Nous avons à recommencer sur la seconde de nos facultés principales, la raison, l’épreuve que nous venons de faire sur la faculté sensitive ; à rechercher si, à elle seule, elle suffit à nous procurer des connaissances utiles, ou si le concours des deux autres lui est nécessaire dans ce cas, et dans quelle mesure.
La méthode propre à la raison, pour autant qu’elle est isolée de toute autre faculté et privée de toute autre donnée que celles qu’elle trouve en elle-même, est la dialectique pure, procédant par le raisonnement syllogistique. Cette méthode consiste à concevoir et à formuler des idées pures, puis à comparer deux de ces idées entre elles pour tirer de cette comparaison un jugement qui, tout en étant la conclusion de ce premier raisonnement, doit servir de prémisse à des opérations subséquentes.
Mais comme la donnée initiale du raisonnement, qui s’est décomposée immédiatement en majeure et en mineure du syllogisme, ne doit être, aux termes du problème, fournie à la raison par aucune expérience interne ou externe, le penseur doit la découvrir dans le ressort propre de la raison, dans l’ordre de la logique pure. Cette donnée initiale, qui constituera le point de départ nécessaire de l’évolution logique, ce sont les idées revêtues d’une évidence intrinsèque auxquelles on a donné le nom d’axiomes, propositions si évidentes en elles-mêmes que toute démonstration en serait superflue, étant nécessairement moins évidente que l’objet même de cette démonstration. Ce sont les normes ou formules que la raison découvre dès son premier éveil, et qui font, pour ainsi dire, corps avec ellea.
a – L’analogue des jugements synthétiques a priori chez Kant.
Cette donnée initiale et axiomatique devra être à la fois assez simple pour s’imposer absolument à l’esprit et à tout esprit, et assez virtuelle et féconde pour engendrer le fait concret.
Toute philosophie idéaliste commence donc nécessairement par discuter et établir ce point de départ, qu’elle trouve généralement dans le fait immédiat de conscience ; et bien que tous les idéalistes ne soient pas d’accord dans ce choix, ils le sont tous du moins en principe sur la nécessité d’un point de départ quelconque. Telle fut la donnée initiale du système de Descartes, arrêtée à l’énoncé axiomatique de la conscience du moi : « Je pense, donc je suis, » qui est bien un syllogisme abrégé et susceptible d’être décomposé en ces termes : Je pense, — or la pensée est une preuve évidente de l’existence de l’être, — donc je suis.
On voit qu’ici aussi, la donnée initiale, si simple qu’elle paraisse, et pour être susceptible d’engendrer toute idée nouvelle, doit être décomposable en deux termes, dont la rencontre en suscitera un troisième. C’est évidemment la mobilisation de cette première donnée une fois découverte, vers la suivante, et de celle-ci vers une subséquente, qui crée la première difficulté sérieuse de la méthode dont il s’agit, mais qui n’effraya pas le fondateur de la philosophie moderne. Le propos de Descartes fut de déduire de cette donnée élémentaire et en vertu de la seule contrainte logique, toute la série des autres vérités, en appliquant à chacune d’elles le même critère qu’à la donnée initiale elle-même : celle de l’évidence intrinsèque.
Mais de quelle nature ou de quel ordre seront ces vérités découvertes exclusivement par le procédé logique, ou, dirions-nous, par la force d’inertie de la raison ? Evidemment ce devront être des vérités de raison pure, logiquement évidentes et logiquement nécessaires, c’est-à-dire d’une nécessité exclusive, inconditionnelle, mathématique comme l’a priori initial. Il y a, nous l’avons indiqué déjà, des évidences de diverses sortes : l’évidence sensible, mais qui n’est point logique ni rationnelle pour cela, puisque le phénomène le plus évident à l’organe sensitif, peut être illogique, contraire à la raison. C’est sans doute ce qu’a voulu exprimer le philosophe qui a dit : Rien n’est bête comme un fait ! Il y a des évidences morales, mais qui ne sont pas davantage rationnelles pour cela, puisque le fait moral le plus évident ne pouvait être conçu ni déduit a priori. La méthode idéaliste pure suppose donc et préjuge l’essence idéelle et la nécessité logique ou rationnelle de l’objet. Il ne suffit pas au représentant de la méthode de dialectique pure d’avoir constaté la présence ou l’existence d’un fait, car cette certitude, qui ne porterait que sur l’accident du fait, pourrait n’être qu’accidentelle comme lui. La certitude vraiment scientifique ne va pas sans l’intelligence de la chose particulière comme impliquée dans sa cause, et de cette cause comme renfermant nécessairement cet effet.
Il a donc fallu admettre que sans l’observation d’aucun fait, hors du contrôle de toute expérience issue soit de l’ordre physique, soit de l’ordre moral, le penseur spéculatif devait posséder en lui-même, dans ses idées innées ou dérivées d’autres idées, dans sa raison pure, la virtualité nécessaire pour reconstruire le monde extérieur, l’histoire, la substance et la loi de l’Etre universel, l’Univers, Dieu même. On a prétendu, pour légitimer une aussi haute ambition, que les lois de l’univers étant correspondantes aux lois de la pensée, ou que celles-ci n’étant que la contre-partie de celles-là, il suffisait de suivre le fil du raisonnement logique, sans jamais s’en écarter, ni se laisser distraire de droite et de gauche par les apparences diverses des faits ; de développer sans erreur la formule des choses que la raison trouve en elle-même, pour retrouver les lois de l’univers et l’univers lui-même. La pensée subjective ne serait plus, pour ainsi dire, que le décalque du non-moi qu’il ne resterait qu’à déchiffrer ; et l’on affirme que si elle n’a pas réussi encore dans cette entreprise gigantesque de reproduire et la loi et la substance de l’univers, ce n’est pas à raison d’une impossibilité qui serait inhérente à la chose ou au fait, mais à cause de l’insuffisance des moyens qui y ont été appliqués jusqu’ici. Ajoutez cent Pascal les uns aux autres, et le centième achèvera ce que le premier n’avait fait que commencer en poussant ses démonstrations jusqu’à la 32e proposition d’Euclide.
On comprend quel attrait doit exercer une pareille ambition sur des natures spéculatives qui se supposent la capacité et l’audace suffisantes pour mettre efficacement la main à ce grand œuvre, et possèdent en même temps assez de candeur et d’inexpérience des choses réelles pour ne point calculer d’avance, je ne dirai pas les périls de l’entreprise, mais son absolue impraticabilité. Aussi, depuis les jours de la construction de la Tour de Babel, qui fut la première tentative de ce genre, l’histoire de la philosophie et même de la théologie abonde-t-elle en constructions spéculatives.
Nous prendrons notre exemple principal dans la période moderne de la théologie protestante, et c’est feu le professeur Rothe de Heidelberg, l’auteur de l’Ethique chrétienne, qui nous le fournira.
Pour Rothe comme pour Descartes, le point de départ de l’opération dialectique, est la conscience absolument simple du moi, cette conscience, disons-nous, vide et isolée encore de toute qualité, exempte de toute détermination. C’est là une autre forme du cogito ergo sum.
Or voici comment à partir de cette donnée première, la conscience absolument simple du moi, Rothe décrit la tâche et trace le programme de la pensée spéculative s’appliquant à l’intelligence de l’univers :
« Suivant sa notion complète, la spéculation est la pensée et la compréhension de l’individu dans le tout et avec le tout, et dès lors la pensée absolument organique, la pensée réellement achevée. Elle seule est la pensée achevée. Elle seule est apte à produire un système de pensées.
Et c’est pour cette raison aussi que, conformément à sa nature, elle peut, indépendamment de l’observation empirique, produire de nouvelles pensées et de nouvelles notions ; des pensées et des notions qui, engendrées méthodiquement et avec une nécessité interne de la pensée, auront une valeur objective. Mais aussi, elle seule le peut. Sans doute l’inspiration générale produit aussi des pensées nouvelles et spontanées, mais celles-ci ne possèdent qu’une valeur subjective. Les notions purement suprasensibles, comme celle du pur esprit, ne peuvent pas non plus, conformément à leur essence, être découvertes par la pensée réflexive, mais seulement par la spéculation.
Si la spéculation doit réussir, il faut que le système de notions engendrées a priori soit l’image adéquate de la réalité empirique, de toutes choses, de Dieu et du monde par conséquent, tels que nous les connaissons indépendamment de la spéculation. Car le motif de la spéculation ne réside point dans un scepticisme quelconque à l’égard de la réalité empirique, et l’intérêt qui lui a donné naissance est précisément le besoin d’arriver à comprendre cette réalité, et mieux même que ce n’est possible par le procédé de la réflexion pure et simple. La spéculation respecte donc la réalité empirique autant au moins que l’empiriste le plus décidé. Mais le penseur spéculatif n’en ignore pas moins la présence de cette réalité, et ne s’enquiert point de la manière dont les notions qu’il construit se rapportent à elle.
La pensée, durant son opération spéculative, se ferme bien plutôt du côté du dehors pour diriger sa contemplation uniquement sur elle-même, et ne se préoccuper que du mouvement dialectique qui l’emporte. Elle suit exclusivement et sans regarder de travers (hinüberschielen) du côté des faits, la contrainte dialectique, en vertu de laquelle chaque nouvelle notion mise au jour devient, par la fécondité qui lui est propre, génératrice d’autres notions. Et elle poursuit sa marche de la sorte, jusqu’à ce que le tissu non interrompu de notions adhérentes les unes aux autres, se renoue de nouveau à leur point de départ, et que par là le cycle des notions progressivement obtenues soit clos et formé en système.
C’est seulement alors que le penseur spéculatif jette de nouveau ses regards en dehors, et les dirige sur ce qui est donné à son Bewusstsein en dehors de sa penséeb. Il compare maintenant avec toute la sagacité et la perspicacité dont il est capable, l’édifice qu’il a élevé par sa seule pensée et sans aucun secours de la réalité empirique, avec celle-ci, et éprouve par là la validité des résultats de sa pensée. Mais par là aussi s’opère le passage de l’activité spéculative de la pensée à la réflexion empirique. »
b – Nous conservons le terme allemand Bewusstsein pour suppléer dans ce cas à l’indigence de notre langue, qui réunit deux faits aussi distincts que la conscience psychologique (Selbstbewusstsein) et la conscience morale (Gewissen) dans le mot conscience.
Voilà quant à la méthode. En ce qui concerne la position même de la question, et quant au point de départ de l’évolution dialectique, Rothe s’exprime comme suit :
« En tant qu’aprioristique, la pensée spéculative ne saurait débuter que par une donnée trouvée en elle-même. Elle n’en requiert pas moins une base d’où elle puisse s’élever. Mais si la pensée ne doit rien édifier sur cette base, sinon a priori, cette base elle-même ne doit pas être d’une nature différente de celle de la pensée ; elle doit être identique à elle ; elle doit être la pensée elle-même. La pensée spéculative se donne à elle-même pour base le fait qu’elle est, pour opérer à partir de ce point. La pensée, en tant que pensante, se dirige sur elle-même. Si en effet la pensée humaine fait abstraction de tout ce qui lui est donné en dehors d’elle, si elle s’est complètement évidée de tout contenu déterminé lui venant du dehors, il lui reste pourtant toujours quelque chose, non pas sans doute en dehors d’elle : c’est la pensée même, l’acte de penser, l’acte par lequel le Bewusstsein se constitue comme moi ; plus exactement : l’acte dans lequel le sentiment du moi encore obscur et confus, s’aperçoit comme moi, s’élève à la claire pensée du moi. Mais cet acte de pensée doit être saisi uniquement comme tel et par son côté purement formel. Ce fait primitif de la pensée et de la pensée pure est pour le Bewusstsein humain, immédiatement certain, et peut donner dès lors un point d’appui où la pensée prendra pied pour prendre ensuite son vol. La pensée spéculative s’y attache donc avec confiance. En trouvant ce fait primitif immédiatement en face d’elle, la pensée en fait l’objet de son opération ; elle l’analyse logiquement. Mais par là, et en vertu de la loi logique qui lui est immanente, elle est excitée à la production toujours nouvelle de pensées ; elle engendre ainsi, en s’avançant pas à pas, une série continue de notions ordonnées les unes par rapport aux autres et se fermant en un système qui décrit a priori et fidèlement l’image idéelle de la réalité empirique ».
Dans l’Encyclopédie de Rothe, publiée après sa mort, nous retrouvons exposés les mêmes principes de méthode et presque dans les mêmes termes. Voici comment l’auteur y définit le rapport de la pensée spéculative à la pensée réflexive :
« Elles se distinguent l’une de l’autre, en ce que l’une procède a posteriori, l’autre a priori, plus exactement, par voie de construction a priori. La pensée empirique et réflexive doit avoir un objet donné ; elle est précisément une réflexion sur cet objet donné, et n’a pas l’initiative de la pensée de cet objet. La pensée spéculative engendre ses pensées de son propre fonds, et les développe d’elle-même avec une nécessité logique interne, dégageant l’une de l’autre, et elle s’édifie ainsi par elle-même en un système clos de pensées appartenant organiquement les unes aux autres, s’appelant réciproquement avec une nécessité absolue, de sorte que dans chacune d’elles, toutes les autres et le tout sont posés ensemble. »
Dans la philosophie contemporaine, nous pouvons signaler encore à titre de spécimen de la méthode idéaliste, l’ouvrage de M. Alaux intitulé : Analyse métaphysique, méthode pour constituer la philosophie première. S’agissant de la constitution d’une philosophie qui ne serait selon lui que la mathématique universelle, enveloppant l’univers entier du réseau de ses concepts, nul certainement n’a apporté à l’œuvre une plus grande part que lui, de cette audace et de cette candeur dont nous parlions tout à l’heure.
« La mathématique universelle, écrit-ilc, s’appliquerait sans l’expérience ; elle déterminerait les réalités par elle-même. Car qui doute que les formes les plus capricieuses de l’étendue n’obéissent aux lois d’une géométrie transcendante que nous ignorons ? Et, si nous la connaissions, nous devinerions par elle, ou nous en déduirions plutôt, les figures les plus diverses que l’expérience seule nous fait connaître.
c – Nous sommes, nous l’avouons, du nombre de ces douteurs endurcis.
Or, de ce principe que l’être et l’intelligibilité se correspondent, il résulte que tout ce qui est possible est réel : non que ce que nous concevons comme possible, soit actuellement réel : mais ce qui est possible ne l’est qu’à certaines conditions ; tant que ces conditions n’ont pas lieu, il n’est pas possible, à vrai dire, ni réel ; ont-elles lieu, le voilà possible, le voilà réel. Donc ce qui est possible de soi et sans condition, le possible ou l’intelligible par essence, est éternellement possible, donc éternellement réel, donc Dieu est : et l’argument de Leibnitz : « Dieu est possible, donc Dieu existe, » devient rigoureux dans le système où possible et réel sont synonymes. »
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« Voilà, continue l’auteur, l’avantage de la méthode dont. je voudrais armer le philosophe. Une proposition bien simple, celle qui affirme l’être du moi, donnée, tout suit en rigueur, comme d’enchantement, par le raisonnement pur, et ce ne sont plus des abstractions, mais des idées de réalités qui se déduisent. Sans doute, il reste encore à faire dans une philosophie pareille plus d’un acte de foi : la proposition donnée, qui n’est pas démontrée, ni ne peut l’être ; la base de la méthode, le principe de la certitude. Mais peut-il en être autrement, et n’y a-t-il point de toute nécessité un appui de la démonstration, indémontrable ? »
Veut-on un exemple concret des exigences de la méthode mathématique telle que l’auteur la conçoit, dans l’ordre même des connaissances journalières ?
« Si j’affirme d’une table qu’elle est carrée ou qu’elle est oblongue ou toute autre proposition synonyme de celle-ci : -elle n’est pas ronde, contradictoire de la véritable, j’affirme une chose fausse. Pourquoi ? Parce que cette table est ronde. On voit ici la portée de l’axiome d’Aristote : Il est impossible que ce qui est ne soit pas. C’est le mal comprendre que l’interpréter comme si Aristote voulait dire : « Il est impossible que cette table étant ronde, ne soit pas ronde ; » ce qui serait une pure tautologie ; mais : « Cette table étant ronde, c’est qu’il est impossible qu’elle ne le soit pas. »
Et nous, jusqu’à plus ample informé, et malgré Aristote, nous nous contenterons de dire : Cette table est ronde, parce qu’elle est ronde !
En un autre endroit, l’auteur s’écrie dans un élan de foi qui dépasserait absolument à coup sûr l’essor de mes facultés, mais qui se trouve pleinement justifié par les données de la méthode idéaliste : « Donnez-moi l’être d’un caillou, et je bâtis l’univers ! »
L’identité des prémisses du théologien allemand et du docteur cartésien de l’Université de France ressort d’une manière assez frappante des citations que nous venons de faire, à travers les différences de génie et de langage. Constatons seulement ici, et avant toute critique de fond, que l’auteur de l’Analyse métaphysique n’a pu établir sa thèse sans faire violence à la langue française, et que la méthode idéaliste, telle qu’il la réclame, est contredite tout d’abord par le dictionnaire, qui distingue l’un de l’autre les deux mots : possible et réel.
Ainsi tandis que la méthode positiviste ou empirique-sensualiste exclut du champ de l’investigation de la science, tout objet qui ne relève pas de l’ordre sensible et phénoménal, la méthode idéaliste suppose non seulement l’existence d’un ordre de choses suprasensible, mais attribue à cet ordre l’essentialité universelle des choses, soit que la chose particulière ne soit considérée que comme un mode de l’idée, ou soit tenue pour identique à l’idée, soit que le dualisme des termes : idée et fait, esprit et matière étant admis, l’hégémonie universelle soit attribuée à l’idée pure, dont le fait particulier ne serait qu’une représentation objective. On comprend de mieux en mieux la rivalité déjà signalée entre deux méthodes et deux écoles dont l’une exclut la métaphysique du rang des sciences, ne voulant reconnaître que la physique, et l’autre qui, au mépris de l’étymologie même, absorbe au contraire la physique dans la métaphysique.
Nous nous proposons d’apprécier la méthode idéaliste d’abord en elle-même, soit au point de vue logique ; puis en regard de ses conséquences. Au premier point de vue, nous en examinerons la viabilité. Sous le second chef, nous en déduirons les conséquences ontologiques, morales et pratiques, qui resteront pour nous le critère suprême de toute méthode même scientifique.
Si, après ce double examen, nos conclusions sont négatives, nous nous déclarerons suffisamment renseignés sur la légitimité ou l’utilité qui de divers côtés lui sont attribuées.
Nous demandons s’il y a correspondance entre les moyens dont dispose cette méthode et l’objet qu’elle poursuit. Cet objet, nous venons de l’entendre, est la réalité empirique, dont le penseur n’a feint de se désintéresser au cours de son opération, que pour la ressaisir et la posséder plus sûrement à son terme. Il y a eu sans doute et il y a encore des idéalistes monomanes, tout prêts à faire fi du réel et à s’enfoncer, comme Fichte, dans leur Moi, tout à coup substitué à l’univers. Le théologien Rothe ne fut pas de ceux-là, et il comptait bien n’en être jamais. Si durant tout le mouvement dialectique auquel il se livre, il s’interdit de « jeter aucun regard de travers » du côté des faits, c’est uniquement pour assurer la sincérité de son opération, et de peur d’introduire subrepticement dans les moyens de sa démonstration l’objet même qui est à démontrer. Il en serait de lui comme de quelqu’un chargé de vérifier un calcul, qui au lieu de terminer sa preuve au moyen des données fournies par les règles de l’opération, se permettrait de soulever de temps en temps le voile recouvrant le résultat obtenu par une voie parallèle. L’intention fut louable ; mais, nous en avons l’intime conviction, l’illusion fut à la hauteur de l’ambition. Nous n’aurons garde d’affirmer toutefois que la méthode idéaliste soit pour tous les cas stérile et fallacieuse.
Quels seront les premiers résultats obtenus par la dialectique pure à partir de la donnée énoncée plus haut ? Il reste bien entendu entre nous que cette donnée n’est pas un être, un moi particulier et concret ; mais une abstraction de l’être ; le moi abstrait se pensant lui-même sans réflexion sur le moi pensé ; par exemple : sur la volonté et la conscience morale, ce qui serait une première infraction à la règle posée.
Ces premiers résultats seront sans doute les axiomes de la pensée, les lois sans la présence desquelles l’acte même de penser ne serait pas concevable ; les principes qui en règlent la marche comme ils en supposent l’existence ; ce seront les formules appelées depuis Aristote les catégories de l’esprit, les maximes de la logique proprement dite ; celle-ci par exemple, que le général comprend le particulier ; que le tout est plus grand que la partie ; que la cause est antérieure à l’effet ; que l’être et le non-être s’excluent ; que la substance doit être opposée à l’accident, etc., etc. L’esprit réduit à ces données purement idéelles et formelles, et astreint à la méthode dialectique pure, sera apte à construire sa propre logique, qui sera en même temps la logique universelle, la constitution universelle des lois de la pensée. Toutes les parties de cette science tirée de l’idée pure, auront en effet un caractère d’absolue nécessité, et il sera toujours possible, étant donné un des anneaux de la chaîne, d’en recomposer toute la série ascendante et descendante.
Ce n’est pas tout. Partant également de ces axiomes innés de la pensée qui se nomment le nombre et la figure, l’esprit, sans le secours d’aucune autre faculté ni d’autres données, sans autre moyen que la méthode purement dialectique, crée les diverses combinaisons du nombre et de la figure qui sont l’objet des sciences mathématiques.
La logique, c’est-à-dire la science des lois universelles de la pensée, les mathématiques, la science des conditions universelles de l’être dans le temps et dans l’espace, sont donc deux produits absolument authentiques de la méthode idéaliste pure, répondant parfaitement au requisitum posé, et Pascal enfant, travaillant sur des barres et des ronds, est l’illustration la plus éclatante du fait que nous énonçons ici.
Résultat important déjà sans doute, et bien glorieux pour la raison humaine ! Nous accordons même que cette création de la raison que nous nommons les mathématiques est une des plus grandes merveilles de la science. Mais dans le cas particulier qui nous occupe, et qui est la connaissance de l’être concret, que valent, nous le demandons, et la logique et les mathématiques ? Que nous donnent-elles ? Pour avoir déterminé et formulé les rapports idéels et nécessaires de la cause et de l’effet, du général et du particulier, du tout et de la partie, de la substance et de l’accident, les normes des nombres et des figures, ai-je gagné une seule cause réelle, un seul effet réel, un attribut réel d’une substance réelle, le moindre être concret déterminé par le nombre et la figure, le moindre grain de mil existant indépendamment du fait même de ma pensée ? Les catégories logiques obtenues par l’activité purement dialectique de mon esprit, peuvent bien enfanter les règles de la pensée, créer des possibilités, statuer des nécessités hypothétiques ou conditionnelles ; mais elles attendent d’autre part que de la pensée elle-même l’être, l’objet, la substance, la réalité et la vie. Tout ce que j’ai fait et tout ce que je puis faire, c’est de décider qu’étant donnés une substance et un attribut quelconques, une cause et un effet, une réalité enfin, celle-ci se comportera soit dans le domaine de l’idée, soit dans l’espace ou dans le temps conformément aux normes posées par la raison dans les sciences appelées Logique et Mathématiques ; mais quant à déduire jamais des seules données fournies par la raison pure, c’est-à-dire des lois qui régissent l’être, le nombre et la figure, la réalité de la chose ou du fait logique, nombre ou figure, autant vaudrait tirer d’un vase vide la substance du liquide qui doit le remplir, ou de la formule $A + B= C$, une quantité numérique déterminée ; autant vaudrait prétendre extraire d’avance d’une règle, d’une norme ou d’une loi, les cas particuliers où elles seront appliquées.
M. Vacherot a exprimé la même critique en ces mots : « Comment l’esprit conçoit-il l’absolu ? Toute existence concrète est jugée relative, c’est-à-dire, subordonnée à telle ou telle condition de temps, de lieu, d’action. Comment la pensée arrive-t-elle à la concevoir comme absolue, sinon en la dépouillant de toutes les qualités qui ne permettent pas de la comprendre autrement que relative ? Alors, en effet, les conditions disparaissent, mais avec elles disparaît la réalité. La conception de l’être pur n’est plus qu’une abstraction. C’est la perpétuelle illusion des écoles idéalistes qui, en faisant le vide par l’abstraction logique, dans la notion de l’être concret, n’ont embrassé qu’une ombre en croyant saisir l’absolu. Qu’est-ce que l’être un et immuable de Parménide, l’idée suprême de Platon, l’unité inintelligible et ineffable de Platon ? De pures abstractionsd. »
d – Vacherot, le Nouveau spiritualisme ; l’Ecole de la Raison, 80.
Je conclus de ce qui précède, que les catégories purement idéelles de mon esprit, qu’elles soient innées, ou qu’elles soient dérivées par syllogisme d’une donnée initiale, étant purement et simplement formelles et régulatrices, et non point génératrices du réel, abstraites et non pas concrètes de leur nature, me fournissent des instruments nécessaires de connaissance, expriment les conditions du savoir, mais ne me procurent pas la connaissance de la chose utile à la pratique immédiate. Ni la logique ni les mathématiques ne se convertiront jamais en physique ni en métaphysique. Et nous irons jusqu’à dire que les normes du raisonnement formulées par la logique, les formules du nombre et de la figure découvertes par les mathématiques n’en seraient pas moins, alors qu’aucun être concret n’existerait, et que même les catégories du temps et de l’espace n’existeraient que dans mon esprit.
La logique qui est la science du raisonnement, les mathématiques, les sciences du nombre et de la figure, étant exemptes de toute erreur, sont les seules sciences qui rigoureusement ont droit au titre d’exactes, les seules qui réalisent le postulatum de la science parfaite : le savoir absolu, das absolute Wissen. Mais il se trouve que l’objet des seules sciences rigoureusement exactes, n’existe pas dans la réalité ; et attendre l’avènement de la mathématique universelle du progrès de la pensée philosophique, c’est évidemment attendre que le fleuve de la vie ait cessé de couler. Il reste un abîme entre la route que je suis, la dialectique pure, et le terme désiré, le réel ; et le moyen de faire le saut de l’idée au fait, n’est pas seulement, selon nous, inaccessible aux facultés de la raison, il est irrationnel, inconcevable en soi.
Sans attribuer à l’étymologie des mots une autorité absolue, il nous sera permis d’en tirer des présomptions et des avis. Que signifie donc le qualificatif spéculatif rapporté aux substantifs philosophie, métaphysique, théologie ? La science spéculative n’est-elle pas scientia quæ speculatur, la science qui contemple ? — Quoi ? — évidemment un objet réel et extérieur à mes organes d’aperception. Les penseurs spéculatifs ont changé tout cela. La spéculation consiste pour eux à tirer de son propre organe, savoir de la raison subjective, tout à la fois l’idée, la figure et l’essence de l’objet ; et pour un peu, ils nous rappelleraient ces moines de Bysance qui prétendaient retrouver la lumière incréée en fixant les yeux sur leur nombril.
Nous ne saurions donc trop approuver les paroles suivantes de Lotze, empruntées à sa Métaphysique : « La Métaphysique n’a pas à créer la réalité, mais à la reconnaître ; à suivre l’ordonnance intime de ce qui est donné, et non pas à faire dériver cette donnée de ce qui n’est pas donné. Pour remplir cette tâche, elle a à se garder du malentendu consistant à considérer comme éléments indispensables et constitutifs, les abstractions qui lui servent à fixer pour son usage certaines déterminations du réel, comme si elle pouvait les utiliser de son chef dans la construction du réel. C’est là un malentendu dont nous l’avons vue souvent la victime. »
Que fera généralement le penseur spéculatif dans une pareille impasse ? Entre l’idée inféconde et le fait inaccessible, que va-t-il devenir ?
Deux partis que je puis bien appeler deux pièges, s’offrent à lui, et c’est dans l’un ou l’autre que la métaphysique idéaliste est tour à tour tombée. Ou bien elle se sauve par la contrebande, par des pétitions de principes, en introduisant subrepticement, que dis-je, à son propre insu, des données empiriques au cours de l’opération dialectique, pour se réserver d’en produire triomphalement le résultat final, comme le produit sincère de la pensée pure. L’on a donc atteint le terme visé, la réalité empirique, la chose concrète ; l’être vivant est sorti sain et sauf de l’alambic aux idées. Nous n’examinerons pas si cette réalité concrète ne porte pas les traces plus ou moins visibles de l’opération à laquelle elle a été soumise ; peut-être en est-elle sortie mutilée, déformée ; mais enfin elle existe, l’être marche, il se porte, il a une forme présentable ; c’est plus que nous n’osions attendre, et qui croirait que Rothe a tiré cinq volumes intitulés : Christliche Ethik, de prémisses et d’une méthode que nous venons de déclarer absolument inertes et non viables !
Mais que voyons-nous dès le début de l’opération à laquelle on demande de fonder la certitude universelle ? C’est que le terminus a quo déjà est devenu matière à contestations. Dès le premier pas, le penseur spéculatif se voit suspecté de fraude pieuse. Le point de départ est double, d’après Rothe, selon que l’opération voulue est la spéculation philosophique ou la spéculation théologique. Le point de départ de la première est la conscience abstraite du moi ; celui de la seconde, la conscience de Dieu. Mais cette dualité même n’est-elle pas une première infidélité à la méthode ? tout au moins ne fait-elle pas l’effet d’une inutilité dans un système où doit s’exécuter sans autre ressource que l’idée pure elle-même, la construction logique de l’univers entier ? J’en avais jugé ainsi longtemps avant de rencontrer la critique de ce procédé sous la plume d’un des représentants attitrés de la moderne théologie hégélienne. Biedermann s’exprime comme suit sur ce point particulier :
« Cet excellent ouvrage, dont le travail spéculatif est un des plus profonds et des mieux réussis de la nouvelle théologie, se nomme Ethique théologique, parce que la conscience de Dieu chez le sujet pieux en est le point de départ. Si c’était la conscience du moi, cette Ethique serait philosophique, tout en restant spéculative dans un cas comme dans l’autre. Nous regrettons que Rothe n’ait pas consenti à construire son Ethique comme philosophique, pour pouvoir reculer le point de départ de sa spéculation de quelques pas, en le reportant de la conscience de Dieu à la conscience du moi. Car ce qu’il y a de substantiel dans cette conscience de Dieu ici supposée, fût devenu l’objet d’une démonstration vraiment scientifique, tandis qu’il s’est exposé de la part de tel philosophe, au reproche d’avoir fait partir sa prémisse théologique comme un coup de pistolet (sic) : seine theologische Voraussetzung komme wie aus der Pistole. »
Mais laissons là le point de départ et occupons-nous de l’opération elle-même. Que remarquera l’observateur impartial, le laïque en spéculation, l’homme qui ne spécule pas, mais qui réfléchit, et qui a assisté avec intérêt et curiosité au travail de la pensée spéculative en passe d’enfanter l’être, qui a voulu suivre des yeux cette marche haletante à travers le désert ? hélas ! que le penseur spéculatif ne conquérait à chaque pas que ce qu’il possédait déjà, ne devinait que ce qu’il savait, ne retrouvait au terme de son analyse que les éléments que lui-même y avait ajoutés au cours de son opération. Vous aurez constaté que malgré la rigueur de son programme et la précision de ses déclarations, le penseur spéculatif ne cessait, de son point de départ à son point d’arrivée, de regarder entre ses doigts du côté des faits ; et si l’on nous permettait dans un sujet si grave une deuxième comparaison, nous citerions le laquais de la comédie qui d’une main refusait le pourboire et tendait furtivement l’autre par derrière.
Sérieusement, comment avez-vous pu vous juger capable de faire durant une opération poursuivie en un ou en cinq volumes, et peut-être durant toute une vie, le départ exact et définitif des connaissances déjà acquises, données par l’expérience, et qui bon gré mal gré forment désormais le fonds même de votre nature, et de celles pour lesquelles vous prétendez n’être tributaire que de la dialectique pure, tandis que toutes sont identiques les unes aux autres ? Puis-je donc me scinder en deux de cette façon, établir entre ma raison et le reste de ma nature je ne sais quelle cloison étanche qui empêcherait à point nommé tout échange, toute fuite de l’un à l’autre de ces compartiments ? Plutôt faire confluer deux fleuves dans le même lit avec interdiction de confondre leurs flots. Nous osons dire que, si le penseur spéculatif, quelque puissance dialectique qu’il déploie, a cru et prétendu retrouver la réalité empirique au terme de l’évolution logique, c’est qu’il s’est rendu la dupe d’une grande hallucination ; qu’il s’est servi à lui-même une longue fantasmagorie.
Voilà l’un des partis à prendre : infidélité inconsciente à sa propre méthode. Voici le second : dans l’impossibilité instinctivement reconnue de passer de l’idée abstraite au fait concret, le penseur pourra céder à la tentation de supprimer le fait, en objectivant l’idée érigée en substance universelle, en identifiant l’idée à l’être. Alors la méthode idéaliste aura produit sa dernière conséquence, l’idéalisme absolu, mais qui rentre déjà sous lettre b, la critique de la méthode par ses conséquences.
Mais avant d’en venir à ce point, et de peur de paraître réfuter une méthode a priori par un raisonnement a priori, afin aussi de confirmer par des preuves pratiques les jugements théoriques que nous venons de porter sur la méthode idéaliste, nous tenons à les illustrer par des exemples. Consultons les expériences faites par les plus illustres représentants de la méthode soumise à notre critique actuelle, afin de montrer qu’ils n’ont pas su éviter l’une ou l’autre des alternatives signalées tout à l’heure.
Interrogeons Descartes tout d’abord.
Après avoir fixé le point de départ nécessaire de la connaissance dans le doute universel où il s’était plongé, comment sort-il de son cogito ergo sum, pour ressaisir toutes les connaissances concrètes qu’il avait volontairement sacrifiées ? Comment se fera pour lui le retour de l’idée pure à l’être et au fait ? Car c’est bien là la borne fatale à laquelle se doit éprouver soit l’adresse du penseur, soit la sûreté de sa méthode. La règle de l’évidence qu’il tire de sa donnée initiale n’est encore qu’une de ces vérités régulatrices, certaines sans doute, mais absolument infécondes. L’évidence n’est encore que le critère à appliquer à l’objet, mais qui ne le produit pas.
C’est, comme on le sait, à l’argument ontologique que le fondateur de l’idéalisme moderne a recouru pour retrouver Dieu par la pensée du moi et le monde par la pensée de Dieu.
« J’ai l’idée d’un être souverainement parfait (c’est là une idée nécessaire au-dedans de moi). Or l’existence réelle est un élément de perfection ; donc l’existence réelle n’est pas dans la pensée seulement, mais dans la réalité. »
Ce premier argument, emprunté à Anselme, en appelait un autre complémentaire, qui introduit la catégorie tout à l’heure sous-entendue de la causalité entre l’idée de la perfection qui est en moi et un être supérieur à moi : « Imparfait moi-même, je ne puis avoir produit l’idée de la perfection ; elle doit donc avoir pour auteur un être réellement parfait. »
« Par le nom de Dieu, dit-il dans la troisième Méditation, j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante, et par laquelle moi-même et toutes les autres choses qui sont (s’il est vrai qu’il y en ait qui existent), ont été créées et produites. Or ces avantages sont si grands et si éminents que plus attentivement je les considère, et moins je me persuade que l’idée que j’en ai, puisse tirer son origine de moi seul. Et par conséquent, il faut nécessairement conclure de tout ce que j’ai dit auparavant que Dieu existe. Car, encore que l’idée de la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui est véritablement infinie. »
L’auteur résume cet argument dans la quatrième Méditation, pour passer de ce premier objet acquis, la connaissance de Dieu, à la connaissance de tous les autres êtres, et il en appelle à cette fin à la véracité divine :
« Certes l’idée que j’ai de l’esprit humain, en tant qu’il est une chose qui pense, et non étendue en longueur, largeur et profondeur, et qui ne participe en rien de ce qui appartient au corps, est incomparablement plus distincte que l’idée d’aucune chose corporelle ; et lorsque je considère que je doute, c’est-à-dire que je suis une chose incomplète et dépendante, l’idée d’un être complet et indépendant, c’est-à-dire de Dieu, se présente à mon esprit avec tant de distinction et de clarté ; et, de cela seul que cette idée se trouve en moi, ou bien que je suis ou existe, moi qui possède cette idée, je conclus si évidemment l’existence de Dieu, et que la mienne dépend de lui en tous les moments de ma vie, que je ne pense pas que l’esprit humain puisse rien connaître avec plus d’évidence et de certitude. Et déjà il me semble que je découvre un chemin qui nous conduira de cette contemplation du vrai Dieu, dans lequel tous les trésors de la sagesse et de la science sont renfermés, à la connaissance des autres choses de l’univers. Car, premièrement, je reconnais qu’il est impossible que jamais il me trompe, puisqu’en toute fraude et tromperie il se rencontre quelque sorte d’imperfection ; et quoiqu’il semble que pouvoir tromper soit une marque de subtilité ou de puissance, toutefois vouloir tromper témoigne sans doute de la faiblesse ou de la malice, et partant, cela ne peut se rencontrer en Dieu. Ensuite, je connais par ma propre expérience qu’il y a en moi une certaine faculté de juger, ou de discerner le vrai d’avec le faux, laquelle sans doute j’ai reçue de Dieu, aussi bien que tout le reste des choses qui sont en moi et que je possède ; et puisqu’il est impossible qu’il veuille me tromper, il est certain aussi qu’il ne me l’a pas donnée telle que je puisse jamais faillir, lorsque j’en userai comme il faute. »
e – Méditations, III et IV.
Cette méthode demande, comme toute autre, pour être jugée correctement, à être renfermée dans les limites strictes tracées par ses propres prémisses, et nous allons lui interdire toute incursion sur un domaine déclaré par elle-même illicite. Si nous supposions donnés la prémisse morale et le critère moral, nous tiendrions pour valable l’argument consistant à remonter du moi à Dieu, puisque la foi serait reconnue ici comme facteur licite de connaissance. Partant de ces données, je serai fondé à dire, par exemple : Je me sens absolument dépendant à l’égard d’une loi morale qui me régit ; or il n’y a pas de loi sans législateur ; donc l’être dont je me sens dépendant est le Législateur suprême.
Mais l’argument ontologique place le penseur dans des conditions toutes différentes de celles que nous venons de supposer. Ici la seule donnée reconnue est l’idée pure, et le seul critère admis, l’évidence logique ou rationnelle. Cela étant, voici les trois objections que nous formulons contre l’argument ontologique, et qui lui ravissent à nos yeux toute valeur probante.
1° La mineure conçue en ces termes : L’existence est un élément de perfection, doit être réputée une pétition de principe chez quiconque vient de faire table rase de toute donnée, et en particulier de toute donnée morale, soit que nous considérions en elle-même la notion de perfection, ou que cette notion étant une fois fixée, nous y rapportions celle d’existence.
Dans le premier cas, on ne s’aperçoit point qu’étant supprimée toute relation du moi au non-moi, l’idée de perfection qui ne peut qu’exprimer un rapport entre un être et sa destination, ou bien restera une formule vide, dans l’absence d’un des termes nécessaires à la formation du rapport, et ne contenant rien en elle-même, ne peut rien exprimer ; ou bien ne se remplira que d’un objet emprunté à un ordre étranger à l’idée pure et abstraite. C’est cette seconde alternative qui se réalise dans la mineure de l’argument ontologique, car on ne saurait affirmer que l’existence, et sans doute l’existence personnelle, est un élément de la perfection, sans avoir introduit subrepticement dans cette dernière notion une donnée préconçue en dehors de laquelle la proposition en cause reste contestable et contestée. Selon la prémisse panthéiste et évolutionniste, en effet, ce n’est pas l’existence, mais au contraire l’indétermination et le devenir qui sont des éléments de perfection.
2° L’instance par laquelle on prétend rapporter une idée à un être comme un effet à sa cause nécessaire, est de même dénuée de toute force probante ; car l’être le plus imparfait étant supérieur en qualité à l’idée même la plus parfaite, la présence d’un effet qui serait une idée parfaite ne donnerait pas droit de conclure nécessairement à la présence d’un être parfait comme sa cause.
3° Nous touchons ici au principal sophisme dissimulé dans l’argument ontologique, et qui consiste à transporter à l’idée la qualité de son objet. Car je puis supposer à bon droit tout à la fois une idée parfaite d’un être imparfait, ou une idée imparfaite de l’être parfait. Mais niant que l’idée d’un objet parfait soit par là même parfaite, nous en conclurons doublement que la supposition de la causalité divine n’est pas nécessaire pour en rendre compte.
C’était donc avec raison que Kant objectait à l’argument ontologique que l’idée de cent écus n’est pas plus réelle que celle d’un écu. La prémisse de Descartes lui permettait seulement de passer du fait de la présence d’une idée en moi au fait de la présence d’une autre idée, à l’idée d’un autre objet, par exemple, mais point à la réalité de cet objet lui-même.
Le second acte du système cartésien, le passage de la connaissance de Dieu à celle du monde, est trop intimement solidaire du premier pour qu’une réfutation spéciale en soit nécessaire. Disons seulement qu’ici plus évidemment encore, se manifeste la promiscuité des données morales et des données purement logiques. Car si j’ai eu logiquement raison de commencer par le doute universel, on ne voit pas en quoi la véracité de Dieu serait engagée à m’en faire sortir. Que vient faire ici cette perfection morale ? De quel droit émerge-t-elle à point nommé de l’océan du doute qui a tout englouti ? Qui vous assure que la véracité divine soit renfermée dans l’essence de l’Etre parfait ? Et supposé même qu’elle y soit, qui vous assure qu’elle doive me garantir la réalité objective des représentations du moi ? Si le doute universel a été une fois possible et légitime dans mon cas, nonobstant la véracité divine, et avant la découverte de l’argument ontologique, qu’est-ce à dire, sinon que la véracité divine n’empêchera pas que ce même doute ne soit possible après, chez quiconque du moins n’aura pas été capable de suivre votre argument !
Comme second spécimen de la méthode dialectique pure, nous citerons le morceau suivant tiré des Prolégomènes de l’Ethique de Rothe, qui sont sa Dogmatique proprement dite ; mais une dogmatique purement spéculative, où l’on prétend retrouver et reconquérir tous les êtres concrets par le choc de deux idées antithétiques, d’où doit jaillir la réalité qui en est la synthèse. Il suffira, pensons-nous, de montrer en œuvre cette méthode renouvelée de Hegel pour en faire ressortir l’inanité.
Il s’agit, dans le morceau suivant, de la production dialectique des différents règnes de la nature matérielle :
« La matière pure est différenciée par Dieu de telle sorte que les deux déterminations conçues en elle dans un état de pure indifférence, l’espace et le temps, soient rapportées l’une à l’autre, modifiées l’une par l’autre, et retrouvent ensemble par ce moyen l’unité intérieure. L’espace déterminé par le temps, c’est l’étendue ; c’est l’espace décomposé en atomes ; le temps déterminé par l’espace, c’est le mouvement. Mais ces deux déterminations sont unifiées de nouveau par un acte immédiat de Dieu, et partant rendues à l’état de pure indifférence, et la synthèse qui en résulte est l’éther.
L’éther est de nouveau différencié par Dieu, de telle façon que deux déterminations conçues en lui dans l’état de pure indifférence, l’étendue et le mouvement, soient rapportées l’une à l’autre, modifiées l’une par l’autre, et retrouvent ensemble par ce moyen l’unité intérieure. L’étendue déterminée par le mouvement, c’est-à-dire la pluralité infinie des atomes en mouvement, c’est la répulsion et l’attraction ; le mouvement déterminé par l’étendue, c’est-à-dire par les atomes, c’est la pesanteur. Mais ces deux déterminations sont de nouveau unifiées par un acte immédiat de Dieu, et partant rendues à l’état de pure indifférence, et la synthèse qui en résulte est la nature mécanique, c’est-à-dire astronomique : la machine ou l’édifice du mondef. »
f – Quel insupportable charabia ! faisons-nous bien de numériser de tels passages ? (ThéoTEX)
C’est par un procédé ou un artifice tout semblable, c’est-à-dire en faisant choquer l’une contre l’autre les deux notions qui viennent d’être obtenues, la répulsion et l’attraction d’une part, la pesanteur de l’autre, que ce théologien rencontre et conquiert deux nouvelles antithèses : l’objet matériel et la force, dont la synthèse est la nature chimique ; d’où l’on passe aux deux notions nouvelles du corps et de la forme ou de l’individualité, dont la synthèse est la nature minérale.
Nous ne ferons pas observer pour le moment à quel point cette méthode poursuivie dans un ouvrage théologique par un homme d’ailleurs pieux et sincère autant qu’humble, nous éloigne des intuitions et du langage scripturaires. Considérée en elle-même, elle fait constamment l’effet d’un jeu puissant de l’esprit s’évertuant à faire ce qui n’est pas possible à l’intelligence humaine, inventer l’univers, le tout reposant sur la prémisse aussi improbable que peu prouvée, que les schématismes de ma pensée subjective répondent à la réalité objective des choses.
Mais c’est précisément cette confusion ou cette identification de l’idée et de l’être qui a été dans tous les temps une des causes les plus efficaces de fascination pour l’esprit humain. Passer de l’idée au fait, jeter le pont par dessus l’abîme qui sépare ces deux mondes, telle a été de Platon à Descartes, de Descartes à Hegel et de Hegel à Rothe, l’ambition constante de la pensée philosophique. Mais à être en si nombreuse et bonne compagnie, il n’y a point de quoi se rassurer. Ici, plus que jamais, il faut faire acte de libre penseur, c’est-à-dire que l’argument du nombre et la raison de l’autorité ne doivent pas exister pour nous.
Nous sommes frappé, dans le cas particulier, de la différence de ton qui existe entre le philosophe français et le théologien allemand. Le premier du moins a su éloigner de sa dialectique la lourdeur et la pédanterie scolastiques, et jeter dans l’exposition de ces matières, cette grâce éthérée, cet entrain joyeux qui sied si bien aux pensées claires, même quand cette clarté ne serait qu’apparente. L’argumentation de l’autre nous fait l’effet d’une rencontre de fantômes en cuirasse. C’est la pesanteur dans le vide.
Nous avons reconnu l’inanité de toute tentative de franchir par la voie de la dialectique pure l’intervalle qui sépare l’idée et le fait. Or on me dit que le penseur spéculatif ne doit regarder du côté de la réalité empirique qu’au terme de son opération, afin d’en faire la preuve. Que ferai-je donc si le résultat de ma réflexion venait contredire l’édifice si laborieusement construit par la dialectique ? Ne serai-je pas tenté alors de donner raison à la pensée spéculative contre la pensée réflexive, et me sera-t-il si facile de renverser de mes propres mains un système déjà achevé dans toutes ses parties et au prix de quels efforts ! pour en recommencer un nouveau à nouveaux frais ?
Ceci nous amène au second point de notre critique :
Ces conséquences seront α ontologiques, β morales.
α. Des conséquences ontologiques de la méthode idéaliste.
Nous avons admis que le nom même et la présence de la métaphysique supposait l’ordre supersensible et idéel au-dessus de la réalité sensible et empirique. Longtemps la philosophie a cru pouvoir conserver ces deux ordres dans leur hiérarchie, c’est-à-dire en superposant l’ordre idéel à la réalité concrète. Mais le moment est venu où, étant reconnue l’impossibilité de faire le passage de l’idée au fait, et vu l’inutilité de la contre-épreuve faite sur les résultats de la logique pure, la méthode idéaliste induit le penseur à supprimer ce post-scriptum importun qui s’appelle la réalité empirique, à identifier l’être concret à l’idée ; à résoudre le fait particulier dans la loi universelle.
L’objet du savoir et de la recherche scientifique n’est plus désormais l’être, la chose en soi, la réalité, mais le savoir lui-même devenu son propre objet, et conçu comme la seule essence en même temps que la seule activité et la seule fin de toute existence. L’idée subjective objectivée en un des termes de l’évolution universelle, l’être et tout être converti en pensée, et la pensée évoluant sur elle-même dans un devenir sans terme, se cherchant incessamment elle-même sans arrêt et sans fin, et se satisfaisant dans cette contemplation fatale, voilà l’absolu. Le monde et l’histoire, l’homme, Dieu, le Dieu personnel et vivant se sont résolus tous ensemble dans la Logique universelle ; l’affirmation et la négation, le vrai et le faux ne sont que les deux termes extrêmes d’une même identité ; et c’est ainsi que Hegel est issu de Descartes.
β. Conséquences morales et pratiques de la méthode idéaliste.
Nous hésitons à dire ici conséquences ou prémisses, car nous allons montrer que les conséquences que nous déduirons de la méthode critiquée, étaient déjà ses présuppositions inavouées, mais indispensables à son succès.
La méthode idéaliste, telle que nous l’avons exposée et définie, outre les vices de raisonnement que nous avons relevés au cours des argumentations qui en dérivent, repose sur une prémisse fondamentale, qui n’étant pas prouvée, étant même contestable et contestée, et préjugeant toutes les conséquences du raisonnement, n’est pas autre chose qu’une pétition de principes : c’est la proposition que tout ce qui est, doit être ; que la catégorie du possible, du vrai possible, du possible tel qu’il est défini par Littré dans son dictionnaire, est une pure illusion de notre nature ; qu’il n’y a dans l’univers que ce qui étant réel, est logique et nécessaire. La négation absolue de la liberté, la source de tous les possibles, le contraire de la nécessité ; le déterminisme absolu est à la fois le postulat et la conséquence morale de la méthode que nous critiquons.
On ne m’a donc démontré que l’objet déjà présent dans l’esprit du penseur avant toute détermination et toute application d’une méthode quelconque, et la méthode elle-même que l’on nous donnait comme l’instrument neutre d’une recherche désintéressée de la vérité, n’était en fait qu’une forme auxiliaire dictée par le parti pris de faire prévaloir les conclusions voulues par le sujet, et adaptée à cette fin préméditée. Ce ne sera pas la dernière pétition de principes ni le dernier cercle vicieux que nous aurons à signaler dans la critique des méthodes scientifiques.
La méthode dans laquelle on prétend faire appel à la logique pure et n’admettre aucun autre critère que l’évidence immédiate et rationnelle, débute donc par un acte d’autorité, auquel doit répondre de ma part un acte de foi. La présence seule de cette méthode, disons-nous, et abstraction faite de ses applications, implique déjà, et avant toute discussion, contradiction en soi ; car il n’est pas même nécessaire que j’aie démontré que la liberté dans l’univers est un fait réel, mais seulement que l’hypothèse dont elle est l’objet est plausible, pour que l’erreur et l’illégitimité de la méthode qui exclut ce fait a priori soit eo ipso et a priori démontrée.
Mais la présence de la liberté est-elle plausible dans l’univers ? Est-il a priori admissible qu’il y ait place dans le vaste ensemble des choses pour des possibilités contraires, dont les unes se sont réalisées, et les autres sont restées à l’état de possibilités, sans qu’aucune raison déterminante ait présidé à ces issues opposées ? Le déterminisme répond hardiment : Non, car de ce que des possibilités sont restées irréalisées, il appert qu’elles étaient irréalisables ; qu’elles n’étaient qu’illusoires, apparentes, exclues d’avance par une impossibilité interne, externe ou supérieure. Mais remarquez qu’en raisonnant ainsi, la théorie tranche de nouveau de son chef et à son profit la question débattue, celle de savoir s’il y a dans le monde des possibilités pures, car il est évident que des possibilités exclues ne sont plus des possibilités, et qu’elles rentrent dans la catégorie des êtres de raison, qui non seulement ne sont pas, mais sont inconcevables en soi.
Pourquoi, me demandez-vous, telle ou telle possibilité s’est-elle réalisée à côté de telle autre plus logique peut-être, qui est restée latente et inerte ? Etant données un certain nombre de possibilités, toutes égales, ou même les unes plus probables en soi que les autres, accompagnées même d’une raison d’être supérieure quoique non pas absolument déterminante, vous me demandez lesquelles de ces possibilités se réaliseront, lesquelles ne se réaliseront pas : eh bien ! je l’ignore, je veux l’ignorer, je dois l’ignorer, et c’est jusque là que va le droit de la liberté, et par conséquent le droit de mon argumentation ; car remarquer que si je prétendais rien affirmer en ce cas, je détruirais ma propre supposition qui porte sur la présence du principe de la liberté dans l’univers. Mais si, en présence même de possibilités réalisées, je n’ai pas le droit de m’enquérir des raisons qui ont amené cette réalisation et point une autre, à plus forte raison était-il absolument irrationnel et contradictoire en soi de prétendre la déduire par le raisonnement a priori de prémisses qui ne la renfermaient point exclusivement.
— « Mais en posant le principe de la liberté, vous ne posez qu’une hypothèse, » nous dites-vous. — « Comme vous, » répondons-nous, « en affirmant la nécessité. » Hypothèse pour hypothèse, et avant toute démonstration, l’une a un droit égal à celui de l’autre. Mais la différence entre vous et moi, c’est qu’il me suffit de montrer la liberté possible pour avoir le droit d’opposer une fin de non-recevoir à votre méthode, et qu’il vous faut l’exclure absolument pour avoir celui de me l’imposer.
Après avoir statué sans preuve que les lois de la pensée correspondent exactement aux lois et aux réalités de l’univers, que les déductions de la pensée pure nous donnent la représentation exacte du réel, vous tirez de ces prémisses contestables la conclusion que le fait est le droit, que tout ce qui est doit être, que tout ce qui est, est le Bien, que le bien et le mal comme le vrai et le faux ne sont que deux pôles, l’un et l’autre issus d’une égale nécessité. Ici, je vous arrête au nom de la conscience qui statue impérativement l’opposition absolue du bien et du mal, en attachant à l’un l’approbation morale, à l’autre le blâme. Si la première méthode, celle que nous avons appelée le positivisme, aboutit au scepticisme en l’homme et à l’affirmation du hasard dans l’univers, la méthode idéaliste aboutit au déterminisme en l’homme et à la fatalité universelle ; et nous pouvons nous assurer ici pour la première fois que les deux termes : idéalisme ou intellectualisme et déterminisme sont absolument solidaires l’un de l’autre ; que la méthode idéaliste est à la fois mère et fille du déterminisme.
Mais la pensée ne s’arrête pas à cette étape, et elle ne saurait le faire. Si l’idéalisme aboutit à l’absorption de tout fait particulier, de toute réalité concrète dans l’idée universelle, si l’idée universelle est tout, si l’évolution sans terme de l’idée est la fin indéfinie de toute existence, toute existence étant destituée de toute réalité, s’évanouit à son tour dans le rien, et la méthode idéaliste comme la méthode positiviste, s’achève dans le nihilisme, qui est la conclusion logique de l’une comme de l’autre.
Je trouve cette même conclusion de la méthode dialectique pure, énoncée par Lipsius, professeur à Iéna, au cours d’une polémique qu’il a soutenue avec plusieurs théologiens et Biedermann, en particulier, et que nous aurions droit d’appeler : un duel au logogriphe.
Le sujet principal de la discussion était la méthode de la connaissance. Lipsius, représentant du criticisme, qui tout en affirmant l’objectivité du fait religieux, récuse la raison logique comme instrument de connaissance et de certitude en matière morale et religieuse, s’était vu accuser pour ce fait simultanément de dogmatisme par les uns et de scepticisme par les autres. Biedermann voulut bien accorder à son confrère que sa réserve à l’égard des pouvoirs de la raison logique, n’était pas : letztinstanzlich skeptisch gemeint (pag. 593) ; mais la proposition énoncée par Lipsius que la « science cesse où la foi commence » (wo die Wissenschaft aufhört, fängt der Glaube an), fut imputée à une heure de défaillance (eine schwache Stunde), dans laquelle le dog-maticien de Iéna « se serait de nouveau oublié à parler la langue du vieil Adam de la théologie. »
Selon Biedermann donc, la « logique immanente » à l’esprit de l’homme suffît à procurer la certitude scientifique, parce que cette logique est identique à la pensée absolue se réalisant « sans reste » dans l’essence spirituelle de l’homme ; — cette pensée absolue (dieser absolute Gedanke) est comme telle l’esprit infini se dénonçant dans l’esprit fini ; — l’élément métaphysique qui est le fonds de l’état psychologique de la religion est « la raison objective » (die objective Vernunft) qui se montre agissant dans le sujet comme le fonds primitif de sa propre pensée et de sa propre raison.
Aussi « dès que la régularité objective (die objective Gesetzmässigkeit) du fait religieux dans l’esprit de l’homme est constatée, sa raison d’être et partant sa réalité l’est aussi. La science n’a plus alors autre chose à faire qu’à ramener les affirmations religieuses à leur expression logique exacte, pour s’assurer aussitôt de la vérité objective du fait logique ainsi obtenu. La formulation logique exacte du fait religieux en garantit la vérité métaphysique. » (Jahrb. pag. 597.)
Mais cette objectivité attachée au fait religieux, à raison de son caractère d’absoluité, n’est nullement la transcendance, et cette dernière n’est qu’un fait psychologique de représentation se passant dans la conscience religieuse :
« La conscience religieuse, écrit Biedermann, lorsqu’elle objective son expérience religieuse, en lui prêtant une existence distincte du monde et d’elle-même, projette le contenu spirituel qu’elle découvre en elle, en une existence opposée à sa propre expérience sensible. La vraie métaphysique recherche au contraire dans ce contenu subjectif de conscience, la vérité logique objective qui lui est immanente, et la pensée pure, soumettant à la critique cette représentation projetée… ramène le produit transcendant de la conscience religieuse, quant à sa forme et à son contenu, dans un domaine qui n’est pas transcendant pour la pensée, et dans lequel bien plutôt elle se retrouve chez elle (holt das transcendirende Product in seine eigenste Heimat zurück. » (Jahrb. pag. 598).
Ce qu’il nous est possible de tirer de ce galimatias, c’est que sans doute, selon l’auteur, la conscience religieuse qui projette son objet hors d’elle et au-dessus d’elle, tout en attachant la transcendance aux faits de son expérience intime, c’est-à-dire aux rapports de l’homme à Dieu, remplit un rôle opposé à celui de la raison logique qui s’efforce de ramener ces faits à la logique immanente à l’esprit de l’homme. En d’autres termes : la science s’efforce d’identifier le Dieu, dont le sentiment religieux avait fait un être transcendant au moi et au monde, à la notion absolue (der absolute Begriff), qui se réalise sous la forme de la subjectivité dans le temps et dans l’espace (pag. 601). En d’autres termes encore : la science reconnaît que la transcendance attachée par la conscience religieuse au fait religieux qu’elle porte en elle, est purement illusoire, et que cette transcendance n’est qu’une objectivation de l’immanence.
Lipsius objecte à ce rationalisme effréné qui articule la prétention de nous procurer le savoir absolu, que la conscience religieuse pourra rester convaincue d’une façon immédiate de la réalité objective de son contenu, sans que par là lui soit accordée, au point de vue scientifique, la moindre garantie de la réalité objective de son affirmation. « Cette logique immanente ne pourrait-elle pas reposer sur une illusion inévitable, soit permanente, soit temporaire ? Ne serait-il pas possible que nous eussions affaire à un simple fait psychologique, qui n’aurait pas d’autre objectivité que la régularité propre à notre vie spirituelle… Aucune démonstration scientifique ne saurait écarter cette éventualité. » (p. 596.)
« Donc, la réalité objective du rapport religieux, ramenée à sa vérité métaphysique, se sera démontrée comme une illusion (eine Täuchung), et l’application conséquente de la religion comme d’un fait psychologique, en est la dissolution. » (pag. 604).
« Ce résultat nihiliste, ajoute Lipsius, s’impose au point de vue de la métaphysique hégélienne. »
Telles sont, selon nous, les conséquences morales et ontologiques de la méthode critiquée. Il nous reste à en signaler les conséquences pratiques pour l’individu.
Comme le travail de la pensée ne peut être, quoi qu’on en dise, que le lot d’un petit nombre d’hommes qui, pour une raison ou pour l’autre, échappent aux nécessités matérielles de l’existence, si l’essence de tout être est la pensée, et que la fin essentielle de l’existence humaine soit la pensée, cette fin, inaccessible à la plus grande fraction de l’humanité, restera le privilège de quelques-uns. Ceux-là seuls seront admis à construire à travers les siècles le grand édifice de la certitude universelle, qui auront et les facultés et les loisirs nécessaires pour le faire. L’application de la méthode idéaliste suppose et nécessite l’avènement d’une nouvelle caste : l’aristocratie du savoir. C’est ce que prouve toute l’histoire de la philosophie antique depuis Socrate au Néoplatonisme.
M. Alfred Fouillée a tenté une conciliation vraiment bien étrange des deux opinions en présence : le déterminisme et le non-déterminisme ou libéralismeg. Comme cette tentative se rattache à la méthode idéaliste, elle doit être mentionnée ici déjà, sauf à être soumise dans l’Ethique, à une critique plus approfondie. Selon cet auteur, l’idée d’une action possible est déjà une tendance réelle ; c’est une puissance déjà agissante et non une possibilité purement abstraite… « Quand je pense à marcher, il y a dans mon cerveau même quelque chose qui répond à la représentation de mes jambes, et à la représentation de leur mouvement, laquelle est elle-même le commencement de ce mouvement. Penser à la marche, c’est marcher dans son imagination ; c’est même, à la lettre, marcher par le cerveau, non par les jambes ; c’est commencer à agir et, pour ainsi dire, à presser dans le cerveau le ressort qui ouvre passage au courant nerveux vers les jambes. C’est aussi, en conséquence, sentir les premiers mouvements de la marche à son début cérébral. »
g – La liberté et le déterminisme, 2e édit. 1884.
L’idée n’est pas ici seulement, comme dans telle théorie précédente, l’image ou le reflet du fait, elle est déjà le fait passé en acte ; le fait de volonté est donc confisqué au profit du fait de pensée, puisqu’il n’y a plus l’intervalle des diverses chances que comporte la liberté entre l’idée et l’acte. Il y a en réalité confusion, identification entre les deux ordres de l’existence que toute psychologie libérale distingue avec le plus grand soin, parce que c’est de cette distinction que dépend la question d’être ou de ne pas être de la morale elle-même : l’ordre de la pensée et l’ordre du vouloir. En réalité, l’auteur attribue à la liberté, l’ombre, c’est-à-dire l’idée possible ; à la nécessité, la proie, c’est-à-dire l’idée en acte. La prétendue conciliation annoncée entre les deux termes, consiste donc dans la suppression pure et simple de l’un des deux.
Nous opposons la méthode dialectique dite mixte à la méthode cartésienne, hégélienne ou rothienne, que nous avons appelée méthode de dialectique pure, en ce que, dans cette variété, on emprunte le point de départ de l’opération dialectique, la prémisse primordiale du système, non pas à l’ordre logique ou rationnel comme dans la méthode idéaliste pure, mais au fait moral. En réalité, la méthode que nous qualifions de spéculative mixte, n’est qu’une variante de la précédente.
Les partisans de cette méthode ont reconnu une des vérités que nous venons de formuler, savoir que la raison ne saurait trouver en elle-même une donnée initiale capable d’engendrer par voie de déduction purement rationnelle l’ensemble des êtres et des choses. Mais que serait-ce si la morale la lui prêtait ? Une fois en possession de cette base d’opération solide et certaine, la méthode dialectique ne sera-t-elle pas en mesure de retrouver tous ses avantages et tous ses droits ? Une seule donnée initiale, mais celle-ci concrète et féconde, la prémisse morale fondamentale ne suffira-t-elle pas au penseur spéculatif pour faire ce qui ne lui avait pas réussi jusqu’ici, regagner l’intelligence parfaite de l’homme et de l’univers.
La tentative vaut d’autant plus d’être examinée que de Kant à M. Secrétan, elle a occupé une grande place dans les préoccupations du monde philosophique. L’appellation que nous venons de donner à cette méthode se justifie par ce qui vient d’être dit. Voyons si elle peut compter sur plus de succès que la précédente.
Cherchons à établir tout d’abord, comme c’est notre devoir, le point de départ qu’elle a choisi et fixé, et qui nous paraît, comme à elle, légitime et le seul légitime. Commençons par lui donner raison, en l’escortant, pour ainsi dire, jusqu’à la limite où nous devrons lui fausser compagnie. Cet indispensable terminus a quo de toute construction dialectique sera cherché ici encore dans le moi, évidemment, et où le serait-il ailleurs ? Mais tandis que l’école cartésienne considérait le moi essentiellement comme pensant, et partant du fait abstrait du cogito ergo sum, s’efforçait de regagner l’être concret, la réalité empirique ; instruits de l’inanité d’une pareille tentative, nous chercherons dans la volonté l’essence vraie du moi, et nous ne dirons plus : Je pense, mais avec Maine de Biran : Je veux, donc je suis.
Par ce seul changement, l’axe de la philosophie tout entière est déplacé. Telle psychologie, telle métaphysique. Si l’essence du moi est non plus dans la pensée, mais dans la volonté, la logique universelle est renversée de son siège, et l’ordre moral, la loi morale, le critère moral sont mis à sa place. La concession qu’on vient de nous faire est donc d’une importance capitale, et nous nous garderons bien de la diminuer.
Mais tout en me reconnaissant voulant, je me sens dépendant d’une puissance qui m’oblige, et j’aperçois ainsi devant moi et devant ma volonté deux alternatives opposées, l’une qui me commande de me conformer à cette obligation à la fois intérieure et supérieure à moi, l’autre qui consisterait à m’opposer à elle.
La révélation du bien et du mal et de l’opposition absolue de ces deux principes, s’est faite en moi ; et elle a été donnée avec le fait initial de conscience : l’obligation s’imposant à ma volonté.
Donc à la précédente formule : Je veux, donc je suis, substituée elle-même au : Cogito ergo sum, j’ai droit d’en ajouter immédiatement une seconde, qui n’en est pour ainsi dire que le revers : Je dois, je suis obligé, donc je suis.
Voilà la donnée morale initiale, celle qu’il faudra mettre à la base de toute philosophie de la liberté.
Remarquons que cette donnée m’apparaît également revêtue d’évidence, mais de l’évidence qui lui est propre, et qui est, avons-nous dit, fort distincte de l’évidence logique. Le sentiment d’obligation que je porte en moi, s’impose en même temps à moi avec le caractère de l’infaillibilité ; il revendique sur moi une autorité inconditionnelle ; il se révèle à moi d’une façon immédiate sous la forme d’un impératif catégorique, c’est-à-dire d’un fait qui ne doit pas même être mis en doute, ni même mis en question, bien que destitué du caractère de l’évidence logique, peut-être même contraire à elle. J’admets donc ces éléments de la donnée morale initiale : la réalité de l’obligation morale, l’existence du devoir, l’opposition d’essence du bien et du mal, et le fait supposé par tous ceux-là, l’existence et la réalité de la liberté ; je les admets non comme logiquement nécessaires, mais comme réels d’une réalité morale, et qui n’exclut point qu’ils ne puissent être niés dans les faits. Je les admets donc, non pour les avoir compris, mais pour les avoir crus.
La première donnée de la philosophie, de toute philosophie vraie, étant non pas un fait de raison, mais un fait de conscience (Gewissen et non Bewusstsein), sa première opération sera non pas un raisonnement, mais un acte d’adhésion au Bien, au Devoir, à l’ordre moral, à un axiome encore, mais à un axiome moral. La vraie philosophie analyse et recueille avec plus de soin que nous n’avons pu le faire, tous les éléments contenus dans cette donnée initiale de l’ordre moral, attestée et affirmée dans la conscience ; et en y ajoutant foi par un acte implicite, immédiat et inconditionnel, elle détermine d’avance sa tendance ultérieure ; elle s’est placée dans le courant dont elle ne devra plus sortir.
Il nous serait facile de montrer, si c’était là notre tâche, que la donnée initiale de la conscience, la prémisse morale de la philosophie, renferme et implique le fait religieux. En effet, si la dépendance où je me reconnais n’est pas de l’ordre matériel et sensible, si elle est morale et non physique, puisque je puis enfreindre l’obligation intérieure que je perçois, c’est que la cause de cette dépendance n’est pas une puissance matérielle et coercitive ; c’est une loi qui ne s’identifie point avec la force comme dans l’ordre de la nature. En croyant au moi obligé, je crois à la loi qui l’oblige. C’est à ce point que s’arrête la Morale indépendante. Ce n’est pas le moment de discuter avec elle sur ce sujet. Pour moi, je ne puis m’empêcher de poursuivre mon ascension en disant : Cette loi dont je perçois en moi le témoignage me révèle un législateur, un ordonnateur suprême. Le Bien qui m’oblige, me révèle l’Etre souverainement bon qui le sanctionne. Je veux, donc je suis ; je dois, donc je suis libre ; je suis dépendant, donc je suis voulu ; je suis voulu, donc il y a une Volonté supérieure à la mienne et suprême. Je me sens obligé, je crois obligatoirement au Bien, au Devoir, à la Loi morale, donc je crois à Dieu, et si Dieu agit ultérieurement à mon égard, il faudra qu’il me révèle à son tour et ses œuvres et ses pensées.
Mais tous ces termes n’ont pour moi qu’une évidence morale ; ce ne sont déjà plus des conséquences que je déduise avec une nécessité logique d’une donnée initiale. Le fait religieux que je dégage ainsi du fait moral primitif est pour moi objet de foi tout comme le premier, et la philosophie telle que nous la comprenons, recevra et introduira dans la trame de ses déductions ces faits devenus objets de foi, et affirmés successivement à toute conscience sérieusement et, dirai-je, consciencieusement interrogée.
La prémisse morale : telle est donc la force et la vérité du Kantisme et sa supériorité sur toutes les philosophies idéalistes qui sont procédées de Descartes. Sa faiblesse en revanche, commune d’ailleurs à toute l’école moraliste issue de lui, c’est d’avoir réduit la religion au rôle de ressource subsidiaire bonne à résoudre, cas échéant, les antithèses et les antinomies que présente l’univers actuel.
Une fois, en effet, la prémisse morale posée, la donnée morale initiale bien établie, le fait de conscience reconnu et constaté dans sa légitime valeur, les alliés tout à l’heure réunis contre la méthode de dialectique pure, vont se diviser. Les uns, réduisant la tâche de la science philosophique à l’étude et à l’analyse de cette donnée initiale, lui interdiront d’aller plus loin et plus haut, comme nous-même nous venons de le faire. Ce sont les partisans de la morale indépendante, et dirions-nous, les positivistes de la philosophie morale. Nous nous contenterons pour le moment de leur adresser, comme aux positivistes du matérialisme, un unique mais capital reproche, celui de nier bientôt le fait soi-disant transcendant qu’ils s’étaient contentés d’abord de mettre en doute, en le déclarant inaccessible à leurs recherches. Pour les uns, ce fait transcendant, c’est tout ce qui dépasse le sens ; c’est la métaphysique et la morale, par conséquent ; pour les autres, tout ce qui dépasse la conscience morale, c’est le fait religieux.
Les moralistes de la seconde école ne s’arrêtent pas à cette donnée initiale de la conscience, mais une fois mis en possession de cette mine nouvelle et féconde, ils ont prétendu en faire le motif de nouveaux systèmes, embrassant comme la philosophie doit le faire, l’ensemble de l’Univers, Dieu et l’homme. C’est ici que nous rencontrons derechef la méthode spéculative, mais rafraîchie et fécondée par l’accession de la donnée morale, et toute prête à reprendre à nouveaux frais et sur la prémisse morale, l’opération que nous avons vue échouer tout à l’heure en partant de la donnée purement rationnelle. Ne semble-t-il pas que le besoin de dialectique, l’ambition de produire des constructions de pensées soient bien innés à la nature humaine, pour qu’ils se laissent si rarement rebuter par la défaite ?
La raison dialectique va donc changer de costume ou tout au moins de chaussures. L’a priori moral consécutif va hériter dans la méthode rajeunie de toutes les vertus attachées à l’a priori purement rationnel ; et la conscience morale, instruite des données élémentaires de l’ordre moral, sera déclarée compétente, non plus seulement pour contrôler, mais pour créer la vérité morale et les faits ultérieurs compris dans l’ordre moral et religieux. A son rôle critique que nous ne songeons point à lui contester, la conscience morale joindrait donc, dans la pensée de cette nouvelle école, un rôle producteur et générateur. A elle désormais, ou plutôt à la raison couverte de l’enseigne de la conscience, non seulement de connaître les faits, mais de les comprendre avant ou après leur réalisation, c’est-à-dire de les placer de nouveau sous l’angle de la nécessité, de la nécessité morale sans doute, mais encore et toujours de la nécessité ; à elle de postuler ces faits au nom de la prémisse morale, tels qu’ils devront ou déviaient se produire, en écartant du droit d’être, comme frappés d’impossibilité morale, toutes les possibilités non réalisées. Et la prémisse morale étant posée, il me sera de nouveau démontré que les faits réalisés se sont passés tels qu’ils devaient se passer, et tels qu’ils ne pouvaient pas ne pas se passer.
Dans ces conditions de raisonnement, il importe assez peu en effet que les faits réels soient considérés a priori ou a posteriori, puisque dans un cas comme dans l’autre, ils n’auront été réellement compris ou assimilés que pour autant qu’ils auront été déduits avec nécessité de la donnée primordiale.
L’exemple le plus renommé dans nos pays de langue française de l’application de la méthode aprioristique mixte à la science de l’univers est la Philosophie de la liberté, de M. Charles Secrétan, dont la critique nous arrêtera pendant quelques moments. Le programme de son système a été formulé par lui-même dans son livre sur la Méthode, et dans les Prolégomènes de l’ouvrage que nous venons de nommer. Encore ici, ne faisant pas l’histoire des penseurs, mais l’exposé des méthodes, nous n’avons pas à nous demander si l’auteur que nous citons est ou n’est pas resté de son opinion. Nous usons des ouvrages précités de M. Secrétan, comme nous l’avons fait d’un passage de M. Rambert, à titre de spécimen illustre d’une opinion qui s’est trouvée n’être pas le nôtre. En agissant ainsi, je ne crois pas méconnaître ma qualité d’ancien élève de M. Secrétan ; je m’en prévaux au contraire, convaincu qu’une des façons les plus palpables de prouver à son ancien professeur que l’on a quelque peu profité de son enseignement, c’est de n’être pas de son avis.
Les deux parties principales de la philosophie, selon notre auteur, sont la partie régressive qui s’élève du particulier au principe, et la partie progressive qui redescend du principe au particulier pour l’expliquer et le comprendre. On définit comme suit ces deux procédés qui se suivent et se complètent l’un l’autre :
« Ignorant si la philosophie existe déjà, ou si elle est encore à faire, nous ne pouvons la définir que par son idéal, c’est-à-dire par l’intention de l’esprit qui cherche à la produire. L’idéal de la philosophie n’est autre chose que l’intelligence parfaite, l’intelligence des choses, telles qu’elles sont réellement. La philosophie doit donc comprendre l’essence du principe universel et comprendre toutes choses comme découlant du principe universel conformément à sa nature. Elle expliquera les choses particulières telles qu’elles sont pour le principe universel, car c’est là leur vérité vraie, et la philosophie doit nous enseigner la vérité vraie. Dès lors, elle conformera sa marche à la marche de la réalité. Ses premières propositions auront pour objet ce qui est le premier dans l’ordre réel, puis elle passera à ce qui dans l’ordre réel vient ensuite, et les liens qu’elle établira pour la pensée entre les divers objets dont elle s’occupe, seront l’expression fidèle des rapports qui unissent les sphères diverses de la réalité ; en un mot : elle reproduira dans son ordre et dans son enchaînement l’ordre et l’enchaînement de l’univers. L’intelligence des effets par leur cause, voilà la philosophie que l’esprit humain a cherchée dès son premier essor, celle qu’il s’est efforcé d’atteindre dans toutes les époques vraiment fécondes, et qu’il poursuivra jusqu’à ce qu’il l’obtienne ou qu’il s’éteigne. La philosophie descend du principe universel aux choses particulières. On pourrait exprimer cette idée par un mot en disant que la philosophie est progressive.
Cependant nous ne pouvons pas entreprendre une telle philosophie sans un travail préliminaire. Pour exposer la nature du principe universel et la manière dont il produit ses conséquences, il faut connaître ce principe avec certitude et clarté. La diversité des religions et des systèmes contradictoires fait assez voir qu’au début de nos recherches, nous ne le connaissons pas ainsi. Sa réalité est évidente ; son essence est un problème, le problème par excellence, celui qui renferme la solution de tous les autres. Descendre de l’universel au particulier, de l’absolu au relatif, voilà le but ; s’élever à l’absolu et à l’universel, voilà la condition. Si nous ne voulons pas renoncer au but, nous ne saurions nous affranchir de la condition. Nous aspirons à l’intelligence des effets par leur cause, mais le plus souvent nous connaissons les effets avant d’en comprendre la cause. Il faut donc remonter des conséquences au principe. Avant d’atteindre la déduction, la philosophie progressive qui seule peut réaliser notre idéal, il faut construire l’édifice, ou si vous voulez, l’échafaudage d’une philosophie que vous me permettrez d’appeler régressive, puisqu’elle s’efforce de remonter des conséquences à leur antécédent absolu. La régression seule est suffisante ; la progression seule est impossible. L’idée de la philosophie réclame l’une et l’autre. Ce double mouvement est marqué plus ou moins distinctement dans tous les systèmes ; il résulte de la nature même de l’esprit humainh. »
h – Voir Philosophie de la liberté, pag. 4 et suiv.
Si nous demandons à l’auteur quel est le point de départ ainsi que le terme précis de cette philosophie régressive, il nous répond dans sa seconde Leçon :
« La connaissance du premier principe est le but de la philosophie régressive, qui part de l’ensemble des vérités immédiates, savoir les faits de l’expérience sensible, les faits d’expérience psychologique, les vérités nécessaires de l’ordre rationnel, les vérités nécessaires de l’ordre moral. L’idée de l’être inconditionnel est le point de départ de la philosophie progressive sans doute. Il faut déterminer cette idée de manière à ce qu’elle rende compte des faits d’expérience en général et des vérités nécessaires de l’ordre moral. Celles-ci nous obligent à reconnaître la liberté du premier principe, en attestant en nous le devoir que suppose notre liberté. »
Nous ne savons pas si nous étions de mauvaise composition ; mais cette méthode en partie double, cette ascension vers l’absolu, suivie de ce retour aux faits de l’expérience dans l’ordre fini, nous avait toujours fait l’effet, même quand nous avions le privilège d’entendre l’exposition vivante de l’auteur, d’un cercle dont les joints devaient receler des mystères. Car ou bien nous simplifierons le plus possible notre donnée première, celle qui fait la base ou le point de départ de la philosophie régressive ; nous réduirons, comme d’ailleurs il convient dans un système de spéculation, cette donnée première à ses éléments indispensables, à ses ou à son facteur premier, afin de remonter de là à l’unité du principe absolu. Ou bien nous l’amplifierons pour la rendre par là même plus féconde, et permettre à la philosophie régressive d’enfanter un jour avec plus de chances de succès, la philosophie progressive.
Examinons ces deux alternatives successivement, car elles nous paraissent renfermer chacune un inconvénient ou un péril auquel on ne saurait guère échapper.
Si nous simplifions jusqu’à la dernière limite possible la donnée première de la philosophie régressive, nous la réduirons sans doute à ce fait immédiat de conscience que nous appelons la liberté finie ou limitée par l’obligation morale. Dans un système qui porte le titre de Philosophie de la liberté, ce sera en effet la liberté qui constituera l’essence du fait, et c’est à elle que se rapportera l’obligation comme élément limitatif et non l’inverse. Or cette liberté du moi, dégagée de la limite dont elle est affectée, et portée à la perfection de son idée, s’exalte jusqu’au degré de l’Absolue liberté, qui marquera en effet le point culminant, le résultat suprême de la partie inductive, dite régressive dans le système de M. Secrétan : « Le principe de l’existence est Absolue liberté, » lisons-nous au sommaire de la leçon XV. « Ici, nous dit-on au cours de ce chapitre, nous sommes arrêtés. Il est impossible de remonter au-delà de la formule de la Liberté absolue. Je suis ce que je veux ; cette formule est donc la bonne. »
Plus loin, reprenant à son compte l’argument ontologique, l’auteur en détermine la mineure comme suit : « L’idée de Dieu est celle de l’être parfait ; mais un être parfait de sa nature le serait moins que celui qui se donnerait librement la même perfection ; l’idée d’un être parfait de sa nature est donc une idée abstraite et contradictoire ; l’être parfait de sa nature serait encore imparfait. L’être parfait est celui qui se donne la perfection qu’il possède, c’est-à-dire l’être absolument libre, donc Dieu est absolument libre ; ou plutôt, il est Absolue liberté. La liberté fait toute sa nature ; s’il possédait naturellement d’autres attributs, il ne serait pas libre de les prendre ou de les quitter, sa liberté ne serait pas absolue. »
Les attributs métaphysiques de Dieu, tels que la toute-présence, la toute-science, la toute-puissance, sont tous compris dans l’idée d’Absolue liberté, et ne reçoivent qu’en elle leur véritable caractère. « Il en est de même des attributs moraux comme appartenant à l’essence divinei. »
i – C’est nous qui soulignons.
Si, pour égaliser les chances de la discussion, on nous mettait en présence d’un disciple de l’auteur de la Philosophie de la liberté, voici sans doute à peu près le dialogue qui s’engagerait entre nous :
— Il est donc vrai que, selon vous, la notion de l’absolu s’épuise dans celle de l’Absolue liberté ; que Dieu est tout ce qu’il veut être et n’est que ce qu’il veut être ; que toute son essence, toute sa nature, toute sa perfection consiste à être tout ce qu’il veut.
— Oui.
— Il s’ensuit que Dieu ne veut pas le bien, parce que c’est le bien, mais que le bien est le bien, parce que Dieu le veut ; que de même le mal n’est le mal que parce que Dieu ne le veut pas. Est-ce bien là votre opinion ?
– Sans aucun doute !
— Prenez-y garde ! J’ai quelque envie de tirer de vous des propos assez graves et que peut-être vous regretteriez plus tard. Etes-vous décidé à sacrifier l’univers entier à la logique de votre méthode ?
— Parfaitement !
— Donc cette liberté absolue, étant liberté et étant absolue, a la faculté absolue d’être ou de n’être pas, de se porter indifféremment à ce que ma conscience appelle le bien ou le mal, à ce que ma raison conçoit comme rationnel ou absurde ; et cette faculté n’est pas illimitée seulement quant au degré, elle l’est aussi quant à la durée ; et s’affirmant avec un droit absolu et égal dans tous ses moments, elle est synonyme de l’indifférence absolue de l’être divin à l’égard de toute détermination de nature, soit ontologique, soit morale.
— Vous l’avez dit !. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais s’il en est ainsi, et à nous en tenir à la valeur de la méthode comme telle, si la possibilité illimitée est le faîte de l’univers des êtres, que le Caprice absolu (puisqu’il faut l’appeler par son nom), soit le terme de la philosophie régressive, nous nous apercevons, à peine arrivés sur ce sommet désert, que nous avons de nos propres mains effacé tous les sentiers qui devaient nous ramener vers le monde ; car pas plus que l’idée pure, la volonté indifférente ne saurait prêter à la pensée spéculative prenant le nom de philosophie progressive, le pouvoir d’enfanter le réel. Duns Scot, qui fut, dit-on, un des ancêtres de M. Secrétan, se sauvait du scepticisme et de l’atomisme sous l’autorité de l’Eglise, qui lui rendait la certitude détruite par sa méthode scientifique ; mais ni M. Secrétan, ni moi n’avons cette ressource ; et je vois la philosophie qui a fait de l’Absolue liberté le principe suprême des choses, tomber dans la même erreur que le panthéisme qu’elle se proposait de combattre. D’un côté comme de l’autre, la perfection absolue réside dans l’indétermination. L’être, c’est là l’idée sans contenu ; ici, le vouloir sans objet ; la fin universelle est là, le savoir pour le savoir ; ici, le vouloir pour le vouloir. La philosophie sera condamnée, pour être conséquente à sa méthode, à redescendre du siège de la spéculation au rang d’une science descriptive, renfermée dans la connaissance empirique des faits, et à s’interdire toute intelligence soit logique, soit morale des causes et des effets. Nous voilà à l’opposite du but annoncé tout à l’heure.
Ou bien le programme de la philosophie progressive sera censé réalisé dans toutes ses parties ; nous serons redescendus du sommet de la spéculation et aurons regagné le monde ; le monde réel, tel à peu près que nous le connaissions de tout temps ; le monde que le commun des mortels appelle ainsi ; mais la même constatation que celle que nous avons déjà faite au terme de l’Ethique de Rothe nous sera de nouveau réservée ; c’est qu’en fait de connaissances réelles et concrètes, nos conclusions ne feront que nous rendre celles que nous avions introduites illicitement et même à notre insu dans nos prémisses. Nous avons amplifié la donnée primordiale au point que le travail de la pensée proprement spéculative ou philosophique a perdu tout son intérêt.
Nous ne pouvons donc que souscrire à la critique adressée par M. Schérer à la méthode de M. Secrétan, dans l’article du Temps intitulé : La Crise de la Moralej.
j – Numéro du 4 septembre 1884.
« Me trompé-je en soupçonnant que la méthode qui consiste à « postuler » les croyances positives comme des conséquences de la foi au devoir, est plus faite pour inquiéter les consciences que pour les rassurer ? Pour être une très grande et noble chose, le sentiment moral n’offre-t-il pas une base trop étroite à un édifice qui va jusqu’au ciel ? Le point d’appui a beau être solide, le poids qu’on lui fait porter parait démesuré. On se demande malgré soi si l’on n’est pas victime de quelque tour de prestidigitation. Et je parle des plus indulgents, de ceux qui seraient trop heureux de voir l’opération réussir. Quant aux penseurs qui sans révoquer aucunement en doute le caractère sacré de la conscience, n’admettent pas la prétention de soustraire le sentiment moral à la discussion, ni le libre arbitre à l’examen, la méthode kantienne ne sera jamais pour eux qu’une fin de non recevoir. Il leur paraît qu’on pose en principe ce qu’il fallait démontrer, et qu’on répond à la question par la question. »
M. Secrétan est allé plus loin encore ; il a affirmé la nécessité d’une philosophie chrétienne ; c’est-à-dire que la méthode spéculative doit s’étendre, selon lui, jusqu’au fait surnaturel entre tous, le Christianisme.
« Qu’il s’agisse de la révélation comme fait historique ou du fonds même de cette révélation dont il faut accepter les éléments pour l’accepter sérieusement et tout entière, c’est toujours au principe universel qu’il faut remonter ; c’est toujours une philosophie qu’il faut acquérir. La preuve traditionnelle a pour corrélatif une religion sociale ; la preuve d’expérience personnelle, indispensable à la réalité de la foi, ne produit qu’une conviction incommunicable. Pour se maintenir sur le terrain de la libre discussion, la religion cherchera ses titres dans les vérités universellement démontrables ; c’est-à-dire que la philosophie reproduira sans l’altérer le principe de la religion, et que la théologie à son tour, pour tout ce qui n’est pas la détermination, mais l’explication des faits, se confondra désormais avec la philosophie. » Et il ajoute : « L’autorité n’est plus nécessaire du moment où l’esprit humain est arrivé au point de reconnaître librement dans le Christianisme le moyen de satisfaire ses besoins intellectuels aussi bien que ses besoins moraux. »
Ce n’est pas ici le lieu de donner notre théorie de l’apologie du Christianisme. Nous préférons poser la question préalable sur le titre même de la chose appelée philosophie chrétienne, et sur le droit que cette expression composée pourrait revendiquer dans l’Encyclopédie des sciences humaines, et des disciplines théologiques en particulier. Car, ou bien la philosophie recevra la donnée chrétienne avec docilité, comme il convient à l’homme appelé à l’honneur de répéter les paroles et les pensées de Dieu ; elle s’efforcera seulement d’analyser les éléments de cette donnée, de les coordonner et de les systématiser, tout en constatant, chemin faisant, s’il le faut et qu’elle y tienne, leur correspondance avec les besoins de l’âme humaine ; et dans ce cas, je vous demande en quoi la philosophie différera d’une bonne et saine théologie. Ou bien elle prétendra déduire avec une nécessité qu’on appellera logique ou morale, le contenu de la révélation chrétienne d’une prémisse antérieure et par conséquent étrangère à elle, et relevant, par exemple, du domaine général de la conscience morale. Constatant, par exemple, les besoins et les aspirations de l’âme humaine, elle prétendra postuler a priori les moyens que le Christianisme a dû employer pour répondre à ces besoins. Dans ce cas, la science force la donnée chrétienne, qui repousse absolument et a priori la prétention de la « sagesse de l’homme, » de la créer ou de la régir, et cela par la simple raison que se donnant pour une révélation de la libre grâce de Dieu, elle se réserve le droit d’apparaître comme scandale aux uns, folie aux autres et mystère à tous. Alors la philosophie dite chrétienne n’étant plus chrétienne, c’est l’adjectif qui est à retrancher.
Sans doute que, s’appliquant à l’histoire de l’humanité, la philosophie, contemporaine du Christianisme, ne pourra pas faire abstraction du plus important des faits de l’histoire. Elle ne saurait en tout cas l’ignorer. Qu’elle le traite donc comme fait historique, qu’elle le considère dans ses influences humanitaires, dans ses conséquences sociales. Mais qu’elle se tienne sur le seuil du sanctuaire, et surtout qu’elle se désiste de la bonne intention de le défendre !
Telle a été une des tentatives les plus hardies et les mieux réussies d’associer la méthode kantienne à la recherche des vérités religieuses et morales. Nous avons lieu de croire que les critiques que nous venons de formuler, M. Secrétan se les ait adressées dans ces dernières années à lui-même, et nous avons cru trouver l’aveu d’une sorte de rétractation dans le dernier ouvrage qui est sorti de sa plume : Le Principe de la morale.
« Nous avons essayé, y lisons-nous, de donner un corps à nos vues, il y a quarante ans, dans la Philosophie de la liberté. Dans un journal bienveillant, auquel nous travaillons depuis qu’il existe, un critique fort éclairé a cru, plus tard, résumer cet ouvrage en disant qu’il expose comment Dieu a dû nécessairement créer le monde, s’il est absolument libre de faire tout ce qu’il veut. Le mot serait très plaisant, s’il portait juste. Heureusement il ne le fait pas, et pourtant nous l’avons senti, quoiqu’il n’y ait, dit-on, que la vérité qui blesse. Il faut donc qu’il contienne une certaine dose, un semblant de vérité.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quoique nous eussions marqué notre dessein d’entrée, et fait comprendre clairement que notre spéculation se fondait tout entière sur le besoin d’une théorie propre à rendre compte de l’ordre moral en lui conservant une valeur absolue que tous ne lui accordent point, les notions morales n’entraient pour rien dans notre construction de l’absolue liberté, fondée exclusivement sur la discussion des idées abstraites d’être et de cause. Aujourd’hui, cette forme de construction dialectique, souvenir de la spéculation allemande, nous est devenue suspecte. En philosophie aussi bien qu’en théologie, nous craignons de définir ce que nous ne saurions entendre, et de cette métaphysique de l’absolue liberté, nous ne conservons rien sinon ces deux points attachés au monde de l’expérience et de la vie morale : « L’ordre moral est l’expression d’une volonté positive. — Le principe de l’être est tel que nous pouvons soutenir un rapport moral avec lui. » Peut-être, à vrai dire, est-ce tout conserver ; mais il n’est pas besoin que celte question soit résolue.
Je ne pense plus à déduire le système du monde en partant d’un principe où j’atteins à peine, sans pouvoir l’embrasser et le définir ; Dieu n’est plus pour moi le point de départ, mais le terme. Pour le comprendre, je n’interroge plus l’abstraction des catégories, mais la totalité des faits révélés par l’intimité de la conscience et par l’observation du dehors. Je ne m’élance plus de l’impératif purement formel au sommet de la théologie, pour redescendre à l’interprétation de la nature et de l’histoire ; je consulte à la fois la conscience et l’expérience pour découvrir la vérité morale concrète, et pour conclure enfin, s’il se peut, de la vérité morale à la vérité théologique.
Le plan de la recherche est donc changé. »
A la bonne heure ! et pendant que nous sommes d’accord, séparons-nous.
La méthode kantienne vient d’être poussée à ses dernières conséquences par MM. Renouvier et Pilon, fondateurs du Néocriticisme. Cette école a tiré, pour ainsi dire, les conclusions logiques que nous voulions arracher à la méthode qui vient d’être examinée sous le titre de spéculative mixte. Elle a prouvé qu’en l’absence de toute autre donnée réelle que la prémisse morale primordiale, il était de toute impossibilité de reconstruire le monde, qui se transforme devant la raison pure en un système de pures représentations et de purs phénomènes ; et la chose en soi elle-même, la substance, le noumène étant situé hors de l’atteinte de nos facultés, n’existe pas, car le seul vrai noumène, c’est la loi morale, objet de pure croyance.
Descendant sur le terrain de l’adversaire, M. de Pressensé répond au Néocriticismek : « La foi au droit implique un théâtre réel pour l’activité qu’il doit régler ; si le monde n’est qu’une représentation, le devoir en est une autre, car il n’est plus qu’un fantôme dans un monde fantastique ; il nous faut prendre pied dans la réalité. »
k – Origines : le problème de la connaissance.
Peut-être le Néocriticisme répondra-t-il que ce n’est pas si simple que cela ; et que soit que nous vivions dans les réalités vraies ou dans les représentations des choses, le devoir subsiste et s’affirme en tout état de cause, à l’égard de ces représentations comme il le ferait à l’égard de ces réalités. N’y a-t-il pas des devoirs envers les fous, c’est-à-dire envers les êtres fantasques dans le monde fantastique qu’ils se sont créé ? Je suis, quant à moi, porté à croire que l’erreur de ceux qui prennent ma personnalité pour une simple représentation de leur moi, est tout à fait irréfutablel.
l – Voir sur le Néocriticisme, outre les Origines de M. de Pressensé, les articles de M. Schlösing, Revue chrétienne, 1882, p. 206 et 266 ; et la chronique philosophique de M. Bois, Revue théologique de Montauban, 1884, n° 4, pag. 346 et suiv.
Mais gardons-nous d’en vouloir à M. Renouvier qui me traite simplement comme il se traite, lui le premier ; et valait-il bien la peine de se séparer si bruyamment de l’école de M. Taine pour aboutir au même résultat que lui, savoir que le Moi de M. Renouvier lui-même « n’est qu’un assemblage de phénomènes ? »
Ainsi, quelque emploi que l’on fasse de la méthode spéculative ou aprioristique, qu’on l’applique à une prémisse purement logique ou rationnelle, ou à quelque donnée morale première et primordiale, elle ne saurait que tromper l’attente qu’on avait fondée sur elle. Dans le premier cas, la liberté est exclue a priori et de l’absolu et de l’univers ; dans le second, celui où la liberté morale est supposée comme prémisse, toute spéculation fondée sur les réalisations de cette liberté postulée a priori, impliquerait la négation de la liberté elle-même ; et la philosophie doit se résigner à ne connaître que des faits donnés par l’expérience ou attestés à la conscience.
Ni la méthode idéaliste pure, telle que nous l’avons rencontrée chez Rothe, ni la méthode idéaliste mixte que M. Secrétan a cherché jadis à appliquer à l’intelligence de l’absolu et du monde, ne saurait répondre au requisitum d’une vraie science et d’une vraie philosophie ; combien moins de la théologie ! Et les seules sciences qui aient droit de faire appel au raisonnement pur, et qui en aient été récompensées, restent la logique et les mathématiques.