institué une nouvelle parenté toute spirituelle qui unit désormais les uns aux autres tous les membres du corps de Christ, et tracé à travers les anciennes relations terrestres et naturelles une nouvelle ligne de démarcation, entre les enfants de Dieu, frères et rachetés de Jésus-Christ, et les autres hommes. Et, bien que le précepte de l’amour du prochain fût donné dès longtemps, transporté dans la communauté des disciples de Christ, il a pu être appelé nouveau par le Maître, tout à la fois en raison de son motif, de sa mesure : comme je vous ai aimés, et de son étendue : les uns les autres.
Quant aux membres de l’humanité étrangers à cette parenté spirituelle, la morale chrétienne les place, à l’égard des disciples de Jésus-Christ, dans un rapport également spécial, à titre de disciples possibles et futurs, et c’est en quoi la charité chrétienne se distingue de la simple philanthropie, qui peut se rencontrer sur le terrain des vertus naturelles.
La morale chrétienne a donc ce caractère qui lui est absolument propre de nous présenter Jésus-Christ comme l’objet désormais universel et suprême de toute activité morale bien réglée ; mais s’il en est l’objet, il en est aussi le type.