Si, comme nous le croyons, Calvin a montré, dans les pages que nous venons d’analyser, que sa conception de la prédestination, conçue comme l’instrument de la justice absolue, impliquait nécessairement la responsabilité, il a ôté aux défenseurs des théories différentes de la sienne le droit d’attaquer sa doctrine au nom de la morale.
Dans ce cas, il ne leur reste plus en effet d’autre ressource que d’essayer de démontrer qu’il est impossible à la justice de Dieu de surpasser l’intelligence de l’homme. Mais par le fait même qu’on croit nécessaire de critiquer cette partie essentielle de la doctrine, on reconnaît que si elle était vraie, la responsabilité serait établie. Seulement on prétend que la prédestination, uniquement à cause de sa fausseté, ne peut fonder la responsabilité. Mais cette critique, on pourrait la faire à n’importe quelle doctrine. Un déterministe pourra concéder, à tort ou à raison, que si le libre arbitre est établi, la responsabilité l’est aussi ; et il ne pourra accuser cette doctrine d’être immorale dans ses conséquences, simplement parce qu’elle lui paraît fausse. Le libre arbitre est dit-on, le postulat de la morale, car il implique la responsabilité. Or, s’il l’implique réellement, il ne cessera pas de l’impliquer même au cas où il serait faux. Il en est de même de la prédestination.
Elle apparaît, au point de vue spéculatif, comme le postulat de la responsabilité dans le système déterministe de Calvin. En effet, nous ne sommes responsables qu’en tant que nous sommes débiteurs envers Dieu, que nous avons des obligations envers lui. Mais si nous étions les victimes de son injustice, nous ne lui devrions que la haine, et la violation de ses ordres n’entraînerait aucune culpabilité. Or, croire à la prédestination dans le sens calviniste, c’est croire à la justice de Dieu malgré toutes les apparences et affirmer ainsi son droit d’être notre législateur et notre juge. Dès lors, il n’est pas étonnant que si on la dénature en supprimant l’idée de justice incompréhensible, la responsabilité disparaisse. C’est le sort de tous les postulats d’être solidaires de l’idée qui les postule. Ce postulat nous paraît avoir un immense avantage sur celui du libre arbitre. Tandis que celui-ci est, de l’aveu de la plupart de ses défenseurs, un fait en soi inintelligible ou même contradictoire, la justice absolue de Dieu est un mystère qui n’est inintelligible que par rapport à nos moyens actuels de connaissance, et dont nous devons espérer avoir la clef dans l’avenir. Être juste, c’est rendre à chacun ce qui lui est dû. Calvin affirme que la malédiction qui est tombée sur notre race lui était due. Il reconnaît qu’il est impossible de savoir actuellement comment et pourquoi. « Quelle absurdité y a-t-il en cela ? » Quelle impossibilité logique peut-on statuer contre cet acte de foi ? Les rapports que l’intelligence humaine établit entre les choses sont-ils les seuls légitimes ? Qui oserait l’affirmer ? Or, s’il est aisé de rejeter ce qui est évidemment contradictoire comme absurde, on doit avouer que le mystère, qui dépasse la raison sans la choquer, échappe par sa nature même à toute discussion. En présence du mystère de la prédestination, il faut blasphémer ou adorer en silence le Juge qu’on ne peut comprendre. « Or, quand on aura amené beaucoup de raisons et débattu d’un côté et d’autre, si nous faut-il venir à cette conclusion, d’être ravis en étonnement avec saint Paul : et si les langues débordées jettent leurs brocards à l’encontre, que nous n’ayons point honte de nous écrier : O homme qui es-tu pour plaider contre Dieu ? » (Institution, 3.24.16).