Le christianisme est apparu dans l’histoire comme un fait et un verbe, tous les deux personnifiés en Jésus-Christ. Jésus-Christ a été tout ensemble la personne divine et le verbe divin, l’incarnation et la révélation parfaite de Dieu, la réalité parfaite et la vérité parfaite. C’est à l’âme et à la volonté à s’approprier cette réalité incarnée dans cette personne ; c’est à l’intelligence à s’efforcer de comprendre la vérité révélée dans ce verbe.
Or la révélation de la vérité chrétienne se trouve dès les premières origines fractionnée et répartie dans les types principaux de doctrine compris dans l’âge apostolique, qui n’a pu nous présenter ni une image unique de la personne de Christ, ni un exposé unique de la vérité qu’il apportait au monde, et qui était lui-même.
Nous comptons trois principaux de ces types qui se différencient et se complètent mutuellement, sans s’opposer les uns aux autres, ni s’exclure.
Le premier est le type judéo-chrétien, qui exprime les éléments de continuité de la révélation chrétienne et des révélations antérieures, et selon lequel la Nouvelle alliance est apparue essentiellement comme l’accomplissement de la Loi et des Prophètes de l’Ancienne ; l’œuvre de Christ, comme la glorification du véritable Israël.
Ce type est représenté dans l’âge apostolique par les discours de Pierre dans les Actes et l’Evangile de Marc, qui nous rendent l’impression immédiate de la personne et de la vie terrestre de Christ ; puis par l’Evangile de Matthieu, l’Epître de Jacques, la première Epître de Pierre, où s’ajoute à cette impression immédiate une première thèse ou élaboration doctrinale ; enfin par la deuxième Epître de Pierre et par Jude, où apparaît la polémique contre les adversaires de la foi de l’Eglise qui occupent la fin du siècle apostolique.
Le second type de doctrine compris dans l’âge apostolique est le type paulinien, qui représente l’élément progressiste, initiateur et universaliste de la révélation chrétienne. Selon ce second type, la Nouvelle alliance est considérée moins comme un accomplissement de l’Ancienne dans ce que celle-ci avait de permanent que comme une abolition des éléments temporaires et pédagogiques qu’elle contenait. En même temps, l’effet principal de l’œuvre de Christ concentrée dans sa mort expiatoire, s’annonce comme la réconciliation de l’humanité coupable avec Dieu, en un mot, la justification.
Les représentants principaux de ce second type sont Paul et l’auteur de l’Epître aux Hébreux.
Enfin, tandis que la révélation nouvelle était considérée jusqu’ici dans ses rapports au passé, soit au passé du peuple de Dieu, soit au passé de l’humanité, à la chute et à la préparation du salut, le type johannique nous révèle le christianisme comme une création au sein de l’humanité, accomplissement des destinées éternelles de la créature de Dieu par de là le grand drame de la chute et de la rédemption, et le mot qui résume l’œuvre de Christ dans cette conception supérieure aux deux autres, c’est vie ; la vie éternelle qui se compose de la félicité parfaite dans la sainteté parfaite.
Les principales conceptions de chacun des trois types que nous venons de définir, pourraient être résumées par un terme qui marquerait à la fois la différence et l’harmonie qui existent entre eux. C’est ainsi qu’aux trois titres principaux de Messie, de Fils de l’homme et de Fils de Dieu attribués à Jésus tour à tour par lui-même et par ses premiers témoins, répondent les trois actes principaux de son existence divine et humaine qui ont frappé de préférence les représentants des types judéo-chrétien, paulinien et johannique : la résurrection, la mort et l’incarnation. Le salut est considéré tour à tour dans chacun d’eux comme gloire, comme justice et comme vie ; et les vertus cardinales répondant de préférence à chacun de ces trois aspects du salut ont été l’espérance, la foi et la charité.
Cependant l’histoire proprement dite de la dogmatique ne commence pas et ne doit pas commencer par l’exposé des différents types de doctrine apostolique que nous venons de rappeler. Les faire rentrer dans le cours des dogmes de l’Eglise, en les plaçant en tête même des manifestations successives de la pensée chrétienne, serait déjà méconnaître le caractère spécial et normatif que nous leur avons reconnu. Les documents de l’âge apostolique ne seraient plus source et norme de la dogmatique, s’ils ne figuraient dans la série des dogmes que comme primi inter pares.
La théologie en général et la dogmatique en particulier, l’histoire de la dogmatique, par conséquent, ne commencent qu’avec le travail de la réflexion sur cette donnée originale et immédiate ; mais aussi ce travail commença tôt après. Saint Paul recommande déjà la γνῶσις à ses lecteurs d’Ephèse et de Colosses, comme un des éléments nécessaires de la sanctification chrétienne. L’Epître aux Hébreux elle-même marque, pour ainsi dire, la transition de l’ère de la révélation créatrice à celle de la théologie.
Mais ce ne fut que plus tard, et pour la première fois sous la plume d’Origène, que la doctrine chrétienne revêtit la forme systématique au sens où nous l’entendons aujourd’hui ; et même, comme l’entreprise d’Origène fut isolée, et d’ailleurs encore bien défectueuse au point de vue qui nous occupe, nous devrions, à prendre les termes rigoureusement, fixer, à l’exemple de Twesten, le commencement de la dogmatique à l’époque de l’efflorescence de la scolastique, au XIIe siècle.
« Les anciens Pères, remarque-t-il, paraissent être encore trop vivement préoccupés des articles particuliers qui avaient trait aux disputes et aux circonstances du moment, pour qu’ils fussent disposés à embrasser l’ensemble d’une manière uniforme. Il faut reconnaître aussi que la tractation systématique ne leur était pas encore aussi familière qu’elle a pu le devenir pour nous, qui avons passé par l’école de la scolastique. Ils se sont d’ailleurs acquis des titres à la reconnaissance de leurs après-venants en étudiant successivement différents articles de foi, auxquels ils ont non seulement donné l’expression et la détermination la plus convenable, mais qu’ils ont encore défendus avec un esprit si vraiment religieux et philosophique et de telle façon que l’on voit que ce n’étaient pas là pour eux de simples formules, mais l’expression de leurs sentiments et de leur vien. »
n – Vorlesungen über die Dogmatik der ev. luth. Kirche.
Nous accorderons d’ailleurs, avec M. de Pressensé dans son Histoire des trois premiers siècles, une préférence marquée à la période anté-nicéenne, comme ayant présenté, plus que celle qui l’a suivie, cette variété féconde qui la rend profitable à tous les temps. Ce fut l’avènement des conciles qui en faisant prévaloir le principe d’autorité, finit par appauvrir et solidifier le courant impétueux et libre des premiers siècles ; et plusieurs points de doctrine, traités et reconnus à cette époque reculée, furent éliminés dans la suivante pour ne reparaître que beaucoup plus tard, et même à l’époque moderne, parce qu’ils ne s’accordaient pas avec les credos officielso.
o – On peut citer pour exemple la doctrine de la subordination du Fils du l’ère, enseignée déjà par Justin Martyr.
Le génie de l’Eglise d’Orient devait la porter de préférence vers les questions spéculatives, théologiques, trinitaires et christologiques, ce qui eut lieu en effet, ainsi que l’histoire des conciles le prouve. L’Eglise d’Occident, qui comprenait l’Afrique proconsulaire, l’Italie et les Gaules, chacune de ces fractions conservant d’ailleurs son caractère propre, sentit sa pensée plus à l’aise dans le domaine anthropologique et moral. La théologie sut mieux se tenir dégagée des influences de la philosophie ancienne, et conserver un caractère plus ecclésiastique et pratique, comme cela se voit en particulier chez Irénée, père grec transporté en Occident.
« Le judéo-christianisme, dit Hase, expulsé dès l’abord par la virtualité du génie gréco-romain, se réfugia dans la constitution ecclésiastique.
L’intérêt qu’il y avait à écarter du milieu chrétien toute falsification hérétique, puis toute fausse interprétation du dogme, provoqua en Orient le développement de la théologie johannique, en Occident, de l’anthropologie paulinienne. Le point extrême d’une de ces tendances est marqué par l’école d’Alexandrie, chez laquelle s’opéra la réconciliation de la foi chrétienne avec la philosophie grecque et platonicienne, sans que la synthèse des deux éléments contendants, la science et la foi, soit arrivée chez elle à son expression parfaite. Augustin occupe l’extrémité de l’autre tendance ; Augustin, le fondateur du supranaturalisme dogmatique, à raison de la distinction tranchée qu’il a faite entre ce que l’homme est par lui-même et ce qu’il est par Christ. Le sentiment profond du péché et de la rédemption est l’élément de vérité du système ; mais la conséquence qu’il en a tirée en est le côté répulsif.
Le parti du juste milieu entre ces extrêmes n’a remporté que des victoires isolées »p.
p – Ev. prot. Dogm. section XXXII.
Le premier travail de systématisation dogmatique se fit à Alexandrie. L’œuvre de Clément († 220), dans ses trois parties : λόγος προτρεπικός παιδάγωγος et στρώματα ne fut, il est vrai, qu’une ébauche. Mais son grand successeur et disciple, Origène († 254), dans son livre περὶ ἀρχῶν, exprima et réalisa l’idée d’un exposé scientifique des croyances chrétiennes. Cet ouvrage comprend quatre parties traitant :
- de Dieu, des esprits et de la matière ;
- de l’homme, de l’incarnation du Logos, de l’effusion de l’Esprit ;
- du libre arbitre et du péché ;
- de l’Ecriture et de son interprétation.
Le simple énoncé de ce plan suffit à nous en révéler les lacunes en même temps que les incohérences. Au lieu d’un organisme où chaque membre ou rameau s’insère au tronc commun à la place qui lui est naturellement désignée, nous n’avons encore ici qu’une juxtaposition, incomplète même, des principaux articles de la connaissance chrétienne.
Dès le IVe siècle, les questions christologiques firent surgir de grands docteurs, qui, continuant la tradition de l’école d’Alexandrie, s’efforcèrent d’allier la philosophie au christianisme, sans réussir mieux que leurs prédécesseurs à prêter à leurs ouvrages un caractère systématique et complet.
Sont à citer ici en Orient : Athanase († 373), auteur d’un traité sur l’incarnation : Περὶ τῆς ἐναθρωπήσεως τοῦ λόγου ; Grégoire de Nysse († 394), auteur du λόγος κατηχητικὸς ὁ μέγας ; Théodoret enfin († 457), un des derniers représentants de l’école d’Antioche et le plus grand théologien de son temps, qui, pour la première fois, dans le cinquième livre de son ouvrage : Αἱρετικῆς κακομυθίας ἐπιτομή, sut soumettre la matière dogmatique à un schématisme relativement rationnel, sous les cinq rubriques suivantes :
- Théologie (doctrine de la Trinité) ;
- Cosmologie et anthropologie (création, matière, anges et démons, humanité et Providence) ;
- Christologie (incarnation et rédemption ; personne et œuvre de Christ) ;
- Sotériologie (révélation scripturaire et baptême) ;
- Eschatologie (résurrection, jugement et parousie).
L’influence du néoplatonisme se fait sentir déjà chez Synesius, évêque de Ptolemaïs († 430), pour devenir dominante dans les écrits du pseudo-Denys l’Aréopagite : Περὶ μυστικῆς θεολογίας, qui firent leur première apparition en 532. La dialectique aristotélicienne et scolastique remplace l’idéalisme platonicien chez Jean Philoponus, commentateur d’Aristote (milieu du VIe siècle), monophysite et accusé de trithéisme, auteur du διαιτητῆς ἠ περὶ ἑνωσεως.
Le dernier dogmaticien de l’Eglise grecque fut Jean Damascène († 754), qui rendit un grand service à l’histoire des dogmes en rassemblant et récapitulant les sentences des anciens Pères sur les dogmes fondamentaux, dans son ouvrage intitulé : Πηγὴ γνώσεως et divisé en trois parties :
- Τὰ φιλοσοφικά
- Περὶ αἱρέσεων
- Ἔκδοσις ἀκριβῆς τῆς ὀρθοδόξου πίστεως.
En Occident, la pénurie d’ouvrages dogmatiques et systématiques est plus sensible encore qu’en Orient, et nous n’avons à citer ici que Hilaire de Poitiers († 308), l’Athanase de l’Occident, qui écrivit contre les Ariens un ouvrage en douze livres, intitulé : De fide adversus Arianos seu de Trinitate.
Augustin lui-même († 430), ne nous a laissé que des fragments disséminés de sa pensée dans ses opuscules ; dans son Enchiridion ad Laurentium, seu de fide, spe et caritate, et dans son grand ouvrage apologétique : De civitate Dei ; mais nulle part un système complet et ordonné de doctrines.
Vincentius Lirinensisq († 450), s’est rendu célèbre par sa tentative, déjà toute pénétrée de fausse catholicité, d’établir le contrôle de la vérité sur le consentement unanime, universel et constant de l’Eglise. C’est dans son Commonitorium pro catholicæ fidei antiquitate et universalitate advenus profanas omnium hereticorum novitates, que se trouve la formule si souvent citée à l’époque des débats sur l’infaillibilité : Quod semper, ubique et omnibus creditum est.
q – Vincent de Lérius.
L’activité dogmatique dans l’Eglise latine se réduisit dans les siècles postérieurs et aux confins de l’âge patristique à celle des compilatores ou sententiarii, qui collectionnaient les sentences des Pères. Les plus connus furent le semipélagien Gennadius Massiliensis, qui composa : De fide seu de dogmatibus ecclesiasticis ; Isidorus Hispaliensis († 636) : Sententiarum seu desummo bono libri III.
La méthode aristotélicienne et scolastique fut appliquée par Boetius († 525), dans son ouvrage : De consolatione philosophiæ ; et la mystique panthéiste fut représentée par Jean Scot Erigène († 890), grandeur égarée et solitaire au milieu d’un siècle envahi de toutes parts par les ténèbres, et qui était né quatre siècles trop tôt ou trop tard pour exercer l’influence à laquelle lui donnait droit son génie. Son ouvrage : De divisione naturæ, se divise en quatre livres traitant de Dieu, de sa connaissance, des idéaux du monde et du Logos, du monde réel, de l’homme, du retour en Dieu du monde déchu. Mais Dieu et le monde étant ici confondus, les grands drames de la chute et de la rédemption se résolvent dans les antithèses du fini et de l’infinir.
r – C’est de Jean Scot qu’on raconte la réponse spirituelle et courageuse faite à Charles-le-Chauve, qui, abusant de la suprême puissance, demanda tout à coup à son hôte pendant le repas : Quid distat inter Scotum et sotum ? Le savant répondit à l’empereur : Tabula ! (Quelle distance y a-t-il entre un Scot et un sot ? — La table ! C.R.)
Si d’ailleurs, nous retournant un instant vers la période que nous venons de traverser, nous voulons résumer d’une façon aussi authentique que possible la loi des premiers siècles, c’est à Irénée (fin du IIe siècle), que nous emprunterons cette formule : « Les apôtres et leurs disciples ont transmis à l’Eglise qui est répandue dans le monde jusqu’aux confins de la terre, la foi en un seul Dieu, Père tout puissant, qui a fait le ciel, la terre, les mers et toutes les choses qui y sont ; en un seul Jésus-Christ, le Fils de Dieu, incarné pour notre salut ; et dans un Esprit saint, qui, par les prophètes, a annoncé les dispensations divines, la venue et la naissance d’une vierge, la passion et la résurrection d’entre les morts, l’ascension corporelle dans les cieux de notre bien-aimé Seigneur Jésus-Christ et son avènement qui doit s’accomplir du ciel, dans la gloire du Père, pour récapituler toutes choses, ressusciter toute chair humaine, afin que devant Jésus-Christ, notre Seigneur, Dieu, Sauveur et Roi selon le bon plaisir du Père invisible, tout genou se ploie dans le ciel, sur la terre et sous la terre, que toute langue lui rende témoignage, qu’il exerce avec justice le jugement universel, qu’il envoie au feu éternel les esprits pervers, les anges transgresseurs, les apostats, les impies, les injustes, les rebelles et les blasphémateurs parmi les hommes ; mais quant aux justes et aux saints, et à ceux qui auront gardé les commandements et seront demeurés dans son amour, soit dès le commencement, soit après leur repentir, qu’il leur accorde l’immortalité, et leur acquière une gloire éternelle. » Et il ajoute : « Ayant donc reçu cette prédication et cette foi, ainsi que nous venons de le dire, l’Église, bien que dispersée dans le monde entier, les garde avec soin, comme n’habitant qu’une seule maisons… »
s – Contre les hérésies, Livre I ch. 9.
Au commencement du IIIe siècle, Tertullien écrit : Regula fidei una omnino est sola immobilis et irreformabilis, credendi scilicet in unicum Deum omnipotentem, mundi Creatorem et Filium ejus Jesum Christum, natum ex virgine Maria, crucifixum sub Pontio Pilato, tertia die ressuscitatum a mortuis, receptum in cælis, sedentem nunc in dextram Patris, venturum judicare vivos et mortuos per carnis etiam resurrectionemt. »
t – De virginibus velandis.
Même témoignage chez Origène :
« Species eorum quæ per prædicationem apostolicam manifeste traduntur, istæ sunt. Primo, quod unus Deus est, qui omnia creavit atque composuit, quique cum nihil esset, esse fecit universa…,u » etc.
u – De Principiis, Liber I, 4.
Enfin la profession de foi des catéchumènes d’Alexandrie dans le IIIe siècle, se formulait en ces termes :
Πιστεύω εἰς μόνον ἀληθινὸν θεὸν τὸν πατέρα τὸν παντοκράτορα, καὶ εἰς τὸν μονογενῆ αὐτοῦ υἱόν, Ἰησοῦν Χριστὸν τὸν κύριον καὶ σωτῆρα ἠμῶν, καὶ εἰς τὸ ἅγιον πνεῦμα τὸ ζωοποίουν.
Ces différentes formules indiquent la formation successive du Symbole dit des Apôtres, qui se chargea d’éléments nouveaux dès le IIIe siècle, mais qui, sous les adjonctions diverses qui y furent faites, nous montre cependant la continuité de la croyance chrétienne dans ses articles fondamentaux jusqu’à aujourd’hui.