L’Abbé à Lucile
Ces démonstrations, ces raisonnements perpétuels, ce n’est pas ce que j’eusse choisi pour vous. Vous y avez un secret penchant, que je voudrais plutôt combattre que nourrir ; vous voulez tout voir, tout comprendre. Ah ! vous ne trouverez la paix que dans une entière soumission d’esprit. Avez-vous donc oublié ce que le Seigneur dit à Thomas : « Bienheureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru ! » Mais je me sens engagé moi-même avec vous dans une voie dont je ne sais plus comment sortir ; et placé dans cette alternative, ou de vous satisfaire encore ou de vous scandaliser peut-être, je crois devoir vous prouver l’Église, comme je vous ai prouvé la révélation. Vous reconnaîtrez bientôt que l’une n’est pas moins bien établie que l’autre, et qu’elles sont tellement inséparables qu’on ne saurait être chrétien conséquent sans être chrétien catholique. Mais cela vu, je vous en conjure, arrêtez-vous, laissez-vous conduire et craignez de contester avec la vérité.
La Bible est inspirée de Dieu, nous sommes d’accord là-dessus. Mais ce qu’il importe d’en connaître, ce n’est pas la lettre, le texte ; c’est l’esprit, la pensée. « La lettre tue et l’esprit donne la vie, » a dit l’Apôtre. Or, que faut-il faire pour découvrir le sens divin caché dans la Bible ? A cette question, il y a deux réponses. Les uns, disent : « Il faut l’y chercher, chacun pour soi, en s’en rapportant à son jugement particulier. » C’est la voie naturelle, et je ne m’étonne pas trop que ce soit la première à laquelle vous avez songé. Les autres disent : « Dieu a établi sur la terre un tribunal visible et permanent qu’il a chargé d’interpréter la Bible en son nom, et dont il garantit l’infaillibilité ; écoutez-le, et soumettez-vous à ses décisions. » C’est le chemin que prescrit la foi, et le seul, vous l’allez voir, par lequel on puisse parvenir sûrement à la connaissance du Seigneur.
Voici d’abord une remarque préliminaire qui simplifiera beaucoup ma tâche. Il y aurait ici, à proprement parler, deux choses à prouver : la première, qu’il existe une Église infaillible ; la seconde, que cette Église est la catholique. La discussion complète du second point nous engagerait dans des recherches historiques bien longues pour une lettre. Mais ce travail n’est pas indispensable ; et je crois pouvoir me borner à quelques mots sur cet article particulier, en réservant mes développements pour la proposition générale. Car ici le principe, bien établi, emporte l’application ; une fois reconnu qu’il existe quelque part une Église infaillible, il est facile de voir que ce ne peut être que l’Église catholique. Une réflexion toute simple dit tout là-dessus : c’est que l’Église catholique est la seule qui s’attribue l’infaillibilité. Une Église établie de Dieu pour juger infailliblement dans toutes les controverses, doit apparemment le savoir elle-même ; et par conséquent les Églises dissidentes, ne se croyant pas infaillibles, ne sauraient l’être en effet. Ce privilège, ou pour mieux dire cette charge redoutable, demeure donc à l’Église catholique, et lui demeure sans combat. Aussi, consultez l’expérience. Avez-vous jamais rencontré quelqu’un, qui croie à une Église infaillible et qui ne reçoive pas l’autorité de la nôtre ? Vous-même, Madame, n’est-il pas vrai que si vous étiez persuadée qu’il existe un tribunal infaillible, vous n’auriez pas l’idée de le chercher ailleurs que dans cette Église que vous voyez régner sur la chrétienté presque entière ?
Bornons-nous donc au point capital : faisons voir qu’il existe sur la terre une Église que Dieu a établie pour interpréter les Écritures, et qu’il dirige dans toutes ses décisions. En voici les preuves, que je réduis à trois : le raisonnement, qui nous démontre la nécessité de ce tribunal infaillible ; l’Écriture sainte, qui nous enseigne qu’il a été institué de Dieu ; et la tradition, qui nous apprend qu’on y a toujours cru dans l’Église.
La raison seule suffit, Madame, pour vous faire sentir la nécessité d’un tribunal infaillible. Si le sens de la Bible est divin, il n’en doit être que plus profond et par conséquent plus obscur ; et nous nous en rapporterions pour le découvrir à l’esprit particulier ! Mais qu’y a-t-il de plus variable, de plus sujet à l’erreur que l’esprit particulier ? Voilà donc la religion livrée à la même incertitude qui règne dans les théories philosophiques ! En philosophie, le doute est tolérable parce qu’il n’engage pas le salut. Aussi ne s’en est-on pas fait faute : Platon et Aristote, Leibnitz et Locke, Kant et ses disciples, se condamnent les uns les-autres et se disputent sans fin. Quelques-uns même ont vu dans un scepticisme universel le plus haut point de la sagesse. Cependant le monde n’en va pas plus mal, et si un philosophe se trompe, il en est quitte pour être abandonné après sa mort, quoiqu’il ait fait fureur durant sa vie. Mais où en serions-nous si la question du salut éternel, qui fait l’objet de la religion, était ainsi abandonnée à la fantaisie des systèmes ?
C’est pourtant là que conduit inévitablement l’esprit particulier. On a beau dire que la Bible est la parole de Dieu. D’accord ; mais cette Bible, il faut la comprendre. Si l’esprit particulier est chargé de l’interpréter, il fera de cette parole de Dieu autant de paroles d’hommes qu’il y aura de docteurs qui se mêleront de l’expliquer. Et pourquoi tout le monde ne s’en mêlerait-il pas ?
A ce compte-là, Madame, à quoi sert la Bible ? La révélation nous devient inutile. Je dis plus, mieux vaudrait peut-être n’en point avoir. Du moins alors un grand scandale nous eût été épargné : c’est de voir la doctrine de Dieu en proie à tous les caprices de l’opinion, l’Écriture sainte servant de pâture à des querelles déplorables, la foi à la fin méprisée, et, selon une expression de Jésus-Christ, « la lumière elle-même changée en ténèbres. » Reconnaîtriez-vous jamais là l’ouvrage de Dieu ? Non, non : l’ordre qu’on suppose est impossible à admettre, parce qu’il est indigne de sa sagesse ; ou plutôt, cet ordre ne serait que le désordre organisé.
Jésus-Christ n’a pu laisser son œuvre incomplète. Il a dû nécessairement établir quelque part un tribunal, auquel il aura donné une autorité souveraine et des lumières assurées pour expliquer sa parole écrite. Faute de ce secours, la parole écrite ne suffirait pas plus à l’Église, qu’un code de lois ne suffirait à la société sans un corps de juges qui le mettent en vigueur et qui l’interprètent quand il en est besoin. Ce code isolé, muet, inapplicable, ne ferait qu’engendrer des disputes que son silence rendrait interminables. Concluons donc, Madame, qu’un tribunal visible existe, parce qu’il est indispensable à la paix de l’Église, à l’unité de la foi, et, si j’ose le dire, à l’honneur des Écritures elles-mêmes.
Voilà ce que nous dit le raisonnement, et il faut convenir que cela est bien fort ; mais nous avons quelque chose de plus décisif, c’est le fait. Si la raison ne peut concevoir que le Seigneur eût établi son Église sans former en même temps dans son sein un tribunal infaillible, l’Écriture et l’histoire s’accordent pour nous attester qu’il l’a formé véritablement. Écoutons d’abord l’Écriture.
Près de quitter la terre, Jésus-Christ, voulant rassurer ses disciples contre la crainte d’être privés de son secours, leur promet le Saint-Esprit, qui doit les conduire en toute vérité : « Je prierai mon Père, et il vous donnera un autre Consolateur, afin qu’il demeure éternellement avec vous. Il vous enseignera toutes ce choses. Car ce n’est pas vous qui parlez, mais c’est l’Esprit de votre Père qui parle en vous » (Jean 14.16, 26 ; 16.13 ; Matthieu 10. 20). Aussi ces disciples de Jésus-Christ, réunis bientôt à Jérusalem, ne craignent-ils pas de commencer par ces mots une lettre qu’ils écrivent aux Églises : « Il a plu au Saint-Esprit et à nous » (Actes 15.28) ; montrant ainsi l’autorité que le Seigneur entendait conférer à ses évêques régulièrement assemblés en concile. Il y a donc sur la terre une Eglise de Jésus-Christ qui est dirigée constamment par l’Esprit du Seigneur.
Cette Eglise a des promesses d’une éternelle protection : « Les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle (Matthieu 16.18). Elle est « l’Eglise du Dieu vivant, la colonne et la base de la vérité » (1 Timothée 3.15). Jésus-Christ ne doit jamais l’abandonner : « Voici, je suis avec vous jusqu’à la fin du monde » (Matthieu 28.20) ; promesse qui ne peut s’appliquer aux seuls apôtres, mais qu’il faut bien étendre à leurs successeurs, puisque les apôtres ne devaient pas vivre jusqu’à la fin du monde.
Cette Eglise a Jésus-Christ pour chef céleste, mais elle a aussi des chefs terrestres, que le Saint-Esprit lui-même a établis au-dessus d’elle : « Prenez donc garde à vous-mêmes, et à tout le troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques, pour gouverner l’Église de Dieu » (Actes 20. 28) ; « celui qui vous écoute, m’écoute ; celui qui vous méprise, me méprise » (Luc 10.16). On leur doit obéissance alors même qu’ils n’en sont pas dignes par leur vertu : « Obéissez même à ceux qui sont rudes et fâcheux » (1 Pierre 2.18).
Elle a surtout un chef, un successeur de saint Pierre, qui a des promesses particulières : « Vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et je vous ce donnerai les clefs du royaume des cieux ; et tout ce que vous lierez sur la terre sera aussi lié dans les ce cieux, et tout ce que vous délierez sur la terre sera ce aussi délié dans les cieux. J’ai prié pour vous en particulier, Pierre, afin que votre foi ne défaille point ; lors donc que vous serez converti, ayez soin d’affermir vos frères. Paissez mes agneaux, paissez mes brebis » (Matthieu 16.18-19 ; Luc 23.32 ; Jean 21.15, 17).
Les ministres de cette Église ont le pouvoir de remettre et de retenir les péchés, pouvoir que nous avons vu tantôt attribué plus spécialement à l’apôtre saint Pierre : « Ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et ce que vous délierez sur la terre sera délié ce dans le ciel. Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez, et ils seront retenus à ceux à qui ce vous les retiendrez » (Matthieu 18.18 ; Jean 20.23). Voilà bien le fondement du tribunal de la pénitence. Cette Église est visible ; on peut la consulter, et ses décisions doivent être respectées comme celle de Dieu même : « Si votre frère a péché contre vous, dites-le à l’Église. S’il n’écoute pas l’Église, qu’il soit à votre égard comme un païen et un publicain. » (Matthieu 18.17).
De tout cela, enfin, un apôtre tire un principe d’interprétation pour les prophéties, qui s’applique évidemment tout aussi bien aux autres parties des saintes Écritures, et qui déciderait à lui seul la question qui nous occupe : « Étant persuadés avant toutes choses ce que nulle prophétie de l’Écriture ne peut s’expliquer par une interprétation particulière » (2 Pierre 1.20).
De bonne foi, Madame, ces passages ne suffisent-ils pas pour convaincre un esprit non prévenu qu’il doit y avoir sur la terre une Église visible, qui a des promesses d’infaillibilité, et qui, remontant jusqu’aux apôtres, par une succession non interrompue, doit durer aussi jusqu’à la fin des temps ?
J’en appelle enfin à un fait historique. Une tradition constante, qui date du temps des apôtres, nous atteste qu’on a toujours cru à l’existence d’une Église infaillible.
Mais ici prévenons une objection. Dira-t-on que la tradition ne peut rien prouver d’une manière certaine, parce que la tradition n’est après tout qu’un témoignage d’hommes faillibles ? Je n’en appellerai pas à votre bon sens, Madame, je devrais dire à votre piété, pour faire justice d’une opinion d’après laquelle le consentement unanime des Églises, des Églises apostoliques, ne prouverait rien. Je n’alléguerai pas que le témoignage des hommes, quand ces hommes sont les chrétiens des premiers siècles, les contemporains et les successeurs immédiats des apôtres, peut bien avoir été dirigé spécialement de Dieu et préservé d’erreur. Mais l’objection que je viens de mentionner n’irait à rien moins qu’à renverser le christianisme lui-même. Elle le sape à sa base. Car cette tradition, dont on affecte de se défier, nous est indispensable à tous pour démontrer, soit l’authenticité et l’intégrité des Écritures, ou les miracles et les prophéties, qui démontrent à leur tour l’inspiration de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il faut être d’accord avec soi-même : si l’on rejette la tradition, il faut la rejeter toujours. Alors on pourra bien ne pas admettre le témoignage qu’elle rend à une Église infaillible ; mais il faudra se résigner à n’admettre pas davantage celui qu’elle rend à l’inspiration des Écritures. Est-ce là qu’on veut nous conduire ? En tout cas, Madame, ce n’est pas où vous voulez aller. D’un autre côté, si l’on croit au témoignage de la tradition en faveur de l’Écriture Sainte, on ne saurait avoir de raison pour douter du témoignage de cette même tradition en faveur de l’Église. Nous pouvons donc, ce me semble, passer hardiment sur cette difficulté prétendue, et invoquer sans scrupule la tradition pour établir l’existence d’un tribunal infaillible.
La voici prouvée par quelques passages bien clairs, tirés des écrits des Pères les plus anciens et les plus universellement vénérés. Je ne veux pas oublier que j’écris à une dame : deux ou trois citations me suffiront.
Saint Irénée était disciple de saint Polycarpe, qui l’avait été de saint Jean l’Évangéliste ; vous voyez qu’Irénée touchait presque aux apôtres. Ce saint martyr ne s’appuie pas sur les Écritures seules en combattant les hérétiques : il leur oppose surtout la foi invariable de l’Église universelle. « C’est par, cette tradition constante et uniforme, dit-il, c’est par cette foi prêchée par les apôtres, reçue dans le monde et conservée jusqu’à cette heure par les évêques qui leur ont succédé, que nous confondons tous ceux qui font des assemblées illégitimes, par quelque motif que ce soit, par amour-propre, par aveuglement ou par malice. » Après avoir indiqué la succession des évêques de Rome, il ajoute plus bas, en s’adressant à certaines sectes hérétiques : « Je veux leur faire voir la force de la tradition, et l’empire absolu qu’elle exerce sur les cœurs et sur les esprits. Il y a encore plusieurs nations barbares. Je les appelle barbares quant au langage ; mais quant aux sentiments et à la doctrine, elles sont très sages, très agréables à Dieu, puisqu’elles vivent dans la justice et dans la chasteté. Toutes ces nations, dis-je, ont reçu la foi de Jésus-Christ sans papier ni encre. Elles ont seulement la doctrine du salut écrite en leur cœur par le Saint-Esprit, et ne se conduisent que par l’ancienne tradition qu’elles gardent fidèlement, touchant un Dieu créateur et Jésus-Christ son Fils. Leurs pères, instruits par les apôtres ou par les premiers disciples, l’ont apprise ainsi, et l’ont transmise avec la même fidélité à leurs descendants, de race en race, n’y ayant point encore eu chez eux d’assemblées hérétiques » (Contre les hérésies, liv. III, chap. III et IV.)
Ainsi, la croyance de ces peuples simples reposait, non sur les Ecritures, mais sur la tradition ; et cependant voilà saint Irénée qui, écrivant dans un temps si rapproché de celui des apôtres, les approuve, loin de les condamner. Il y avait donc, selon saint Irénée, en dehors des Écritures, une autorité dont les décisions faisaient loi ; il y avait une Église infaillible.
Un autre Père, Tertullien, qui écrivait au commencement du IIIe siècle, déclare aussi « qu’on ne peut savoir ce qu’ont prêché les apôtres que par les Églises qu’ils ont fondées, et qu’ils ont instruites de vive voix et ensuite par leurs lettres. Toute doctrine qui s’accorde avec la doctrine de ces Églises apostoliques et mères, aussi anciennes que la foi, est la véritable, puisque c’est celle que les Églises ont reçue des apôtres, les apôtres de Jésus-Christ, Jésus-Christ de Dieu. » Ce langage suppose que l’Église universelle conserve la doctrine apostolique sans possibilité d’erreur ; et Tertullien est si loin de consentir que chaque particulier soit admis à opposer le témoignage des Écritures à celui de l’Église, qu’il ajoute ces paroles remarquables : « Quand même l’issue des disputes sur l’Écriture ne serait pas également favorable aux deux partis, l’ordre des choses demanderait encore qu’on commençât par examiner ce qui va nous occuper : à qui appartient la foi elle-même ; à qui sont les Écritures ; de qui, par qui, à qui et dans quel temps a été transmise la doctrine qui fait les chrétiens » (Prescriptions contre les hérétiques, paragraphes 19, 21).
Je pourrais citer encore saint Cyprien, disciple de Tertullien, qui écrivait, dans son Traité sur l’unité de l’Église catholique, « que l’Église, fondée par saint Pierre, ne se sépare jamais de Jésus-Christ ; que l’évêque est dans l’Église, et l’Église, dans l’évêque, de telle sorte que celui qui n’est point avec l’évêque n’est point dans l’Église ; que cette chaste épouse de Jésus-Christ ne veut point être corrompue ; qu’elle nous garde pour Dieu ; que celui qui abandonne l’Église de Jésus-Christ ne recevra jamais les récompenses de Jésus-Christ ; et qu’enfin celui-là ne peut avoir Dieu pour Père qui n’a point l’Église pour mère » (Unité de l’Église catholique, fin de la soixante-huitième lettre).
Mais je crains de vous fatiguer, Madame, et je me hâte d’en venir à saint Augustin. Aucun docteur ne jouit d’une plus haute réputation de piété, de science et de génie ; et aucun n’a plus clairement affirmé l’existence d’une Église catholique, « qui, fondée sur la montagne, ainsi que le dit l’Evangile, doit être connue par toute la terre et ne saurait demeurer cachée. Ce n’est que chez elle qu’on peut trouver une unité sûre, de telle sorte qu’on ne doit s’en séparer dans aucun cas » (Contre la lettre de Parménien, liv. III, chap. V, paragraphe 28). Cette Église, nous ayant seule attesté la divine inspiration des Écritures, est seule aussi, d’après saint Augustin, en position de nous les expliquer ; et qui la croit dans le premier cas doit la croire également dans l’autre. C’est précisément le raisonnement que je faisais tantôt sur la tradition. Se peut-il rien de plus fort que ce que le saint docteur écrit là-dessus aux disciples de Manichée : « Pour moi, je ne croirais pas à l’Évangile, si je n’y étais déterminé par l’autorité de l’Église catholique. Or, ceux que j’ai écoutés quand ils m’ont dit : Crois à l’Évangile, pourquoi refuserais-je de les entendre quand ils me disent : Ne crois pas à Manichée ? De deux choses l’une : ou bien vous ne pourrez rien me montrer dans l’Évangile qui soit évidemment favorable à Manichée, et dans ce cas je veux croire les catholiques plutôt que vous ; ou bien vous y trouverez quelque témoignage formel en sa faveur, et alors je ne croirai ni eux ni vous : eux, parce qu’ils m’auront menti à votre sujet ; vous, parce que vous produisez un livre auquel je n’ai cru que sur la foi de ceux qui, dans cette supposition, m’auront menti » (Contre l’Épître de Manichée, dite Fundamenti, chap. V). Que signifie ce langage, s’il n’y a pas sur la terre une Église qui siège comme un tribunal infaillible pour interpréter les Écritures, dont elle a seule aussi pu nous garantir l’inspiration ?
Je pourrais multiplier les témoignages ; mais ceux que j’ai produits font assez voir que, dès l’origine du christianisme, on a cru à l’autorité de l’Église et à la nécessité de se soumettre sans réserve à ses décisions. Il faudrait, pour en douter, non seulement méconnaître ces témoignages, mais encore nier un grand nombre de faits des mieux avérés, qui prouvent que c’était là une conviction générale. Que si l’on en venait là, il resterait à expliquer comment cette croyance a surgi tout à coup, comment elle a fini par prévaloir et par s’établir dans tout le monde, sans qu’on puisse ni en assigner le commencement, ni indiquer ceux qui l’ont proposée les premiers ou ceux qui l’ont combattue, ni montrer, enfin, aucune trace de cette controverse. C’est là un argument de prescription qui a une très grande force. Car, si l’on considère combien la doctrine d’une Église infaillible est contraire à la volonté propre de l’homme (vous le savez par expérience, Madame), on peut dire que l’autorité de l’Église se prouve suffisamment par le fait seul qu’elle a été reconnue. Le succès en pareille matière est déjà une justification ; et il est aussi impossible d’expliquer l’établissement universel de cette autorité si elle n’est pas légitime, que de rendre compte de la propagation du christianisme dans le monde si Dieu n’en a pas pris la cause en main. Au surplus, je n’ai pu resserrer cet article dans les bornes d’une lettre sans l’affaiblir ; mais je crois en avoir assez dit pour persuader un esprit tel que le vôtre, qui veut de bonnes raisons sans doute, mais qui sait aussi se contenter quand il les a trouvées.
Vous m’avez demandé des preuves. Madame : en voilà trois. Si l’on jugeait qu’une seule d’entre elles prise à part ne fût pas complètement démonstrative, il faudrait accorder du moins qu’elles s’achèvent et se fortifient mutuellement, de telle sorte que réunies elles sont irrésistibles. Elles ont paru telles à un Pascal, à un Bossuet, à un Fénelon, à un Massillon et aux plus grandes lumières de l’Église dans tous les siècles. Les hommes excellents que je viens de nommer, bien que divisés d’opinion sur quelques points d’une moindre importance, sont tous d’accord pour reconnaître une Église infaillible et l’ordre admirable que Jésus-Christ a établi dans son sein, subordonnant les fidèles à leurs pasteurs, les pasteurs à leurs évêques et tous les évêques de la chrétienté au siège de Rome, où se termine cette merveilleuse unité catholique qui embrasse toute la terre et qui n’a pas son égale dans l’histoire de l’humanité. Qu’elle est belle cette exclamation qui s’échappa du cœur de Bossuet, dans le temps même qu’il défendait les droits de l’Église gallicane devant l’assemblée de 1682 : « Sainte Église romaine, mère des Églises et mère de tous les fidèles, Église choisie de Dieu pour unir ses enfants dans la même foi et dans la même charité, nous tiendrons toujours à ton unité par le fond de nos entrailles. » Je n’ignore pas que vous pouvez me montrer dans la communion où vous êtes née, et même parmi vos réformateurs, des hommes savants, vertueux, religieux. Loin de moi, Madame, les calomnies qu’on a pris à tâche de répandre contre eux depuis quelques années. Mais vous connaissez la puissance des préjugés, même sur un cœur droit. Ajoutez à cela une tentation d’orgueil et d’indépendance qui se glisse si aisément dans un esprit supérieur, et vous ne verrez rien dans l’histoire des Églises dissidentes dont on ne puisse rendre raison tout en admettant ce que je viens de démontrer.
Mais cette histoire fournirait au besoin une preuve nouvelle de la nécessité d’un tribunal visible dans l’Église. Le grand Bossuet l’a bien fait voir : l’histoire de ces Églises n’est que celle de leurs variations. A peine peut-on les nommer encore du nom d’Églises, et celui de sectes leur convient bien mieux ; tant on les voit prêtes à se partager en fractions, qui se subdivisent encore sans fin. N’en soyons point surpris : un principe posé, il faut en subir les conséquences. Ne voulant point qu’il y ait un juge des controverses, les sectes dissidentes n’ont pu avoir de centre d’autorité, elles n’ont pu avoir ni certitude pour les fidèles ni unité pour l’Église. « Chacun, dit Bossuet, chacun s’est fait à soi-même un tribunal où il s’est rendu l’arbitre de sa croyance ; et encore qu’il semble que les novateurs aient voulu retenir les esprits en les renfermant dans les limites de l’Écriture sainte, comme ce n’a été qu’à condition que chaque fidèle en deviendrait l’interprète et croirait que le Saint-Esprit lui en dicte l’explication, il n’y a point de particulier qui ne se voie autorisé par cette doctrine à adorer ses inventions, à consacrer ses erreurs, à appeler Dieu tout ce qu’il pense. Dès lors, on a bien prévu que la licence n’ayant plus de frein, les sectes se multiplieraient jusqu’à l’infini, que l’opiniâtreté serait invincible, et que, tandis que les uns ne cesseraient de disputer ou donneraient leurs rêveries pour inspirations, les autres, fatigués de tant de folles visions et ne pouvant plus reconnaître la majesté de la religion déchirée par tant de sectes, iraient enfin chercher un repos funeste et une entière indépendance dans l’indifférence des religions ou dans l’athéisme »1. Ce même Bossuet fit voir à Claude, dans sa fameuse discussion avec ce ministre, à quelles extrémités le principe protestant devait le conduire, et lui adressa, dit-on, cette question originale : « Croyez-vous, Monsieur, qu’une pauvre vieille femme pût avoir autant de lumières que toute une assemblée d’évêques ? » On ajoute que Claude fut assez embarrassé de cette demande ; on le serait à moins. Ce sujet, Madame, doit vous être pénible ; je ne crois pas nécessaire de m’y arrêter beaucoup, après tout ce que j’ai dit de l’autorité de l’Église. Et puis le mal ne vous est-il pas bien connu, d’autant mieux connu que vous êtes née protestante ?
1 – Bossuet, Oraison funèbre de la reine d’Angleterre.
Souffrez, Madame, que je vous donne un avertissement qui m’est suggéré par votre dernière lettre. Ne soyez point jalouse de l’autorité de l’Eglise, comme si elle vous obligeait d’aliéner une partie de votre liberté. Se soumettre en pareil cas, ce n’est pas aliéner sa liberté, c’est en faire usage ; et vous avez plutôt sujet de vous réjouir de ce que l’Église recueille et met en réserve, pour vous, tous les fruits que vous pouvez attendre de la lecture des Écritures, tout en vous en épargnant les dangers ; oui, Madame, les dangers. Il est trop vrai, trop démontré par une triste expérience, que l’homme, qui abuse de tout, peut abuser aussi de la Parole de Dieu ; et que cette règle sainte des mœurs et de la foi peut nuire à la foi et aux mœurs, lorsqu’elle est livrée sans précaution à toutes les mains. « La loi, dit saint Paul, est sainte, et le commandement est saint, juste et bon ; mais le péché, afin qu’il parût péché, m’a causé la mort par ce qui est bon. » On trouve dans la Bible des actions opposées à toutes nos maximes et pourtant approuvées ou même commandées de Dieu, avec bien d’autres choses difficiles à croire qui peuvent étonner une âme mal affermie. On y trouve encore des récits contraires à nos idées sur la décence, et qui peuvent être en scandale à un lecteur élevé dans la délicatesse de notre siècle. C’est une matière sur laquelle je ferais quelque difficulté de m’étendre avec vous, Madame. Il y a peu d’âmes assez simples et assez fortes à la fois pour supporter la lecture de la Bible entière. Je ne vois guère que les prêtres qui soient capables de recevoir impunément une si vive lumière. Aussi est-ce à eux que les Écritures ont été de tout temps confiées. Moïse le dit expressément : « Moïse écrivit cette loi et la donna aux sacrificateurs, enfants de Lévi, qui portaient l’arche de l’alliance de l’Éternel. »
Au reste, voici ce que disait là-dessus un homme que personne ne soupçonnera d’avoir manqué de respect pour les Écritures. Fénelon écrivait à l’évêque d’Arras : « Il faut avouer que si un livre de piété, tel que l’Imitation de Jésus-Christ, ou le Combat spirituel, ou le Guide des Pécheurs, contenait la centième partie des difficultés qu’on trouve dans l’Écriture, vous croiriez en devoir défendre la lecture dans votre diocèse. L’excellence de ce livre ne vous empêcherait pas de conclure qu’il ne faudrait pas le donner indifféremment à tous les esprits profanes et curieux, parce que cette nourriture, quoique merveilleuse, serait trop forte pour eux, et qu’ils ne pourraient pas la digérer. » Puis ce saint évêque conclut sa lettre par ces sages paroles : « Il faut instruire les chrétiens sur l’Écriture avant que de la leur faire lire ; il faut les y préparer peu à peu, en sorte que, quand ils la liront, ils soient déjà accoutumés à l’entendre, et soient remplis de son esprit avant que d’en voir la lettre. Il ne faut en permettre la lecture qu’aux âmes simples, dociles, humbles, qui y chercheront, non à contenter leur curiosité, non à disputer, non à décider ou à critiquer, mais à se nourrir en silence. Enfin il ne faut donner l’Écriture qu’à ceux qui, ne la recevant que des mains de l’Église, ne veulent y chercher que le sens de l’Église même.2 »
2 – Fénelon, Lettre sur l’Écriture, articles 13 et 14.
Le Concile de Trente est plus explicite que Fénelon : « Comme l’expérience a démontré que si l’on permet sans distinction la lecture de la Bible en langue vulgaire, il en résultera, à cause de la témérité des hommes, plus d’inconvénients que d’avantages, il dépendra de l’évêque ou de l’inquisiteur, qui s’entendra là-dessus avec le curé ou le confesseur, de permettre cette lecture aux personnes qu’ils auront connu pouvoir le faire, sans danger et en recueillir un accroissement de foi et de piété. Cette permission leur sera donnée par écrit. Quiconque osera, sans une permission de ce genre, lire ou posséder la Bible, ne pourra recevoir l’absolution de ses péchés qu’après avoir remis sa Bible à son curé. Les libraires qui, sans avoir ladite permission, auront vendu la Bible traduite en langue vulgaire, perdront le prix de leurs livres, qui sera consacré par les évêques à des usages pieux ; ils seront encore passibles d’autres peines, suivant la qualité du délit et d’après le jugement de l’évêque. Les prêtres eux-mêmes ne pourront la lire ni l’acheter qu’avec une permission de leurs supérieurs. »
(Concil. Trident. Régulæ indicis, Reg. IV.)
C’est bien là, Madame, ce que je vous ai dit, et ce que j’ose vous dire encore avec une nouvelle insistance après vous avoir donné les preuves que vous m’avez demandées, et après vous avoir cité l’autorité d’un chrétien aussi fervent et tout ensemble aussi judicieux que l’était Fénelon. C’est par zèle pour votre salut que je vous supplie de vous soumettre à l’Église et d’attendre ses instructions pour vous livrer à la lecture de la Bible.
S’il fallait pour vous y déterminer des exemples tirés de la Bible elle-même, en voici un qui offre plus d’un trait d’analogie avec votre position. Vous vous rappelez peut-être cet officier éthiopien que Philippe l’évangéliste rencontra lisant le prophète Ésaïe. « Philippe lui demanda : Croyez-vous comprendre ce que vous lisez ? L’Éthiopien lui répondit : Comment pourrais-je l’entendre, si quelqu’un ne me l’explique ? Et il pria Philippe de monter et de s’asseoir près de lui. » (Actes 8). Voilà un homme qui commence, comme vous, Madame, à se tourner vers le Seigneur ; un homme qu’aucun sacrifice n’arrête dans la recherche de la vérité ; un homme qui s’imagine d’abord n’avoir pas de meilleur moyen de la découvrir que de lire les Écritures ; mais un homme qui, instruit par cette lecture même et averti par un esprit d’humilité, reconnaît bientôt qu’il ne saurait les comprendre si quelqu’un ne les lui explique, et saisit la première occasion que Dieu lui fournit de déposer sa Bible entre les mains d’un directeur. Philippe, Madame, c’est ici l’Église ; et l’Ethiopien, ne sera-ce pas vous ? Penseriez-vous pouvoir faire ce que cet homme si pieux avouait ne pouvoir point ? et cette histoire, le premier récit développé de la conversion d’une âme qu’on trouve dans le livre des Actes, ne vous montre-t-elle pas assez clairement le chemin où Dieu veut, que vous marchiez ?
Entrez-y, Madame, avec foi, avec simplicité de cœur. Ayez quelqu’un qui vous guide, et priez l’Église de s’asseoir auprès de vous. C’est à elle, à elle seule qu’il faut dire ce que vous avez la bonté de m’écrire en terminant votre lettre : « Comment craindre de s’égarer en vous suivant ? »
P. S. Je ne pense pas m’être mis en contradiction avec moi-même en conseillant à M. de Lassalle la lecture de l’Ancien Testament. Sa position n’est pas la vôtre. Cette lecture m’a paru nécessaire pour le convaincre de l’inspiration de la Bible, et plus spécialement des prophéties. Une fois persuadé là-dessus, et lorsqu’il s’agirait de pénétrer dans le sens des Écritures, je l’inviterai à s’en rapporter au jugement de l’Église, tout comme je l’ai fait pour vous.