Jean-Jacques Rousseau, par sa théorie du contrat social, avait fait de la collectivité une création conventionnelle, due à l’accord des volontés des individus.
Pour les hommes du XVIIe siècle, pour les encyclopédistes et la Aufklärung, la raison individuelle est une faculté autonome, partout identique à elle-même, et ils continuent à croire ce dogme cartésien, que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Le bon sens c’est la raison.
Durkheim, au contraire, tend à faire de la raison individuelle une création de la conscience collective, et de l’homme isolé un animal.
Durkheim et, d’une manière générale, le progrès des sciences ethnologiques nous paraissent avoir scientifiquement réduit à néant l’idéologie du XVIIIe siècle, qui exerça et exerce encore une influence si malfaisante sur certaines parties du protestantisme.
Nous avons essayé de montrer ce qu’il y a d’excessif dans la théorie de Durkheim et de la ramener à des proportions plus conformes aux résultats d’une observation sobre des faits.
Il reste à préciser, autant que possible, d’une manière plus exacte, la part qui revient aux facteurs dont nous avons reconnu l’existence, dans l’acquisition et l’élaboration de la connaissance.
Ces facteurs sont l’individu, le milieu, la société, trois faits naturels primitivement donnés.
Nous l’avons dit, l’individu humain est bien un animal. Mais cet animal est capable de penser par concepts et de s’élever, par l’abstraction, à la généralisation.
Nous avons reconnu qu’une tradition théologique orthodoxe, bien antérieure à Durkheim, n’hésitait pas à admettre que l’individu, accidentellement isolé de ses semblables, dès l’enfance, différerait très peu des autres animaux supérieurs.
Mais, de l’aveu de Durkheim, « il y a du social en lui », du social qui lui est inné. Virtuellement, il serait encore un homme.
En fait, normalement, l’homme, même le non-civilisé, reçoit par l’éducation, par la langue qu’on lui apprend à parler, qui est comme l’âme de son peuple et de sa race, ce qui sera la forme de la plupart de ses représentations intellectuelles, de ses manières de sentir, de ses préjugés, de ses procédés de raisonnement.
L’influence sociale est énorme et elle est d’autant plus irrésistible qu’elle est moins sentie par l’individu.
L’individu, en effet, qui n’est pas, qui n’est jamais un individu seulement, mais qui est une personne formellement libre, est souvent porté par son caractère personnel à se développer en réaction contre le conformisme social.
Mais on ne réagit que contre ce que l’on sent comme une contrainte, comme inassimilable par la personnalité.
Ce qu’on s’est approprié inconsciemment, ce qui s’est intégré à nous domine, au contraire, la marche de notre pensée jusque dans les recherches les plus libres.
Dans ce sens, le chercheur dépend toujours d’un milieu social. Celui-ci peut être en voie de formation, de dissolution, ou simplement en état relativement stable.
Cela fait qu’il n’y a jamais de science indépendante. Tout le monde part toujours d’indémontrables qui sont la synthèse de notions communes, ἔννοαι κοιναί, et de ses tendances intellectuelles personnelles.
De plus, la science réside proprement dans la conscience collective d’une société, d’une culture donnée. L’individu n’en possède jamais personnellement qu’une partie. Or, il est incontestable que les sociétés humaines ne sont pas toutes au même degré de rationalité.
La raison, faculté du général, ne s’élève à la généralisation que par l’abstraction. Abstraire l’intelligible du sensible pour généraliser est sa fonction propre. Mais cette fonction n’est pas au même stade dans toutes les sociétés humaines.
Même si l’on veut que la raison soit une faculté collective, il faut bien concéder qu’elle n’accomplit sa fonction que dans et par les individus.
Mais il n’y a aucune raison pour supposer que l’abstraction doive atteindre partout, du premier coup, sa perfection.
Le travail de l’abstraction, qui repose sur l’observation, est au contraire lent et difficile.
Primum vivere deinde philosophari : les soins de l’existence quotidienne, la lutte pour la vie priment les exigences de la pensée.
Il suit de là qu’une peuplade qui vit au jour le jour, des hasards de la chasse ou de la pêche, ne transmettra à l’individu, par son langage, qu’un nombre restreint d’idées abstraites.
Le fond premier de représentations conceptuelles d’un individu, même très bien doué, sera bien plus pauvre dans une peuplade de Hottentots que dans un dêmep grec ou dans le plus arriéré de nos villages européens.
p – Commune de la Grèce antique.
La collectivité n’agit donc pas seulement sur l’individu, en lui fournissant la matière de ses idées ; l’individu dépend encore du degré de généralisation rationnelle auquel est parvenue la société dont il fait partie, et il en dépend pour le nombre des idées générales qu’il possède primitivement.
Mais il y a un autre facteur que Durkheim paraît avoir laissé dans l’ombre. Ce facteur est le milieu physique.
C’est de nos sensations que nous extrayons nos idées générales. Sans doute « le rôle des mots est précisément de nous permettre de nous former des idées générales ». Mais ces idées générales ne sont pas arbitraires. Elles sont communes aux hommes d’un certain temps, dans un certain milieu, et sont imposées par la nature des sensations éprouvées et par les associations que celles-ci provoquent.
Les divisions du temps, par exemple, s’associent naturellement au mouvement des corps célestes. Il n’est pas jusqu’à certaines idées magiques, efficacité des mots, action à distance, etc. dont on ne puisse montrer qu’elles ont leur origine dans les expériences psychologiques de l’enfant provoquées par des causes physiquesq.
q – La citation entre guillemet » est de Séchehaye, dans Raoul Allier, Les non-civilisés et nous, p. 212. Dans les pages 201 à 215 de cet ouvrage, Raoul Allier a donné une démonstration concluante de l’influence du milieu physique sur la formation d’idées magiques quasi-universelles.
Si l’individu n’était en contact avec le milieu physique tel qu’il est donné par la nature des choses, on ne s’expliquerait pas la généralité de ces idées, qu’on retrouve partout, jusque dans les sociétés les plus avancées, sans qu’il puisse être question de propagation par tradition. Elles ne sont devenues des idées collectives et presque universelles que parce qu’elles sont suggérées à l’esprit humain, partout le même, par des expériences physiques individuelles, mais communes à tous les hommes.
La méconnaissance ou la sous-estimation de l’influence du milieu physique sur la formation des idées, le rôle exclusif assigné à la conscience collective nous paraissent dus à l’erreur que voici.
C’est une tendance qui n’est pas d’ailleurs uniquement le fait de l’école sociologique, que de considérer la raison, fait collectif, comme l’élément objectif, tandis que la sensation serait en nous l’élément subjectif et individuel.
Or, nous l’avons déjà fait remarquer en passant, la sensation est bien un fait individuel, dans ce sens qu’elle est incommunicable à ceux qui ne sont pas placés dans les mêmes conditions physiques que celui qui l’éprouve.
Mais elle est objective, non seulement parce qu’elle nous révèle l’objet, mais encore parce que nous savons que tous ceux qui seront placés dans les mêmes conditions que nous éprouveront des sensations identiques aux nôtres. Nous le savons, parce que l’objet apparaît au sujet comme lié à la réalité par un rapport nécessaire, et que c’est un axiome, une croyance d’évidence que d’escompter que, toutes choses égales d’ailleurs, les mêmes causes produiront les mêmes effets. C’est parce que nous croyons que les autres hommes ont les mêmes sens que nous, que nous croyons qu’ils ont les mêmes sensations que nous. La sensation que nous éprouvons est donc pour nous le moyen de sortir de notre subjectivité, et de nous mettre au point de vue des autres hommes. L’élément représentatif est le même pour eux que pour nous.
Quant à l’élément affectif de plaisir ou de peine, nous admettons volontiers qu’il puisse différer dans certains cas, parce que l’expérience nous indique que, pour notre propre compte, l’habitude peut modifier notre propre manière d’apprécier une sensation, laquelle demeure identique à elle-même, sous le rapport représentatif.
L’élément affectif est donc la seule part de subjectivité dans la sensation. Mais, nous l’avons dit, il est loin d’exister dans toutes les sensations. La plupart d’entre elles sont indifférentes.
C’est précisément sur ce fait indéniable, qu’il y a quelque chose de subjectif, dans la sensation, par son côté affectif, que Durkheim s’appuie pour soutenir que l’autorité de la conscience collective de la raison, prescrivant des règles de conduite, est si souvent bravée par l’individu.
Il ne voit que deux tentatives d’explication sérieuse de ce phénomène : celle que nous venons d’exposer, et qui est la sienne, et la doctrine de la chute.
Il en est d’autres pourtant. Il y a celle Pelage qui faisait appel au libre arbitre individuel et à l’imitation. Il y a celle qui explique le péché par la précédence, dans le temps, des instincts physiques de la vie animale, dès longtemps développés, avant l’éclosion de la conscience morale dans chaque individu.
Mais le sociologisme ne s’arrête pas à ces explications ; elles sont probablement trop individualistes à son gré.
Nous ne les discuterons pas non plus ici. Cette discussion relève de l’hamartologie, et l’hamartologie est une section de la dogmatique propre.
Le calvinisme retrouve en face de lui, à ce stade de la discussion, le sociologisme, et cela dans des conditions fort honorables puisque son adversaire reconnaît que, si son explication à lui n’est pas acceptée, il n’a d’autre alternative sérieuse que celle offerte par le calvinisme, savoir : la doctrine de la chute originelle.
Or, il nous paraît impossible qu’à la réflexion on puisse se contenter de la théorie sociologique, si ingénieuse soit-elle.
En effet, elle réduit le conflit spirituel à un conflit entre la raison, considérée comme faculté collective, et la sensualité individuelle, ou, si l’on veut, la sensibilité subjective.
La raison, ce serait la loi, toujours dans le droit, formellement du moins ; la sensualité, c’est le caprice individuel, et, quand elle s’oppose à la raison, le désordre, le péché. Elle peut, en fait, être en progrès sur le jugement collectif. Mais, pour triompher, elle doit commencer par être un crime : le crime contre l’ordre social.
Nous trouvons que c’est trop restreindre le domaine du péché. La corruption est, extensivement sinon intensivement, totale. Elle s’étend à toutes les facultés humaines. Le péché a son siège non seulement dans le monde des passions sensibles, qu’il pervertit et déchaîne, mais aussi dans la volonté qu’il asservit et dans l’entendement qu’il affranchit de la dépendance de son objet réel et du créateur de l’objet.
Il y a un péché de l’intelligence.
Le péché dépassa et déborde le domaine esthétique. Il s’étend plus loin et plus haut que la sensibilité et que la volonté.
Il siège au centre même de la conscience intellectuelle de l’homme.
Si la raison était normale, elle consentirait à demeurer raison raisonnée. Nous ne la verrions pas aspirer à devenir raison ratiocinante.
La désharmonie, en nous, ne provient pas seulement de la révolte des sens contre la raison. Elle provient du fait que chaque faculté de l’âme tend à devenir de moyen, fin en soi, égocentrique, autonome.
Il n’y a pas seulement concupiscence de la sensualité. La concupiscence de la chair, au sens paulinien, enveloppe aussi la concupiscence de la raison pratique : l’orgueil de la vie, et la concupiscence de la raison théorique : la convoitise des yeux, pour parler avec les jansénistes.
La raison pratique qui se proclame autonome pèche, car il y a un seul législateur : Dieu ; et ce législateur, elle le méconnaît, pour s’installer à sa place.
La raison théorique, même collective, quand elle prétend tirer le réel de son propre fond, imposer souverainement ses formes et ses relations au réel expérimental, pèche aussi, car elle méconnaît son rôle subordonné d’organe, d’instrument conditionné par le vrai objectif, pour s’ériger en norme suprême et en source fallacieuse du savoir.
Elle remplace ainsi l’autorité suprême du fait posé par Dieu, par sa propre autorité, s’asseyant dans le temple de la science, sur l’autel devant lequel on adore la vérité.
Elle pèche encore quand elle prétend usurper le rôle d’autres facultés, dans l’acte de connaître, comprendre l’Infini et traduire Dieu à la barre de son tribunal.
Il va de soi que le péché de la raison est plutôt d’intention que de fait. Quand elle prétend que c’est elle qui établit leurs relations entre les choses, elle ne change rien à la réalité telle qu’elle est ou telle qu’elle apparaît. Le cosmos, l’univers restent toujours conditionnés par des lois supérieures à elle et il lui apparaît clairement qu’elle en dépend absolument. Ces lois portent la marque si évidente qu’elles sont édictées par une intelligence que, plutôt que de le nier, elle est obligée de prétendre que c’est elle-même qui crée ces lois comme monde de la représentationr (Kant).
r – C’est ici le lieu de rappeler la boutade de Jean Cocteau, dans les Mariés de la Tour Eiffel : « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur. »
La raison ne peut rien changer au réel, mais l’intention est là. Le kantisme et les systèmes qui s’y rattachent sont des révélations de l’état de péché auquel l’entendement est asservi, parce qu’il fait de l’esprit humain le créateur d’un monde de fantômes, ne pouvant le faire créateur de la réalité. Ils transforment ainsi la dépendance absolue où est l’esprit humain à l’égard du réel et des lois divines du réel en une souveraineté imaginaire de ses propres lois à lui. Ainsi que Baader l’a vus, dans l’ordre de la connaissance, comme dans l’ordre de la loi morale, l’homme est partout substitué à Dieu.
s – « The Fundanmental Error of his philosophy (Kant’s) is that man is autonomous and spoataneous, as if he possessed reason of himself ; for it transforms man to a God and so becomes pantheistic. » (Baader : Ab. Kuyper, Pantheism’s destruction of boundaria.)
Dans le kantisme, c’est l’individu qui est l’objet de cette substitution. Dans le sociologisme, c’est la société. Pour Durkheim, en effet, la conscience collective correspond à la représentation que les croyants ont de Dieu.
Il résulte de là que le péché n’est pas seulement un conflit entre la raison et la sensibilité, mais qu’il est un conflit entre la raison suprême de qui tout dépend et la raison subordonnée, qui voudrait s’affranchir de sa dépendance.
L’explication de Durkheim ne résiste donc pas à l’analyse des faits. Or, puisque, d’après lui, il n’y a d’autres alternatives que l’explication calviniste du péché originel, c’est à celle-ci que, de son propre aveu, nous devrons nous en tenir.
Le calvinisme sait distinguer un état normal de la raison humaine avant la chute et un état anormal de cette raison après la chute. Cela lui permet de prendre une position principielle nette, dans les conflits entre la raison et la foi, entre la science et le dogme.
La conscience intelligente est primitivement un pur reflet de l’intelligence divine. Elle s’éveille et fonctionne sous l’action du milieu social et physique dont dépend l’individu.
Les imperfections de la raison qu’il faut constater chez l’individu ne proviennent pas seulement du fait que la raison n’atteint pas du premier coup le degré supérieur de culture, de généralisation dont elle est capable, ainsi que le clan ou le peuple dans lesquels l’individu est appelé à vivre : ces imperfections résultent d’un fait social et héréditaire, d’un cas de solidarité bien plus général.
Tout individu a en lui du social, bien plus, de l’humain. Il est une réalisation concrète, personnelle, de l’humanité elle-même. Et l’humanité est en état de chute et de péché.
Le péché, avant d’être, chez l’individu, un fait de l’ordre volontaire, une transgression individuelle de propos délibéré, est une orientation innée, en désharmonie avec la loi de l’Intelligence divine.
Cette orientation est le résultat d’un acte libre qui a vicié, à sa source, tout le développement humain, le développement de cette conscience collective, de cet organisme qu’est le système des consciences individuelles toutes reliées à la même souche. « Dieu a fait naître tous les hommes d’un seul sang », dit l’Ecriture.
Le péché est, en lui-même, une négation, mais une négation dans quelque chose de positif, un défaut introduit dans la perfection relative de l’être fini. C’est un effort vers la désorganisation totale, vers la mort.
Aussi, pour le calvinisme, la persistance dans l’humanité d’une raison, même viciée, est-elle un fait en apparence anormal dans cet anormal qu’est le péché.
Pour Calvin, les cas de folie et d’idiotie nous montrent à quoi tous les hommes devraient s’attendre, si une intervention de la puissance de Dieu ne se produisait pour limiter les effets naturels de la faute initiale.
Dieu n’a pas voulu que l’humanité tout entière sombrât dans la bestialité.
Sa grâce commune (générale, collective) a en vue, tout d’abord, la conservation d’un minimum d’humanité chez les fils d’Adam.
Elle procède suivant la méthode d’élection, comme la grâce particulière qui se propose la reconstitution d’une humanité nouvelle, selon l’esprit.
L’action de la première sera plus étendue que celle de la seconde. En effet, le milieu social où elle s’exerce est le genre humain, tandis que le foyer d’activité de la grâce particulière est l’Eglise.
L’action de la grâce commune maintient, chez l’homme, l’instinct social, un penchant naturel de respect pour l’autorité sociale, pour le droit des supérieurs au commandement. Calvin fait remarquer que cet instinct subsiste encore chez les brigands eux-mêmes. Il maintient chez les élus de l’intelligence l’aptitude développée à généraliser, après abstraction, et à exercer d’une manière suffisamment correcte l’activité formelle du raisonnement.
Dans une section suivante, nous dirons ce que la grâce commune conserve chez l’homme déchu en fait d’aptitude religieuse.
Qu’il suffise de dire maintenant que, du point de vue calviniste, les sciences, les arts, la philosophie, les institutions sociales et religieuses, qui en sont les conditions, sont des effets ordinaires de la grâce commune.
La faculté d’invention et ce qu’on appelle le génies en sont les effets extraordinaires.
D’autre part, si la grâce commune canalise le péché et en restreint les effets désastreux pour l’individu et la collectivité, elle ne régénère pas le pécheur.
Il suit de là que celui-ci, en qui la raison formelle peut subsister en bon état de fonctionnement, pourra exceller dans les connaissances dont l’objet n’a que des rapports éloignés avec sa fin religieuse normale. Dès qu’il en est autrement, sa tendance subjective, fondamentalement opposée à Dieu, se manifestera.
Cela est particulièrement le cas pour les disciplines spirituelles (morale, droit, sociologie, critique littéraire et historique, métaphysique, théologie).
Dans les sciences purement formelles, au contraire, comme les mathématiques, et, même dans ces sciences, tant qu’il ne s’agit pas de principes ontologiques, la subjectivité du pécheur en tant que pécheur est pratiquement nulle.
Evidemment, ces thèses qui sont pour nous des articles de foi ne seront que des hypothèses indémontrables et souvent improbables pour ceux qui sont étrangers à l’action sous laquelle est née notre foi. Il ne faut pourtant pas oublier que, de l’aveu de Durkheim, elles sont les seules explications sérieuses des faits, si sa thèse est écartée. Or, nous avons vu qu’il fallait l’écarter.
D’ailleurs, il est utile qu’on connaisse nos thèses pour comprendre notre attitude à l’égard de la raison et des sens, dans les conflits avec un dogme religieux, et pour voir comment il se fait que tantôt nous en invoquons le témoignage, et tantôt nous le récusons.
Ce n’est pas là le résultat de dispositions arbitraires, suggérées par les nécessités accidentelles d’une discussion, mais c’est l’application réfléchie de principes systématiques.
Nous croyons que, hormis les cas de maladie mentale ou physique, la raison peut fonctionner formellement d’une manière correcte. Une contradiction formelle est donc pour nous une marque d’erreur.
Nous croyons que, dans un sujet bien portant, les sens fonctionnent normalement et nous rendent présents les qualités de l’objet et l’objet lui-même. En conséquence, on doit se fier à leur témoignage.
En cela, nous sommes conséquents avec nous-mêmes, parce que les sens et la raison, d’après notre foi, sont des instruments de connaissance voulus de Dieu, efficaces lorsqu’ils s’exercent dans le domaine pour lequel ils sont faits. Pour nous, la grâce commune en maintient l’intégrité chez ceux qu’elle dispense des infirmités et de la maladie.
Nos théologiens sont donc fondés à invoquer le témoignage des sens et l’autorité de la raison contre le dogme de la transsubstantiation. Car ils y voient des contradictions palpables et la négation de la valeur de la connaissance sensible.
Encore une fois, une contradiction n’est pas un mystère. Un prestige ne peut constituer le miracle central de la religion.
Mais ils sont fondés aussi à nier que les sens saisissent tout le réel, et à refuser à la raison le droit de se considérer comme source et comme norme de tout le réel.
Il peut y avoir et il y a des objets dont les éléments sont particulièrement intelligibles à la raison, alors qu’elle est impuissante à en faire la synthèse.
L’intellection partielle peut être possible là où la compréhension est impossible.
L’opposition insoluble ne donne pas le droit d’affirmer qu’il y a contradiction. De plus, le calviniste sait que les hommes ne possèdent l’intégrité relative de leurs sens et de leur raison qu’à titre précaire.
S’il croit à cette intégrité formelle, c’est que la foi lui enseigne que Dieu a dessein de les conserver, en général, pour servir de terrain d’action à la grâce particulière.
Lors donc qu’obéissant à l’étreinte du milieu social ambiant, à l’esprit du temps, dont l’influence est écrasante sur la majorité des esprits, des philosophes ou des savants lui présentent comme exigence de la raison des tendances inhérentes à la nature actuelle de l’entendement ou des principes prétendus axiomatiques, en contradiction avec la certitude religieuse, le croyant ne commet aucune inconséquence quand il leur oppose une fin de non-recevoir.
Il peut et doit le faire, parce qu’il sait que la raison naturelle, comme les autres facultés, est orientée en opposition avec Dieu et les vérités divines ; surtout parce qu’il a besoin, pour reconnaître à la raison le reste d’autorité qu’il lui attribue, de s’appuyer sur sa foi en l’action de la grâce commune.
Nous voyons maintenant dans quel rapport sont les trois facteurs de la connaissance : nature, société, raison individuelle.
La source et la norme de nos connaissances scientifiques sont dans les objets du milieu naturel, dans les relations objectives qui les relient, et qui sont perçues par la sensibilité intelligente.
En matière de science séculière, le fait constaté est l’autorité suprême.
Le fait ne peut être saisi que par l’individu, par l’être sensible et raisonnable singulier. L’expérience est une révélation du vrai à l’individu.
Mais l’individu doit à la conscience collective, au milieu social, la communication préalable du trésor de l’expérience accumulée par les générations qui l’ont précédé, condensée dans la langue, les traditions, les idées régnantes. L’individu n’aborde pas la nature, par l’étude, sans avoir reçu un certain pli intellectuel imprimé par la société.
La société est son institutrice indispensable : l’individu lui doit tout, hormis ses aptitudes innées à penser par concepts. Il ne saurait lui donner trop de reconnaissance.
Mais l’autorité qu’il doit lui reconnaître est purement pédagogique, ministérielle, pour employer l’expression technique des théologiens. Cette autorité est subordonnée à une autorité plus haute, à celle de Dieu qui se révèle, et à la collectivité et à l’individu.
A un moment donné, il peut apparaître à celui-ci avec évidence qu’il y a conflit entre les représentations sociales d’une époque donnée et les faits naturels ou surnaturels mieux connus.
Dans ce cas, l’individu n’est plus lié par l’autorité du corps social. Il ne commet pas de crime en se dressant contre elle. Ce qui le lie, c’est l’autorité suprême du fait connu, car tout fait est, dans l’ordre naturel, une révélation d’un décret de Dieu.